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Le projet ZACA a révélé la marginalisation de la zone au sein de la
ville en même temps qu’il a réactivé une culture de résistance propre
à ces quartiers. Il a également mis à nu les clivages qui traversent la
communauté musulmane, notamment entre les jeunes et les aînés, de
même que les tentatives contrastées et dans l’ensemble limitées des
musulmans pour contrer la marginalisation dont ils sont victimes dans
la société burkinabè. Enfin, le projet ZACA constitue une excellente
illustration de la façon par laquelle l’État conserve le contrôle de la
situation sociale face à une société civile remuante.
LOUIS AUDET GOSSELIN est doctorant et enseignant au Département de
sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches concernent
principalement l’histoire socioreligieuse au Burkina Faso.
Louis Audet GOSSELIN
Marginalisation, résistances et reconfigurations de l’islam à Ouagadougou, 2001-2006
Cette apparente irruption de l’islam dans le champ social invite donc
à revoir l’histoire de l’islam burkinabè sous l’angle de son implantation
dans le milieu urbain en rapide mutation de Ouagadougou. On peut se
demander, au vu de l’opposition soulevée par le projet ZACA, s’il existe
au Burkina Faso, en marge de l’islam complaisant envers le pouvoir, un
islam prêt à affronter l’État.
Louis Audet
GOSSELIN
Le projet ZACA
Marginalisation, résistances et
reconfigurations de l’islam à
Ouagadougou, 2001-2006
Le projet ZACA
Le projet ZACA
À l’occasion d’un grand projet de développement
urbain appelé projet ZACA (Zone d’aménagement
commerciale et administrative), les habitants de
certains quartiers du centre-ville de Ouagadougou,
capitale du Burkina Faso, ont été expropriés et leurs
habitations rasées. Auparavant, ils avaient lutté
farouchement contre le projet par un mouvement
d’opposition dont l’ampleur du mouvement a surpris
les observateurs. Ce mouvement s’est caractérisé par
un recours important à l’islam: ses principaux animateurs étaient des
imâms des quartiers et les protestations utilisaient une symbolique
religieuse. Une telle inscription d’une lutte sociale dans un cadre islamique tranchait fortement avec l’habituelle complaisance de l’islam
envers l’État.
Sciences religieuses
Louis Audet Gosselin.indd 1
12-03-30 15:26
Le projet ZACA
Marginalisation, résistances et reconfigurations de l’islam
à ­Ouagadougou, Burkina Faso (2001-2006)
RELIGIONS, CULTURES ET SOCIÉTÉS
Collection dirigée par
Brigitte Caulier et Raymond Lemieux
Avec cette collection, Les Presses de l’Université Laval offrent à la communauté scientifique un lieu privilégié pour diffuser des études renouvelées sur les rapports complexes qui existent entre les sociétés et les expériences religieuses, passées ou actuelles. « Religions, cultures et sociétés » fait
connaître à un large public des ouvrages qui interprètent globalement les
faits religieux en les resituant dans leurs réalités socioculturelles.
La collection s’ouvre à plusieurs disciplines, en particulier l’histoire, la
sociologie, l’anthropologie et l’ethnologie, la théologie et les sciences religieuses. Elle privilégie les recherches interdisciplinaires sans toutefois
exclure d’excellents travaux qui s’inscrivent dans une seule discipline.
Comme le soulignent les pluriels du titre, « Religions, cultures et sociétés »
valorise les perspectives comparatives entre religions, provinces et pays.
Elle se veut donc ouverte à toutes les religions et tous les ordres religieux,
et cela, au-delà de toute approche normative.
La collection accueille à la fois des monographies, des synthèses et des
manuels universitaires. Elle favorise les coéditions canadiennes et étrangères tout comme elle rend accessibles au public francophone, grâce à la
traduction, des ouvrages majeurs.
Louis Audet Gosselin
Le projet ZACA
Marginalisation, résistances et
reconfigurations de l’islam à Ouagadougou,
Burkina Faso (2001- 2006)
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la
Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble
de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du
livre du Canada pour nos activités d’édition.
Cet ouvrage a bénéficié de l'aide financière du Fonds Gérard-Dion.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages : Hélène Saillant
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 2e trimestre 2012
ISBN : 978-2-7637-9560-7
PDF : 9782763795614
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce
soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.
Table des matières
1
Introduction.................................................................................... 1
1.1 Le projet ZACA comme révélateur des mutations de l’islam.................7
1.2Méthodologie.......................................................................................9
2
Un quartier marginalisé dans une capitale
au développement inégal.................................................... 15
2.1 Le développement irrégulier d’une capitale...........................................15
2.1.1 Une ville structurée autour de la royauté,
fin du XVIIIe siècle‑1896............................................................16
2.1.2 1896-1983 : entre grands projets et laisser-faire..........................20
2.1.3 Un urbanisme autoritaire : de 1983 à aujourd’hui......................26
2.2 Le quartier Zangouettin : entre dynamisme, résistance
et marginalité.......................................................................................31
2.2.1 Un quartier fondé sur le commerce et l’islam au XIXe siècle........31
2.2.2 Une intégration et une prospérité relatives à l’époque coloniale...34
2.2.3 Résistance et isolement dans les années 1950 et 1970.................36
2.2.4 De 1980 à 2001 : un quartier paupérisé et vulnérable.................42
2.2.5 Le projet ZACA : le centre-ville sans ses habitants......................48
Conclusion..................................................................................................51
VI
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
3
Un islam combatif mais divisé................................................... 53
3.1 Une opposition conservatrice contestée par les jeunes...........................53
3.1.1 Imâms et aînés, leaders « naturels » de la communauté................54
3.1.2 Une double contestation du leadership des aînés.........................62
3.2 Le déguerpissement comme accélérateur des changements...................71
3.2.1 Des élites rejetées, une communauté qui se cherche....................72
3.2.2 Des clivages généralisés chez les musulmans ouagalais.................82
Conclusion..................................................................................................87
4
Islam et société civile face à l’État....................................... 89
4.1 Un islam marginalisé en quête d’intégration.........................................89
4.1.1 Des musulmans démunis face à l’État.........................................90
4.1.2 L’opposition au projet ZACA : une tentative ambiguë
d’intégration...............................................................................97
4.1.3 L’option participative : des musulmans au cœur de l’État............100
4.1.4 Les associations musulmanes : silence et attente..........................104
4.2 Un État fragilisé qui garde l’initiative...................................................110
4.2.1 L’opposition au projet ZACA dans une société civile
en ébullition...............................................................................111
4.2.2 Une reprise en main efficace du jeu politique par le pouvoir.......114
4.2.3Quelles perspectives pour la société civile ?.................................118
Conclusion..................................................................................................122
5
Conclusion générale................................................................... 123
Glossaire............................................................................................... 131
Bibliographie...................................................................................... 133
À Geneviève, Yolaine et Henri
1
Introduction
Depuis la révolution islamique iranienne de 1979, l’islam s’est imposé
sur le devant de la scène médiatique à travers le monde. La multiplication
de mouvements islamistes au cours des années 1980 et 1990 dans de nombreux pays musulmans a fortement inquiété les autorités et les médias occidentaux. Ce contexte a également poussé les chercheurs en sciences humaines à s’intéresser à une religion qui était visiblement loin de se replier dans
le domaine privé, contrairement à ce qui s’est produit dans l’histoire occidentale où la modernisation a concordé avec un « désenchantement du
monde » et à un déclin de la pratique religieuse1. Divers travaux ont analysé la montée de l’islam politique2, puis se sont penchés sur l’islamisation
« par le bas » des sociétés musulmanes, après avoir constaté que la révolution iranienne n’avait pas entraîné une cascade de régimes islamiques3.
Dans ces travaux généralistes, et dans la couverture médiatique des
mouvements islamiques contemporains, l’Afrique subsaharienne est rarement prise en compte, au point où l’on oublie qu’environ 240 millions de
1. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
2.Voir notamment Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon : Aux sources des mouvements
islamistes, Paris, Seuil, 1993 ; François Burgat, L’islamisme au Maghreb, la voix du Sud :
(Tunisie, Algérie, Libye, Maroc), Paris, Karthala, 1988 ; Bruno Étienne, L’islamisme
radical, Paris, Hachette, 1987.
3.Voir notamment François Burgat et John Esposito (dir.), Modernizing Islam : Religion
in the Public Sphere in Europe and the Middle East, New Brunswick, Rutgers University
Press, 2003 ; Olivier Roy, L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002 ; Gilles Kepel, Jihad :
Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard 2000.
2
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
musulmans y vivent4. L’islam est présent au sud du Sahara depuis le
XIe siècle, mais est longtemps demeuré associé à des groupes minoritaires,
commerçants pour la plupart5. Il s’est toutefois diffusé plus profondément
parmi les populations ouest-africaines à partir du XVIIIe et surtout du
XIXe siècle suite à une série de mouvements politico-religieux qui ont
mené à la création d’États musulmans6. Plus encore, l’islam s’est propagé à
la faveur des bouleversements de l’époque coloniale, apparaissant aux yeux
de plusieurs comme une croyance universelle à même de résister sur le plan
des idées au colonialisme, si bien que l’islam constitue aujourd’hui la majorité ou une importante minorité dans pratiquement tous les pays d’Afrique
de l’Ouest. Il constitue également un facteur politique non négligeable
dans certains pays, comme au Nigeria, où l’islam est un élément incontournable de la vie politique depuis le djihâd*7 d’Uthman dan Fodio dans
le nord du pays en 18038 et où la sharica* est appliquée dans plusieurs États
du nord depuis 19999, ou au Sénégal, où le pouvoir s’appuie sur des confréries musulmanes très influentes et où les questions islamiques font fréquemment la manchette dans la presse généraliste10.
En comparaison, l’islam au Burkina Faso semble à première vue peu
remuant. La perception étrangère est souvent celle d’un islam mélangé
avec des pratiques antéislamiques, comme en écho au discours colonial sur
« l’islam noir », qui considérait que l’islam africain était paisible et dilué
dans le fonds des religions traditionnelles « fétichistes », en opposition à
4.
Mapping the Global Muslim Population, The Pew Forum on Religion & Public Life,
Octobre 2009, p. 6.
  5.Voir notamment Nehemia Levtzion, « Islam in the Bilad al-Sudan to 1800 », Nehemia Levtzion et Randall L. Pouwels (dir.), History of Islam in Africa, Athens, Ohio
University Press, 2000, p. 63-92.
  6.Voir notamment David Robinson, « Revolutions in the western Sudan », Nehemia
Levtzion et Randall L. Pouwels (dir.), The History of Islam in Africa, Athens, Ohio
University Press, 2000, p. 131-152.
  7. Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire.
 8. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Vertus et malheurs de l’islam politique au
­Nigeria depuis 1803 », Muriel Gomez-Perez (dir.), L’islam politique au sud du Sahara.
Identités, discours et enjeux, p. 529-555.
 9. Murray Last, « La charia dans le Nord-Nigeria », Politique africaine, 79 (octobre
2000), p. 142-152.
10. Christian Coulon, Le marabout et le prince. Islam et pouvoir au Sénégal, Paris, Pedone,
1981, 317 p. ; Donal Cruise O’Brien, The Mourides of Senegal : the Political and
­Economic Organization of an Islamic Brotherhood, Londres, Oxford University Press,
1970, 321 p. 1 • Introduction
3
l’islam arabe plus pur donc dangereux11. De fait, au Burkina Faso même,
les blagues abondent sur les musulmans burkinabè et leur pratique religieuse réputée laxiste. La présence des musulmans dans la sphère publique
est par ailleurs très limitée. Aux élections présidentielles de 2005, seulement deux candidats sur treize étaient musulmans, alors que l’islam est la
religion majoritaire du pays (60,5 % de musulmans en 200612 ). La fonction publique est par ailleurs dominée par les chrétiens : « Le musulman
burkinabè a beau « descendre » toutes les sourates, il n’en demeure pas
moins un citoyen en marge du processus du modèle occidental, notamment sur les plans politique et administratif13 », ce qui pose problème dans
un contexte africain où l’enrichissement passe souvent par l’occupation de
fonctions au sein de l’État14.
Un tel désavantage, et la perception pittoresque de l’islam qui l’accompagne s’expliquent en grande partie par les conditions historiques du développement de cette religion au Burkina Faso. En effet, avant l’époque coloniale, l’islam au Moogo (pays mossi, qui correspond au centre de l’actuel
Burkina Faso et dans lequel se trouve la capitale Ouagadougou) était pratiqué par une minorité de commerçants, qui étaient tolérés par les souverains des différents royaumes mossi pour leur apport économique mais qui
devaient respecter les traditions locales, se soumettre à l’autorité du souverain et ne pas mener d’activités prosélytes15. Les royaumes mossi avaient
par ailleurs opposé une vive résistance au djihâd songhaï au XVIe siècle,
contribuant ainsi à créer l’image d’un pays réfractaire à l’islam16.
Forte de cette image, l’Église catholique, menée par les Pères blancs, a
rapidement profité de la pénétration coloniale française pour s’implanter
au Moogo au tout début du XXe siècle. Elle y voyait une terre de prédilection pour implanter des missions auprès des populations « animistes », qui
11. Jean-Louis Triaud, « Islam in Africa under French Colonial Rule », Nehemia Levtzion
et Randall L. Pouwells (dir.), The History of Islam in Africa, Athens, Ohio University
Press, 2000, p. 174.
12.INSD, Recensement général de la population et de l’habitation (RGPH) de 2006, Thème
2 : « État et structure de la population », 2009, p. 93.
13. « Communauté musulmane : Allahou akbar, O.K. sauve la umma burkinabè du
K.-O. », Journal du jeudi, no 683, 21 octobre 2004.
14. Jean-François Bayart, L’État en Afrique : La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989,
p. 119.
15. Assimi Kouanda, « La religion musulmane : facteur d’intégration ou d’identification
ethnique (le cas des Yarse du Burkina Faso) », Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier
(dir.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 2003, p. 128-129.
16. Assimi Kouanda, « L’état de la recherche sur l’islam au Burkina », Islam et société au sud
du Sahara, 2 (1988), p. 95.
4
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
étaient considérées plus perméables à l’évangélisation que les populations
plus islamisées des pays voisins17. C’est dans cet élan missionnaire que
l’Église a bâti un important réseau d’écoles au Burkina Faso dans la première moitié du XXe siècle, avec pour but de former l’élite du pays. Cet
objectif a été largement atteint et ces écoles ont formé les dirigeants qui ont
pris la tête du pays à l’indépendance en 196018.
Si les régimes qui se sont succédé depuis ont pris leurs distances par
rapport à l’Église, notamment en nationalisant les écoles catholiques en
196919, il n’en demeure pas moins que les musulmans sont encore sousreprésentés dans les fonctions importantes de l’appareil étatique, d’autant
que les écoles privées islamiques, appelées madâris*, conçues pour fournir
un enseignement à la fois religieux et moderne, bloquent la promotion
sociale de leurs élèves, les diplômes n’étant pas reconnus à l’égal de ceux de
l’école française20. Le régime marxisant du Conseil national de la révolution (CNR, 1983-1987) n’a pas amélioré la situation des musulmans, qui
se sont sentis menacés par les slogans contre « l’obscurantisme » et les
mesures vexatoires prises contre les grands commerçants, pour la plupart
musulmans21. Par ailleurs, les principales instances représentatives de l’islam burkinabè, au premier chef la Communauté musulmane du Burkina
Faso (CMBF), sont contraintes par leurs statuts apolitiques, s’interdisant
ainsi de formuler des revendications auprès du pouvoir au nom de leurs
coreligionnaires22. Les dirigeants de la CMBF sont en fait très proches du
pouvoir, à l’image de son président et principal bailleur de fonds Oumarou
Kanazoé, régulièrement pris à partie par l’opposition à cause de cette proximité.
L’effacement des musulmans burkinabè de la scène politique s’est traduit par une faible attention des chercheurs envers l’islam burkinabè, en
17. Issa Cissé, Islam et État au Burkina Faso : de 1960 à 1990, thèse de doctorat nouveau
régime, Université de Paris VII, 1994, p. 57-60.
18. René Otayek, « L’Église catholique au Burkina Faso. Un contre-pouvoir à contretemps de l’histoire ? », François Constantin et Christian Coulon (dir.), Religion et
transition démocratique en Afrique, Paris, Karthala, 1997, p. 224-225.
19. Ibid., p. 235-236.
20. René Otayek, « L’affirmation élitaire des arabisants au Burkina Faso. Enjeux et contradictions », René Otayek (dir.), Le radicalisme islamique au sud du Sahara. Da’wa,
­arabisation et critique de l’Occident, Paris, Karthala-MSHA, 1993, p. 237-239.
21. René Otayek, « L’islam et la révolution au Burkina Faso : mobilisation politique et
reconstruction identitaire », Social Compass, 43/2 (1996), p. 238.
22. René Otayek, « La crise de la Communauté musulmane de Haute-Volta. L’islam voltaïque entre réformisme et tradition, autonomie et subordination », Cahiers d’études
africaines, [95] (1984), p. 314.
1 • Introduction
5
comparaison avec d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. En effet, le Burkina
Faso semble quelque peu absent de la recherche sur l’islam en Afrique subsaharienne, qui a débuté dans le monde anglophone à la fin des années
196023 pour toucher les universités francophones à la fin des années 1970
et au début des années 1980, stimulé, comme dans le cas de l’islamisme
arabe, par les interrogations issues de la révolution iranienne24. Ce champ
d’études, animé par des chercheurs de plusieurs disciplines (histoire,
anthropologie, science politique, géographie), rompait d’une part avec la
recherche de l’époque coloniale, pour qui l’islam constituait une menace
potentielle, et d’autre part avec la tendance chez les chercheurs après les
indépendances à minimiser l’importance de l’islam en Afrique subsaharienne au profit d’une valorisation de la modernité et du développement
alors que l’islam apparaissait comme un archaïsme25. Les études plus récentes ont voulu mettre l’accent sur le caractère au contraire très actuel et
« dynamique » de l’islam africain, pour paraphraser le titre de l’ouvrage
marquant de Guy Nicolas26. Depuis, de nombreux livres, articles et ouvrages collectifs ont éclairé différents aspects de l’islam subsaharien, comme
les confréries soufies27, les différentes tendances de l’islam politique28 ou
plus récemment la présence accrue de l’islam dans l’espace public29.
23. John Ralph Willis, « The Historiography of Islam in Africa : The Last Decade (19601970) », African Studies Review, 14/3 (1971), p. 404-408.
24. Jean-Louis Triaud, « Les études en langue française sur l’Islam en Afrique noire. Essai
historiographique », Lettre d’information de l’association française pour l’étude du monde
arabe et musulman, 2 (1987), p. 69.
25. Idem.
26. Guy Nicolas, Dynamique de l’islam au sud du Sahara, [s. l.], Publications orientalistes
de France, 1981, 335 p. 27.Voir notamment Jean-Louis Triaud et David Robinson (dir.), La Tijâniyya. Une
confrérie musulmane à la conquête de l’Afrique, Paris, Karthala, 2000, 510 p. ; David
Robinson et Jean-Louis Triaud (dir.), Le temps des marabouts. Itinéraires et stratégies
islamiques en Afrique occidentale française v. 1880-1960, Paris, Karthala, 1997,
583 p. Le soufisme est un mouvement mystique de l’islam apparu à l’époque médiévale. Il se caractérise généralement par une soumission des disciples envers un maître
(appelé marabout en Afrique subsaharienne) investi d’un fort pouvoir spirituel. Voir
notamment Janine Sourdel et Dominique Sourdel, « Soufisme », Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 766-770.
28.Voir notamment Muriel Gomez-Perez (dir.), L’islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux, Paris, Karthala, 2005, 639 p. ; René Otayek (dir.), Le radicalisme islamique au sud du Sahara. Da’wa, arabisation et critique de l’Occident, Paris,
Khartala-MSHA, 1993, 264 p .
29.Voir notamment Gilles Holder, L’islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, ­Karthala,
2009.
6
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
Le Burkina Faso n’a certes pas été exclu de ces réflexions. Les articles
du politologue René Otayek, en particulier, ont éclairé différentes facettes
des relations entre l’islam burkinabè et le pouvoir politique, principalement au cours de la période tumultueuse du CNR, du Front populaire
(1987-1991) et du début de la IVe République (depuis 1991). Il a tracé le
portrait d’une communauté musulmane handicapée par une marginalisation historique, divisée, dont les élites ont de la difficulté à développer une
voix autonome face à un État autoritaire30. Pour ce qui est des historiens,
Assimi Kouanda a contribué à la compréhension de l’islamisation du
Moogo par ses travaux sur le groupe marchand des Yarcé31. Il a par ailleurs
étudié les contradictions internes de la communauté musulmane nées des
mutations de cette dernière après l’indépendance32. L’importance d’autres
groupes, notamment les Peul et les Dioula, dans la diffusion de l’islam
dans l’actuel Burkina Faso a été mise de l’avant en particulier par Hamidou
Diallo33 et Bakary Traoré34. Quant à Issa Cissé, sa thèse explique bien les
rapports complexes qu’entretient l’État indépendant du Burkina Faso avec
l’islam. Il a montré que l’islam est considéré avec méfiance par l’État depuis
1960 et que ce dernier louvoie entre son désir de contrôler une communauté qu’il connaît mal et la nécessité de l’utiliser à des fins électoralistes et
pour obtenir l’aide des pays arabes35. De façon générale, on peut dégager
des travaux de ces différents chercheurs l’image d’un islam certes dynamique, en mutation, diversifié et lié aux évolutions de l’islam ouest-africain,
mais qui est cependant marginalisé politiquement, traversé par d’âpres
conflits et dont les élites sont pour la plupart enfermées dans une logique
de dépendance, voire de complaisance, par rapport à l’État.
30.Voir notamment « L’islam et la révolution… » ; « L’affirmation élitaire… » ; « Muslim
Charisma in Burkina Faso », Donal Cruise O’Brien et Christian Coulon,(dir.),
­Charisma and Brotherhood in African Islam, Oxford, Oxford University Press, 1988,
p. 91-112 ; « La crise de la Communauté… ».
31.Voir notamment « La religion musulmane... » ; Les Yarsé : fonction commerciale, religieuse et légitimité culturelle dans le pays moaga (évolution historique), thèse de
3e cycle, Université de Paris I, 1984.
32. « Les conflits au sein de la Communauté musulmane du Burkina : 1962-1986 », Islam
et sociétés au sud du Sahara, 3 (1989), p. 7-26.
33.Voir notamment « Le foyer de Wuro-Saba au Jelgooji (Burkina Faso) et la quête d’une
suprématie islamique (1858-2000), Gomez-Perez (dir.), op. cit., p. 395-415 ; Les
Fulbe de Haute-Volta et les influences extérieures de la fin du XVIIIe à la fin du
XIXe siècle, thèse de 3e cycle, Université de Paris I, 1979, 224 p. 34.Voir notamment « Islam et politique à Bobo-Dioulasso de 1940 à 2002 » GomezPerez (dir.), op. cit., p. 417-447 ; Histoire sociale d’un groupe marchand : les Jula du
­Burkina Faso, thèse de doctorat, Université de Paris I, 1996, 2 t.
35.Cissé, op. cit.
1 • Introduction
7
Malgré la qualité de ces travaux, on constate que l’intérêt des chercheurs pour l’islam au Burkina Faso est demeuré limité étant donné le
nombre assez restreint d’études sur le sujet. Paul Schrijver a recensé
61ù titres concernant l’islam au Burkina Faso depuis 1960 : 21 mémoires,
5 thèses, 33 articles et 2 livres, ces derniers publiés dans les années 197036.
S’il s’agit d’une nette augmentation depuis les 26 mentionnés par Assimi
Kouanda en 198837, le chiffre reste toutefois bien en deçà de ceux concernant le Nigeria (991), le Sénégal (435) ou encore le Mali (149). De plus,
on constate un essoufflement de la recherche dans les années les plus récentes, caractérisées par une diminution du nombre d’articles publiés et par la
désaffection des chercheurs étrangers. Plusieurs mémoires de maîtrise ont
été soutenus à l’Université de Ouagadougou depuis la fin des années 1980
mais ils aboutissent rarement à des doctorats ou des publications, qui
nécessitent la poursuite d’études à l’étranger38.
1.1 Le projet ZACA comme révélateur
des mutations de l’islam
Pourtant l’islam burkinabè, bien qu’il occupe moins le devant de la
scène que dans les pays voisins, n’en constitue pas moins un fait social de
grande importance qui mérite que l’on y porte une attention renouvelée.
Cette importance s’est d’ailleurs vérifiée récemment à l’occasion d’un
grand projet de développement urbain dans la capitale Ouagadougou
appelé projet ZACA (Zone d’aménagement commerciale et administrative). Il s’agissait, pour l’État, de déplacer la population de quartiers résidentiels centraux pour :
36. Paul Schrijver, Bibliography on Islam in Contemporary Sub-Saharan Africa, Leiden,
African Studies Centre, 2006, 275 p. 37. Assimi Kouanda, « L’état de la recherche … », p. 96.
38. Notons tout de même quelques publications plus récentes, permettant de croire à un
regain d’intérêt : Ousman Kobo, “The development of Wahhabi reforms in Ghana
and Burkina Faso, 1960–1990 : elective affinities between Western-educated Muslims
and Islamic scholars”, Comparative Studies in Society and History, 51/3 (2009), p. 502531 ; Maud Saint-Lary, « Autonomie politique et diffusion de normes morales dans
l’espace public burkinabè. L’exemple d’une juridiction musulmane de proximité »,
Gilles Holder (dir.), L’islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, Karthala, 2009 ;
Muriel Gomez-Perez, « Autour de mosquées à Ouagadougou et à Dakar : lieux de
sociabilité et reconfiguration des communautés musulmanes », Laurent Fourchard,
Odile Goerg et Muriel Gomez-Perez (dir.), Lieux de sociabilité urbaine en Afrique,
Paris, L’Harmattan, 2009, p. 405-433.
8
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
• Réaménager la trame pour qu’elle puisse répondre aux nouvelles
exigences de la zone en terme de fluidité de la circulation, de stationnement, de niveau de service, etc. ;
• Proposer un meilleur zonage pour une bonne répartition des activités sur la zone et un profil urbain harmonieux ;
• Présenter des perspectives intéressantes pour le développement des
activités commerciales et des services en proposant des emplois
temporaires et permanents ;
• Soigner l’image de la ville afin de mieux la positionner comme la
capitale de la culture et du cinéma et de lui permettre une meilleure
organisation des nombreuses rencontres internationnales (sic)
qu’elle abrite déjà39.
C’est ainsi qu’à l’automne 2003, les habitants des quartiers mentionnés ont été « déguerpis » et leurs habitations ont été rasées. Ils se sont pour
la plupart relogés en périphérie de la ville, en particulier sur la trame
­d’accueil aménagée à l’extrême sud de la ville, dans une zone précédemment agricole mais en voie d’urbanisation, grâce à l’indemnité payée par
l’État pour le rachat des terrains du centre-ville40.
Auparavant, les résidents avaient lutté farouchement contre le projet,
et ce dès l’annonce de celui-ci en mars 200141. Regroupés dans une
­Coordination des résidents, ils ont envoyé des lettres aux médias et organisé des manifestations, parfois violentes, pour tenter de forcer l’État à
renoncer au projet. L’ampleur du mouvement d’opposition a surpris, la
ville étant habituée depuis l’époque du CNR aux opérations de « déguerpissement » mais beaucoup moins à leur contestation ouverte : « Jamais un
projet d’urbanisation dans notre pays n’a connu une contestation aussi
vive42 ». Plus surprenant encore était le rôle joué par l’islam dans cette
contestation. En effet, la Coordination était menée par l’imâm* Saïdou
Bangré, et son bureau était composé en grande partie d’imâms et de chefs
coutumiers des quartiers visés. De plus, en juillet 2002, des émeutes contre
le bornage de la ZACA ont été fomentées par un groupe de jeunes qui s’est
39. Site Internet du Projet ZACA, http ://www.projetzaca.bf/. Consulté le 24 octobre
2007.
40. Alexandra Biehler, « Renouveau urbain et marginalisation. Le cas d’habitants du
­centre-ville de Ouagadougou – Burkina Faso », Tiers Monde, 185 (2006), p. 59.
41. Alpha Somda, « La ZACA. La naissance d’un autre volcan social », Journal du jeudi,
no 497, 29 mars 2001.
42. Théodore Zoungrana, « Projet ZACA : Qui perd gagne », L’Hebdo du Burkina, no 198,
10 janvier 2003.
1 • Introduction
9
surnommé « Al Qaeda43 ». Une telle inscription d’une lutte sociale dans un
cadre islamique tranchait fortement avec l’habituelle complaisance de
­l’islam envers l’État et demande une étude plus approfondie.
Cette apparente irruption de l’islam dans le champ social de Ouagadougou invite donc à revisiter l’histoire de l’islam burkinabè sous l’angle de
son implantation dans le milieu urbain en rapide mutation de Ouagadougou. On peut se demander en effet, au vu de l’opposition soulevée par le
projet ZACA, s’il existe au Burkina Faso, en marge de l’islam complaisant
envers le pouvoir, un islam prêt à affronter l’État. Il s’agit plus précisément
d’étudier le projet ZACA, l’opposition qu’il a soulevée et les conditions de
relogement des habitants à la trame d’accueil de Ouaga 2000 afin de voir
ce que ces événements révèlent quant à l’évolution des rapports entre la
zone et le reste de la ville en premier lieu, quant aux clivages qui traversent
la communauté musulmane en second lieu, et enfin quant à l’évolution
récente des rapports entre d’une part l’islam et l’État, et d’autre part entre
l’ensemble de la société civile et l’État.
Le projet ZACA a révélé la marginalisation de la zone au sein de la ville
en même temps qu’il a réactivé une culture de résistance propre à ces quartiers. Il a également mis à nu les clivages qui traversent la communauté
musulmane, notamment entre les jeunes et les aînés, de même que les
tentatives diverses et dans l’ensemble limitées des musulmans pour contrer
la marginalisation dont ils sont victimes dans la société burkinabè. Enfin,
le projet ZACA constitue une excellente illustration de la façon par laquelle
l’État conserve le contrôle de la situation face à la société civile, par-delà les
vives tensions qui avaient agité celle-ci suite à l’assassinat non élucidé du
journaliste Norbert Zongo en décembre 1998.
1.2Méthodologie
Les quartiers de Ouagadougou ayant des histoires souvent distinctes,
cette étude s’est penchée plus spécifiquement, parmi les quartiers touchés
par le projet ZACA, sur Zangouettin, et ce pour plusieurs raisons. Il a
semblé pertinent de choisir l’un des quartiers qui ont été complètement
rasés et dont la population a été délogée dans son intégralité. De plus, ce
quartier était particulièrement rattaché à l’islam, lui qui a été créé au
XIXe siècle lors de l’établissement de commerçants hausa venus du nord de
43. D’après le nom d’un réseau terroriste islamiste responsable notamment de spectaculaires attentats à New York et Washington en septembre 2001. « Projet ZACA :
Al Qaeda descend dans la rue », Le Pays, no 2673, 17 juillet 2002.
10
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
l’actuel Nigeria44, pour lesquels l’islam constitue un pilier identitaire45.
Lors des événements marquant le projet ZACA, les médias ont d’ailleurs à
plusieurs reprises insisté sur le lien entre Zangouettin et l’islam, en plus de
présenter le quartier comme l’épicentre de la contestation46. Il faut mentionner toutefois que les frontières entre les quartiers étaient assez floues,
notamment entre les quartiers voisins de Zangouettin et Tiedpalogo, tous
deux à forte proportion musulmane. Pour beaucoup de Ouagalais, le nom
de Zangouettin est devenu en quelque sorte synonyme de l’ensemble des
quartiers déguerpis47. Il n’est donc pas question ici d’établir une définition
précise de Zangouettin, mais plutôt de prendre comme point de départ
l’appartenance à l’ancien quartier telle que revendiquée par les acteurs.
La parole de ces acteurs a constitué le principal matériau pour cette
recherche. Elle a été recueillie en majeure partie lors d’une étude effectuée
à Ouagadougou en octobre 200648. 22 entretiens individuels ont été réalisés, ainsi que deux entretiens de groupe. La plupart de ces entretiens ont
impliqué d’anciens résidents expulsés, rencontrés à leur nouveau domicile
à la trame d’accueil de Ouaga 2000. De plus, quelques entretiens ont été
menés avec des personnes choisies pour leur rôle de responsable au sein
d’associations islamiques, d’anciens groupes d’opposition au projet ZACA,
ou de l’administration du projet en tant que tel. Certains d’entre eux
étaient résidents de la trame d’accueil.
L’entretien demeure une pratique rare pour les historiens, et est plus
couramment associé à l’anthropologie ou la sociologie. Cependant, il était
justifié pour plusieurs raisons. Le caractère récent des événements rendait
facile l’accès aux témoins directs. De plus, le contexte africain rend souvent
nécessaire le recours à des informateurs car, de façon générale, l’écrit
demeure moins abondant et répandu que dans les pays du Nord, et l’oral
conserve une grande importance qui fait que beaucoup d’informations
44. Elliott P. Skinner, African Urban Life : The Transformation of Ouagadougou, Princeton,
Princeton University Press, 1974, p. 21.
45. Guy Nicolas, « L’enracinement ethnique de l’islam au sud du Sahara. Étude comparée », Cahiers d’études africaines, 18/71 (1978), p. 352-353.
46. Adam Igor, « Projet ZACA : La manœuvre des hooligans », Journal du jeudi, no 565,
18 juillet 2002 ; Isaac Baaldé, « El Kouand, le Ben Laden de Zangouettin », Journal du
jeudi, no 541, 7 février 2002 ; Hamidou Ouédraogo, « Dimanche chaud à
­Zanghoetin », L’Observateur paalga no 5578, 4 février 2002.
47. Sara Bin et Valerio Bini, « “ Nou pas bouger ” : Abitare Ouagadougou ai tempi del
Projet ZACA », Quaderni del Dottorato, 1 (2006), p. 106.
48. Trois entretiens avaient été réalisés au préalable par Aissétou Sawadogo, étudiante
burkinabè, en septembre 2006.
1 • Introduction
11
importantes ne sont transmises que par la parole. Les historiens travaillant
en Afrique ont très souvent recours aux entretiens49.
L’utilisation d’entretiens ne doit toutefois pas être vue comme un
choix par défaut en l’absence d’autres sources plus conventionnelles. En
effet, il existe des qualités intrinsèques à cette méthode, qui permet de
recueillir directement la parole des acteurs de l’histoire. Le recul de quelques années par rapport aux événements permet d’obtenir, en plus d’informations sur le passé, une réflexion parfois critique sur les actions passées
des informateurs. Enfin, les entretiens permettent de canaliser la parole en
fonction de la recherche. Dans le cas présent, il s’agissait de mettre l’accent
sur la vie religieuse de l’ancien quartier, le rôle de l’islam dans les événements liés au projet ZACA et les changements provoqués par la relocalisation sur la trame d’accueil sur le plan socio-religieux, amenant ainsi les
informateurs à réfléchir sur des questions qu’ils n’avaient peut-être pas particulièrement considérées.
Les entretiens étaient donc de type semi-directif50, c’est-à-dire qu’ils ne
se basaient pas sur un questionnaire précis mais plutôt sur des questions
larges touchant les thèmes de la recherche, afin de laisser parler les informateurs et de recueillir leurs réflexions personnelles sur ces thèmes. Par la
suite, des questions plus précises pouvaient être posées pour clarifier des
points particuliers. La même démarche a été employée dans le cas des deux
entretiens de groupes51 avec un nombre variable de jeunes (10 et 4).
Cependant, ces entretiens de groupes offraient la possibilité de placer la
discussion dans un contexte plus proche du quotidien des jeunes, facilitant
dans plusieurs cas la prise de parole.
49.Voir notamment Marie Miran, Islam, histoire et modernité en Côte-d’Ivoire, Paris,
­Karthala, 2006, p. 32-33 ; Laurent Fourchard, De la ville coloniale à la cour africaine.
Espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta) fin
XIXe siècle-1960, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 19 ; Muriel Gomez-Perez, Une histoire
des associations islamiques sénégalaises (Saint-Louis, Dakar, Thiès) : Itinéraires,
­stratégies et prises de parole (1930-1993), thèse de doctorat (nouveau régime), Université de Paris 7, 1997, p. 32-37.
50.Voir Lorraine Savoie-Zajc, « L’entrevue semi-dirigée », Benoît Gauthier (dir.), Recherche sociale. De la problématique à la collecte des données, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2003 ; Alain Blanchet et Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes :
l’entretien, Paris, Nathan, 1992.
51.Voir Paul Geoffrion, « Le groupe de discussion », Benoît Gauthier (dir.), Recherche
sociale. De la problématique à la collecte des données, Sainte-Foy, Presses de l’Université
du Québec, 2003.
12
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
Il va sans dire que ces méthodes comportent des limites, dues notamment aux conditions variables de l’enquête de terrain. La venue d’un chercheur étranger pouvait rendre méfiants certains informateurs, d’autant
plus que la tension avait été vive autour des événements étudiés. La langue
constituait également une barrière, la plupart des individus interviewés ne
parlant pas ou peu le français, rendant nécessaire le recours à une traductrice mooré-français52. La présence de témoins a rapidement été considérée
comme nécessaire, étant donnée la grande gêne de certains informateurs
lorsqu’ils se retrouvaient seuls devant un couple d’enquêteurs. Dans un
contexte de grande pauvreté et de méfiance par rapport à d’éventuels informateurs de la police, le recours à du matériel d’enregistrement semblait
peu indiqué, rendant nécessaire la prise de notes et une retranscription
rapide des entretiens. Enfin, bien que très riches, les entretiens de groupe
mènent à une prise de parole inégale entre les acteurs, certains étant plus à
l’aise dans ce contexte et d’autres demeurant silencieux.
Ces limites ne sont toutefois pas de nature à invalider les résultats, et il
est même possible de les inclure dans l’analyse. En effet, un refus de répondre, une grande méfiance, des propos évasifs ou douteux, ou encore des
tensions au sein d’un groupe constituent autant de points à expliquer et
peuvent grandement alimenter la recherche. Les limites sont également en
partie contournables, notamment en confrontant les résultats d’entretiens
entre eux, et en recherchant des informateurs dans des milieux diversifiés
(hommes et femmes, jeunes et aînés, quelques chrétiens, etc.) Afin de
conserver l’anonymat des informateurs, ils seront identifiés dans le texte
par des prénoms fictifs. De plus, les responsables d’associations ou du
projet ZACA seront présentés sous le titre général de « responsables » puisque la mention de leur fonction précise aurait rendu illusoire toute prétention à garder l’anonymat.
Les entretiens sont également enrichis lorsque confrontés à d’autres
sources, notamment la presse. La presse donne en effet accès, par des lettres
ou des entrevues, au discours des différents acteurs visés par cette problématique : opposants au projet ZACA, responsables d’associations islamiques, anciens résidents de Zangouettin et responsables de l’État. Le traitement médiatique du projet ZACA et de ses suites, des activités et crises des
associations islamiques ainsi que de la vie politique permet également
d’éclairer, à travers les allusions ou les analyses faites par les journalistes, les
différentes composantes de la problématique. Enfin, la presse contient des
52. Cette dernière était Aissétou Sawadogo, étudiante à la maîtrise en sociologie, habituée
aux enquêtes en milieu populaire et à la traduction.
1 • Introduction
13
informations factuelles qui sont nécessaires à la compréhension des événements. Malgré son caractère restreint par rapport à la presse des pays du
Nord notamment (L’Observateur paalga, l’un des quotidiens les plus
influents, est tiré à seulement 7 000 exemplaires pour tout le pays), la
presse burkinabè est néanmoins un lieu non négligeable de débats comme
en témoigne le nombre élevé d’acteurs sociopolitiques qui y publient des
lettres ouvertes. De plus, l’importance de la presse écrite est plus grande
que ne le laisse croire ses faibles tirages, chaque exemplaire étant lu par un
grand nombre de personnes53.
Au total, 11 journaux ont été dépouillés. Il s’agit des quotidiens
S­ idwaya, L’Observateur paalga, et Le Pays, des hebdomadaires Journal du
jeudi, Bendré, L’Hebdo du Burkina, L’Opinion, San Finna et L’Indépendant,
du bimensuel L’Événement ainsi que d’An-Nasr vendredi, organe de l’Association des élèves et étudiants musulmans du Burkina, seule publication
régulière émanant d’une association islamique. Les articles et caricatures
traitant du projet ZACA, de ses suites et de l’islam ont été analysés. Ces
publications sont très diversifiées quant à leur position politique et leur
objectivité. Se côtoient en effet des titres gouvernementaux qui relaient
pour l’essentiel la position du pouvoir (Sidwaya, L’Hebdo du Burkina,
L’Opinion), des titres privés de bonne qualité (L’Observateur paalga, Le
Pays, Journal du jeudi), et des titres d’opposition extrêmement critiques et
constitués surtout de textes d’opinion (Bendré, L’Indépendant, L’Événement,
San Finna). Ces journaux ont été dépouillés sur des périodes variables,
suivant la disponibilité des archives en ligne et à la bibliothèque de l’Institut de recherche sur le développement (IRD) à Ouagadougou. Le Journal
du jeudi, L’Observateur et Le Pays couvrent la totalité de la période depuis
le lancement du projet ZACA en 2001 jusqu’à juillet 2007, date d’arrêt du
dépouillement. Le dépouillement des autres titres débute en général vers
2002-2003.
Il convient, dans une première partie, de décortiquer les principales
étapes du développement de la ville de Ouagadougou, pour comprendre la
place occupée dans cette ville par Zangouettin ainsi que les orientations
urbanistiques du pouvoir qui ont mené au lancement du projet ZACA. Ce
chapitre sera l’occasion de comprendre l’importance de l’islam dans le
quartier, de même que les origines de sa marginalité par rapport au reste de
la ville. Dans une seconde partie, nous expliquerons en quoi le projet
53.Voir notamment Serge Théophile Balima et Marie-Soleil Frère, Médias et communications sociales au Burkina Faso : approche socio-économique de la circulation de l’information, Paris, L’Harmattan, 2003.
14
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
ZACA constitue un révélateur des clivages internes de la communauté
musulmane, notamment d’un fossé entre les générations. Enfin, la troisième partie exposera ce que ce même projet a permis d’éclairer quant aux
relations entre la communauté musulmane et l’État de même que, plus
généralement, entre la société civile et le pouvoir.
2
Un quartier marginalisé dans une capitale
au développement inégal
Le projet ZACA est à replacer dans l’histoire de la ville de Ouagadougou, dont le développement a été dans une large mesure dicté par des initiatives politiques, et ce depuis l’époque précoloniale. Que ce soit sous
l’autorité du Mogho Naba, souverain du royaume moaga de Ouagadougou, sous celle des colonisateurs français, ou encore de l’État indépendant
de Haute-Volta puis du Burkina Faso, la ville a connu une évolution au gré
de décisions étatiques alternant entre différentes phases dirigistes ou au
contraire de laisser-aller. Dans cette ville, le quartier de Zangouettin, assez
ancien dans la mesure où il a été créé avant la colonisation, a connu une
évolution agitée, marquée à la fois par une marginalisation croissante par
rapport au reste de la ville et par le développement d’une culture de résistance et de mobilisation. La mise en œuvre du projet ZACA, à partir de
2001, a signifié que Zangouettin, comme d’autres quartiers résidentiels
centraux, serait démoli et ses habitants déplacés en périphérie, ce qui s’est
concrétisé en 2003, consacrant ainsi sa marginalisation.
2.1 Le développement irrégulier d’une capitale
Capitale du royaume de Ouagadougou avant la colonisation de 1896,
la ville était marquée par la présence du Mogho Naba et de sa cour, qui
structuraient son développement, directement dans le cas des quartiers qui
leur étaient liés, et indirectement par l’autorité qu’ils exerçaient sur les
chefs des autres quartiers. Après la conquête coloniale, la ville a connu un
16
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
développement inégal selon les décisions politiques et administratives françaises qui ont modifié le statut de la ville à plusieurs reprises et qui ont
influencé les orientations des politiques urbaines de la Haute-Volta indépendante jusqu’au coup d’État du CNR en 1983. Suite à cet événement,
l’urbanisme du pays rebaptisé Burkina Faso en 1984 a pris une tangente
nettement autoritaire, avec une volonté très marquée de l’État, d’une part,
à remodeler Ouagadougou selon des principes modernistes et, d’autre
part, à substituer son autorité foncière sur l’ensemble du territoire urbain
à celle que continuait d’exercer la chefferie coutumière sur la majorité des
quartiers.
2.1.1 Une ville structurée autour de la royauté,
fin du XVIIIe siècle‑1896
Les premiers Européens qui ont visité Ouagadougou à la fin du
XIX siècle ont été surpris par l’aspect rural de la capitale du célèbre
royaume moaga. Krauze, Binger, Crozat n’ont pas été très impressionnés
par cette ville, qu’ils ont décrit comme un gros village, très différent de ce
qu’ils attendaient de la capitale d’un État puissant1. Ce constat a été repris
plus récemment par Sylvy Jaglin : « Le Burkina Faso est un pays sans tradition urbaine. Malgré la densité du peuplement sur le plateau central,
malgré le rayonnement du puissant empire mossi et de son roi, Ouagadougou, capitale d’un pouvoir politique fort, ne fut longtemps qu’un gros
bourg villageois2. » Elle situe par ailleurs la première opération d’urbanisme
à Ouagadougou en 1896 quand, suite à la conquête de la ville par le lieutenant Voulet, ce dernier a ordonné la destruction par ses troupes du palais
du Mogho Naba, qui avait tenté d’organiser la résistance à la conquête,
pour y installer un camp militaire3. Cette concordance entre le début de la
vocation urbaine de Ouagadougou et la conquête française semble toutefois critiquable au regard des travaux récents sur la ville africaine.
e En effet, s’il est hors de question ici de proposer une fois pour toutes
une définition universelle de la ville, il semble toutefois qu’il faille, à ­l’instar
de Coquery-Vidrovitch, insister plutôt sur les habitants que sur le bâti,
nécessairement précaire dans un contexte où les matériaux de construction
1.
Catherine Coquery-Vidrovitch, Histoire des villes d’Afrique noire : des origines à la colonisation, Paris, Albin Michel, 1993, p. 268.
2. Sylvy Jaglin, Gestion urbaine partagée à Ouagadougou. Pouvoir et périphéries (19831991), Paris, Karthala et ORSTORM, 1995, p. 29.
3. Ibid., p. 32.
2 • Un quartier marginalisé dans une capitale
17
solides sont rares, pour définir la ville précoloniale africaine4. Or, pour
reprendre les termes de Jaglin, Ouagadougou était la « capitale d’un pouvoir politique fort », ce qui supposait qu’une partie de sa population vivait
des surplus agricoles et se consacrait à des activités liées à l’exercice du
pouvoir, ce qui constitue, en Afrique comme ailleurs, l’une des différences
principales entre une ville et un village5. Plus encore, Ouagadougou était,
avant la conquête française, structurée autour des besoins de la cour du
Mogho Naba, et ses différents quartiers étaient délimités selon leur fonction politique ou économique6. Cette spécialisation laisse entendre qu’il
s’agissait bel et bien d’une ville, peu importe l’importance de l’agriculture
qui s’y pratiquait ou le caractère peu imposant de ses constructions en
banco (brique crue), matériau par ailleurs encore abondamment utilisé
aujourd’hui dans les quartiers populaires7.
Cependant, il est vrai que la ville de Ouagadougou, en tant que capitale politique, est de formation assez récente. Les connaissances sur l’histoire de Ouagadougou avant la conquête moaga au XVIe siècle sont très
fragmentaires. Les groupes considérés comme autochtones, soit les Ninisi,
Yonyonse et Sokonse, étaient des agriculteurs établis à l’emplacement des
quartiers de l’est de la ville actuelle8. Selon la tradition moaga, le pouvoir
sur la ville aurait été laissé, après la conquête, au Ouagadougou Naba, chef
Ninisi, la cour du Mogho Naba demeurant itinérante au gré des nécessités
militaires9. Cet arrangement recoupe la division classique au Moogo entre
le pouvoir politique, incarné par les nanamse* moaga, et le pouvoir sur la
terre, exercé par les tengsoba*, généralement autochtones10. Dans la société
moaga, comme dans la majeure partie de l’Afrique précoloniale, il n’existait pas de propriété privée du sol telle que conçue par le droit européen.
La terre était commune, mais le droit d’occuper une parcelle était accordé
 4. Catherine Coquery-Vidrovitch, « De la ville en Afrique noire », Annales Histoire,
Sciences sociales, 61/5 (2006), p. 1095.
 5. Ibid., p. 1091.
  6. Laurent Fourchard, De la ville coloniale à la cour africaine. Espaces, pouvoirs et sociétés
e
à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta) fin XIX siècle-1960, Paris,
­L’Harmattan, 2001, p. 41.
  7. Helmut Asche, Le Burkina Faso contemporain. L’expérience d’un autodéveloppement,
Paris, L’Harmattan, 1994, p. 207-208.
  8. Lassina Simpore et Dominique Nacanabo, « La mise en place du peuplement et des
institutions politiques », Pierre Claver Hien et Maxime Compaoré (dir.), Histoire de
Ouagadougou des origines à nos jours, Ouagadougou, DIST (CNRST), 2006, p. 46.
  9. Elliot P. Skinner, op. cit., p. 17-18.
10. Michel Izard, Moogo. L’émergence d’un espace étatique ouest-africain au XVIe siècle, Paris,
Karthala, 2003, p. 76-77.
18
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
par les chefs de la terre, qui créaient ainsi des quartiers composés de lignages attachés à eux par des liens de dépendance11.
Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle, sous le règne du Mogho Naba
Zembre (1744-1784), que la cour s’est définitivement installée à Ouagadougou12, reléguant le Ouagadougou Naba à un rôle surtout religieux13.
L’histoire suivant cette installation du Mogho Naba est mieux connue
grâce à la tradition orale conservée à la cour. La ville semble avoir connu
un développement important suite à cette décision, et surtout au XIXe siècle,
au moment où l’Afrique vivait selon Coquery-Vidrovitch une « révolution
urbaine14. » Le palais, comme le marché des commerçants musulmans
yarcé, a été établi dans ce qui est actuellement le centre de la ville15, entraînant la construction de la première mosquée de la ville au début du
XIXe siècle au nord du palais16. La royauté a par ailleurs pris en charge
l’organisation des quartiers, « unité de peuplement de base » de la société
moaga17. Les différentes catégories de serviteurs du Mogho Naba ont pour
leur part été regroupées dans des quartiers autour du palais (Kamsaoghin,
Kamboinse, Dapoya, Bilbalogo, Bilibambili, Samande18,) alors que les
ministres se voyaient attribuer des quartiers plus éloignés vers le nord et
l’ouest (Goughin, Ouidi, Larhale), chacun se trouvant à son tour divisé
suivant les catégories de serviteurs de chaque ministre19. Les quartiers
autochtones de l’est (Dassasgho, Wogdogo, Borgo, Mankugdougou,
­
Tengsobongo) ont donc été relégués à la périphérie du nouveau centre du
pouvoir, et les chefs de la terre ont vu leurs prérogatives sur l’attribution
des espaces de peuplement rognées par l’influence grandissante du pouvoir
politique à Ouagadougou et son implication de plus en plus directe dans
la gestion foncière20.
11. Andreas Eckert, « Urbanization in Colonial and Post-Colonial West Africa »,
­Emmanuel Kwaku Akyeampong (dir.), Themes in West Africa’s History, Oxford, Accra
et Athens, James Currey, Woeli Publishing Services et Ohio University Press, 2006,
p. 219.
12.Fourchard, op. cit., p. 39-40.
13.Skinner, op. cit., p. 18.
14.Coquery-Vidrovitch, Histoire des villes…, p. 222-223.
15.Fourchard, op. cit., p. 44.
16. Assimi Kouanda, « La lutte pour l’occupation et le contrôle des espaces réservés aux
cultes à Ouagadougou », René Otayek et al. (dir.), Le Burkina entre révolution et démocratie (1983-1993), Paris, Karthala, 1996, p. 91.
17.Izard, op. cit., p. 82.
18.Fourchard, op. cit., p. 46.
19.Skinner, op. cit., p. 19.
20.Izard, op. cit., p. 85.
2 • Un quartier marginalisé dans une capitale
19
Cette influence s’est accrue au cours du XIXe siècle par la venue de
groupes étrangers. La croissance de la ville consécutive à l’installation permanente de la cour a en effet attiré plusieurs commerçants venus des
régions voisines, principalement les Dioula de l’ouest et les Hausa du califat de Sokoto. Musulmans pour la plupart, ces nouveaux venus ont contribué à faire progresser l’islam à Ouagadougou. Les Dioula se sont établis
pour la plupart autour de la mosquée, formant ainsi, avec les Yarcé habitant déjà le secteur, le quartier Moembe, ce qui signifie musulman en
mooré21. Les Hausa, quant à eux, se sont regroupés à l’est du marché22.
Influents par leur puissance économique tirée de leur mainmise sur le
grand commerce, qui détrônait les commerçants yarcé auparavant prépondérants23, ces groupes étrangers demeuraient toutefois subordonnés au
pouvoir qui gardait un contrôle étroit sur les activités du marché24 et qui
leur interdisait toute activité liée aux affaires politiques locales25.
À leur arrivée, les Français ont donc trouvé une ville complexe, moyennement peuplée (environ 5 000 habitants en 188026), divisée en de nombreux quartiers possédant chacun son identité et sa fonction propres. Cet
ensemble de quartiers était uni en un tout par l’influence prépondérante de
la royauté moaga qui avait marginalisé les chefs autochtones, mis en dépendance les commerçants musulmans d’origine étrangère et pris le contrôle
de l’aménagement urbain. Les Français n’ont pas saisi immédiatement la
complexité de cette ville et se sont surtout arrêtés à son aspect visuel plutôt
uniforme et peu impressionnant. Substituant une conception de l’urbanisme radicalement différente de celle des souverains moaga, les colonisateurs ont toutefois déployé des efforts inconstants en matière d’aménagement urbain, alternant entre grands projets structurants, solutions
particulières ou abandon pur et simple. Les gouvernements de la HauteVolta indépendante ont généralement suivi les traces du régime colonial,
avec des moyens limités, qui laissaient une grande place au pouvoir coutumier dans l’aménagement de l’espace urbain.
21.Fouchard, op. cit., p. 47.
22. Simpore et Nacanabo, loc. cit., p. 64.
23. Assimi Kouanda, « La religion musulmane … » , p. 130-131.
24.Fouchard, op. cit., p. 196.
25.Skinner, op. cit., p. 22-23.
26.Fourchard, op. cit., p. 49.
20
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
2.1.2 1896-1983 : entre grands projets et laisser-faire
Durant la période comprise entre la conquête française de 1896 et le
coup d’État de 1983, Ouagadougou s’est transformé profondément. Pourtant, les premiers colonisateurs français n’avaient pas l’intention de marquer de leur empreinte le tissu urbain. En effet, les territoires conquis en
Afrique occidentale par l’armée française étaient soumis dans un premier
temps à une administration militaire, dont l’objectif principal était le
maintien de l’ordre et l’écrasement des initiatives de résistance armée27. Les
actions de ces administrations militaires en matière d’aménagement urbain
étaient donc limitées et pragmatiques, comme à Bamako : « Devant l’afflux des populations indigènes, les militaires se contentèrent de tracer quelques voies rectilignes à travers les groupements d’habitations : c’est la seule
opération d’urbanisme qui intervint jusqu’à la fin du [XIXe] siècle28. »
Dans le cas de Ouagadougou, capitale d’un royaume puissant, les militaires ont procédé dès le départ à une opération spectaculaire, soit la destruction du palais du Mogho Naba et son remplacement par un camp militaire, suite à sa résistance à la conquête29. Il s’agissait certes d’un geste
marquant, destiné à impressionner les Ouagalais et à signifier symboliquement le transfert du pouvoir réel, mais l’objectif politique des militaires
n’était pas de décapiter la chefferie moaga et un nouveau Mogho Naba a
été nommé en 1897 et rapidement accepté par la population30. L’organisation de la ville en quartiers n’était pas bouleversée, mais la dynamique
urbaine était quelque peu modifiée par la présence de militaires étrangers
et, à partir de 1901, par celle de missionnaires catholiques. Ces derniers,
peu visibles dans les premiers temps, ont progressivement attiré autour
d’eux des catéchistes qui ont formé les « quartiers saints » au sud de la
ville31.
Le passage à une administration civile en 1904, avec l’intégration du
Moogo dans la colonie du Haut-Sénégal-Niger, n’a pas entraîné de changement majeur dans l’attitude des autorités françaises par rapport à
27. John Iliffe, Les Africains. Histoire d’un continent, Paris, Flammarion, 1997, p. 279280.
28. Sophie Dulucq, « Les ambiguïtés du discours et des pratiques urbaines : Afrique noire
francophone (c. 1900-c. 1980) », Catherine Coquery-Vidrovitch et Odile Goerg
(dir.), La ville européenne outre mers : un modèle conquérant ? (XVe-XXe siècles), Paris,
L’Harmattan, 1996, p. 221.
29. Roger Bila Kaboré, Histoire politique du Burkina Faso : 1919-2000, Paris, ­L’Harmattan,
2002, p. 14.
30.Skinner, op. cit., p. 23-24.
31.Fourchard, op. cit., p. 222.
2 • Un quartier marginalisé dans une capitale
21
­ uagadougou. Chef-lieu d’un cercle périphérique de l’empire, la ville n’a
O
attiré qu’un petit nombre de fonctionnaires européens, qui ont maintenu
pour l’essentiel l’organisation urbaine précoloniale, et notamment le
régime foncier coutumier qui s’appliquait toujours à l’ensemble de la ville
à l’exception de la mission catholique qui disposait d’un titre de propriété32.
La vie de Ouagadougou a toutefois été bouleversée par la Première Guerre
mondiale, qui en a fait un lieu de transit des mobilisés pour la conquête du
Togo, alors colonie allemande, puis pour les combats en Europe. Plusieurs
d’entre eux se sont établis à Ouagadougou après la guerre grâce à leur
­pension et à leur salaire tiré d’emplois dans la police ou comme agents de
sécurité après leur démobilisation33.
Cet établissement grâce à l’argent suggère l’apparition après la guerre
d’un régime foncier nouveau, basé sur la propriété privée du sol. En effet,
jusqu’alors, l’ensemble de la ville était régi selon les pratiques foncières
coutumières, dans lesquelles l’argent n’entrait pas en ligne de compte. Les
terrains destinés à l’établissement des familles étaient accordés à ces
­dernières par le chef du quartier en retour d’un don en nature (poulet,
chèvre, etc.), qui ne constituait pas un paiement pour une terre que le chef
ne possédait pas en propre mais plutôt un symbole de l’entrée dans le
réseau de dépendance envers ce chef34. Après la Première Guerre mondiale,
la conception occidentale de la propriété du sol selon un cadastre administré par l’État a fait son apparition à Ouagadougou, même si son application pour les quartiers africains est demeurée limitée.
Cette pratique a été facilitée par la création, en 1919, de la colonie de
Haute-Volta, sur un territoire correspondant pour l’essentiel à celui de
l’actuel Burkina Faso35. La promotion de Ouagadougou au rang de capitale
de colonie a entraîné l’arrivée de fonctionnaires déterminés à transformer
la ville. L’aménagement des capitales coloniales était fait selon des conceptions hygiénistes prônant une ségrégation entre la ville des « évolués », soit
les administrateurs blancs et les Africains, très peu nombreux, ayant adopté
le mode de vie européen, et celle des « non-évolués », soit la presque totalité de la population africaine. Les deux villes devaient être éloignées l’une
32. Anne Ricard, « L’invention d’une capitale coloniale : Ouagadougou de 1919 à 1932 »,
Clio en @frique, 7 (2002), http ://www.up. univ-mrs.fr/~wclio-af/numero/7/
ricardchap2.html, consulté le 29 août 2007.
33.Skinner, op. cit., p. 27-28.
34.Jaglin, op. cit., p. 50-51.
35.Kaboré, op. cit., p. 15-16 ; Yenouyaba Georges Madiéga, « Aperçu sur l’histoire coloniale du Burkina », Gabriel Massa et Yenouyaba Georges Madiéga (dir.), La HauteVolta coloniale. Témoignages, recherches, regards, Paris, Karthala, 1995, p. 16-18.
22
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
de l’autre, les quartiers africains étant réputés sales et vecteurs de maladies36. Cette vision hygiéniste se doublait d’une volonté non déclarée mais
évidente de marquer dans l’espace la domination française en opposant un
centre-ville propre, doté d’infrastructures modernes et peuplé par la population blanche aux quartiers africains relégués à la périphérie, surpeuplés et
dotés d’infrastructures insuffisantes37. À cette conception générale de la
ville coloniale française s’ajoutait, pour Ouagadougou, la création d’une
troisième catégorie de quartiers, destinés aux « semi-évolués ». En effet, les
plans d’aménagement des années 1920 prévoyaient une ceinture de quartiers entre le centre européen et la périphérie africaine, censée accueillir la
population africaine perçue comme étant en voie d’évolution, ce qui
concernait, dans l’esprit des administrateurs, surtout les commerçants
musulmans de Zangouettin et de Tiedpalogo de même que les petits fonctionnaires de Koulouba. Soumis à un régime de propriété du sol, contrairement aux autres quartiers africains, ces quartiers « semi-évolués » auraient
permis aux autorités de contrôler les activités des commerçants et d’avoir
un pouvoir de taxation sur les Africains solvables38.
L’essentiel des travaux réalisés au cours des années 1920 a ainsi été fait
au centre-ville, qui a été divisé en quartiers selon leur fonction, créant des
zones administrative, commerciale et résidentielle39. La construction de la
ville administrative a entraîné le traçage des principales artères, ainsi que le
déplacement du quartier hausa de Zangouettin vers le sud en 1921, où un
nouveau Zangouettin a été établi40 à l’endroit où il a existé jusqu’en 2003.
Le matériau principal des bâtiments administratif était le banco, ce qui a
valu à la ville le surnom de Bancoville41. Le secteur commercial, plus à
l’ouest, était situé autour du grand marché, alors que les secteurs résidentiels jouxtaient le quartier administratif, au nord pour les fonctionnaires
européens, au sud, dans le quartier Koulouba, pour les employés africains42. Quant à la majorité des quartiers africains, à l’image de ce qui se
passait dans les autres villes d’Afrique sous domination française, ils ont été
laissés à eux-mêmes, ne bénéficiant d’aucun aménagement43. Des quartiers
« semi-évolués » prévus au départ, que les plans promettaient de lotir et de
36.Dulucq, loc. cit., p. 220-222.
37.Eckert, loc. cit., p. 213.
38.Fourchard, op. cit., p. 68-70.
39. Ibid., p. 61.
40. Ibid., p. 63.
41.Jaglin, op. cit., p. 33.
42.Skinner, op. cit., p. 29-30.
43.Dulucq, loc. cit., p. 222-223.
2 • Un quartier marginalisé dans une capitale
23
doter de quelques infrastructures sanitaires, seul Bilbalogo a fait l’objet
d’aménagements en ce sens, permettant à d’anciens combattants d’accéder
à la propriété. Les autres quartiers visés, comme Zangouettin et Tiedpalogo, ont dû attendre les années 1950 pour être lotis44.
L’une des raisons expliquant un tel abandon est la dislocation, en
1932, de la colonie de Haute-Volta au plus fort de la crise économique
mondiale qui rendait son maintien insoutenable financièrement pour la
France. Ouagadougou s’est trouvée reléguée au rôle de ville périphérique
de la colonie de Côte d’Ivoire Côte-d’Ivoire et la majorité des services
administratifs qui s’y trouvaient ont été déplacés à Abidjan ou à BoboDioulasso. Il en a résulté un abandon presque complet des politiques
d’aménagement et le départ de la majorité de la population blanche45. Ce
départ a permis une reconquête du centre commercial de la ville par les
commerçants africains, mettant fin ainsi à la ségrégation établie précédemment46. La seule opération urbaine d’envergure effectuée à cette époque a
été le déplacement des habitants des quartiers nord vers des zones loties
plus au nord en 1944-1945, afin de dégager l’espace nécessaire pour l’arrivée du chemin de fer et la construction de la gare en 1954.
C’est après la Seconde Guerre mondiale que Ouagadougou a fait
l­’objet d’une plus grande attention de la part du régime colonial, suite au
rétablissement de la Haute-Volta en 1947. Des politiques globales d’urbanisme ont été élaborées dès la fin de la guerre pour l’ensemble de l’empire
français et des institutions de financement comme le Fonds d’investissement pour le développement économique et social (FIDES) ont été créées
pour encadrer l’investissement métropolitain dans les villes coloniales47. Si
les plans d’aménagement des principales villes africaines adoptés après la
guerre étaient inapplicables faute d’une réelle prise en compte des réalités
locales48, il reste que les fonds investis par la métropole dans les villes africaines ont augmenté de façon substantielle. En ce qui concerne Ouagadougou, redevenue capitale, les investissements avaient un objectif politique, puisque la France tentait de s’allier à la cour du Mogho Naba et au
44.Fourchard, op. cit., p. 71.
45.Fourchard, op. cit., p. 82 ; Skinner, op. cit., p. 33.
46.Fourchard, op. cit., p. 145.
47. Sophie Dulucq, La France et les villes d’Afrique noire francophone. Quarante ans d’intervention (1945-1985), Approche générale et études de cas : Niamey, Ouagadougou et
Bamako, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1997, p. 46-47.
48. Claude Sissao, Urbanisation et rythme d’évolution des équipements à Ouagadougou
et dans l’ensemble du Burkina Faso (1947-1983), thèse de doctorat, Université de
Paris VII, 1992, p. 79-82.
24
Le projet ZACA. Marginalisation, résistances et reconfigurations
parti politique qui lui était lié, l’Union voltaïque (UV), pour diminuer
l’influence du Rassemblement démocratique africain (RDA), alors allié au
Parti communiste français et bête noire de l’administration, car favorable à
l’indépendance49. Il s’agissait donc de favoriser la ville, laissée à l’abandon
durant la période 1932-1947, par des investissements notables.
Dans cet esprit, divers grands travaux ont été entrepris : aménagement
de barrages pour créer des réservoirs et assainir les zones marécageuses du
nord de la ville, développement d’infrastructures scolaires, construction
d’un abattoir moderne, bitumage des principales rues, reconstruction des
bâtiments administratifs en matériaux durables et modernisation du
marché central50. De plus, les quartiers africains ceinturant le centre-ville
ont été lotis dans les années 1950, mais les investissements qui y ont été
faits sont demeurés très limités51. Malgré ces limites, les transformations de
la ville entre 1945 et 1960 ont été majeures et la population, stagnante
durant les années d’abandon par l’administration, a augmenté de façon
importante, pour atteindre près de 60 000 habitants au moment de l’indépendance en 196052.
Ce dernier événement n’a pas constitué une rupture profonde en
matière de développement urbain. Les politiques mises de l’avant par la
Haute-Volta indépendante ont en effet présenté une grande continuité
avec celles de l’époque coloniale, notamment par l’insistance mise sur le
centre-ville et l’aménagement de quartiers résidentiels pour les privilégiés.
Cette continuité s’explique en partie par la formation dans les écoles françaises des fonctionnaires responsables de l’urbanisme, et surtout par le
maintien du financement et du personnel français qui ont dicté l’aménagement urbain en Afrique de l’Ouest jusqu’au début des années 198053. Des
plans d’aménagement pour l’ensemble de la ville de Ouagadougou ont été
proposés au cours des années 1960 et 1970 mais, comme ceux de l’époque
coloniale, ils n’ont jamais été appliqués faute de moyens et d’arrimage avec
la réalité54. L’accent a donc été mis sur des aménagements au cas par cas,
financés par l’État et destinés à loger les fonctionnaires : Gandin en 1963,
La Rotonde en 1967, la Zone du Bois en 1972, Zogona en 1971-1972 et
la Patte d’oie en 1978. Les moyens de l’État diminuant au cours des années
49.Kaboré, op. cit., p. 30-31.
50.Fourchard, op. cit., p. 101-103 ; Skinner, op. cit., p. 40-41 ; Jaglin, op. cit., p. 36.
51.Fourchard, op. cit., p. 102-105.
52. Ibid., p. 54-56.
53. Dulucq, « Les ambiguïtés du discours… », p. 231-232.
54Sissao, op. cit., p. 92-93.
2 • Un quartier marginalisé dans une capitale
25
1970, les deux derniers projets ont été moins luxueux que les précédents,
et d’autres acteurs ont été appelés à intervenir par la suite55.
Effectivement, à partir des années 1970, des projets ont été entrepris
sous l’impulsion de l’Organisation des Nations unies (ONU), de la Banque
mondiale ou de divers pays européens, marquant le recul de la prédominance française56. Ces projets ont permis le réaménagement et le lotissement de secteurs résidentiels limités, notamment à Cissin, qui, malgré leur
objectif affiché de développer un habitat pour les démunis, ont finalement
profité surtout à des familles aisées57. On y voit la contradiction des
conceptions urbanistiques libérales inspirées par la Banque mondiale, à
savoir l’insistance sur des projets rentables, qui ne pouvaient qu’être réservés à des groupes solvables très minoritaires dans un contexte de pauvreté
massive58. Le changement d’acteurs n’a pas entraîné de modification profonde des orientations générales de l’urbanisme à Ouagadougou.
Ces dernières, dans la Haute-Volta indépendante, comme à l’époque
coloniale, visaient principalement à aménager les quartiers privilégiés,
habités en partie par les fonctionnaires et autres clients du régime. Tout en
prétendant parvenir à terme à un lotissement intégral de la ville, l’État
postcolonial a été complètement dépassé par la croissance démographique
rapide de Ouagadougou. D’environ 60 000 habitants en 1960, la population est passée à 441 514 habitants en 198559. Au cours de la période
1960-1980, les autorités, à travers les différents projets de lotissements, ont
régularisé 1 040 hectares de quartiers résidentiels, alors que 4 900 hectares
supplémentaires se sont développés de façon « spontanée60 », ou plus précisément hors du contrôle de l’État, en passant par une distribution des
terres régie par la chefferie coutumière.
Les pratiques urbanistiques à Ouagadougou du début de la période
coloniale au coup d’État de 1983 ont donc été caractérisées dans l’ensemble par le tâtonnement et l’insuffisance des moyens déployés, trahissant
55.Jaglin, op. cit., p. 58-59.
56.Dulucq, op. cit., p. 328.
57.Jaglin, op. cit., p. 59-61.
58. Gustave Massiah et Jean-François Tribillon, « Les différents visages de la planification
urbaine », Politique africaine, 17 (1985), p. 14.
59. Ardjouma Ouattara, « Les processus d’urbanisation et l’aménagement urbain à
Ouagadougou », Pierre Claver Hien et Maxime Compaoré (dir.), Histoire de
­
­Ouagadougou des origines à nos jours, Ouagadougou, DIST (CNRST), 2006, p. 290.
60. Georges Compaoré et Ousmane Nébié, « Croissance démographique et espace urbain
à Ouagadougou (Burkina Faso) », Études urbaines à Ouagadougou, Burkina Faso, Paris,
CRET- DYMSET, 2003, p. 11.
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