COMMUNICATION HYPNOTIQUE, SYMPTÔMES ET ÉMOTIONS

publicité
COMMUNICATION HYPNOTIQUE, SYMPTÔMES ET ÉMOTIONS
Thierry Melchior
De Boeck Université | Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux
2002/2 - no 29
pages 123 à 138
ISSN 1372-8202
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2002-2-page-123.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Melchior Thierry, « Communication hypnotique, symptômes et émotions »,
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2002/2 no 29, p. 123-138. DOI :
10.3917/ctf.029.0123
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université.
© De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
b›««·‹ ¦\ ›‹?⁄„fi‹› fl·¡K? „«fi -«¡ ?¡ ?"«› ›‹
?
??
c¡?a›¡¦¤?t‹ ¡‒
"? ?b\⁄ ¡‒ ?¦‒ fl·¡ ? ¡? ⁄"‒\fi ¡?¢\« \ ¡?¡ ? ¡?fi‒\ fl·¡ ? ¡?‒" ¡\·‚?
QOOQNQ?L?‹›?QX
fi\£¡ ?PQR?Ÿ?PRW
hrrm?PRVQLWQOQ
LLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLL
`‒ ¦ ¡?
fi›‹
¡?¡‹? £‹¡?Ÿ? F\ ‒¡
¡Y
⁄ fiYNN•••M¦\ ‒‹M ‹¢›N‒¡ ·¡L¦\⁄ ¡‒ L¦‒ fl·¡ L ¡L ⁄¡‒\fi ¡L¢\« \ ¡LQOOQLQLfi\£¡LPQRM⁄ «
LLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLL
LLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLL
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
??Ab›««·‹ ¦\ ›‹?⁄„fi‹› fl·¡K? „«fi -«¡ ?¡ ?"«› ›‹ AK?b\⁄ ¡‒ ?¦‒ fl·¡ ? ¡? ⁄"‒\fi ¡?¢\« \ ¡?¡ ? ¡?fi‒\ fl·¡ ? ¡
‒" ¡\·‚K??QOOQNQ?‹›?QXK??fiM?PQRLPRWM
LLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLL
c
‒ · ›‹?" ¡¦ ‒›‹ fl·¡?b\ ‒‹M ‹¢›?fi›·‒?c¡?a›¡¦¤?t‹ ¡‒
Å?c¡?a›¡¦¤?t‹ ¡‒
"M?s›· ? ‒›
"M
?‒" ¡‒ " ?fi›·‒? ›· ?fi\„ M
k\ ‒¡fi‒› ·¦ ›‹ ›· ‒¡fi‒" ¡‹ \ ›‹ ¡ ¦¡ \‒ ¦ ¡K ‹› \««¡‹ fi\‒ fi⁄› ›¦›fi ¡K ‹F¡ \· ›‒ "¡ fl·¡ \‹ ¡
« ¡
¡
¦›‹ ›‹ £"‹"‒\ ¡
F· \ ›‹ ·
¡ ›·K ¡ ¦\ "¦⁄"\‹ K ¡ ¦›‹ ›‹ £"‹"‒\ ¡
¡ \ ¦¡‹¦¡ ›· ¦‒ ¡ fi\‒ › ‒¡
"\
¡«¡‹ M s›· ¡ \· ‒¡ ‒¡fi‒› ·¦ ›‹ ›· ‒¡fi‒" ¡‹ \ ›‹K ¡‹ ›· ›· fi\‒ ¡K ›· fl·¡ fl·¡ ¢›‒«¡ ¡ ¡ fl·¡ fl·¡ «\‹ !‒¡ fl·¡
¦¡ › K ¡ ‹ ¡‒ ¡ \·¢ \¦¦›‒ fi‒"\ \ ¡ ¡ "¦‒ ¡ F" ¡·‒K ¡‹ ¡⁄›‒ ¡ ¦\ fi‒" · fi\‒ \ "£ \ ›‹ ¡‹ £·¡·‒ ¡‹
e‒\‹¦¡M h ¡ fi‒"¦ " fl·¡ ›‹ ›¦¤\£¡ \‹ ·‹¡ \ ¡ ¡ ›‹‹"¡ ¡ "£\ ¡«¡‹ ‹ ¡‒ M¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹¹
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
o›·‒?¦ ¡‒?¦¡ ?\‒ ¦ ¡?Y
Communication hypnotique, symptômes et
émotions
Thierry Melchior1
Résumé
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Mots-clés
Hypnose – Suggestion – Performatif – Intralocution – Dissociation –
Métonymie.
Abstract
An attempt of interpretation of hypnosis and suggestion from a
communicational perspective may provide new ways of understanding its
therapeutical value.
Key words
Hypnosis – Suggestion – Performative – Intralocution – Dissociation –
Metonymy.
Comment les pratiques d’hypnothérapie prennent-elles en compte les
émotions ? Comment le fait hypnotique est-il susceptible d’éclairer leur
nature ? Si la réalité hypnotique était elle-même chose claire et évidente, ce
sont là des questions auxquelles nous pourrions envisager de répondre
d’emblée. Comme il n’en est rien, nous nous voyons dans l’obligation de
faire un assez long détour, le temps de tenter de clarifier certains aspects au
moins du phénomène hypnotique.
1.
Service de Santé Mentale de l’Université Libre de Bruxelles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Il est possible de comprendre certains aspects de l’hypnose par l’analyse des
phénomènes communicationnels qui s’y jouent, ce qui peut permettre de mieux
comprendre son utilité thérapeutique.
1.
Thierry Melchior
L’hypnose d’un point de vue interactionnel et
communicationnel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Pendant longtemps l’étude de l’hypnose s’est préoccupée de ce qui se
passait pour le sujet en transe. L’accent était mis sur son mode de
fonctionnement et les caractéristiques de l’état particulier dans lequel il était
(supposé être). Dans cette perspective, diverses hypothèses ont été émises,
par exemple celle du sommeil partiel, celle de la régression au service du
moi, celle du fonctionnement prédominant du cerveau droit, celle de la veille
paradoxale et bien d’autres encore. D’une manière générale, on peut considérer
que, même si ces hypothèses peuvent receler une part de vérité, elles
impliquent une conception somme toute monadique du phénomène. Comme
si le sujet en hypnose était isolé ou isolable. En mettant l’accent sur ce qui
est supposé se passer à l’intérieur de cette monade sujet, elles réfèrent en
outre à des réalités difficilement accessibles à l’observation, voire franchement
inobservables.
Une autre perspective nous paraît possible selon laquelle on considérera
que l’hypnose est ce qui se produit dans le contexte d’une interaction.
L’étude de l’hypnose passe alors, prioritairement, par celle des caractéristiques
de la communication, verbale et non-verbale, qui prévalent dans une situation
d’hypnose. Cette conception interactionnelle offre notamment l’avantage,
comme nous allons le voir, d’offrir à l’observation un grand nombre de faits
communicationnels très particuliers qui peuvent, pensons-nous, rendre
compte d’une partie au moins des caractéristiques du comportement
hypnotique.
Pour mettre un peu d’ordre dans la masse de ces faits de communication,
nous distinguerons deux niveaux. Le premier niveau est celui de ce que l’on
peut appeler la communication suggestive. À ce niveau, nous nous
demanderons quelles sont les caractéristiques de la communication qui
s’instaure entre un hypnotiste et son sujet, lors d’une induction, sans même
que soit prononcé le mot « hypnose » ou aucun de ses synonymes habituels.
L’abord du deuxième niveau, le niveau de la communication hypnotique,
s’effectuera en posant la question « Que peut ajouter le fait que l’hypnotiste
utilise le mot “ hypnose ” ou ses synonymes habituels ? »
2.
La communication suggestive
Commençons par la communication suggestive.
L’étude de situations d’hypnose relativement classique étant plus
aisée, nous nous attacherons principalement à celle-ci, même si elle n’est
plus guère pratiquée sous cette forme, depuis que l’approche éricksonienne,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
124
Communication hypnotique, symptômes et émotions
125
plus subtile et nettement moins autoritaire est devenue beaucoup plus
courante actuellement.
Descriptions, ordres et performatifs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Dans une induction hypnotique traditionnelle, l’hypnotiste sera amené
à prononcer des phrases, du genre « Vos paupières se ferment », « Votre
rythme cardiaque ralentit », « Votre bras se lève ». On a coutume d’appeler
ce genre de messages des « suggestions »2.
En premier lieu, une remarque, anodine, en apparence, s’impose : si
au moment où A dit à B, « Vos paupières se ferment », celles-ci étaient déjà
en train de se fermer, on voit mal en quoi cet énoncé serait autre chose que
d’une simple description. Autrement dit, pour que l’on puisse, en toute
rigueur, parler de « suggestion », une condition est nécessaire : il faut qu’au
moment où A produit cet énoncé, B ne soit pas (ou pas encore) en train de
fermer les yeux.
De prime abord, on peut donc considérer qu’une suggestion est, en
tous cas du point de vue d’un observateur extérieur, une description fausse.
Rien ne s’opposerait donc, dans un premier temps, à la considérer
comme une erreur, un mensonge ou un discours fictionnel. Toutefois,
l’intention de l’hypnotiste est, nous le savons, que la suggestion soit, comme
on dit, obéie, accomplie, réalisée, effectuée, satisfaite. Or, ce sont également
là des termes que l’on utilise pour les ordres ou les demandes.
Une première manière de caractériser une suggestion serait de dire
qu’il s’agit d’un message ayant la forme d’une description, mais un usage
identique à celui des ordres, des commandement ou des demandes.
Il y a toutefois une différence importante : les ordres ne peuvent porter
que sur des comportements réputés volontaires. On peut ordonner à quelqu’un
de fermer les yeux ; on ne peut guère lui ordonner de se sentir lourd, de
cicatriser une blessure ou de se retrouver à l’âge de cinq ans, comme ce peut
être le cas pour les suggestions.
C’est pourquoi nous pouvons nous tourner vers une classe d’énoncés
autre que les simples descriptions ou les simples ordres, pour éclairer la
nature des suggestions. Nous voulons parler de ce que le philosophe
britannique John L. Austin (1970) appelle les « performatifs ». Par opposition
aux simples constatifs du genre « La table est brune », les performatifs ne se
2.
Des suggestions en style plus éricksonien pourraient par exemple ressembler à « Je
ne sais pas à quel moment exactement vous pourrez vous rendre compte que… vos
paupières ont envie de se fermer » ou « Vous ne pouvez pas consciemment savoir si…
vos paupières ont déjà envie de se fermer », formulations qui, entre autres, utilisent
massivement le phénomène de présupposition linguistique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
3.
Thierry Melchior
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
limitent pas à constater, à décrire un réel préexistant3. Quand Pierre dit à
Marie « Je promets de venir », il ne se contente pas de décrire une promesse.
Il fait effectivement une promesse, il promet réellement, sans qu’importe, en
l’espèce, que cette promesse soit sincère ou non, qu’elle soit tenue ou non.
C’est un performatif. Un test linguistique permet de faire la distinction : alors
que si Pierre dit à Marie « La table est brune », on ne peut pas en déduire
qu’effectivement la table est brune, on peut en revanche considérer que s’il
lui a dit « Je promets de venir », il lui a effectivement promis de venir.
Autre exemple, si le président d’un Conseil municipal énonce « Je
déclare la séance ouverte » ou, plus simplement, « La séance est ouverte »,
il suffit qu’il énonce cette description (encore fausse, au moment où il
commence à l’énoncer), pour qu’elle devienne vraie et qu’effectivement la
séance soit ouverte4. Ceci nous montre que, contrairement à ce qu’une
conception classique imaginait, le langage ne se borne pas à représenter le
réel. Il est capable, moyennant un consensus suffisant, de convertir une
fiction en réalité, et donc de la produire, de la créer. Le langage ne se limite
donc pas de référer à des référents préexistant déjà là. Nous dirons que sa
fonction n’est pas seulement ré-férentielle, elle est tout autant pro-férentielle.
Il crée, par proférence des objets qui finissent par être perçus comme de
simples référents préexistant déjà là. C’est ce que je propose d’appeler la
fonction proférentielle du langage.
C’est là une activité à laquelle, d’ailleurs, le langage se livre, non pas
épisodiquement, mais constamment. Tout notre univers social, institutionnel,
relationnel et même physique est structuré par cette fonction proférentielle
du langage, autrement dit par notre capacité à créer le territoire en fonction
de la carte autant sinon plus que la carte en fonction du territoire.
Toutefois, comme nous l’avons fait remarquer, cela exige un minimum
de consensus, ou, en tout cas, la proférence est facilitée et amplifiée par le
consensus.
Nous pourrions donc considérer que la suggestion relève non seulement
du discours injonctif ou fictionnel, mais aussi de l’usage performatif et
proférentiel du langage5 dans et par un consensus à deux.
3.
Acceptons provisoirement l’idée qu’un énoncé tel que «la table est brune» ne ferait
que décrire, constater, refléter, tout en ayant à l’esprit que c’est là une conception tout
à fait discutable des rapports du langage au réel.
4.
En revanche, de la part d’un journaliste commentant en direct l’événement, un tel
énoncé n’aurait pas, à première vue, valeur de performatif. Ce serait un simple
constatif. À y regarder de plus près, il est néanmoins évident que le propos du
journaliste participe au consensus qui permet l’ouverture effective de la séance.
5.
En mettant en évidence les performatifs, Austin a insisté sur ce que l’on fait en parlant.
Il a par la suite généralisé cette idée en parlant de la force illocutoire des actes de
discours. Par exemple, même en disant « La table est brune », le locuteur ne …/…
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
126
Communication hypnotique, symptômes et émotions
Le langage dissociatif
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
La communication suggestive manifeste toutefois d’autres
caractéristiques. Quand on s’adresse au sujet, dans une situation d’hypnose,
on lui parle de lui, ou de tel ou tel de ses vécus ou comportements, ce qui
revient à dire que le destinataire de ces messages en est aussi, en tout ou en
partie, le référent (alors que dans la situation communicationnelle
« classique », destinataire et référent sont distincts). Tout se passe comme si,
dans cette conjoncture, le sujet conscient volontaire habituel qui constitue le
destinataire de nos messages, était placé dans une position d’observateur
passif, distant, plus ou moins intéressé ou inintéressé, voire désintéressé, par
rapport à lui-même, à ses vécus et à ses actes. N’étant plus les actes d’un
auteur bien identifié (le « moi » conscient volontaire habituel), ils apparaissent
comme sans auteur, ou bien (puisque la catégorie de l’acte requiert celle
d’auteur, de sujet de cet acte) se voient éventuellement référés à un sujet
métonymique6 (« l’inconscient », « la partie de vous qui produit cette
migraine », « la force de guérison dont dispose votre corps »…), ce qui
permet au sujet de se libérer jusqu’à un certain point du carcan de ses rôles
de ses statuts, de son identité culturelle.
Le discours de la suggestion utilise donc généralement un langage
dissociatif, constitué de nombreux messages dans lesquels des parties du
corps ou de la personne, des affects, des émotions, des sensations sont mises
en position de sujet grammatical. On ne dira pas « Vous fermez vos
paupières », mais « Vos paupières se ferment ». On sent bien que ce type de
formulation ne peut que favoriser le fait pour le destinataire de se mettre en
position de spectateur par rapport à ce qui se passe en lui. En même temps
un caractère d’automaticité, de spontanéité, d’involontarité est ainsi attribué
à ses comportements, d’une façon qui les fait correspondre assez précisément
aux descriptions les plus fréquentes du vécu hypnotique.
…/…se contente pas de décrire : il affirme, il asserte (au lieu, par exemple, de
demander, d’ordonner, de promettre ou de s’excuser). L’insistance d’Austin sur ce
que fait le locuteur, c’est-à-dire sur son comportement et les intentions qui sont
censées l’animer, l’a progressivement conduit, pensons nous, à perdre de vue la
question du rapport du langage au réel, et particulièrement la manière dont le langage
engendre le réel. C’est cette fonction créatrice du langage que la notion de proférence
entend reprendre en compte.
6.
Il ne nous est pas possible de développer ici la théorie des opérateurs métonymiques,
ces opérateurs thérapeutiques qui sont dans une relation de partie à tout par rapport
au sujet conscient volontaire habituel (voir Melchior, 1998).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
4.
127
5.
Thierry Melchior
L’intralocution et la violation du principe d’altérité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Un troisième aspect de la communication suggestive tient au fait que
l’hypnotiste parle comme s’il savait aussi bien que le sujet ce qui se passe en
ce dernier. Si on lui dit que le calme s’installe en lui, c’est comme si on s’était
placé à l’intérieur de lui, en disposant d’une connaissance égale, sinon
supérieure à la sienne, de ses états internes.
En procédant ainsi, le destinateur et le destinataire cessent d’être en
positions de simples interlocuteurs. On passe d’une situation d’interlocution
à ce que l’on pourrait appeler une situation d’intralocution dans laquelle le
destinataire accepte – jusqu’à un certain point – de se laisser parler par un
autre. Il accepte de le laisser énoncer ou co-énoncer ses états internes, ses
vécus, ses comportements.
On n’a sans doute pas suffisamment relevé que l’intralocution
suggestive procède ainsi à une violation flagrante d’un principe implicite
mais fondamental de la communication humaine. Ce principe, qu’on pourrait
appeler principe d’altérité, stipule que nous n’avons pas le droit d’asserter
catégoriquement au sujet des états internes d’autrui. Je peux dire à quelqu’un
qu’il semble avoir faim. Je n’ai pas le droit de lui affirmer catégoriquement
qu’il a faim sans m’exposer à de vives et légitimes protestations de sa part.
Chacun de nous est seul habilité à asserter valablement au sujet de ses états
internes.
On comprend facilement que ce principe soit indispensable. Si chacun
pouvait asserter librement et légitimement au sujet des états internes d’autrui,
la frontière du Je et du Tu se brouillerait immanquablement et la formation
d’une identité propre serait bien problématique. C’est peut-être ce qui se
passe dans certaines familles à transaction psychotique quand la mère
affirme à son fils qu’elle sait mieux que lui ce qu’il ressent vraiment,
« puisque c’est elle qui l’a conçu »7. Ce principe d’altérité peut donc être
considéré comme indispensable à la constitution de l’identité personnelle.
On peut penser que la pratique de l’intralocution dans la communication
suggestive n’est donc pas sans effets : elle ne peut que favoriser l’estompage
des frontières du Je et du Tu, la formation d’une bulle communicationnelle
symbiotique et désarrime ainsi l’individu de ses repères symboliques.
En acceptant (temporairement, et sans doute sous réserve) que le
destinateur prenne sa place, le destinataire renonce ainsi, dans une certaine
mesure, à définir et à conduire son propre comportement moteur, cognitif,
sensoriel et affectif, et se borne à devenir spectateur (« dissociation ») de ce
7.
À une époque où l’infans ne peut mettre des mots sur son vécu, une certaine violation
du principe d’altérité est sans doute inévitable et même souhaitable. Les problèmes
commencent quand elle est excessive ou perdure anormalement longtemps.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
128
Communication hypnotique, symptômes et émotions
129
comportement désormais initié par un autre qui n’est plus totalement vécu
comme autre.
Ce phénomène nous paraît être le socle fondamental sur lequel
l’hypnose tend à se développer et peut se construire ensuite explicitement.
Pour toutes ses raisons, on ne sera pas trop étonné que la communication
suggestive à elle seule suscite des vécus et des comportements du type de
ceux qui sont généralement référés comme hypnotiques. En ce sens, on peut
considérer que la communication suggestive est hypnogène8.
La communication hypnotique
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
L’usage d’une type particulier de communication dans lequel A
affirme à B « Vous éprouvez X » ou « Vous avez le comportement Y » suffit
à déstabiliser les repères habituels de la communication d’une manière telle
que les phénomènes traditionnellement considérés comme hypnotiques se
développent, au moins chez certains sujets.
Dirons-nous que ces sujets sont en hypnose pour autant ? C’est dans
une large mesure une question de mots : cela dépend notamment de l’extension
que l’on donne au concept d’hypnose. On peut si l’on veut, comme divers
auteurs, parler d’« hypnose sans hypnose », d’« hypnose sans hypnotisme »
ou d’« hypnose sans transe », mais il faut bien dire que ces expressions
manquent de clarté.
Toutefois, la question essentielle nous paraît être : que peut ajouter à
ce qui se passe entre A et B, la pratique de l’hypnose « formelle », c’est à dire
le fait que A utilise explicitement dans sa communication le vocable
« hypnose » (ou « transe », ou tout autre synonyme) ?
Pour tenter de répondre à la question, le mieux est sans doute d’en
revenir à nouveau aux échanges communicationnels mêmes.
Dans une induction classique le mot « hypnose » apparaîtra en général
de différentes façons, par exemple, par le biais de la « ratification ». Il s’agit
de faire état de certains comportements en leur attribuant explicitement ou
implicitement la qualité d’être signe de l’(entrée en) hypnose : « Les
modifications de ce point que votre regard fixe témoignent des changements
8.
Relevons en passant que la pratique de l’intralocution se retrouve aussi dans les
thérapies qui pratiquent l’interprétation, singulièrement dans la pratique analytique.
Lorsque l’analyste dit au patient que quand celui-ci dit X, cela pourrait signifier Y,
il s’arroge de facto le droit de savoir aussi bien, voire même mieux, ce que celui-ci
veut réellement (« inconsciemment ») dire. Il peut le faire de manière plus autoritaire
ou plus douce et subtile : cela ne change rien à la structure de la communication. Dans
un cas comme dans l’autre, il se place ainsi en position d’intralocution, ce qui indique
que dans une large mesure, la pratique analytique a bien moins rompu avec son origine
hypno-suggestive qu’elle ne se plaît à le penser.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
6.
Thierry Melchior
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
qui se produisent en vous et de votre entrée progressive dans la transe
hypnotique... » Notons déjà au passage que ce qui est considéré comme signe
d’hypnose est loin d’être clair, ce qui veut dire qu’à peu près n’importe quoi
pourra être considéré comme tel.
Le mot « hypnose » se retrouvera également lors de suggestions
directes ou indirectes (ou de descriptions ?) telles que « Et vous continuez à
entrer en transe ... », « Et vous êtes à présent totalement en transe ... ». Il
apparaîtra aussi pour servir de support d’un certain nombre de prédicats, par
exemple, « Dans cet état de transe, vous avez accès à des informations, des
souvenirs... vous êtes en contact avec d’autres parties de vous-même... vous
êtes à même de favoriser des changements au niveau corporel... ».
Notons en passant que, même lorsque ces prédicats ne sont pas
formulés explicitement, ils sont souvent supposés connus du fait de
l’immersion du sujet dans une culture (ou une sub-culture) dans laquelle
l’hypnose possède tout ou partie de ces attributs.
Enfin, lors de la procédure de réveil, ainsi que lors de l’échange à l’état
de veille qui suit la séance, il peut être fait référence (explicitement ou non)
à l’hypnose dont le sujet est en train de sortir ou dont il est sorti.
7.
L’hypnose, opérateur de recadrage
Tout ceci nous montre que, dans la pratique hypnotique, le terme
hypnose ou ses équivalents plus ou moins proches sont susceptibles de trois
grands types d’emploi :
1. Un emploi où des items de comportement relativement délimités sont
supposés être des signes de l’hypnose ou des moyens pour la
développer : « ... et le ralentissement de votre respiration témoigne de
votre entrée en transe ». Alors que la respiration n’avait jusque-là
aucune signification particulière, qu’elle n’était probablement même
pas prise en considération spécifiquement comme phénomène délimité,
la voici mise en évidence et dotée d’une signification nouvelle : être
signe de la transe (ou être un élément qui la favorise). Dans le
processus d’induction, le terme « hypnose » sert donc d’abord à
effectuer un recadrage d’une série de comportements ponctuels du
sujet comme hypnotiques ou hypnogènes.
2. Un emploi où le sujet voit son comportement global qualifié comme
comportement hypnotique, comportement de transe. Il est déclaré en
transe. C’est ce que l’on peut appeler la Déclaration d’Hypnose,
expression à entendre comme dans « déclaration d’indépendance »,
« déclaration d’amour » ou « déclaration de guerre ». De toute
évidence, cette déclaration met en oeuvre l’usage performatif et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
130
131
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
proférentiel du langage. Le sujet n’est pas simplement constaté en
hypnose, il est performé, proféré en hypnose par l’hypnotiste. Nous
avons là affaire à un second recadrage, ou si l’on préfère, au second
temps logique du recadrage précédent : c’est à présent la totalité du
comportement du sujet qui, par ricochet, est en effet progressivement
recadré comme « en hypnose ». Tout ce qu’il fait désormais, pourra
être placé sous le signe de l’hypnose. Il est « entré » dans un autre
« état » ; et cet autre état va requalifier et affecter tout son comportement.
Le fait que ce recadrage porte sur la totalité du comportement du
destinataire (« il est en hypnose, sous hypnose »), n’est pas banal.
D’ordinaire les recadrages portent plutôt sur certains aspects du
comportement de l’individu (certains actes, certaines relations à
autrui)9.
Ici, ce qui est recadré, c’est tout à la fois :
– la relation à soi,
– la relation à son corps,
– la relation à l’opérateur,
– la relation à la réalité,
– la relation au temps.
Et dans le travail thérapeutique effectif qui pourra avoir lieu, de
multiples recadrages thérapeutiques spécifiques pourront se faire à la
faveur de ce recadrage global opéré par l’hypnose. L’hypnose apparaît
donc comme le recadrage des recadrages. C’est, si l’on veut, un métarecadrage.
3. Un emploi où l’hypnose qui s’est développée est supposée posséder
un certain nombre de propriétés. Ce que peut signifier le fait que la
totalité du comportement du sujet est « sous hypnose » ou « en
hypnose » est ici partiellement spécifié selon les croyances tant de
l’opérateur que du sujet.
Le mot « hypnose » semble ainsi fonctionner essentiellement comme
un opérateur de recadrage.
Cet opérateur a pour fonction de redéfinir le comportement global du
destinataire comme radicalement changé. Mais changé comment ?
Une bonne part de la richesse de l’hypnose me paraît résider dans le
flou et l’ambiguïté de la nature du changement à laquelle elle réfère. Les mots
« détente », ou « relaxation », par exemple, pourraient à la rigueur jouer un
9.
Il existe quelques autres recadrages du comportement global : « il dort », « il est
mort », et « il est malade (ou fou) ». Ce dernier exemple nous fait toucher du doigt tout
l’intérêt qu’il y a à disposer d’un autre opérateur de recadrage global du comportement
humain qui soit susceptible de fonctionner dans un sens thérapeutique. L’hypnose est
cet opérateur.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Communication hypnotique, symptômes et émotions
Thierry Melchior
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
rôle analogue. Mais ils ont un sens plus précis, évoquant la réalité positive
d’une détente musculaire et mentale. Les mots hypnose ou transe sont
beaucoup plus vagues. Ils ne réfèrent pas à une réalité bien précise. C’est
même sans doute la raison pour laquelle il y a tant de controverses sur la
question de savoir si dans tel ou tel contexte, il s’agit « vraiment » d’hypnose
ou « seulement » d’autre chose. Inversement, l’existence même de ces
controverses nous renseigne sur la nature de l’hypnose. En effet, vouloir
définir strictement la réalité hypnotique comme une réalité bien définie, est
sans doute une erreur. Pour que « l’hypnose » puisse exister, pour qu’elle
puisse jouer son rôle, il est tout à fait indispensable que le terme qui la désigne
soit relativement flou et imprécis.
En logique, l’extension d’un concept varie en fonction inverse de sa
compréhension. Plus sa compréhension est riche, élaborée, définie, plus son
extension sera limitée. Plus sa compréhension sera pauvre, plus son extension
sera grande.
Si le signifiant « hypnose » avait une compréhension trop précise, il
serait incapable de recadrer une suffisante diversité de vécus et de
comportements. Pour qu’un maximum de choses puissent, en amont, faire
farine au moulin du recadrage hypnotique, il importe qu’elles ne soient pas
trop triées. Cela permet également, en aval, de considérer comme hypnotiques
une grande variété de comportements.
Autrement dit, pour pouvoir fonctionner comme opérateur de recadrage
de la diversité et de la totalité du comportement du destinataire, il importe
que « hypnose » soit un signifiant relativement vide.
Il est d’ailleurs tout à fait remarquable à cet égard, que les tentatives
de définition de l’hypnose parlent principalement d’ « état modifié », de
« mode de fonctionnement différent », « manière d’être différente ». « État »,
« mode », « manière », font partie des mots les plus vagues que la langue
puisse offrir, et ce n’est sans doute pas par hasard.
Le mot « hypnose » ne constitue cependant pas un signifiant totalement
vide. Un mot ne peut pas ne pas signifier quelque chose, ou alors ce n’est pas
un mot. Dès lors, que veut-on dire quand on dit que quelqu’un est en
hypnose ? En quel sens son comportement global est-il méta-recadré ?
De toute évidence, ce signifiant a pour signifié l’idée de différence,
d’altérité.
L’hypnose est un opérateur de recadrage au moyen duquel la totalité
du comportement du sujet est recadrée comme autre. « Hypnose » fonctionne
donc comme un signifiant de l’altérité, un signifiant de l’écart, de la
différence. Ce qui en fait donc un signifiant un peu moins vide : cela n’en fait
pas un signifiant particulièrement plein pour autant.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
132
133
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Mais si, en hypnose, le comportement est recadré comme autre, il est
recadré comme autre que quoi ?
Réponse : autre que ce qui est tenu pour « normal », « habituel » ou
« ordinaire ». Ce qui nous montre au passage que l’espoir d’une définition
positive précise de l’hypnose manque quelque peu de réalisme. L’hypnose
comme écart par rapport à ce qui est tenu pour « normal », « habituel » ou
« ordinaire » ne sera positivement et totalement définie que le jour ou l’on
aura positivement et totalement défini ce qui est tenu pour « normal »,
« habituel » ou « ordinaire ». De toute évidence, ce n’est pas pour demain.
Une petite expérience de pensée peut nous aider à saisir cette dimension
de l’hypnose. Imaginons que nous n’ayons jamais entendu parler d’hypnose
et que nous nous livrions à un brainstorming sur le thème : quelles sont les
diverses façons pour un être humain de se comporter d’un manière
radicalement autre de la manière habituelle, normale ou ordinaire ?
On retrouverait probablement (entre autres) :
l’immobilité;
les convulsions;
rester muet;
parler en étant un autre : MPD, Ego States, Channels, Vies antérieures,
etc.;
parler à un autre que celui qu’on a effectivement devant soi;
parler en étant ailleurs...
Tous ces comportements sont typiquement hypnotiques... ou fous. Ce
qui nous laisse également entendre qu’à certains égards, l’hypnotisme est
une sorte de folie à deux.
Un autre phénomène plaide en faveur de la conception de l’hypnose
comme mettant en jeu un signifiant de l’altérité : c’est le fait que des sujets
peuvent, en hypnose, vivre des états hypnotiques successifs. Il est tout à fait
fascinant de lire ce que raconte Janet sur ce point (1889, p. 84). Un même
sujet, comme Léonie, peut, après avoir été hypnotisée, se comporter d’une
certaine façon. Quand Janet se remet alors à l’hypnotiser comme si elle était
encore à l’état vigile, comme si elle n’était pas déjà hypnotisée, elle tombe
d’abord dans une sorte de syncope puis se réveille dans un deuxième état
hypnotique complètement différent du précédent. Certains sujets, comme
Rose, sont capable de manifester ainsi jusqu’à quatre formes de
comportements hypnotiques différents. Cela amène Janet à numéroter, pour
s’y retrouver, les sujets hypnotiques correspondants à ces différents états. Il
parle ainsi de Rose 1, Rose 2, Rose 3, etc...
On a ainsi l’impression que l’induction hypnotique fonctionne
essentiellement comme une invitation à produire un comportement
globalement autre que celui qui précède.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Communication hypnotique, symptômes et émotions
Thierry Melchior
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
On ne sera donc pas étonné que Janet écrive :
« Il est maintenant possible de nous faire une idée générale du
somnambulisme artificiel, de l’état des personnes magnétisées, qui a trop
longtemps paru surnaturel et inexplicable. L’état somnambulique (...) ne
présente pas de caractère qui lui soit propre, qui soit en quelque sorte
spécifique. Étant donné une personne que l’on ne peut examiner que dans un
seul moment de son existence, il est impossible de déterminer dans quel état
elle se trouve. L’état somnambulique n’a que des caractères relatifs, et ne
peut être déterminé que par rapport à un autre moment de la vie du sujet,
l’état normal ou l’état de veille. (...) Le somnambulisme est une existence
seconde qui n’a pas d’autre caractère que d’être seconde.10
Ainsi s’explique cette vérité si souvent répétée qu’il n’y a pas un seul
phénomène constaté pendant le somnambulisme, anesthésie ou excitation
sensorielle, paralysies, contractures, émotions ou faiblesse intellectuelle,
etc., qui ne se retrouve fréquemment chez une autre personne pendant sa vie
ordinaire. Seulement, chez elle, ce caractère est constant et normal pendant
toute la vie, chez celle-là, il est accidentel et n’existe que pendant la seconde
vie, mais en réalité, c’est le même caractère. (...)
Cette conception du somnambulisme nous explique aussi l’infinie
diversité des somnambules qui est aussi grande que celle des hommes qui
nous entourent : ils peuvent en effet prendre tous les caractères psychologiques
possibles, pourvu que ce ne soit pas exactement ceux de leur état normal. »
(Janet, 1889)
La secondarité de cet état second, l’altérité par rapport au comportement
« normal », « habituel », peut se spécifier de diverses façons, et en général
en fonction des catégories suivantes :
volontaire-involontaire,
actif-passif,
libre-contraint,
conscient-inconscient.
Si le comportement du sujet est habituellement réputé volontaire,
libre, conscient, ..., alors un méta-recadrage de ce comportement peut
potentiellement le définir comme marqué par n’importe lequel des termes
antithétiques.
Ce sont des considérations d’ordre culturel, idéologique ou éthique,
ou d’opportunité (et en tenant compte des croyances du sujet ou du patient)
qui amèneront l’hypnotiste à découper dans ces ensembles de significations,
10.
Une conséquence, qui donne quelque vertige, de cette conception de Janet mérite
d’être évoquée : si l’hypnose n’a d’autre caractéristique que d’être seconde, autre,
cela signifie-t-il que nous sommes, en un sens, déjà en hypnose ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
134
Communication hypnotique, symptômes et émotions
135
en favorisant certaines polarités plutôt que d’autres. L’hypnotiseur de
music-hall qui gagne sa vie en faisant partager le fantasme de sa toutepuissance, ne fera évidemment pas fonctionner l’opérateur de méta-recadrage
qu’est l’hypnose dans le même sens que le médecin, le psychologue ou ... le
gourou.
L’hypnose ressemble donc aux fêtes anciennes comme les Saturnales
ou le carnaval, au cours desquelles les rôles et privilèges des maîtres et des
serviteurs, ou des hommes et des femmes sont inversés. L’hypnose et une
Saturnale de l’esprit : une invitation, un rite d’initiation à l’inversion des
rôles et privilèges traditionnellement attribués au conscient et à l’inconscient,
au volontaire et à l’involontaire11.
Les émotions et l’hypnose
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Qu’en est-il, à présent, du rapport de l’hypnose aux émotions ?
Partons de ce fait, fréquemment rencontré dans la pratique de l’hypnose,
qu’il suffit parfois d’un début d’induction assez banale, pour que, sans la
moindre suggestion explicite dans ce sens, le sujet se retrouve dans un état
émotionnel intense. Comment pouvons-nous comprendre ce phénomène ?
On peut, bien sûr évoquer les attentes liées à la situation (« situational
demands ») : le patient sait que le contexte est tel qu’il peut exprimer ses
émotions, ou même il croit que celles-ci sont attendues par l’hypnotiste. Cet
élément joue probablement un rôle, mais il n’a rien de spécifique, car d’une
part, toute situation de psychothérapie (même sans hypnose) fonctionne
dans ce sens, et d’autre part, même dans un contexte non thérapeutique
(contexte d’études d’hypnose en laboratoire, contexte d’exercices au cours
d’une formation en hypnose, par exemple), cette émotionnalité intense peut
aussi occasionnellement survenir. Tout semble donc indiquer que l’hypnose
opère comme une invitation à s’ouvrir à soi-même, et plus particulièrement
à des aspects de soi ordinairement tenus à distance.
Comment pouvons-nous comprendre qu’il en soit ainsi ? La réponse
est sans doute à chercher du côté des effets du langage dissociatif : dans la
mesure où le sujet conscient volontaire habituel est mis sur la touche, en
position de simple spectateur de ce qui survient, c’est tout le Moi ordinaire
avec son statut social et tout ce que cela comporte comme rôles sociaux, qui
est mis en veilleuse. Dégagé du fardeau de ce statut et de ses rôles, l’individu
peut alors davantage se laisser aller à exprimer ce qui se vit en lui.
11.
À cet égard, ce n’est peut-être pas par hasard que l’hypnose s’est développée, dans
notre culture, avec l’œuvre théorique et pratique de Franz-Anton Mesmer, quelques
années à peine avant cette grande inversion des rôles et des privilèges que fut la
Révolution française.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
8.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
La communication intralocutive est sans doute elle aussi pour quelque
chose dans l’émotionnalité qui peut se manifester en hypnose. Elle favorise,
nous l’avons vu, l’estompage du « Je » et du « Tu » et il est probable qu’elle
favorise également l’estompage du « Je » et du « Me ». En effet, ordinairement
nous fonctionnons dans un rapport à nous-mêmes. C’est ce que l’on peut
appeler « conscience réflexive », relation de soi à soi qui, si elle existe à un
degré ou à un autre chez les animaux supérieurs, est sans doute, chez
l’Homme, largement intensifiée par le langage (comme dans ces phrases où
je peux dire que « Je me reproche d’avoir fait… », « Je veux me prouver à
moi-même que… » ). C’est ce rapport à soi que l’intralocution, en même
temps que le langage dissociatif semblent estomper, permettant à divers
vécus et comportements de se produire comme dans une totale spontanéité,
une totale automaticité.
Si cette analyse est pertinente, elle invite à relever que ce que l’on
appelle hypnose a ainsi la propriété de favoriser des comportements et des
vécus qui présentent certaines analogies avec les symptômes12 et les émotions.
Tout comme ceux-ci, les comportements hypnotiques sont supposés se
développer spontanément, automatiquement, en-dehors du règne de la
volonté. Cette analogie entre symptômes, émotions et comportements/vécus
hypnotiques est sans doute précisément au cœur de ce qui permet à l’hypnose
de pouvoir jouer un rôle thérapeutique : probablement le fait-elle en partie
(mais il y aurait lieu d’étudier cet aspect des choses plus avant) en abaissant
le rôle du Je conscient volontaire social habituel, là en particulier où son
excès, sa démesure, son hubris avaient mené à une tension insoutenable de
soi à soi.
9.
L’inconscient
Le méta-recadrage opéré par l’hypnose porte, nous l’avons vu, sur
l’état dans lequel se trouve le sujet, c’est à dire sur une modalité de son
comportement.
C’est une manière de dire les choses.
Une autre manière de les décrire est de considérer que ce n’est plus lui
qui agit, mais quelqu’un d’autre. C’est bien la raison pour laquelle Janet en
venait à parler de Léonie 1, 2 ou 3 ou de Rose 1, 2, 3 ou 4.
Quant à nous, il nous arrivera de dire que ce n’est pas au sujet que nous
avons affaire, mais à une partie de lui, par exemple son inconscient : et bien
12.
Nous utilisons ici le mot « symptôme » comme il est d’usage, pour parler de ces
difficultés de vie auxquelles le thérapeute a affaire en psychothérapie. Cela n’implique
nullement que nous souscrivons au modèle médical que l’usage d’un tel terme peut
impliquer. (Pour une critique de ce modèle médical en psychothérapie, cf. Melchior,
1998).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Thierry Melchior
136
137
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
souvent, l’hypnotiste s’adressera non au sujet, mais à un autre interlocuteur,
son inconscient, instaurant ainsi une nouvelle forme d’interlocution.
En parlant ainsi, le comportement est recadré non pas tant par sa
modalité (l’état de conscience), mais par son agent, son auteur, sa source.
Cette source, quand on l’examine de plus près, est tout à fait remarquable
dans la mesure où l’inconscient du sujet, c’est le sujet et ce n’est pas le sujet.
C’est une métonymie13 du sujet, à la fois lui et une partie de lui, ce qu’on
pourrait appeler un sujet interne-externe.
Sur le plan thérapeutique, cette propriété d’être à la fois interne et
externe au sujet, va rendre possible toute une série de recadrages. Par
exemple « Votre obésité, Madame, est un moyen que votre inconscient à
choisi pour tenir à distance les hommes qui voudraient vous approcher. »
Comme on le voit sur cet exemple, à partir du moment où on modifie
la source du comportement, à partir du moment où on l’attribue à un sujet
interne-externe, cela va de pair généralement avec une modification du but
de celui-ci.
À partir de ces considérations, il me semble que l’on peut réinterpréter
certains aspects de la thérapie familiale. Que fait par exemple Carl Whitaker
quand dans une thérapie familiale, il dit à propos de l’absence d’un des
membres à la séance : « Mon opinion c’est que Don n’agit pas seulement en
son nom mais que par un processus inconscient extrêmement complexe, il a
été choisi par la famille pour être celui qui resterait à la maison. De cette
façon, la famille n’aurait pas à affronter la séance ... » (Napier & Whitaker,
1978).
La « famille », est peut-être quelque chose qui existe. L’inconscient
aussi. Mais qu’ils existent ou non, on peut les faire exister dans la
communication, et les faire fonctionner comme des opérateurs de recadrage
qui permettent de ré-attribuer la source de l’action à des sujets métonymiques
et ainsi modifier considérablement le sens des comportements visés,
exactement comme le fait l’hypnose14.
Cet exemple montre, pensons-nous, qu’une analyse des stratégies
communicationnelles utilisées en thérapie se verrait éclairée par le modèle
communicationnel de l’hypnose. Celui-ci, en retour, se trouverait enrichi par
ces comparaisons.
13.
Nous éviterons de rentrer ici dans les subtilités qui distinguent la métonymie de la
synecdoque.
14.
Notre corps qui est à la fois nous-mêmes et une partie de nous-mêmes peut également
fonctionner comme opérateur métonymique, comme c’est le cas particulièrement
dans les thérapies à médiation corporelle.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Communication hypnotique, symptômes et émotions
Thierry Melchior
138
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
Quand un destinateur A adresse à un destinataire B des messages du
type « Vous avez le comportement X » (typiques de la suggestion), des
comportements particuliers tendent à se développer. Ils ont une qualité
distinctive particulière qui les rend différents du comportement « normal »
(ou de ce qui est tenu pour tel). On pourrait dire que c’est précisément cette
qualité distinctive particulière à quoi réfère le terme « hypnose ». Cette
qualité distinctive particulière a un caractère quelque peu évanescent,
changeant et multiforme. Le signifiant « hypnose », en lui donnant un nom,
en la désignant, la profère, la réifie, la substantialise, et tend à la fixer, à la
stabiliser, (mais moins comme une réalité positive que comme écart à toute
réalité positive).
En outre ce nom tend à généraliser cette qualité distinctive à la totalité
du comportement dès lors redéfini comme Autre. Et les prédicats qui sont liés
au concept d’hypnose tendent alors dans une certaine mesure à se réaliser
(par auto-réalisation de la prédiction).
L’hypnose désigne-constitue l’un des opérateurs de recadrage les plus
puissants que l’on connaisse ainsi que les effets de ce recadrage.
Mais pour pouvoir opérer ce recadrage, elle doit fonctionner avec un
signifiant relativement vide. C’est ce flou au niveau de son signifiant qui
nous paraît en grande partie responsable des interminables querelles théoriques
qu’elle a suscitées depuis trois siècles.
Peut-être pourra-t-on y mettre un peu plus d’ordre si l’on admet
comme notre réflexion y invite, que l’hypnose est un phénomène relativement
bien défini, mais qui exige pour se réaliser, de fonctionner avec un signifiant
nécessairement et inévitablement vague et mal défini.
Références
AUSTIN J. L. (1970) : Quand dire, c’est faire, Le Seuil, Paris.
JANET P. (1889) : L’automatisme psychologique, Félix Alcan, Paris.
MELCHIOR Th. (1998) : Créer le réel, hypnose et thérapie, Éditions du Seuil,
Paris.
NAPIER A. & WHITAKER C. (1978) : Le creuset familial, Laffont, Paris.
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux – n° 29, 2002/2
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 85.55.11.75 - 14/03/2012 13h35. © De Boeck Université
10. Conclusion
Téléchargement