Abu Bakr et son auditoire ou les dialogues des images Dr. Mohammed Saleh Ahmed AL-GHAMDI Département des langues et littératures européennes Section de français Faculté des lettres Université Roi Abdelaziz (2007 ، ، آ اداب وان ا، " ا!ت ا#$ %& )ل D'Jeddah ARABIE SAOUDITE 2007 1 Abu Bakr et son auditoire ou les dialogues des images 1- Introduction Les livres de l'histoire Musulmane présentent la mort du Prophète Mohammed comme un événement crucial dans l'histoire des Musulmans1. Il s'agit de la première crise que les Musulmans devaient affronter sans l'intervention du guide spirituel. C'était un test de la capacité des Musulmans à résoudre les problèmes en l'absence du Prophète. Cette crise demandait un traitement rapide et sage pour minimiser les dangers des conséquences. Les livres d'histoire nous apprennent que c'était le discours d'Abu Bakr qui avait joué ce rôle. Selon Abu Hourairah: " Sans l'intervention d'Abu Bakr, la nation de Mohammed (les Musulmans) aurait été déchirée".2 Dans ce qui suit, nous étudierons ce discours pour montrer comment l'orateur a réussi dans sa tâche. Nous essayerons de voir comment Abu Bakr a conçu son intervention visant à persuader son auditoire. Mais comme le champ est vaste, nous avons limité notre étude à l'analyse de deux outils rhétoriques dans ce discours. Il s'agit du découpage du discours et de l'image de l'orateur, car nous pensons que ces outils ont joué un grand rôle dans la réussite de l'orateur. Notre travail se base sur deux hypothèses. La première est que, dans ce discours, ce qui est essentiel, c'est le dialogue des images dans plusieurs directions, comme nous allons essayer de montrer. Quant à la deuxième hypothèse, nous pouvons la formuler sous forme d'une question: est-ce que les images qu' un orateur présente dans son discours sont égales? Pour traiter ces questions, nous commençons par situer notre travail dans son champ scientifique. 2- Le retour de la rhétorique Cette recherche s'insère dans le domaine de la rhétorique, inauguré par Perleman. La rhétorique est un outil pacifique qui permet de négocier et de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader (Aristote, 1991: 82)3. Elle est aussi considérée comme " la négociation de la distance entre les êtres, ou plutôt 2 comme l’étude de la façon dont ils la négocient, pour l’accentuer ou au contraire, la réduire " (1991 : 6). On est ici en pleine préoccupation de l’étude de la parole et de son efficacité dans une situation donnée. L’utilisation de la parole à une fin claire: exercer une influence pour changer les opinions. La rhétorique n’a malheureusement pas gardé sa place comme une étude de la force de la parole à persuader. La partie argumentative a dû céder sa place en faveur de la partie esthétique : la rhétorique est devenue l'étude des figures de style, elle n'est qu’ornement du discours4. Il a fallu attendre le 20ième siècle pour qu'elle soit redécouverte. C’est avec les travaux de Perleman et Olbreches-Tyteca, dans l’espace francophone, et S. Toulmin5, dans l’espace anglo-saxon, que la rhétorique a repris sa place dans les recherches des sciences humaines. Perleman et Olbreches-Tyteca ont publié en 1958 leur livre intitulé : Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique. Dans cet ouvrage, les auteurs critiquent la logique formelle de Descartes et préconisent une nouvelle logique à savoir : la logique du jugement de valeur (Ph. Breton, 2000 : 35). Pourtant leur livre est passé sans susciter l’intérêt qu’il méritait auprès des linguistes. R. Amossy justifie ce fait par la forte dominance du structuralisme et du générativisme qui se sont consacrés à l’étude du système au détriment de sa réalisation (2000 : 14). Les travaux de Benveniste6 sur la subjectivité énonciative et ceux d’Austin7 et Searl8 sur les actes de langages, ont ouvert la porte devant le retour de l'intérêt aux recherches rhétoriques argumentatives dans le domaine linguistique9. La conception austinienne de la langue comme acte contenant une force, les notions d’illocutionnaire et de perlocutonnaire, c’est-à-dire l'action et ses effets sur l’autre partenaire de l’échange langagier, ont permis de renouer avec la conception d’Aristote concernant l’utilisation de la langue. D. Maingueneau est claire sur cette relation : " La rhétorique, l’étude de la force persuasive du discours, s’inscrit pleinement dans le domaine que balise à présent la pragmatique " (1990 : 1). Ce qui peut soutenir les propos de Maingueneau c'est l'intérêt que porte la linguistique actuelle à des questions comme : comment un locuteur peut persuader son interlocuteur ? Nous savons que cette question est essentielle dans les réflexions d’Aristote qui rend cette force à deux sortes de preuves : celles indépendantes de l’art (la rhétorique) et celles qui en dépendent (Aristote, 1991 : 82). Les preuves indépendantes (ou extratechniques, comme on a coutume de les appeler aujourd’hui) sont données 3 préalablement au moment de l’allocution. Ce sont des faits qui préexistent comme les témoins, la torture…Quant aux preuves qui dépendent de l’art (on les appelle techniques), elles sont fournies par l’orateur et sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres enfin dans le discours lui-même (Aristote, 1991 : 83). Ce sont respectivement l’ethos, le pathos et le logos. Pour Aristote, l'ethos est le moyen le plus important (Aristote, 1991 : 83). Il revient à O. Ducrot de réintroduire cette notion dans les études linguistiques et ce, dans le cadre de sa théorie polyphonique (1984), utilisée par la suite par D. Maingueneau dans le cadre de l’analyse du discours (1991, 1996, 1998, 1999). Un des résultats de cet intérêt réside dans l’ouvrage collectif intitulé : Image de soi dans le discours (éd. R. Amossy, 1999). Nous jugeons suffisant cette présentation10 et nous devons maintenant présenter le contexte du discours à étudier. 3- Le contexte du discours Nous avons déjà dit que les livres d'histoire présentent la mort du Prophète comme étant une catastrophe qui a pu tout changer. Lisons la description des conséquences racontée par Ibn Isshaq : " quand le Prophète est mort, l'événement était une catastrophe et on m'a dit que Aïsha (l'épouse du Prophète) a dit: après la mort du Prophète, les Arabes11 ont quitté l'Islam, les Juifs et les Chrétiens étaient contents, l'hypocrisie s'est propagée et les Musulmans ont perdu l'espoir à cause de la mort de leur prophète". (Abu Alquassem Alssuhaili, partie 4)12 Cette situation, difficile, exigeait une intervention rapide et sage. Omar Ibn ALKhattaab, qui etait considéré comme un des hommes les plus forts à Médine, n'a pu ni comprendre ni croire ce qui s'était passé. Ibn Isshaq a rapporté : " Selon Alzahri : Saïd Ibn Almoussaibe m'a raconté qu'Abu Hourairah a dit : quand le Prophète est mort, Omar a dit: Des hommes hypocrites prétendent que le Prophète est mort. En effet, le prophète n'est pas mort, il est allé rencontrer Allah tel Moïse qui s'était absenté, de son peuple, pour quarante jours et avait été considéré comme mort, mais il est revenu. Je jure que le Prophète reviendra comme Moïs et qu'il coupera les mains et les pieds des gens qui ont parlé de sa mort"13. Omar n'était pas le 4 seul. Othman Ibn Afan, qui etait l'un des compagnons les plus importants, n'a pas osé parler. L'homme fort et sage Ali Ibn Abi Taleb n'a pas pu bouger de sa place…14. Voilà les réactions des hommes forts devant l'événement. Mais, il reste un autre homme important qui n'était pas à Médine et qui s'y est rendu après avoir entendu la nouvelle. Il s'agit d'Abu Bakr. Quand cet homme est arrivé, il a trouvé Omar Ibn ALKhattaab en train de parler. Il ne lui a rien dit et il est entré directement dans la maison du Prophète. Il a découvert qu’il était mort15. Il est sorti de la maison du Prophète et a vu qu'Omar parlait encore. Il lui a demandé de se taire, mais celui-ci ne répondait pas16. A ce moment-là, Abu Bakr a pris la parole et quand les Musulmans l'ont vu parler, ils se sont tous tournés vers lui17. Les deux hommes ont eu deux réactions différentes. Cette question de la mort du Prophète est devenue un sujet conflictuel entre deux positions. On est dans une situation d’argumentation. Les deux opinions opposées sont: le Prophète n’est pas mort. L'argument des partisans de cette position est que c’est un Prophète et messager de Dieu, donc : il ne meurt pas : " Je tue celui qui le dit ", répétait Omar Ibn ALKhattaab (C. F, partie 5 : 230)18. La deuxième position est : le Prophète est mort. L'argument des partisans de cet opinion se trouve dans le fait que le Prophète est un homme, donc : il meurt. Les Musulmans sont répartis en deux groupes : le premier était représenté, comme nous l’avons indiqué, par Omar Ibn AL-Khattaab et le deuxième par Abu Bakr. Comme tout le monde sait, celui qui a réussi finalement, à convaincre les gens de Médine par sa position, c'était Abu Bakr. Il est temps maintenant de voir de quel discours s'agit-il. 4- Le discours Tous les livres d'histoire s'accordent sur le fait que l’occasion du discours que nous étudierons est la mort du Prophète Mohammed, mais ils présentent plusieurs versions du déroulement des événements et du discours. Nous nous référons aux livres C.F et B.P en nous basant plus sur le discours présenté dans le C.F car il est plus long et parce que c'est la version la plus répandue auprès des Musulmans. Abu Bakr arrive, il appelle les gens qui viennent s’asseoir pour écouter. Il vénère Allah et Le remercie, puis dit : 5 " Allah, louange à Lui, a annoncé la mort de Son Prophète et ce, quand le Prophète était parmi vous. Il a annoncé votre mort jusqu’à ce que ne reste, finalement, que le face d’Allah. Allah, louange à Lui, a dit : « Mohammed n’est qu’un messager – des messagers avant lui sont passés -. S’il mourait, donc, ou s’il était tué, retourneriez-vous sur vos talons ? Quiconque retourne sur ses talons ne nuira en rien à Allah ; et Allah récompensera bientôt les reconnaissants »19. Allah a prolongé la vie de Mohammed, paix et bénédiction d’Allah soient sur lui, jusqu’à ce qu’il ait installé la religion et ait fait triompher la cause d’Allah. Il a lutté dans la voie d’Allah, puis Allah l’a rappelé à Lui. Et il (le prophète) vous a laissé sur le bon chemin et celui qui soit damné, ne le soit qu’après la preuve évidente. Qui a Allah comme Dieu alors Allah est vivant et ne meurt jamais et qui a Mohammed comme dieu alors son dieu est mort. Ô gens, craignez Allah et prenez refuge auprès de votre religion et soumettez-vous à Allah car la religion d’Allah est installée et le mot d’Allah est achevé et Allah soutiendra ceux qui Le soutienne et Il fera triompher Sa religion. Et le livre d’Allah est entre nos mains et il est la lumière et la guérison. Il était le moyen par lequel Allah a conduit Mohammed, paix et bénédiction soient sur lui, dans le bon chemin, et c’est le livre dans lequel existe le licite et l’illicite. Je jure que nous n’avons pas peur de ceux qui pensent nous attaquer, car les épées d’Allah sont encore dans nos mains et nous lutterons contre celui qui veut nous séparer, juste comme nous l’avons fait avec le prophète, paix et bénédiction soient sur lui. Et celui qui s'égare ne le fait qu'à son propre détriment "20 (C. F, partie 5 : 230-231). Après ce discours l'orateur est sorti de la Mosquée suivi par les immigrants (Almuhajirin)21. Comment cet homme a pu calmer la situation malgré sa complexité , la douleur, la peine et la tristesse ressenties par les Musulmans? C'est à cette question que nous allons essayer de répondre. Commençons par le découpage du discours. 4-1- Le Discours présenté Dans sa rhétorique, Aristote parle de trois genres de discours oratoire : le délibératif, le judiciaire et l’épidictique). (1991 : 93) Appliquons cette théorie au discours d' Abu Bakr. 6 4-1-1- L’épidictique : l’éloge Dès le début, notre orateur fait l’éloge d’Allah en Le vénérant. Nous trouvons cet éloge aussi, mais d’une façon implicite, dans le fait d’évoquer que la mort est inévitable pour tout être humain, même le Prophète, car il est, en fin de compte, un être humain. Ce qui est évoqué, ici, c'est la force d’Allah et Son éternité. L'orateur essaye de s'adapter à la situation et à la croyance de son auditoire. Il cherche " à créer une communion autour de certaines valeurs reconnues par l'auditoire" (Perlman et Olbrechts-Tyteca, 1988: 67). Il utilise une autorité22 pour donner du poids à cette communion. La meilleure autorité, dans ce contexte, ne peut être que le Coran: la parole d'Allah. C'est pour cette raison que l'orateur récite le verset dans lequel la mort du Prophète est évoquée. Dans cet éloge, notre orateur respecte les idées d’Aristote concernant le temps utilisé et le but de l’éloge. Pour s’exprimer, l'orateur utilise le présent car : " c’est généralement sur des faits actuels que l’on prononce l’éloge ou le blâme " (1991 : 94). Mais dire cela, dans ce cas, est insuffisant. En effet, nous devons noter que dans la conception islamique23, l’existence d’Allah dépasse le temps. Allah a été, Il est et Il sera toujours. Quant au but de l'éloge, il est de vénérer Le Tout puissant. Cet éloge n’est pas le seul ici. Lisons les lignes suivantes: "Allah a prolongé la vie du Mohammed, paix et bénédiction d’Allah soient sur lui, jusqu’à ce qu’il ait installé la religion et ait fait triompher la cause d’Allah. Il a lutté dans la voie d’Allah puis Allah l’a rappelé à Lui. Et il (le prophète) vous a laissé sur le bon chemin…. ". Tout en continuant son éloge envers Allah (Allah a prolongé la vie…), l'orateur le fait aussi envers le prophète Mohammed. La conclusion que l’on peut tirer des lignes précédentes est que le Prophète a réussi sa mission. Nous pensons que l’éloge le plus important que l’on puisse adresser à quelqu’un en mission est de dire qu’il l'a bien accomplie24. Quant au temps verbal utilisé, c'est "le passé" car l’éloge est une sorte de narration des faits passés. Nous pensons que cet éloge est normal car Abu Bakr n’affirme pas seulement ces faits mais il essaye aussi de rappeler25 à l'auditoire que le Prophète avait un travail à faire et qu’il l’a terminé, ce qui peut justifier sa mort. 7 Comme nous remarquons, la question de la mort n’est plus évoquée. Personne ne met en cause les propos d’Abu Bakr, ce qui lui permet de continuer son discours et de changer de genre discursif pour aborder un autre point. 4-1-2 Le judiciaire: le jugement Après l’éloge envers Allah et Son messager, le discours présente l'orateur comme étant un juge: " Il (le prophète) vous a laissé sur le bon chemin, et celui qui soit damné ne le soit qu’après la preuve évidente et la guérison ". L'orateur donne, dans ces lignes, deux jugements: le premier concerne la voie islamique en la présentant comme le meilleur choix. Le deuxième concerne l'individu qui sort de cette voie. Il est considéré comme étant égaré. D'après l'orateur, la raison est que le Prophète a jeté les bases et a dessiné les cadres et celui qui refuse de suivre ce chemin doit, donc supporter seul les conséquences, car il ne le fait pas par ignorance. Après avoir présenté ces faits, Abu Bakr a opté pour un autre genre, à savoir : le délibératif. 4-1-3- Le délibératif : le conseil Lisons ce que notre orateur dit : '' Ô gens, craignez Allah et prenez refuge auprès de votre religion et soumettezvous à Allah car la religion d’Allah est installée et le mot d’Allah est achevé et Allah soutiendra ceux qui Le soutiennent ''. En Parlant de la vie future et en conseillant à son auditoire, l'orateur est dans un genre délibératif. Il l'est car les valeurs sur lesquelles il se base sont ceux de " l’utile et du nuisible, du meilleur et du pire " (Robrieux, 1993 : 16). Lorsqu'il dit : '' Il (Allah) fera triompher Sa religion. Et le livre d’Allah est entre nos mains et il est la lumière et la guérison et il était le moyen par lequel Allah a conduit Mohammed, paix et bénédiction soient sur lui, dans le bon chemin, et c’est le livre dans lequel existe le licite et l’illicite ''. 8 Il se base sur la croyance en la présentant comme cause. L'orateur justifie à son auditoire pourquoi il doit se soumettre à Allah. Nous pouvons paraphraser ce paragraphe comme suit : Parce qu' Allah fait triompher Sa religion, et le livre d’Allah est la première et essentielle référence dans laquelle existent la lumière et la guérison et parce que c'est le moyen par lequel Allah a conduit le prophète Mohammed dans le bon chemin, et parce que c’est le livre dans lequel existe le licite et l’illicite, on doit, donc, se soumettre à Allah. En évoquant le cheminement prophétique basé sur le Livre d'Allah, l'orateur utilise des références indiscutables. Il dessine et défend la voie qu’il considère comme étant bonne « celui qui soutient une proposition la présente comme plus avantageuse » (Aristote, 1991 : 94). Après ces lignes, Abu Bakr revient, implicitement, au genre épidictique : '' Je jure que nous n’avons pas peur de ceux qui pensent nous attaquer car les épées d'Allah sont encore dans nos mains et nous lutterons contre celui qui veut nous séparer, juste comme nous l'avons fait avec le prophète, paix et bénédiction soient sur lui ". Personne ne sait ce qui se passera, pourtant l'orateur parle de menace envers l’Islam. L'homme n'est pas concentré sur le présent, il parle du futur des Musulmans et des dangers prévus. Mais ce qui est intéressant, ici, c' est qu'il minimise ces dangers et c’est là l’éloge : le menace ne fait pas peur aux Musulmans parce qu'ils sont prêts à défendre leur religion, tout comme dans le passé: ils sont toujours fidèles. Ce découpage du discours en séquences est important dans l’étude rhétorique mais ne permet pourtant pas, dans notre cas, de comprendre pourquoi personne n’a osé parler de l’autre position qui défendait que le prophète n’était pas mort? Pourquoi l'orateur a-t-il réussi si vite à convaincre son auditoire alors que l'événement était considéré comme catastrophique? Un autre élément, lié au découpage du discours, devra être examiné, à savoir : l' image de l'orateur ou son ethos. Aristote présente l'ethos comme: " Le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons 9 plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en générale, mais, d’une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l’équivoque. Il faut d’ailleurs que ce résultant soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l’orateur. Il n’est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, - que la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ; mais c’est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion " (Aristote, 1991 : 83). Nous essayerons d'étudier l’ethos d’Abu Bakr pour voir quel rôle a-t-il pu jouer dans ce discours. Mais, comme il est difficile d’appréhender l’ethos de l’orateur sans tenir compte de l'auditoire26, accordons quelques instants à celui-ci 5- Les interacteurs Lorsque l’auteur de la nouvelle rhétorique présente sa théorie, il parle de deux pôles dont l'absence de l'un rend l'argumentation caduque. En ce qui concerne l’auditoire, il en dit que c’est : " l’ensemble de ceux sur lesquels l’orateur veut influer par son argumentation " (1970 : 25). 5-1- L'auditoire L’importance d’étudier l’auditoire est due au fait qu’il revient à lui de moduler le discours de l’orateur. Ce dernier ne peut pas convaincre s’il ne s’adapte pas à son auditoire, car l’argumentation est tout entière relative à cet auditoire27. Mais signalons que l’orateur n’a pas forcément intention de coudre une image devant son auditoire, il la présente peut-être simplement parce que c’est sa véritable image et il le fait inconsciemment28. Dans le cas qui nous intéresse, l'auditoire présent était composé du peuple de la ville de Médine. La majorité étaient Musulmans : ceux qui ont immigré avec le prophète de la Mecque (Almuhajirine: les immigrants) et ceux de Médine (Alanssar: les assistants) qui ont accueilli le Prophète et ses compagnons et qui ont fortement contribué à l’expansion de l’Islam. Il s'agit de gens qui ont accepté de quitter leur ville natale (la Mecque) et de ceux qui ont accepté de partager leurs biens (La Médine) avec ces immigrants. Les deux groupes ont sacrifié pour le bien de leur croyance. 10 Avant de continuer, nous devons mentionner que ces gens sont, comme toute communauté, à priori d'accord sur certains points, sans lesquels l'argumentation ne peut avoir lieu. Il s'agit des topoï29 qui " permettent l'émergence et le déploiement du débat…"(Amossy, 2000: 89). Dans ce cas, nous pensons qu'il est normal que ces topoï aient une dimension religieuse. On peut penser, premièrement, à l’autorité du Livre Saint dans lequel tout ce qui est écrit est divin. Deuxièmement, il y a la parole prophétique. Les livres qui sont considérés par les Musulmans comme étant les plus authentiques, dans ce domaine, sont celui d'Al-Bukharie et celui de Muslim30. Troisièmement, il y a l’Etat de L’Islam. Lors de la mort du prophète, l’Islam était à son apogée31. Quatrièmement, il y a l’importance des compagnons du Prophète32. Et ce dernier topos nous conduit à nous tourner vers l’orateur lui-même. 5-2- L’orateur Nous avons déjà noté qu'Aristote voit dans l'ethos la voie argumentative la plus importante, mais on sait que dans sa tradition, cette notion signifie l’image que l’orateur construit dans son discours. Aristote ne se préoccupe pas de l'image prédiscursive (ou préalable) de l'orateur, c’est-à-dire celle qui précède sa prise de parole. Il est concentré sur le moment pendant lequel le discours est prononcé. R. Barthes commente les propos d’Aristote en disant : " Ethé sont les attributs de l’orateur […] : ce sont les traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression : ce sont ses aires " (1994 : 314-415). Il s’agit d’une image ou plutôt des images que l’orateur projette dans son discours. Mais l’insistance sur l’image discursive ne doit pas mener à la négligence des éléments importants comme le fait même de prendre la parole33. Parfois on a besoin de justifier pourquoi certains peuvent prendre la parole et on les écoute, comme dans notre cas, et d'autres ne peuvent pas. En effet, il est difficile de trouver une justification autre que les images préalables de l'orateur. Nous avons déjà évoqué que lorsqu'Abu Bakr a pris la parole tout le monde s'est tourné vers lui et a abandonné l’autre homme qui parlait (Omar Ibn AL-Khattaab). Celui-ci, malgré son statut dans la communauté Musulmane, s'est trouvé sans auditoire. Autrement dit, il a perdu le pouvoir que donne l'auditoire à l’orateur. 11 Pourquoi ce fait ? Il est facile de se contenter de dire que parce qu'Abu Bakr est un compagnon du Prophète, mais que dit-on de la présence d'Omar Ibn AL-Khattaab, d'Othman Ibn Afan (troisième Calife), d'Ali Ibn Abi Taleb (quatrième Calife) d'Al’Abass (l’oncle du Prophète). Ce sont des compagnons très connus et très forts. Pourquoi personne n'a pris la parole ni a essayé d'attirer l’attention et convaincre (à part Omar)? Il y a donc d’autres raisons et c’est dans l’image préalable d’Abu Bakr que nous pensons pouvoir les trouver. Cette image préalable était et est encore l’objet de discussion. Isocrate présente la personnalité sociale de l’orateur comme ayant plus de force que la personnalité discursive : " Les preuves de sincérité qui résultent de toute la conduite d’un orateur ont plus de poids que celles que le discours fournie " (dans Amossy, 2000 : 62)34. On ne peut pas nier l’importance de l’image que l’auditoire se fait de l’orateur avant le commencement de son discours. L’orateur a un statut social qui n'est pas absent de son opération de persuader. Comment un orateur connu d’être corrompu peut pouvoir prendre la parole, avoir la confiance de son auditoire et le convaincre par son honnêteté ? Nous ne disons pas que c’est impossible, mais il est quand même très difficile35. De la même façon, cela ne doit pas nous faire exagérer et dire que le nom de l’orateur et sa réputation suffisent pour convaincre. Tout orateur doit, bien sûr, avoir des compétences langagières, culturelles…lui permettant d'exprimer ses idées et de montrer sa personnalité et sa crédibilité devant son auditoire. Dans les pages suivantes, nous essayerons de chercher quelques caractéristiques d’Abu Bakr et pour ce faire, nous divisons sa vie en deux périodes : celle d’avant l’Islam et celle d’après l’Islam. 5-2-1- Ethos prédiscursif Avant l’Islam L'importance de cet homme n’est pas due, seulement, à son conversion à l'Islam mais aussi à son histoire d'avant. Nous ne traçons pas cette histoire, il s'agit, tout simplement, de donner des indications qui pourraient confirmer nos propos. 12 Né en 573 (A.P, partie 1: 251) à la Mecque, appelé Abdullah et à son jeune âge il a été nommé Abu Bakr par les gens de la tribu Quraychite (la grande tribu qui gouvernait à la Mecque à l'époque). Ami du Prophète avant la révélation coranique, il était connu pour sa sagesse et son savoir, d'être un homme indulgent et généreux disposé à dépenser son argent et son temps. Il était considéré comme un des meilleurs connaisseurs de la généalogie de Qurayche36. Ceci a fait de lui l'homme chez lequel les gens de la tribu allaient demander conseils37. Il était aussi chargé du prix du sang38 à tel point que lorsqu'il en prenait la responsabilité envers une victime, la tribu entière payait la somme due. (Ibn Hajar Al'asqualani, Alissabah, partie 6 : 160). Ce sont quelques caractéristiques de la personnalité de cet homme. Gardons en mémoire ces images : Généreux envers les autres, sage, expert dans la connaissance des gens (un savoir très important chez les Arabes), ce qui lui permet d'établir facilement des contacts et des relations avec eux (ce qui peut correspondre aujourd'hui au domaine de la relation publique). Un homme de confiance, honnête (puisque c’était vers lui que l’on se dirigeait pour demander conseils et c’etait à lui que l’on confiait des affaires importantes tel le prix du sang). Suivons à présent son image après sa conversion à l'Islam. Après l’Islam Le premier fait qui doit être mentionné dans cette période de la vie d’Abu Bakr, est sa façon de se convertir à l’Islam. Dans une parole attribuée au Prophète et racontée par le compagnon Abu Adarda', nous lisons : " J'étais assis chez le Prophète, que la paix et la bénédiction soient sur lui, quand Abu Bakr est arrivé fâché. Le Prophète nous a dit : votre ami s'est disputé. Abu Bakr a énoncé la paix39 et s'est adressé au prophète en disant: ô messager d'Allah, j'ai eu un problème avec le fils d'Al-khattaab et c'est moi le fautif. Après, j'ai regretté et je lui ai demandé de me pardonner, mais il a refusé. Alors, je suis venu vous voir. Le Prophète a dit : ô Abu Bakr, Allah vous pardonnera (il l'a répété trois fois). A ce moment-là, Omar Ibn Al-khattaab a regretté de ne pas pardonner Abu Bakr. Il était allé le voir chez lui mais il ne l'a pas trouvé. Il est venu voir le Prophète. Ce dernier, qui était fâché, ne lui a pas accordé attention. Omar a essayé plusieurs fois d'attirer l'attention du Prophète mais sans succès. A ce moment-là, Abu Bakr est intervenu et a 13 dit : ô Prophète, je jure que je suis fautif deux fois. Le Prophète nous a dit : Allah m'a envoyé à vous mais vous avez dit : c'est un menteur, alors qu'Abu Bakr m'a cru et était toujours à côté de moi corps et argent. Vous ne voulez donc pas laisser mon ami tranquille (il l'a répété deux fois)? Depuis, personne n'a osé ennuyer Abu Bakr" (AlBukharie, 1986, parole nº 3661 : 22). Cette parole est très significative, car le prophète témoigne qu'Abu Bakr est l'homme le plus important et il ne peut avoir cette place qu'à cause de sa forte croyance. C' est l'image la plus connue d'Abu Bakr jusqu'aujourd'hui. Le croyant La première caractéristique de cet homme est sa forte croyance. L’histoire du voyage nocturne du Prophète vers Jérusalem montre bien que cet homme a été complètement convaincu par la prophétie de Mohammed. Lorsque le Prophète a raconté son voyage aux Quraychites, certains ont trouvé dans cette histoire un bon argument contre lui et l'ont accusé d'être menteur. Ils sont allés voir Abu Bakr pour lui parler des propos du Prophète. Ils lui ont dit: " Allez voir votre ami qui prétend être allé, la nuit dernière, à Jérusalem, y avoir prié, et en être revenu à la Mecque. Abu Bakr a répondu : s’il l'a dit, alors il est sincère. Et pourquoi cela vous étonne ? Je jure que je le crois quand il dit que la nouvelle du ciel (la révélation) lui vient en une heure (par le moyen de Gabriel) et cela doit vous étonner plus (A.P, parties 1-2 : 321). Depuis, il est appelé " Al-Sidiq" (Abu Bakr le crédule). La deuxième caractéristique de cet homme est la priorité. Le précurseur Selon la parole prophétique susmentionnée, Abu Bakr a vite accepté et a vite cru en la prophétie de Mohammed. Il était même le premier homme à adhérer à l’Islam et était aussi le premier orateur dans l’Islam, car c'était lui qui est sorti le premier dans les rues de la ville de la Mecque pour appeler les gens à se convertir à l’Islam. Ce fait a été répété plusieurs fois et a amené les gens de Qurayche à le frapper (M. Rida, 2002: 17). Il semble que cet homme soit lié à la priorité. On dit même qu’il a été appelé Abu 14 Bakr (le père de l’invention) parce qu’il inventait les meilleures vertus dans sa jeunesse (M. Rida, 2002 : 16). Une autre caractéristique par laquelle notre orateur était connu durant son histoire était le savoir Le savant Abu Said Al-khudri a dit que le Prophète avait prononcé un discours et avait dit: " Allah a donné le choix à un homme: soit le bonheur dans la vie ici-bas, soit au près d'Allah . L'homme a choisi le bonheur au près d'Allah ". Abu Bakr s'est mis à pleurer et a dit:" nous sacrifions nos parents et nos enfants pour vous". Nous étions étonnés des propos d'Abu Bakr car le Prophète a évoqué des biens pour un homme. Après, nous avons su que l'homme à qui Allah avait donné le choix était le Prophète Mohammed. A ce moment-là, nous nous sommes rendu compte qu'Abu Bakr était le plus savant parmi nous.(Alsoyouti, 1988: 43). Cette petite histoire montre bien qu'Abu Bakr est un homme qui ne se contente pas de recevoir une information, c'est un homme qui dépasse le moment de la réception de l'information pour exercer un acte d'interprétation. Nous avons déjà dit que même avant sa conversion à l'Islam, il était l'homme à qui on s'adressait pour demander conseils. C'était grâce à son savoir et sa sagesse que l'on lui faisait confiance. Après son adhésion à l'Islam il était toujours le conseiller. Tamam Al-razi et Ibn Assaker ont rapporté qu'Abdullah Ibn Al-'ass a dit: " J'ai entendu le messager d'Allah dire: Gabriel est venu me dire: Allah vous ordonne de demander l'avis d'Abu Bakr " (Alsoyouti, 1988: 46). Le solidaire Une autre caractéristique d'Abu Bakr était le soutien qu’il apportait aux pauvres et faibles Musulmans, surtout à ceux qui subissaient des tortures infligées par les dirigeants de la tribu Quraychite. Le nom d’Abu Bakr est jusqu'aujourd'hui lié à la libération de beaucoup d’esclaves qui étaient détenus par les hommes forts de cette tribu, car il a payé des fortunes pour libérer Bilal Ibn Rabah40, Amer Ibn Fouhairan, Zounira, Anhadiah, Om Oubaisse (M. Rida, 2002: 19). Cette attitude de sauver les pauvres était contestée par son père qui lui demandait de libérer les forts qui pouvaient 15 le protéger. La réplique d’Abu Bakr était toujours : " Ô mon père, je ne le fais que pour Allah " (B.P, partie 1-2: 251). Le " deuxième" leader En ce qui concerne cette image, il suffit de rappeler que l'homme que le Prophète a choisi pour l'accompagner lors de son immigration, vers la ville de Médine, était Abu Bakr. Rappelons aussi que c'était Abu Bakr qui remplaçait le Prophète pour la prière, quand celui-ci était absent ou malade (M. Rida, 2002 : 16). Récapitulons : un homme sage, savant, conseiller, bienveillant, expert dans les relations publiques, un croyant sincère, honnête et digne de confiance, précurseur à faire ce qui est bien, sens de responsabilité envers les autres, premier orateur en Islam, ami et remplaçant du prophète. Ces habitus, selon les termes de Bourdieu41, qui ont été acquis par l'orateur durant sa vie lui ont permis d’obtenir un statut social très important auprès des Musulmans. Avant la prise de parole, ces images se sont mêlées dans l’esprit de l'auditoire, un contact ou disons un dialogue, s'est formé entre elles et l'auditoire pour donner à l'orateur une grande légitimité à prendre la parole. L'auditoire a une représentation de son orateur et vice versa. Si les images d’Abu Bakr lui ont permis de prendre la parole, il y a l’image qu’Abu Bakr se faisait de son auditoire : Musulmans dans la période la plus forte de l’Islam, les Musulmans compagnons du Prophète les plus fidèles. Cela l'a aidé à choisir une stratégie pour convaincre. Reste maintenant à voir comment Abu Bakr a construit son image discursive ou plutôt comment son discours l'a présenté. 5-2-2- Ethos discursif. Le croyant Si nous prêtons attention au commencement du discours, nous constaterons qu’il s’agit de vénérer et de remercier Allah. Ce commencement est pertinent vis-à-vis de la situation, car lorsqu'un Musulman est atteint par un malheur, il doit prononcer le nom d'Allah : 16 " Très certainement, Nous vous éprouverons par un peu de peur, de faim et de diminution de biens, de personnes et de fruits. Et fais la bonne annonce aux endurants, qui disent, quand un malheur les atteint: Certes nous sommes à Allah, et c'est à Lui que nous retournerons. Ceux-là reçoivent des bénédictions de leur Seigneur, ainsi que la miséricorde; et ceux- là sont les biens guidés" (Le Coran, sourate 2, Al-Baqarah, La vache, versets 155-157). Comme la mort du Prophète était une catastrophe pour ses compagnons, il a fallu citer le nom d'Allah. Ce commencement est conforme aux règles de l’allocution en arabe d’après l’Islam. Selon plusieurs paroles prophétiques, toute parole ou acte doit être commencé par le nom d'Allah: " Tout discours qui ne commence pas par les deux témoignages est comme une main malade". (Al-albani, 1979, partie 4, parole nº 4396 : 172). "Toute action importante qui ne débute pas par le Nom d’Allah est coupée (inachevée) ". (Alsoyouti, 1966, partie 5, paroles nº 15760-15761- 15762, lettre K: 76). Dès le départ, le discours donne une image de l'orateur et une image de son auditoire. Il laisse entendre qu'Abu Bakr est un véritable croyant qui s’adresse à de véritables croyants, puisqu’il suit ce que l’Islam lui demande dans de telles situations. Cette image est retravaillée partout dans le reste du discours. Nous pouvons même dire qu' elle est l'image principale à laquelle sont liées les autres images. Lisons le passage suivant (juste après le début) : " Allah, louange à Lui, a annoncé la mort de Son prophète et ce, quand le prophète était parmi vous et Il a annoncé votre mort jusqu’à ce que ne reste finalement, que la face d’Allah ". Nous avons déjà évoqué ce passage quand nous avons étudié le découpage discursif. Il est clair que l’image d'Abu Bakr, ici, est celle d’un homme tout à fait convaincu par sa religion et d'un homme de croyance absolue en Allah. Après ce passage, l'orateur parle de la mort comme une fatalité dont Allah a parlée dans le Coran. Il récite le verset coranique dans lequel la mort du Prophète est, precisement, mentionnée et qu'il est un être comme les autres; ce qui a rendu sa mort normale. Nous avons dit que c’est un recours au Coran comme argument d’autorité. Cet argument joue ici dans deux directions : la première est qu'Abu Bakr sait que tous les 17 Musulmans croient que le Coran est la parole d’Allah et que selon cette parole chaque Musulman doit obéir à ce qui est écrit dans ce Livre: " Il n’appartient pas à un croyant ou une croyante, une fois qu’Allah et Son messager ont décidé d’une chose d’avoir encore le choix dans leur façon d’agir. Et quiconque désobéit à Allah et à Son messager, s’est égaré certes, d’un égarement évident " (Sourate 33, Al-Ahzab, Les coalisés, verset 36). Comme personne ne veut être considéré comme étant égaré par le fait de désobéir à la parole d’Allah, on accepte la référence: Ils sont de véritables croyants. La deuxième direction est que c'est un outil pour le renforcement de la construction de l’image du croyant: il croit que le Coran est la parole d’Allah, qui ne dit que la vérité. Ici, un point demande de l'explication : Pourquoi Abu Bakr a-t-il cité un verset pour confirmer la mort du Prophète alors qu’il pouvait recourir à d’autres versets dans lesquels la mort du Prophète et les autres Musulmans était annoncée? Il y a par exemple ce verset : "Ensuite, Nous avons fait du sperme une adhérence ; et de l’adhérence Nous avons crée un embryon ; puis, de cet embryon Nous avons créé des os et Nous avons revêtu les os de chair. Ensuite, Nous l’avons transformé en une toute autre création. Gloire à Allah le Meilleur des créateurs ! Et puis, après cela vous mourrez" (Sourate 23, Al-Mu’minune, Les croyants, versets 14-15). Ou encore ce verset dans Sourate Az-zumar (les groupes) : "En vérité tu (la parole est adressée au Prophète) mourras et ils mourrons aussi " (Sourate 39, verset 30). Nous pensons qu'Abu Bakr s'est basé sur un raisonnement simple : - L’homme messager d’Allah est mort, il est normal, donc, que les autres vont mourir. On peut constater que la mort du prophète n'est plus sujet de discussion, le problème est résolu et Abu Bakr, qui sait que le Coran est appris par cœur par beaucoup de Musulmans, ne fait qu’envoyer des indices pour rafraîchir les mémoires des gens présents au moment de son discours. Le savant sage La suite du discours appuie l'image principale et introduit une autre. Lisons : 18 " Allah a prolongé la vie de Mohammed, paix et bénédiction d’Allah soient sur lui, jusqu’à ce qu’il ait installé la religion et ait fait triompher la cause d’Allah et ait lutté dans la voie d’Allah, puis Allah l’a rappelé à Lui". La répétition du mot Allah et sa force renforcent continuellement l’image du croyant. Mais le point à remarquer, ici, est l’interprétation du processus de la mission prophétique : la mort du prophète signifie que la mission est accomplie. L’homme sage et savant se voit dans ce raisonnement : - On croit que Mohammed est un Prophète et un messager d’Allah. Or, le terme "Messager" signifie qu’il y a une mission à accomplir. Comme c'est l’envoyeur (Allah) Qui fait vivre et mourir, il est impensable , donc, qu'Il fait mourir Son messager avant que celui-ci ne termine sa mission. Cette image peut être découverte aussi dans un autre énoncé que nous avons déjà souligné : " Je jure que nous n’avons pas peur de ceux qui pensent nous attaquer car les épées d’Allah sont encore dans nos mains…". Dans ce passage nous avons dit qu'Abu Bakr anticipe le danger que l'Islam peut affronter. En effet, l'histoire nous a appris qu'après la mort du prophète, les Musulmans ont été attaqués de l'extérieur et de l'intérieur surtout avec les guerres des renégats. L'homme ne se contente pas de cette interprétation de la mission prophétique et donne une autre concernant cette fois-ci l’auditoire : "Et il (le prophète) vous a laissé sur le bon chemin, et celui qui soit damné (meurt) ne le soit qu’après la preuve évidente ". Cette interprétation ne participe pas seulement à retravailler l'image de l'homme sage et savant, elle a pour rôle aussi de préparer l’introduction d’une nouvelle image à savoir: le conseiller solidaire. Le conseiller solidaire Nous avons déjà souligné que les Quraychites se dirigeaient vers Abu Bakr pour lui demander conseils. Qui est le plus apte à conseiller si ce n’est le sage et le savant? Lorsque l'orateur parle du bon chemin et de l'évidence comme preuve, il dit implicitement, à son auditoire, quelle voie il faut suivre après la mort du prophète. Il 19 conseille à son auditoire et essaye de lui montrer comment il peut éviter l'égarement. Pour que le conseil soit bien fondé, l'orateur dit juste après : " Qui a Allah comme Dieu alors Allah est vivant et ne meurt jamais et qui a Mohammed comme dieu alors son dieu est mort ". Suivez la voie ouverte par Mohammed sous le commandement d’Allah. C’est ce conseil que nous pouvons tirer de ce qui vient d’être dit par l'orateur. Comme le conseil, par définition, demande toujours un récepteur, nous pouvons parler du souci du conseiller envers les autres. Nous pouvons, alors, parler d'une autre image, à savoir: l'homme solidaire. Comme à son habitude, selon les livres d'histoire, il ne s’arrête pas de soutenir les autres Musulmans dans les moments difficiles, en indiquant le chemin, la parole et la personne qu'il vaut mieux suivre. Lisons : " Ô gens, craignez Allah et prenez refuge auprès de votre religion et soumettezvous à Allah ". Donne-t-il des ordres ? Nous ne le pensons pas, parce que l'orateur sait qu’il n’a pas encore un statut étatique pour donner des ordres. De plus, les verbes utilisés dans cette séquence sont des verbes qui ne peuvent pas se réaliser concrètement et matériellement comme : manger, marcher, travailler…. Les verbes utilisés ne sont pas vérifiables parce qu'ils sont d’ordre effectif : Craignez Allah, prenez refuge auprès de la religion et soumettez-vous à Allah. Comme personne ne peut vérifier le fait de craindre Allah ou le fait de prendre refuge auprès de la religion, les verbes se présentent comme ayant un acte illocutoire42 : donner des conseils. Mais ceci n’est pas la seule raison qui nous incite à prendre les propos d’Abu Bakr comme des conseils. Lisons la suite: " car la religion d’Allah est installée et le mot d’Allah est achevé et Allah soutient ceux qui le soutiennent et Il fera triompher Sa religion … ". L'orateur donne des conseils et les justifie en utilisant le connecteur car. S’il donnait des ordres, il n’aurait pas l’obligation de les justifier. Il est vrai que la justification apparaît comme basée sur des jugements personnels (on peut s’opposer à Abu Bakr) mais on ne doit pas oublier que ces jugements sont issus de la compréhension de la mort du messager : il est mort après avoir achevé sa mission. De plus, le conseil est, avant tout, une opinion43, ce qui soutient notre point de vue. 20 Il y a aussi l’énoncé : "Allah soutiendra ceux qui soutiennent sa religion et Il fera triompher Sa religion "44 qui a une valeur de conseil très fort. Abu Bakr fait, ici, allusion au verset coranique suivant : "Ceux qui ont été expulsés de leurs demeures,- contre toute justice, simplement parce qu’ils disaient : « Allah est notre Seigneur ».- Si Allah ne repoussait pas les gens les uns par les autres, les ermitages seraient démolis, ainsi que les églises, les synagogues et les mosquées où le nom d’Allah est beaucoup invoqué. Allah soutient, certes, ceux qui soutiennent (Sa Religion), Allah est assurément Fort et puissant " (Le Coran, sourate 22, Al-Hajj, Le pèlerinage, verset 40 ). Lorsque l'orateur parle de la récompense réservée par Allah aux gens et le fait qu’Il fera, Tout seul, triompher Sa religion, il dit implicitement : Soutenez Allah parce que vous en avez besoins alors que Lui, Il n’a pas besoin de vous. Ce conseil a un but qui est le bonheur et les parties qui le constituent (Aristote, 1991: 101) et que le Coran conçoit dans le fait de suivre les commandements d'Allah : " Ô vous qui croyez! Craignez Allah et parlez avec droiture, afin qu'Il améliore vos actions et vous pardonne vos péchés. Quiconque obéit à Allah et à Son messager obtient certes une grande réussite" (Le Coran, sourate 33, Al-Ahzab, Les coalisés, versets 70-71). En passant de la religion comme fait général pour parler du Livre (Coran), Abu Bakr entre dans les détails. Ce fait lui permet de retravailler certaines images, déjà construites. Lisons ce que notre orateur dit : " Le livre d’Allah est entre nos mains et il est la lumière et la guérison et il était le moyen par lequel Allah a conduit Mohammed, paix et bénédiction soient sur lui, dans le bon chemin et c’est le livre dans lequel existe le licite et l’illicite". Comme nous l'avons dit, des images sont sans cesse retravaillées : le savant (dans : le Livre est la lumière et la guérison, le livre est le moyen de conduire dans le bon chemin, le livre contient le licite et l’illicite), le croyant (dans : le livre contient le licite et l’illicite) et le conseiller (dans le message implicite : suivez ce Livre). 21 Mais ce ne sont pas les seuls rôles de ces énoncés. En effet, le discours se présente comme s'il est en train de se préparer, une fois de plus, pour l'introduction d'une nouvelle image. Le leader Lisons ces lignes du discours d'Abu Bakr : "… je jure que nous n’avons pas peur de ceux qui pensent nous attaquer car les épées d’Allah sont encore dans nos mains et nous lutterons contre celui qui veut nous séparer, juste comme nous l’avons fait avec le Prophète, paix et bénédictions soient sur lui". Ces énoncés ne montrent pas seulement la capacité de cet homme à "lire" le future, mais aussi son sens de responsabilité envers la société. C'est un leader. Comme nous l'avons déjà dit, il est le remplaçant quand le Prophète est absent. Le premier leader (le Prophète) est mort et le successeur est là. Mais le terme leader ne doit pas être compris au sens politique car Abu Bakr est avant tout un leader spirituel et social qui a un rôle primordial à jouer dans les domaines religieux et social. Si nous poussons notre analyse plus loin, nous remarquerons que ce n’est pas seulement l’image du leader qui est montré ici, il y a aussi les images particulières de ce leader. C'est un cas intéressant, car nous avons ici un ethos dans l'ethos ou les images de l'image. Dans des énoncés comme : nous n’avons pas peur, les épées d’Allah sont encore dans nos mains… nous pouvons tirer des images comme courageux, croyant et décideur. Cela nous conduit à distinguer entre l’orateur comme un être du Monde, l'orateur comme une image dans le discours et les images données à cet orateur discursif. Ici nous avons Abu Bakr comme orateur réel (un homme qui vit dans la société), le croyant comme image discursive principale de cet orateur, le leader comme image discursive secondaire concernant le croyant tandis que le courageux, décideur… sont des sous-images discursives qui concerne le leader. Ce que nous devons également noter ici, c’est le nouvel auditoire. Dans ce paragraphe Abu Bakr ne s’adresse pas seulement à son auditoire direct, ceux qui se trouvent devant lui. Par : "nous n’avons pas peur de ceux qui pensent nous attaquer car les épées d’Allah sont encore dans nos mains", il vise principalement les nonmuslumans qui pourraient penser, qu’après la mort du prophète, il serait possible 22 d’attaquer les territoires des Musulmans, et par : et nous lutterons contre celui qui veut nous séparer, il s’adresse à ceux qui, parmi les Musulmans, pourraient penser qu’après la mort du prophète, ils ne seront plus gouvernés. L'orateur clos son discours par l'énoncé : Et celui qui s'égare ne le fait qu'à son propre détriment.. Abu Bakr dit tout ce qu'il veut, puis donne le choix à son auditoire en se basant sur sa croyance, car le choix est lié au verset utilisé par l'orateur en parlant de la mort du Prophète. Il est aussi lié à beaucoup de versets dans lesquels le choix est aux mains de chaque individu: " Dis: " Ô gens! Certes la vérité vous est venue de votre Seigneur. Donc, quiconque est dans le bon chemin n'est que pour lui-même; et quiconque s'égare, ne s'égare qu'à son propre détriment" ( Le Coran, sourate 10, Yunus, Jonas, verset 108). " Nous t'avons45 fait descendre le Livre, pour les hommes, en toute vérité. Quiconque se guide (le fait) pour son propre bien; et quiconque s'égare, s'égare à son détriment. Tu n'es nullement responsable (de leurs propres affaires)" ( Le Coran, sourate 39, Az-Zumar, les groupes, verset 41). 6- Conclusion Pour réussir dans son projet argumentatif, Abu Bakr a suivi une stratégie que nous pouvons résumer dans les points suivants: Premièrement, nous avons remarqué le découpage de son discours en trois partie: - Epidictique, en faisant la louange d'Allah et son prophète; - Judiciaire, en adressant certains jugements concernant l'événement et la situation dans laquelle se trouve le peuple de Médine; - Délibératif, en conseillant son auditoire et en parlant de l'avenir. On peut attacher à chaque genre discursifs certains images, mais nous avons préféré les présenter en général. Deuxièmement, ces images ont joué un grand rôle dans la stratégie de l'orateur car elles ont pu donner de la confiance dans l'orateur. Aristote a précisé qu': 23 " Il y a trois choses qui donnent de la confiance dans l’orateur ; car il y en trois qui nous en inspirent, indépendamment des démonstrations produites. Ce sont le bon sens, la vertu et la bienveillance ". (Aristote, 1991 : 182) Lorsque Aristote parle des trois raisons qui donnent de la confiance à l’orateur, il parle implicitement de l’ethos comme le fait remarquer Eggs (1999 : 35). Le bon sens (phrónesis), la vertu (areté) et la bienveillance (eúnoia) sont les trois raisons par lesquelles les orateurs inspirent confiance. Eggs commente ces trois raisons en les traduisant d’une façon plus moderne : " Les orateurs inspirent confiance, (a) si leurs arguments et leurs conseils sont compétents et raisonnables, (b) s’ils argumentent honnêtement et sincèrement, et (c) s’ils sont solidaires et aimables envers leurs auditeurs ". (Eggs, 1999 : 35-36). Mais si Eggs commente les propos d’Aristote qui ne parle, concernant l’ethos, que du discursif, nous avons élargi le champ pour parler du prédiscursif. Si nous récapitulons maintenant les images d’Abu Bakr avant et pendant son discours, nous nous rendons compte qu'elles répondent aux conditions aristoticiennes. L’auditoire a une représentation de l'orateur avant la prise de parole, il est pour lui: croyant, savant, sage, conseiller, indulgent, expert dans le savoir des origines des tribus arabes, homme honnête et de confiance, précurseur à faire ce qui est vertu, bienveillant, solidaire ayant un sens de responsabilité envers les autres, premier orateur en Islam, ami et remplaçant du prophète. Dans le discours, l'auditoire entend et voit presque les mêmes images : croyant, savant, sage conseilleur, solidaire, leader courageux et décideur… Si nous regroupons les images, nous trouverons les remarques suivantes: 1-Les images évoquées dans le discours d’Abu Bakr ne sont pas différentes de celles prédiscursives et connues par l’auditoire. Son discours confirme la représentation que l’auditoire se fait de lui. Nous pouvons dire que quatre dialogues se sont fait dans plusieurs directions. D'abord, il y a un premier dialogue entre l'auditoire et l'orateur avant l'énonciation du discours, ce qui a permis à l'orateur de prendre la parole. Puis, il y a un deuxième dialogue entre les images prédiscursif et discursifs de l'orateur, ce qui a donné une correspondance entre elles. Ensuite, il y a un troisième dialogue entre les images discursives elles-mêmes, ce qui a assuré une cohérence et 24 une harmonie sur le plan de la présentation des images. Finalement, il y a un dernier dialogue qui s'est formé entre les résultats de ces dialogues et l'auditoire et qui se passe à travers l'énonciation et l'écoute du discours. Nous pouvons schématiser cette idée de la façon suivante: L'orateur avant le discours (images prédiscursives) L'orateur pendant le discours (images discursives) L'orateur pendant le discours (images discursives) Auditoire Images prédiscursives Images durant le discours (réactions) Ces dialogues ont contribué à ce que le discours puisse répondre aux conditions nécessaires pour inspirer confiance. Abu Bakr est déjà connu par la solidité de sa croyance, ce qui signifie que lorsqu’il évoque Allah et le Prophète l’auditoire le croit. L’homme est connu d’être honnête et sincère, ce qui mène son auditoire à lui attribuer ces vertus au moment du discours. L’homme est connu d’être solidaire et aimable, ce qui fait que lorsqu’il conseille, ses mots sont compris comme étant issus d’une véritable volonté et de responsabilité envers l’auditoire. L’homme est connu d’être responsable lors de l’absence du Prophète, ce qui fait que ses paroles concernant l’avertissement adressé aux ennemis et aux hypocrites seront pris comme issus d’un véritable leader. 2- Comme nous l'avons souligné dans notre introduction: est-ce qu'une image peut jouer le rôle d'un pivot auquel toutes les autres images sont liées ? Nous pensons que oui. Mais il faut remplir certaines conditions. La première est qu'une seule image peut être dominante. La deuxième est que cette image ne doit pas avoir son opposé parmi les images liées (secondaires) à elle. Cela veut dire que l'on peut avoir, par 25 exemple, un menteur courageux mais pas un menteur sincère. La troisième est la presence. Pour qu'une image soit dominante, elle doit être l'image la plus présente. Nous sommes conscients que la dernière condition est quantitative et pas qualitative, mais il est normal, à notre avis, que la production et la reproduction d'une image ne se fait pas gratuitement. Dans le discours que nous avons étudié, l' image principale et dominante est celle du croyant. Les autres images se lient à cette image. Nous pouvons représenter cette idée par le schéma suivant: Abu Bakr Croyant Sage solidaire bienveillant honnête leader….. Courageux décideur… L'importance de cette image se voit aussi dans le découpage du discours. Nous avons constaté que la séquence épidictique, dont l'éloge religieux est le sujet, domine le discours à tel point qu'il est relevé aussi dans les autres séquences. Il est, en effet, normal que cette image soit dominante à cause de son importance dans le temps (les grandes moments de l'Islam et le moment de la mort du prophète qui suscitent des émotions d'attachement) et dans le lieu (Médine: la ville du prophète, désignée ainsi par les Musulmans). 3- Les ethos secondaires se présentent au même plan et peuvent être divisés en plusieurs sous-ethos. Nous avons repéré, par exemple, un ethos discursif principal "croyant" et un ethos discursif secondaire "leader". Ce leader discursif a un sous-ethos qui est courageux. Abu Bakr croyant (eth. P.) leader (eth. Sec.) 26 Courageux (S. eth.) Comme nous l'avons remarqué, l'orateur Abu Bakr n’avait jamais dit qu’il était croyant, savant, sage, solidaire… il les avait faits vivre pendant les années de sa vie et il les a montré dans son discours. Comme le précise Maingueneau : « Ce que l’orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir : il ne dit pas qu’il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s’exprimer ». (1993 : 138). Il faut comprendre qu' il ne s’agit pas d'affirmations flatteuses qu’il peut faire sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui risquent au contraire de heurter l’auditeur….(Ducrot, 1984 :201). Comme nous avons essayé de montrer, le discours d'Abu Bakr générait des images qui existaient dans la raison collectif des Musulmans de son époque (et d'aujourd'hui aussi). Nous pouvons dire que presque chaque énoncé porte, dans son contenu, un élément qui lie les images de l'orateur, le contexte et les images de l'auditoire pour effectuer une sorte de dialogue implicite. Nous pensons que le pouvoir de convaincre est le résultat de ces dialogues harmonieux entre les images discursives et prédiscursives 46. Au terme de cette recherche, nous espérons avoir présenté quelques raisons de la force du discours d'Abu Bakr lors de la mort du Prophète de l'Islam. Nous pensons que ce travail mérite d'être approfondi pour traiter plusieurs aspects et nous pensons notamment aux arguments, aux pronoms personnels… Nous essayerons de le faire prochainement, soit en étudiant le même discours ou d'autres discours du même orateur, ou en étudiant certains discours d'autres orateurs. 27 Notes 1) Les deux livres les plus connus dans le domaine sont celui d’Ibn Kathir, intitulé « Albidaya wa annihaya » (Le commencement et la fin) et celui d’Ibn Hisham intitulé « Assira anabaiya » (La biographie prophétique). Dès maintenant, nous utilisons l’abréviation suivante : C. F pour " le commencement et la fin " et B.P pour " la biographie prophétique ". 2) Abu Alqassim Assouhaili " Alrodh alanef dans l'explication de Assirah d'Ibn Hisham", Partie 4. Web site du Ministère des affaires Islamiques: http://sirah.al- islam.com/Display.asp?f=rwd4281. 18/10/2006 3) On peut se rapporter à la rhétorique d’Aristote publiée dans la collection « Livre de poche », librairie Générale Française, 1991. Il faut noter que l’introduction de cette édition, écrite par M. Meyer, est d'un grand profit. 4) A un moment de l’histoire la rhétorique est devenue étude des figures de style et n’a aucun rapport avec l’argumentation. Actuellement, tous les livres de l’argumentation parle du déclin de la rhétorique. On peut se référer à l'excellente introduction à la rhétorique d'Olivier Reboul, Paris, puf. 1991-1998. 5) S. Toulmin, : "Les usagers de l’argumentation", Paris, puf. 1993. Il est remarquable que Toulmin a publié son livre en 1958, c’est-à-dire à la même année que le livre de Perleman a été publié. 6) Avec ses " problèmes de linguistique générale", Benveniste ouvre une autre voie pour les recherches linguistiques et ce, en intégrant l'énonciation dans sa recherche. Voir E. Benveniste, " Problèmes de linguistique générale 1", Paris, Gallimard, 1966 et " Problèmes de linguistique générale 2", Paris, Gallimard, 1974. 7) Dans sa théorie des actes de langage, Austin n'est pas loin de Benveniste. Il traite la langue comme production individuelle qui sert à effectuer des actes. Voir J. Austin, "Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, "points essais", 1970. 8) En critiquant Austin, Searl a développé la théorie des actes de langage. Voir J. Searl, "Les actes de langage: essai de philosophie du langage", préface d'O. Ducrot, Paris, Hemann, 19721996. On peut voir aussi son livre "sens et expression", Paris, Minuit, 1985. 9) C’est grâce, aussi, à des noms comme : - Bakhtine avec ses travaux sur la polyphonie et le dialogisme, on peut se rapporter à ses livres comme "la poétique de Dostoïevski", Paris, Seuil, 1970. " Question de littérature et d'esthétique", Moscou, Khoud. lit., 1975. On peut rapporter aussi, avec profit, à T. Todorov, " Mikhaïl Bakhtine: Le principe dialogique", Paris, Seuil, 1981. 28 - Ducrot et Anscombre qui ont joué un rôle primordial, les deux derniers déca, dans le développement de la linguistique. Leur théorie de l'argumentation dans la langue a donné une nouvelle conception de la langue et leurs analyses ont fourni des outils très forts pour les études linguistiques. Voir J-C. Anscombre et O. Ducrot, " L'argumentation dans la langue", Liège, Mardaga, 1983-1988. Voir aussi J-C. Anscombre (éd) " Théorie des topoï ", Paris, Kimé, 1995. 10 ) pour une présentation détaillée, on peut consulter des ouvrages comme: - O. Reboule: introduction à la rhétorique, Paris, Puf. 1991-1998. - O. Ducrot, le dit et le dire, Paris, Minuit, 1984. 11) Il faut entendre par les Arabes surtout ceux qui entourent la Médine. Nous pouvons évoquer comme exemple le cas de Moussailamah Alkathabe (Moussailamah le menteur) qui, après la mort du prophète, a annoncé qu’il était prophète lui aussi. Abu Bakr a mené une guerre contre lui et tous ceux qui se sont arrêtés de payer alzakah. (ces guerres sont appelées les guerres des renégats ). Voir C. F., partie 5: 186-192. 12) Abu Alqassim Assouhaili, op. cit. 13) Abu Alqassim Assouhaili, id. 14) Abu Alqassim Assouhaili, id. 15) Dans la version du C. F. Abu Bakr dit : ce qu'est dit par le fils d’Ibn AL-Khattaab n’est pas vrai, je jure que le prophète est mort (C. F. partie 5: 243). 16) Dans la version du C. F. Omar s’est arrêté quand il a vu Abu Bakr. 17) Nous répétons que les deux hommes : Omar Ibn AL-Khattaab et Abu Bakr sont les deux hommes les plus forts à Médine et ils sont les compagnons les plus proches du prophète….Ils avaient véritablement un grand statut social. Il n’est pas étrange, donc, qu’Abu Bakr soit le premier calife choisi par les Musulmans et que le deuxième soit Omar qui a été nommé par Abu Bakr avant sa mort. 18) Beaucoup de livres d'histoires disent que c’est le choc qui mène Omar à être catégorique sur ce sujet, alors que dans l’B.P on trouve une explication. Ibn 'abass a raconté qu’il était avec Omar et celui-ci lui a dit que la raison pour laquelle il avait eu cette position etait qu’il lisait le verset : " Comment seront-ils quand Nous ferons venir de chaque communauté un témoin, et que Nous te (Mohammed) ferons venir comme témoin contre ces gens-ci?" et qu'il pensait que son interprétation etait que le prophète aller vivre jusqu’à ce que tous ses compagnons mourront. (B.P, partie 4: 661). 19 ) ce verset coranique est dans sourate 3, Al-'Imraan (la famille d'Imran), verset 144. 29 20) Un des grands problèmes dans la traduction de ce discours est l'utilisation intensive du connecteur "wa" (et). Ce fait est fréquent en arabe, mais nous avons essayé de changer un peu pour la lecture en français. 21) Les immigrants sont les gens qui ont quitté la Mecque pour aller à Médine avec le prophète. Les gens de Médine sont appelés Alanssar (les assistants) parce qu’ils ont reçu et ont aidé le prophète. 22) Voir Robrieux, 1993: 143-145. 23) Et aussi dans toutes les religions cellistes. 24) Rien n'empêche de considérer ces lignes comme jugement qui relève du genre judiciaire, car Abu Bakr donne ici un jugement concernant la fin de la mission prophétique. Nous les considérons comme éloge et nous parlerons des jugements dans les lignes suivantes. 25) Aristote dit que dans ce genre du discours : « on a souvent à rappeler le passé, ou à conjecturer l’avenir », op. cit. P. 94. 26) Nous utilisons les termes d’auditoire et orateur parce qu’ils sont d’origine rhétorique. En plus, le terme auditoire permet de donner la signification de singulier et de pluriel. 27) C’est une des différences majeurs entre l’argumentation et la démonstration. Celle-ci ne demande pas d’auditoire alors que dans une argumentation « l’orateur choisi et articule ses arguments en fonction d’une stratégie, autrement dit de son approche concrète du public » (JJ. Robrieux, 1993 : 37). 28) Perleman est tout à fait clair sur ce point : « chaque orateur pense, d’une façon plus ou moins consciente, à ceux qu’il cherche à persuader et qui constituent l’auditoire auquel s’adressent ses discours » (1970 : 25). Et comme le dit R. Amossy, en commentant cette citation : " Si le locuteur prend en considération ceux auxquels sa parole ou son texte s’adresse, il ne le fait pas nécessairement avec conscience et de façon calculé ". (2000: 35). 29) Les topos sont les points d'accord sur lesquels le discours argumentatif se construit. Il s'agit du savoir partagé et des représentations sociales qui sont le fondement de toute argumentation (Amossy, 2000: 89). 30) On les appelle les deux authentiques. 31) Dans la sourate Al-ma-'idah (la table servie), nous lisons : "Aujourd'hui, J'ai parachevé pour vous votre religion, et accompli sur vous Mon bienfait. Et J'agrée l'Islam comme religion pour vous" (verset 3). 32) Dans une parole prophétique, nous lisons: " les meilleurs gens sont ceux de mon époque puis ceux qui suivent…" (Al-Buhkari, parti 7, chapitre: les vertus des compagnons, parole nº 3651: 5). Dans une autre parole, le prophète dit: "n'insultez pas mes compagnons, je jure que 30 même si un parmi vous dépense de l'or une somme égale à la montagne d'ouhoud,(une grande montagne près de Médine) il n'arrive pas à sa moitié ou son quart" (un compagnon) (AlBuhkari, parole nº 3673 : 25) 33) Pour expliquer la négligence, par Aristote, de l'image prédiscursives, Oléron pense que cela: " tient à des raisons théoriques, au souci de privilégier les éléments cognitifs intérieurs au discours, plutôt qu'à l'observation des faits" (1996: 80). 34) C'est dans cette perspective que se situent les manuels de rhétorique de l'âge classique lorsqu'ils utilisent l'expression de " mœurs orateurs". (Voir Amossy qui fait une présentation simple des conceptions de l'ethos dans différents domaines, 2000: 60-85) 35) Il y a peut-être des cas où l’auditoire se trouve devant un orateur inconnue. Dans ce cas il n’y a pas d’ethos préalable et c’est à l’ethos discursif d'assurer l’opération de persuader. 36) La connaissance des origines des tribus est très important dans le Monde Arabe et comme le dit, à juste titre, Mohammed Arkoune dans un entretien : la généalogie était un savoir dont tous les savants s’intéressaient parce que toutes les relations sociales étaient construites selon les liens de famille, la force politique était basée sur les liens de famille…(entretien dans le magazine culturel Al- Arabi, n°550, septembre 2004 : 74). Pour plus de détailles sur ce sujet on peut se rapporter à Wasif Butros Ghali, les traditions des cavaliers chez les Arabes, traduit par Anor Louqua, Dar Alma'arif, Le Caire, 1960. 37) Il faut entendre ce mot au sens positif. 38) Le prix du sang est connu dans l'Islam. C'est la somme d'argent qu'il faut payer à la famille de la victime tuée si celle-ci l'accepte à la place de la peine capitale. 39) C'est-à-dire, il dit la salutation islamique: que la paix soit sur vous. 40) Bilal Ibn Rabah est un esclave habachite noir converti à l’Islam. Il est devenu l'un des grands compagnons du prophète et il était celui qui faisait appel à la prière. 41 ) voir P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard. 1982. 42 ) l'acte illocutoire est l'acte accompli dans la parole même, et non pas une conséquence (O. Ducrot, J-M. Schaeffer, 1995: 782) Voir J-L. Austin, Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil, "points", 1970. 43) Le petit robert définit le conseil comme: " une opinion donnée à quelqu'un sur ce qu'il convient de faire" (993: 446). 44) Cet énoncé se voit comme coupé de la justification et relié tout de suite par le connecteur « wa » "et" qui sert en arabe à présenter deux propositions comme égales et sur le même niveau. Voir Abu Alhassan Aroummani (1984: 59-64). 31 45 ) La parole est adressée au Prophète Mohammed. 46 ) P. Bourdieu est catégorique sur ce sujet: la force n'existe pas dans les mots, mais dans la situation et le statut de l'orateur. Voir P. Bourdieu (1982: 103-119). 32 Bibliographie -Abu alhassan Aroummani (1984) : Kitab m'ani alhourouf (Le Livre des sens des prépositions), 3iem édition, révisé et commenté par Abdullah shalabi, Jeddah Dar ashouroug. -Al-Albani, M (1979): Sahih aljami'alsaghir (le correct du petit contenant), 2ièm édition, parties 3-4, Beyrouth, Almaktaba alislamiah. -Al-Buhkari (1986): sahih Al-Bukhari (l'authentique d'Al-Bukhari), -Al-soyouti (1966) : Jami' alahadith (le rassemblant des paroles prophétiques), réuni et vérifié par Abas Ahmed Saqr et Ahmed Abdeljaoid, Dar alqualam, Beyrouth. -Al-Soyouti (1988): Tarikh al khulfaa (Histoire des Califes), revu et édité par Mohammed Ibrahime, Le Caire, Dar Alfikre Al'arabi. -Amossy, R (2000): L' argumentation dans le discours, Paris, Nathan. -Anscombre, J-C. (éd) " Théorie des topoï ", Paris, Kimé, 1995. -Anscombre, J-C. Ducrot, D. 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