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LES NOMS DE JOYCE
StIr une lecture de Lacan
Collection La Philosophie ell commun
dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren
Dernières parutions
Charles RAMOND, Spirwza et la pensée moderne.
Wolfgang KAMPFER, Le telnps partagé.
Alberto GUALANDI, La rupture et l'évènement.
Marie CRISTINAFRANCOFERRAZ, Nietz-ftche, le bou.tfon des dieux.
Jacques POULAIN, La condition démocratique.
Marcos SISCAR, Jacques Derrida. Rhétorique et philosophie.
HUBERT VINCENT, Vérité du septicisme chez Montaigne.
JOHN AGLO, Norlne et SYlnbole. Les fondelnents philosophiques
de
l'obligation.
ARTAN FUGA, L'Albanie
entre la pensée totalitaire et la raison
.fragmentaire.
DARIO GONZALES, Essai sur l'ontologie kierkegaardienne.
ALFONSOM. IACONO, L'événement et l'observateur.
LAURENT FEDI, Le problème de la connaissance dans la philosophie
de Charles Renouvier.
MARIE-JosE PERNIN SEGISSEMENT, Nietzsche et Schopenhauer:
encore et toujours la prédestination.
REMY PAINDAVOINE, La passion du réel.
CHRISTOPHE GIOLITO, Histoires de la philosophie
avec Martial
Guéroult.
MARIO VIEIRA DEMELLO, Vers une éducation de la culture.
NICOLE PARFAIT (Actes recueillis et présentés par), Holderlin et la
France.
y ANNLEPAPE (sous la diT. de), Morule ouvert, pensée nomade, 1999.
SERGE VALDINOCI,Abrégé d'europanalyse, 1999.
@ L'Harmattan,
1999
ISBN: 2-7384-7773-9
Collection « La Philosophie en commun»
dirigée par Stéphane Douai//er, Jacques Poulain
et Patrice Vermeren
Roberto HARAR!
LES NOMS DE JOYCE
Sur une lecture de Lacan
Traduit par Gabriela Yankelevich et Lucila Yankelevich
Version vue et corrigée par l'auteur
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris -FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Du même auteur
El objeto de la operacion del psicologo (Nueva Vision, Buenos Aires,
1976).
Textura y abordaje del inconsciente (Trieb, Buenos Aires, 1977).
Del corpus freudo-lacaniano (Trieb, 1981).
Discurrir el psicoanalisis (Nueva Vision, 1986 ; Artes Médicas, Porto
Alegre, 1987 ; Point Hors Ligne, Paris, 1988).
Los cuatro conceptos fundamentales del psicoanalisis, de Lacan: una
introduccion (Nueva Vision, 1987; Papirus, Sao Paulo, 1990).
La repeticion del fracaso (Nueva Vision, 1988).
Fantasma: ;,fin del andlisis? (Nueva Vision, 1990; Érès,
. Toulouse, sous
presse).
Intensiones freudianas (Nueva Vision, 1991).
El Seminario "La angustia", de Lacan: una introduccion (Amorrortu,
Buenos Aires 1993 ; Artes e Offcios, Porto Alegre, 1997 ; The Other
Press, Boston, sous presse).
;,De qué trata la clinica lacaniana? (Catalogos, Buenos Aires, 1994).
Psicoanalisis in-mundo (Kargieman, Buenos Aires, 1994).
Las disipaciones de lo inconsciente (Amorrortu, 1997).
Polifonias. Del arte en psicoanalisis (Del Serbal, Barcelona, 1998).
Ouvrages en collaboration
Psicoanalisis, ;,adaptacion 0 cambio? (Rodolfo Alonso, Buenos Aires,
1972).
El rol del psicologo (Nueva Vision, 1973).
Teoria y técnica psicologica de comunidades marginales (organisateur)
(Nueva Vision, 1974).
Lectura lacaniana de algunos conceptos psicoanaliticos (Asociaci6n de
Psicologos de Rosario, 1980).
Memoracion de Sigmund Freud (Trieb, 1980).
La escucha, la histeria (Paidos, Buenos Aires, 1984).
Pagar com Palavras (Movimento, Porto Alegre, 1984).
Hystérie et Obsession (Navarin, Paris, 1986).
L'Analyse et l'analyste (Solin, Paris, 1991).
El cuerpo: el psicoanalisis frente al orden biol6gico (Kliné, Buenos
Aires, 1993).
La equivocacion sexual (Kliné, 1995).
;,Qué significa olvidar? (Kliné, sous presse).
Knotting Real, Symbolic an Imaginary: Lacan's Literary Symptom
(Rebus Press, London, sous presse).
A mafemme Diana, qui avec son amour, sa tolérance et son
encouragement lucide, accompagne chaque lettre de mes sentiers
psychanalytiques.
" (bababadalgharagh takamminarronnkonn bron ntonnerronn tuonn th unntrovarrhounawnskawntoohoohoordenenthurnuk!)
."
J. Joyce, Finnegans
Wake
" Mes lèvres
qui disaient
vérité mentaient
répétaient affirmaient
niaient mendiaient
criaient murmuraient
pleuraient riaient.
Mes lèvres
qui se posent
autour des pronnoncés
innombrables mots."
T. R6sewicz, Poème
" Je veux le blanc, le vide et l'absence de mots. Mais ce sont les mots,
toujours eux, qui dans ma tête parlent, ne cessent de parler ."
M. Didier, Contrevisite
INTRODUCTION
À L'ÉDITION FRANÇAISE
Dans ce très bel ouvrage que nous offre Roberto Harari, celui-ci
lit Lacan avec Joyce, Joyce avec Lacan, Joyce avec Joyce, Lacan avec
Lacan. Quadruple lecture qui mènera le lecteur à un parcours désormais
différent de celui qui jusqu'ici avait fixé l'écriture de Lacan dans un autre
espace.
Pour éclairer son propos, Roberto Harari ne se prive d'aucune
excursion, que ce soit du côté de la littérature, des mathématiques ou
même des élèves de Lacan ou des autres courants de la psychanalyse
(kleinien par exemple).
Il s'agit d'aider à entrer dans le séminaire de Jacques Lacan « Le
Sinthome », séminaire 23 de 1975-76. Séminaire peu étudié, dont peu de
versions circulent, souvent fautives. Il s'agit d'établir le séminaire.
Roberto Harari se situe en élève en indiquant que c'est la responsabilité de
l'élève de fournir une lecture raisonnée quitte à ce que cela aboutisse à une
transcription légèrement différente des versions qui circulent.
Pour cela, Roberto Harari s'appuie sur un travail de
rétablissement, un travail de commentaire, un travail d'établissement.
Evoquer la pratique du commentaire, ce n'est pas du tout
diminuer le travail de Roberto Harari, bien au contraire. Le commentaire
renvoie à ce périple qui mène un lecteur, comme le lecteur juif du Talmud
par exemple, à s'introduire dans un texte, à se laisser travailler par lui entre
la destruction et l'élévation pour aboutir en fin de compte à une
transcription autre, à une transcription qui donnera au texte premier toute
sa dimension, c'est-à-dire une dimension de perte et de recréation.
Dimension qui traversant entièrement l'ouvrage de Roberto Harari lui
donne toute son ampleur.
L'auteur cherche à montrer que de même qu'il y a une littérature
post-joycienne, de même Joyce a obligé Lacan à jeter les bases d'une
psychanalyse post-joycienne. Il arrive à la psychanalyse ce qui est arrivé
à la littérature. Il y a un avant et un après.
Dans la présentation que nous faisons de cet ouvrage, il est
difficile, tant le texte de R. Harari travaille et est travaillé par le texte de
Lacan, de dénouer le fil de l'un et le fil de l'autre. Aussi nous dégagerons
une problématique apportée par Lacan mais que R. Harari ne néglige pas,
loin de là.
La façon dont Joyce traite la langue anglaise en la désarticulant
rend son texte ininterprétable. Lacan dit que c'est ininterprétable car la
sonorité s'écrit au lieu de se parler. Elle ne se sonorise pas dans le dit. De
ce fait, Lacan dit que Joyce est « désabonné de l'inconscient» et qu'il ne
cherche pas à émouvoir le nôtre. Seule lajouissance s'y produit, tandis que
l'œuvre sert à Joyce à se faire un nom et en se faisant un nom, à se tenir
dans le monde.
Il
Du fait de ce désabonnement de l'inconscient, la position de
l'analyste dans sa clinique s'en trouve changée.
En conséquence, la psychanalyse ne consiste pas à interpréter
l'inconscient mais à attraper un bout de réel. « Le réel, dit Lacan, est la
réponse symptomatique de Lacan à l'invention de l'inconscient par
Freud. »
L'inconscient comme instance du savoir ne suppose pas le réel
lacanien. Pas besoin de savoir qu'on sait pour jouir d'un savoir. Il y a donc
un déplacement dans la façon dont le psychanalyse traite du symptôme.
Le psychanalyste quand il traite du symptôme traite d'une jouissance.
Comment? Par l'interprétation qui, quant à elle, joue de l'équivoque sur la
littéralité sonore. Cette interprétation consiste à faire passer dans un jouir
de la langue l'équivoque qui est trame du symptôme. Il faut que
l'équivoque consonne avec l'inconscient pour que l'interprétation
fonctionne. Celle-ci traite de la lalangue.
Que se passe-t-il dans le passage d'une langue à une autre?
Comme je l'ai exprimé dans L'Exil de la langue, « la traduction d'un texte,
d'une phrase, d'un mot représente un passage. La langue ne saurait sortir
indemne de ce défilé: elle s'invente dans cette opération et subit une
transformation semblable à celle qui affecterait un corps chimique qui,
passant d'un état à l'autre, acquiert quelques qualités et en perd d'autres. »1
Après cette traversée joycienne, ce qui demeure pour Lacan est
donc essentiellement ces jeux de passage d'une lalangue à la langue.
Lacan ajoute que la lalangue est une affaire de femmes. Les hommes sont
tellement pris dans la logique du signifiant, dans la rectitude de la langue
qu'ils ne savent pas en jouer. Les femmes sont plus libres avec le
signifiant. Elles découpent, désarticulent la langue, y introduisent des
fragments de jouir. Elles produisent et transmettent la lalangue. A partir
de ces fragments, un sujet s'approprie la langue, la choisit, la rend vivante.
Arrivé à ce point, le lecteur pourra se rendre compte qu'à tenir la
corde du réel, la clinique lacanienne se distingue de la clinique freudienne.
Se dessinent alors des formules en rapport avec la topologie que R. Harari
reprend qui consistent à dire que dans l'analyse il s'agit de suture et
d'épissure. Il s'agit d'accompagner un analysant pour qu'il trouve son
propre nœud et introduise du nouveau. C'est de l'ordre de l'artifice, qui est
art, invention.
D'où cette position qui nous amène à rappeler que l'intervention
du psychanalysteest de l'ordre du « savoir faire avec». .. ce nœud qui est
à trouver.
Il s'en déduit une nouvelle théorie de la fin de l'analyse: il s'agit
des traces qu'un sujet laisse dans le monde à partir de son « savoir y
faire ». L'analyse vise à le rendre assez maître de la lalangue afin de
1 Jacques Hassoun, L'Exil de la langue. Fragments
Paris, 1993, p. 229.
12
de langue maternelle,
Point Hors Ligne,
tomber dans quelque chose qui est sa réponse mais aussi sa responsabilité,
c'est-à-dire une réponse à la jouissance-qui-ne-convient-pas.
Cette invention est une écriture. C'est le sinthome qui est de
l'ordre de 1'« individual », c'est-à-dire du singulier irréductible (différent
de la réponse particulière qui, elle, se réfère à l'universel, c'est-à-dire à la
structure). Le sinthome est ce que le sujet a de plus intime.
Le sinthome ne s'analyse pas. C'est là que se tient l'analyste dans
son irréductible, au lieu du sinthome qui n'est pas donné d'avance, qui est
à inventer.
Cette invention est-elle au centre du parcours de R. Harari ?
Nous ne sommes pas loin de le penser.
Jacques Hassoun
13
PROLOGUE
«
De grands lacets dans ses minces chaussures bronze: aiguillons d'un
oiseau gâté»
J.Joyce,Giacomo
.
Joyce
Yo to doro
to doro nono hormoso
to doro ono coso
ono coso co yo solo so
COFO
G.Cabrera Infante, Tres tristes tigres
" El exilio es un vivir al margen, una costumbre de sentirse sin limites,
como un hombre incorporeo, anodino, anonimo y sin biograf{a . (L'exil
est un vécu à l'écart, une habitude de se sentir sans limites comme un
homme incorporel, anodin, anonyme et sans biographie)".
H. Tizon. Experiencia y lenguaje
I
Poursuivant le chemin entamé par mes ouvrages d'introduction aux
Seminaires X/ et X de Lacan (Buenos Aires: Nueva Vision, 1987 et
Buenos Aires: Amorrortu editores, 1993, respectivement), l'objet du
présent volume est le Séminaire XXIII, Le Sinthome, exposé par le
psychanalyste français en 1975-76.
J'estime que le dessein, la portée, la teneur, la pertinence et le contexte de
mon choix sont suffisamment expliqués et développés dans cet ouvrage
pour me dispenser d'en parler ici. Précisons que le matériel de base de
mes livres est le texte de la transcription des enregistrements des cours
que j'ai donnés, sur ce sujet, au Centro de Extension Psicoanalitica du
Centro Cultural General San Martin de Buenos Aires. Pour cette
occasion-ci, j'ai repris le même procédé, même si l'aimable invitation
-
renouvelée
par la suite - provient de l'initiative
du Secteur d'Etudes
et
Recherche en Sciences, Culture et Société du Centre dirigé par Adriana
Zaffaroni. Je lui suis donc sincèrement reconnaissant, ainsi qu'au public
15
du San Martin, qui, une fois de plus, en cette année 1993, combla la salle
de conférences, accompagnant avec intêret et un degré frappant de
réceptivité et d'échange, une thématique qui s'avérait complètement
nouvelle pour un grand nombre d'assistants, tant sur les aspects
psychanalytique, topologique que littéraire.
Cette fois-ci aussi j'ai respecté les coupures fixées par chacun des dix
cours, afin de ne pas effacer les stimulantes marques d'origine du livre.
Malgré tout - comme on peut le vérifier d'ailleurs à la date de parution
d'une partie de la bibliographie utilisée -, mon intérêt croissant pour les
nombreux chapitres portant sur le Séminaire m'a fait allonger le texte
initial en lui incorporant des thématiques et des aspects qui n'étaient ni
compris dans les cours du San Martin ni dans le Séminaire lui-même.
Dans ce sens, je crois avoir pu observer une attitude de recul admiratif et
respectueux vis à vis du texte de Lacan, fait vérifiable, tout
particulièrement lorsque j'ai pu m"abreuver à ses propres sources. Comme
on le verra, je ne partage pas toujours ses conclusions;
cette
" Introduction" cherche ainsi à travailler à l'élaboration d'un jugement
régi par le raisonnement et non par la fascination acritique.
D'autre part je n'ai pas omis l'usage de schémas, de tableaux comparatifs,
de dessins, quand - à mon avis, bien sûr -la circonstance l'exigeait. C'est
dans ce sens que je réitère le fil conducteur qui me guide dans cet
ouvrage: parvenir à la plus grande clarté d'exposition possible mais sans
concessions bâtardisantes. Parce que rigueur ne veut pas dire
hermétisme; de même qu'il ne faut pas confondre l'élan didactique avec
la vulgate psychanalytique proverbiale.
II
Je voudrais aussi exprimer ma reconnaissance à Lorena Reisis, qui a
travaillé avec minutie et dévouement à l'ordinateur:
les multiples
" recorrections " de cet original initial, maintes fois modifié, ont reçu, par
ailleurs, l'apport de ses observations touchant à la rédaction même.
III
Comme épilogue du prologue, nous pouvons nous introduire, déjà, dans
l'un des sujets principaux du livre, ne serait-ce qu'à titre indicatif. En
effet, s'il y a - s'il doit y avoir? - un " post-joycienisme " autant en
psychanalyse qu"en littérature, et vu que mon texte en souligne plutôt le
premier versant, j'aimerais inclure ici quelques références au postjoycienisme littéraire, illustrées en espagnol. Cela repose sur la difficulté
de lire le Finnegans Wake joycien, qui requiert d'emblée une grande
maîtrise de la langue anglaise. Etant radicalement intraduisible - point
dont mon livre prend dûment note
-,
il est bon de savoir que dans la
langue espagnole il existe des ouvrages de grande valeur, pouvant susciter
la jouissance de la mise en acte scripturale du post -joycienisme. " Post"-
16
évidemment qui définit un temps non pas chronologique mais de positon
subjective face à la lettre. Voilà pourquoi Gongora et - dans une moindre
mesure - Quevedo, s'inscrivent dans cette lignée. Pas moins que Rayuela
de J. Cortazar ; Tres tristes tigres (voir l'épigraphe), de G. Cabrera
Infante; Adan Buenosayres de L. Marechal et Larva de J. Rios. Laissons
le soin à ce dernier - un contemporain, finalement - la conclusion de ces
mots, avec une sorte de devise, d'insigne, qui constitue un gond excellent
pour que le lecteur s'introduise peu à peu dans l'invitation offerte par mes
pages: " Hourra Mr Joyce!, l'animateur chevauche à nouveau sur le
microphone. He rejoyces in the name of Freud. Que la joie continue" 1.
Buenos Aires, mai 1995
1 J. Rios, Larva. Babel de una noche de San Juan, Barcelona:
p.283.
Ediciones
del Mall, 1984,
17
1. Joyce, Lacan: J'hérésie borroméenne à quatre
Le Séminaire 23 constitue probablement le dernier moment,
tout au long de l'enseignement lacanien, où une rigoureuse unité interne
est privilégiée. On y expose en effet une conception cohérente et
rénovatrice de plusieurs points touchant, non seulement à la pratique
clinique
-
même si leur impact est considérable,
et nous verrons dans quel
sens - mais aussi inscrits dans une sorte de tradition: le rapport de la
psychanalyse avec l'art; en particulier celui qui la lie à la littérature, la
discipline artistique la plus proche de l'expérience analytique. Le travail
lié à la parole rattache la psychanalyse à la littérature; nous ne pouvons
éviter de nous placer aux abords du champ littéraire. Dans ce sens, dans
le Séminaire qui nous occupe, Lacan va provoquer, à partir de son
rapprochement de Joyce, une novation non annoncée en toutes lettres et
mettant en jeu, en premier lieu, certaines périodes préalables de son
enseignement.
Dorénavant, nous ferons appel à plusieurs reprises
- nécessairement entraînés par la pensée de Lacan -, à des jeux de mots.
Il n'est pas exclu que certains trouvent ces jeux, en tant que tels, anodins,
innécessaires, embarrassants. Ceci est en partie vrai: les jeux de mots
dérangent, rompant notre lexique, notre bon sens. D'où l'embarras
inévitable. Cependant, ils n'ont rien d'anodins, au contraire: leur rôle
enrichissant transforme l'usage lacanien en véritable et légitime héritier
de l'entreprise de Joyce. C'est une rencontre exceptionnelle - outre leur
tête à tête en 1918 - entre deux théoriciens, deux praticiens de la lettre
d'une remarquable parenté dont témoigne le travail de Lacan avec les
jeux et la composition-décomposition de mots. Nous travaillerons donc
aussi sur cette opération en suivant le déroulement de ce Séminaire. Dans
ce sens, et afin de l'accompagner dans ce parcours, nous demanderons au
lecteur de mettre, à l'occasion, le code commun entre parenthèses.
D'autre part, nous devons formuler de nouveau l'avertissement
déjà effectuél. Nous n'aborderons pas tous les sujets: cela est impossible
en dix chapitres. Nous essaierons d'appréhender - d'après notre lecture
et, parfois avec des allers et des retours marquant la différence -, les
lignes fondamentales, les idées-force qui permettront d'inférer - nous
l'espérons -, ce à quoi vise Lacan. Tel est notre seul et unique objectif. Il
est évident qu'il ne s'agit aucunement de remplacer la lecture du
Séminaire23, mais, bien au contraire, de pousser, de convoquer à son
rapprochement. Il reste, somme toute, une dernière question à clarifier. Il
est connu de tous que les Séminaires inédits de Lacan ne peuvent circuler
librement pour des raisons légales - essentiellement économiques et
financières d'ordre familial. Face à cette circonstance nous prendrons les
.
] Voir le Prologue"
"
de cet ouvrage.
19
transcriptions des enregistrements existants sous diverses versions, autant
en français qu'en espagnol. Cela implique l'établissement d'un texte qui
peut être discuté et retravaillé. Ces versions ne sont pas en vente, n'ont
pas de circulation commerciale, mais leur existence a suscité des
querelles, voire des persécutions judiciaires qu'il faudra un jour soumettre
au débat public. En attendant, nous devons nous contenter du matériel
existant dans les bibliothèques des institutions psychanalytiques, celles
qui essayent de maintenir vivante l' œuvre de Lacan - malgré les
tentati ves de l'emprisonner, de l'empailler - conformément à la soi-disant
fonction de son exécuteur testamentaire dont le but véritable est en fait de
la passer sous silence, par des retards d'édition successifs et au prix de
nombreuses erreurs conceptuelles, comme on peut le repérer dans les
versions" officielles"
des Séminaires. Le choix du Séminaire23
représente donc une option claire: répondre à cette tentative de mise sous
silence et de distorsion, centrée, particulièrement sur les dernières étapes
de l' œuvre de Lacan, celles précisément qui présentent une difficulté
supplémentaire, dû à son complexe développement topologique.
Après avoir formulé ces premiers mots, il devient nécessaire
d'élucider la question suivante. La topologie est précisément un autre
domaine qu'il faudra prendre en considération afin de suivre le fil (mot
qui n'a rien d'innocent, puisqu'il possède dans ce texte plus d'un sens),
fil qui est l'une des caractéristiques de notre Séminaire. La topologie est
une branche de la géometrie dont la singularité est l'existence de rapports
non métriques. Ce qui importe dans cette discipline, ce n'est pas la
fonction de la mesure, mais le rapport en jeu entre les éléments qui
composent - par exemple - une certaine surface apte à la déformation
continue. A proprement parler, " surfaces" constitue l'une des branches
de cette discipline. Et sur ce point, nous pouvons en profiter pour formuler
une petite classification introductive. En s'intéressant à la topologie,
Lacan a glissé d'une première approche de la thématique des surfaces
vers une autre, qui est développée dans ce Séminaire et qu'il avait
travaillée juste avant. Nous préciserons le moment où ill' aborde et en
quoi elle consiste. Il s'agit évidemment de la question des nœuds. Lors
de sa première référence topologique - celle du Séminaire 9,
" L'identification" , datant de 1961-62 et précédant celui que nous avons
étudié dans un de nos derniers textes -2,Lacan s'est intéressé aux surfaces
parce que l'identification est précisément un phénomène psychique tel
qu'il pose d'emblée un problème de base: le dedans et le dehors. Une
définition très élémentaire, presque grossière, d'identification, affirme
que celle-ci consiste en une opération psychique apte à transformer
l'externe en interne. Ce n'est pas, pour sûr, la façon la plus précise
d'aborder ce sujet, cependant cela nous indique, d'ores et déjà, de quelle
I
2 R. Harari, El Seminario " La angustia
Amorrortu editores, 1993.
20
", de Lacan:
una introducciân,
Buenos Aires,
manière l'espace est en jeu. Il s'agit bien entendu d'un espace dont Lacan
bouleverse le concept, dans le sens où il démontre que le dedans et le
dehors ne sont pas définis de manière évidente. Cette célèbre division
entre moi et non-moi (ou bien monde interne et externe), si chère à tant
de psychologues et psychanalystes, n'est pas si évidente que cela. Ou
mieux encore: si elle est si claire, voilà une bonne raison pour la rendre
problématique. Non pas pour le plaisir de complexifier, mais pour partir
du fait qu'elle implique un vécu trompeur ou, selon les termes de Lacan,
imaginaire. Que veut nous dire ici Lacan? Et bien que dans cet espace où
nous nous reconnaissons immédiatement, nous sommes prêts à croire que
nous avons - et dominons - une intériorité, et que c'est à partir d'elle que
nous stipulons sans grands efforts l'extériorité complémentaire.
Il y a toute une série de surfaces - qui seront nommées au
passage, sans que nous nous y arrêtions - celle qu'il étudie dans ce
Séminaire: la bande de Mœbius, le huit intérieur, le plan projectif ou
cross-cap, qui permettent, entre autres, d'élaborer certains problèmes
cruciaux sur l'identification. Cependant quelques années plus tard,
comme nous l'avons dit, Lacan arrivera à un autre moment logique de son
développement topologique: celui des nœuds. Et il ne s'agit pas, à
l'occasion, de simples nœuds. Lacan introduit la question avec un
nouement très particulier: le nœud borroméen.
Avant d'avancer sur ce point, le lecteur devra prendre en
considération la question suivante. Nous avons signalé que, lorsqu'on
aborde la topologie, la géométrie entre en ligne de compte. Lorsqu'on se
réfère aux nœuds, une première image, presque obligatoire, nous évoque
le nœud marin, ou des nœuds semblables. Il s'agirait de prendre quelques
cordes pour les soumettre à une certaine manipulation; en effet, nous
avons déjà dit que nous ferions ici référence à des fils. Cependant, ils ne
forment que des représentations de lignes, caracterisées avant tout par une
série de propriétés, de relations. Nous pouvons les représenter par des
cordes, des chaînes, par les anneaux d'un classeur, étant donné que ce qui
définit le nœud n'est pas l'empirique mais le système de relations
formelles en jeu.
Lacan introduit le problème relationnel du nœud borroméen dans
le Séminaire dicté en 1971-72, intitulé H... ou pire",
ce qui veut
simplement dire que c'est cela, ou bien, ce serait pire. En termes
classiques, il fait ici allusion à la castration, cette condition où nous
assumons que, ou bien on s'en tient à elle, ou bien ce sera pire. Dans son
cours du 9 février 1972 de H...ou pire", Lacan effleure au passage la
question, quasiment à la manière de ce que nous considérerions
joyciennement
un Joke
-
une plaisanterie
-, lorsqu'il
commente
qu'on lui
avait dit la veille quelque chose au sujet du nœud borroméen. Ainsi donc,
l'affaire lui a semblé si intéressante qu'il a décidé de l'inclure le
lendemain dans son Séminaire. Ce hasard prétendu cachait, c'est certain,
21
un travail de longues années, amené comme une idée conceptuelle
opportune.Si nous remontons au Séminaire sur It L'identification",
où il
offrait déjà des preuves explicites de son travail sur le nœud élémentaire
nommé trèfle, il devient évident qu'il s'agit d'unjoke. Mais c'est à partir
de It...ou pire", que le recours aux nœuds devient de plus en plus intensif,
se poursuivant au cours des années suivantes. Même dans les dernières
étapes de son enseignement, celles des Séminaires les plus difficiles, de
topologie la plus complexe, par exemple le 25 - appelé Le moment de
conclure" - ou bien le 26 - It La topologie et le temps" -, il fait appel à
la combinaison de la topologie des surfaces et des nœuds. Il utilisera
surtout une surface que nous avons délibérément omise: le tore. Un
exemple rudimentaire du tore est celui de la chambre à air des
pneumatiques d'automobiles. Objet aussi quotidien que problématique, si
nous le comparons à un simple ballon sphérique. Nous avons l'habitude
de nous penser nous-mêmes - peut-être à cause du mouvement circulaire
que peuvent excercer nos mains - comme des entités sphéroïdales, avec
un dedans ~t un dehors définis de façon abrupte. Mais le tore a la
particularité d'être une sphère trouée, où l'intérieur peut se transformer en
extérieur, et réciproquement, ce qui est possible moyennant une
perforation. D'autre part, on peut entourer cette surface de fils et cela
devient plus complexe, soutenant la convergence des branches
topologiques que nous venons d'énoncer.
Lacan aborde le travail du nœud borroméen à trois maillons à
partir des développements de son mathématicien de référence, Georges
Th. Guilbaud qui l'introduisit aux problèmes liés à ce dernier. De la sorte,
il obtint la base pour articuler de façon novatrice ce que l'on peut appeler
le point central, nodulaire, de son enseignement jusqu'alors:
l'imbrication des trois registres de l'expérience, Réel, Symbolique et
Imaginaire. De façon très primaire, on pourrait dire que si le Symbolique
fait allusion à la place de la parole et du langage, l'Imaginaire est ce qui
se rapporte à l'expérience du miroir; c'est à dire à se reconnaître dans une
image captivante et fascinante face à laquelle le moi reste capturé par le
phénomène d'une" mêmeté " équivoque. Equivoque, parce qu'elle n'est
qu'aliénation chez et par l'autre. Quant au Réel, le dernier des registres
étudiés par Lacan et qui est le plus difficile à cerner, nous signalerons
seulement qu'il comprend ce qui se situe hors de toute loi. Non pas d'une
loi juridique, mais hors de toute régulation, de tout ordre déterminé,
manifeste ou latent. C'est un registre sans organisation qui,
essentiellement, provoque de l'angoisse et que Lacan tient absolument à
séparer de ce que l'on appelle réalité. La réalité est centrée sur ce qui est
collectif, codifié entre le Symbolique et l'Imaginaire, ce qui nous permet
d'établir des accords, des consensus. Dans ce sens, la réalité endort, elle
nous man tient dans une sorte de brume presque confortable d'où nous tire
le Réel, nous réveillant ahuris. C'est précisément ce registre aussi crucial
It
22
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