AVANT-PROPOS Le 4 janvier 1960, à 13 h 55, sur la route de Sens à Paris, une voiture qui roule à vive allure dérape et vient heurter un platane. Parmi les quatre personnes à bord, deux femmes sont légèrement blessées. Le conducteur de la voiture, monsieur Michel Gallimard, éditeur d’Albert Camus, mourra quelques jours plus tard. Le quatrième passager, cependant, gît entre la carrosserie fracassée. C’est Albert Camus. Il a été tué sur le coup ! « À demi engagé par le choc dans la malle arrière, les yeux un peu exorbités, l’air calme comme étonné », c’est par un « bruit terrible » que cet écrivain, créateur et chroniqueur sombre dans la mort : « le grand vide où le cœur de l’homme s’apaise », disait-il. Ce défenseur de l’humanité absurde avait vu le jour le 7 novembre 1913 à Mandovi, département de Constantine en Algérie. Fils d’un ouvrier agricole et d’une mère servante, Albert Camus n’eut guère de chance dans sa vie. Il a un an lorsque son père meurt au champ d’honneur. Enfant pauvre mais studieux, le jeune Camus obtient son baccalauréat à l’âge de seize ans. Il n’a pas le temps de respirer ; la tuberculose l’attend, ce qui compromet au grand jamais son rêve de briguer une agrégation de philosophie. 9 Il fait alors le fou pour ne pas le devenir. À vingt ans, il se marie et divorce aussitôt. Il exerce plusieurs petits métiers dans la privation et une totale pauvreté. Entre-temps, il écrit, anime des troupes théâtrales et devient journaliste. En 1940, il se remarie. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Albert Camus émigre en France où il prend part à la rédaction du journal Combat dont il devient rédacteur en chef après la libération. Au lendemain de la guerre, Albert Camus est un écrivain déjà connu. Ses idées passionnent les gens de nombreux pays encore sous le choc des ruines morales et matérielles laissées par les deux guerres mondiales. Le 17 octobre 1957, l’Académie royale de Stockholm lui décerne le prix Nobel de littérature. N’est-ce pas là une récompense méritée dont il faut jouir ? Mais encore une fois, la mort est là. Elle le guette ! Avec ses vingt-deux titres ‒ dont cinq récits ‒, cinq pièces de théâtre, dix essais et les deux carnets, l’œuvre d’Albert Camus apparaît dans son ensemble comme un plaidoyer en faveur de l’homme1, l’homme seul et étranger au monde, l’homme victime du mal alors qu’il est souvent innocent, un homme qui vit dans un perpétuel balancement entre le bien et le mal, le oui et le non, la mesure et la démesure, l’envers et l’endroit, l’exil et le royaume, entre le bonheur et le malheur… Bref, un homme toujours en situation frontière. L’œuvre même d’Albert Camus est le reflet de cette alternance de contraires. Elle se situe entre la philosophie et la littérature et souvent entre la philosophie et la poésie. Cette bipolarité n’étiole cependant pas la profondeur de la pensée d’Albert Camus. Elle n’atténue également en rien la pertinence des analyses profondes que Camus fait sur le tragique de la condition humaine ; une condition qui fait de l’homme un être mortel rivé au temps et soumis à l’histoire, un homme 10 qui ne gagne que le fruit de sa peine et dont les quelques rares occasions de joie laissent traîner derrière elles une ombre de peine et de douleur, d’où l’angoisse existentielle qui fait de sa vie tout un drame. Qui resterait indifférent face au bonheur simple et multiforme dont Camus se fait le défenseur ? Dans ses œuvres de jeunesse, ce bonheur se profile à l’horizon. Il se révèle petit à petit, prend forme, mais s’embourbe finalement dans les vagues de l’existence où il devient flou et brouillé. Il suffira alors d’un éclair intuitif pour percevoir ce bonheur fulgurant et passager, un bonheur fait de petites choses, simples et quotidiennes, un bonheur qui n’exclut pas les échecs, les soucis, la trahison et les compromissions, un bonheur à ne pas rechercher dans des événements extraordinaires et miraculeux. Un bonheur qui finalement est possible, mais à une condition : il suffit tout simplement de le vouloir, car notre vie n’est heureuse que si nous la revêtons d’une signification heureuse. Notre sensibilité face à la présence du mal au monde ‒ que nous partageons du reste avec Albert Camus ‒ ne nous conduit pas forcément à partager avec lui les conclusions qu’il en tire. Devant la mort, la misère des hommes, l’injustice et la souffrance des innocents, Camus condamne et refuse toute idée d’absolu (Dieu). Il le remplace par l’homme dont il fait la seule fin de ce monde. Cet athéisme fondé sur l’amour de l’homme est en quelque sorte légitime. Cependant, n’est-il pas aussi le fruit de la simple émotivité et n’apparaît-il pas comme un chemin qui ne mène nulle part ? Par contre, la présence du mal, le silence déraisonnable du monde et de l’absolu constituent pour nous un questionnement sans cesse renouvelé et une invitation à s’interroger davantage sur les deux grands mystères que sont la personne humaine et l’absolu. 11 INTRODUCTION Y a-t-il quelqu’un ? Ce n’est certes pas uniquement le sentiment d’un homme débarquant pour la toute première fois dans un pays étranger, puisque tout voyageur en quête d’hospitalité l’éprouve. L’impression du rien et du nulle part que l’on ressent, les visages inconnus qui vous regardent sans vous voir parce qu’avec des yeux morts…, tous ces corps-robots soumis au temps et à la productivité et dont l’existence est régie par la dialectique de l’exploitation de l’homme par l’homme, la lutte des classes, le conflit des générations, les relations fonctionnelles, les rapports du maître-esclave et de l’« homo homini lupus »…, on en vient parfois à se demander si parmi ces gens-là, il existe une âme qui vive. L’homme dans sa condition de sujet et non de situation se fait de plus en plus rare. Il n’y a que le vécu qui compte et qui conditionne le sens de la vie. Vivre, c’est faire avec, puisque l’on a oublié l’essentiel, à savoir : le sens du bien, du vrai, de la justice, de l’unité, du beau, du don et du sacrifice ; en bref, les valeurs ! De nos jours où les catéchismes sont usés, les codes périmés et tous les dés pipés, l’homme devrait s’interroger sur l’orientation de son action. Travaille-t-on à sa ruine ou à son ennoblissement ? Qu’est-ce qui justifie un État totalitaire ou 13 un régime tortionnaire ? Qu’est-ce qui fonde et légitime une guerre ? L’étendue du savoir et du pouvoir de l’homme actuel suffit pour bâtir un monde où plus personne ne devrait mourir de faim, de soif ou d’une quelconque privation puisqu’il y a assez dans le monde et pour tout le monde ! Souvent, on ne s’en rend pas compte, et pourtant, l’homme inquiète l’homme autant que l’univers. Que d’inhumain dans l’homme ! Seul, étranger et debout dans un carrefour d’où il lance son cri d’appel, l’homme désireux de déchiffrer les secrets de son destin se heurte aux malentendus, aux contradictions… Parfois, c’est absurde ou même révoltant. Dans ce monde « étranger », « envers et endroit », « exil et royaume » où « la peste » sévit, y a-t-il quelqu’un ? Y a-t-il quelqu’un dans un monde où le bien et le mal cohabitent, où la loi et le droit qui prévalent sont ceux du plus fort, où ceux qui sont de l’autre côté ont toujours tort, où contrairement aux principes élémentaires de la dialectique, c’est plutôt le gibier qui chasse le chasseur, où les patrons que l’on montre parfois ne détiennent pas le vrai pouvoir, où la justice est souvent entre les mains des personnes peu recommandables qui, vêtues d’habits de fonction, se permettent de condamner des individus assez souvent moins coupables et délinquants qu’eux, où certaines décorations officielles destinées à primer les hauts faits des personnes exceptionnelles sont aussi décernées à de petits hommes et femmes qui ont accompli de sales besognes, où les hymnes nationaux et tapis rouges sont souvent arborés ou scandés en l’honneur de dirigeants ayant du sang sur les mains ou dont le passé est très sale, où les raisons pour lesquelles les nations et les peuples se battent ne justifient pas les victimes et les destructions causées par ces guerres, où malgré 14 les apparences, les personnes que l’on croit riches, heureuses et puissantes ne le sont pas du tout… Y a-t-il quelqu’un ? Si oui, comment l’identifier ? C’est à dessein que nous avons voulu identifier les traces de l’homme dans l’œuvre d’Albert Camus, car cet auteur est d’abord l’un des penseurs qui s’est le plus sérieusement penché sur le tragique de l’existence humaine et qui, de ce fait, stigmatise le mieux les passions qui animent et déchirent l’homme. Ensuite, les problèmes que son anthropologie philosophique soulève sont ceux de l’homme de tous les temps, à savoir : un homme déchiré par des contradictions internes et qui, vainement, essaie de se réfugier dans des élévations mystiques, l’héroïsme révolutionnaire, la conquête du pouvoir, du savoir, de l’avoir et du valoir pour se préserver contre le drame de sa condition existentielle. L’homme décrit par Albert Camus est complexe. En aucun cas, on ne peut l’appréhender dans toute sa globalité. Cependant, à travers les romans de cet auteur, dans ses essais, ses chroniques et sur scène, une chose reste constante : l’ambivalence relationnelle entre l’homme et lui-même, l’homme et ses semblables, entre l’homme et le monde et entre l’homme et l’absolu. Cette quadruple ambivalence relationnelle est source d’absurde dont la révolte est un antidote. Les conséquences que l’homme décrit par Albert Camus tire de cet absurde, le dépassement de celui-ci par la révolte et la mesure qui vient tempérer la révolte… sont là des éléments qui fondent, nous semble-t-il, l’anthropologie d’Albert Camus, une anthropologie qui se veut laïque, statique, qui prône une transcendance horizontale et qui veut diviniser le relatif : la personne humaine. 15 Curieux, intrigués et intéressés à la fois, nous avons interrogé l’œuvre d’Albert Camus. Quel est, pour cet auteur, le sens de l’existence humaine, son fondement son déploiement et sa destination ?2 Bien évidemment, l’homme décrit par Camus est aussi riche que varié. On peut l’aborder sous différents aspects : physique, historique, éthique, métaphysique. C’est sur ces quatre aspects que porte notre approche. Nous entendons par là une réflexion sur l’être de cet homme, à savoir : ses principes de constitution et de réalisation. L’homme en tant que pur concept n’existe pas. On ne trouve que des sujets particuliers et des individus concrets. Aussi, avons-nous tenu à observer les personnages d’Albert Camus au niveau de leur existence, dans leur rapport au monde et avec leurs semblables, pour dégager l’idée qu’Albert Camus se faisait de l’homme. En cela, cette analyse se veut descriptive, critique et constructive. La grandeur de l’œuvre d’Albert Camus et la complexité du sujet amènent, enfin, à avouer la modestie de cet essai. Il s’agit bel et bien d’une démarche exploratrice qui n’autorise pas à une vision exhaustive de ce qu’est l’homme décrit par Camus. Et comme le titre de cet essai l’ indique : il s’agit de quelques traces d’identification. De filigrane en filigrane, ces traces conduiront à voir la dimension physique, métaphysique et historique de cet homme, ses relations à autrui, la part de liberté que Camus lui reconnaît et son idéal de bonheur. 16