L`ascèse : théologie et pratique dans l`Eglise orthodoxe (La

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L’ascèse : théologie et pratique dans l’Eglise orthodoxe
(La première de trois conférence sur l’idée de l’ascèse dans l’Eglise orthodoxe)
Bruxelles, le 26 novembre 2008
Chers frères et sœurs en Christ,
D’abord bienvenu à toutes et à tous dans cette église de la Sainte-Trinité du
patriarcat de Moscou. Un grand merci à son recteur, le père Pavel Nedossekin, de
nous avoir accueillis si gentilment. Pour ceux qui sont arrivés au milieu de l’office, c’a
été les vêpres de la fête du saint apôtre saint Philippe que nous célébrons
aujourd'hui.
Notre archevêque, Monseigneur Simon, m’a demandé de donner cette conférence
pour marquer le désir de notre église russe d’être en contact et en dialogue avec les
forces chrétiennes vivantes de la ville de Bruxelles. Personne d'entre nous ne
prétendra que la situation de la religion chrétienne soit facile ici en Belgique. Pour
nous autres orthodoxes il existe la tentation de nous retirer dans notre coccon bien
chaud - nos églises sont encore relativement pleines - mais cela serait refuser de
prendre nos responsabilités. Nous avons notre pierre à apporter au rafermissement
de la vie et du témoignage chrétiens dans un pays où la grande majorité d'entre nous
ne sont pas des gens de passage, mais des résidents permanents. Notre
contribution ne sera peut-être pas dans la première ligne du front: d’autres, surtout
les églises traditionnelles de ce pays, auront la première responsabilité de la reévangélisation de la Belgique. A nous autres orthodoxes, il incombe d’encourager,
de raffermir, de prier avec et pour, et d’offrir certaines moyens prises dans notre
propre trésorerie spirituelle. J’espère que mon intervention aidera, quelque peu que
ce soit, dans ce mouvement.
En abordant notre sujet de ce soir, la théologie et la pratique de l’ascèse dans les
églises orthodoxes, il convient d’abord de dire quelques mots sur les deux notions
d’ascèse et de théologie.
D’abord l’ascèse, qui vient du mot grec askesis. En cherchant dans un dictionnaire
grec, vous trouverez sous askesis : « exercise, pratique » et « exercises
gymnastiques, genre de vie des athlètes ».
Bien que le mot n’apparaisse pas comme tel dans le Nouveau Testament, la
comparaison de la vie chrétienne à celle de l’athlète apparaît à plus d’une reprise
dans les épîtres de saint Paul. Aux Corinthiens il compare la discipline chrétienne à
celle qui s’impose à tout athlète : « Tout athlète se prive de tout, mais eux, c’est pour
obtenir une couronne périssable, nous une impérissable » (I Cor 9.25). A son fils
1
spirituel Timothée il rappelle que « l’athlète ne reçoit la couronne que s’il a lutté selon
les règles. » (2 Tim. 2.5)
Pour ce soir je me suis permis de faire la définition suivante …… Elle est loin d’être
parfaite, mais elle montre clairement la direction.
L’ascèse: une lutte disciplinée qui dure toute la vie pour donner le maximum
d’espace à l’Esprit Saint en nous.
Maintenant deux mots sur le rôle du théologien dans le contexte de l’ascèse. Pour
moi son premier rôle c’est de sauvegarder la pureté de l’expérience de Dieu, de
maximiser l’espace dans lequel Dieu peut agir.
Le théologien orthodoxe fait ceci en premier lieu en montant la garde contre des
doctrines et des discours qui menacent de limiter cet espace. Je pense à St
Athanase, qui a combattu l’arianisme, cette hérésie qui, en niant la divinité du Christ,
bloquait essentiellement le chemin de la divinisation, dont je parlerai dans quelques
moments. Ou à St Jean Damascène, qui au huitième siècle a combattu les
iconoclastes qui nous auraient dépourvus de l’image comme moyen d’entrer en
communion avec la divinité. Mais la lutte du théologien n’est pas toujours contre les
grandes hérésies, mais autant contre les petits faux-tournants, les compromis avec
l'esprit du siècle ou d’autres parasitages qui, en s’accumulant, finissent par entraver
le passage des énergies divines.
Dans ce contexte il faut ajouter que le fait de posséder un diplôme ou même un
doctorat de théologie ne fait pas le théologien. Dans l’église orthodoxe nous insistons
que la connaissance de Dieu est essentiellement révélationelle – ce qui veut dire que
Dieu se laisse comprendre à un degré qui correspond à notre développement
spirituel, aussi à l’utilité de cette compréhension pour son Eglise. En d’autres mots,
pour être théologien, il faut non seulement un solide background intellectuel – savoir
analyser des situations, en tirer des conclusions, faire des hypothèses et les tester,
décéler des grilles de lecture – il faut aussi une vie spirituelle solide, faite de prière,
lecture de la Bible et des pères de l'Eglise et de confession et de communion
régulières. Toute sagesse particulière que donne Dieu, c’est dans l’Eglise et pour
l’Eglise, et non pas pour la gloire personnelle du théologien.
Parlons maintenant des sources de la tradition ascétique dd l’Eglise orthodoxe.
Ici je serai plus que bref. Je laisse à côté les premiers théologiens ascétiques,
difficiles et pas toujours très sûrs, comme Origen et Evagre de Pontique. Dans une
premièr mouvement, entre les 5ème et 7ème siècles, nous avons le Pseudo-Macaire
et les saints Dorothée de Gaza, Diadoche de Photice, Jean Climaque et Maxime le
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Confesseur. Les suit une deuxième vague au tournant du millénaire, dont le plus
grand nom est de saint Siméon le Nouveau Théologien. Enfin, on voit une dernière
floraison de la spiritualité orientale au premier moitié du 14ème siècle avant la chute
de l’Empire byzantin en 1453, associé au mouvement hésychaste et aux noms des
deux grands saints hésychastes Grégoire de Sinaï et Grégoire Palamas.
Première vague
Pseudo-Macaire
Diadoche de Photice
Dorothée de Gaza
John Climaque
Maxime de Confesseur
Egypte
Grèce sud-ouest
300-391
début 5ème siècle – avant
486
c. 560
Palestine
Mont Sinaï
525-606
Constantinople/Carthage/ 580-662
Rome
Deuxième vague
St Siméon le nouveau
théologien
Dernière floraison
Constantinople
949-1022
Grégoire de Sinaï
Grégoire Palamas
Mont Sinaï/Crète/Athos
Athos/Thessalonique
c. 1260-1356
1296-1369
Pour la Russie les sources sont de deux types: les vies des saints, et leurs écrits.
Les trois premiers noms dans ma liste, saints Antoine et Théodose de Kiev, et saint
Serguei de Radonezh au Moyen Age, sont connus surtout de par leurs vitae, écrites
par d'autres. Il en est de même de saint Séraphim de Sarov au début du 19ème siècle.
Quant aux écrivains je mentionnerais au 16ème siècle saint Nil Sorski, les saints
pères d’Optina en succession continue de la fin du 18ème siècle jusqu’à la revolution
de 1917, ainsi que, au milieu de 19ème siècle, le saint métropolite Philaret de
Moscou, saint Théophan le Reclus et saint Ignace Brianchaninov. Hors de la Russie
je mentionnerais saint Silouane, moine du monastère athonite de Panteléimon, dont
les écrits et le récit de sa vie ont été popularisés par le père Sophrony d’Essex. A ces
noms j’ajouterais deux hommes qui sont morts dans les 5 dernières années en odeur
de sainteté, le métropolite Antoine de Sourozh, qui vivait à Londres, et
l’archimandrite Ioann Chrestianken du monastère de Pskov, qui dans les années 70
et 80 a joué un rôle décisif dans la vie de plusieurs jeunes hommes devenus par la
suite des figures-clé dans l’Eglise russe. Je mentionnerais en passant le père Nicolaï
Gurianov (ou Nicolaï de Zalit), l’autre grand staretz russe des dernières années, lui
aussi décédé depuis peu, mais qui a laissé moins de traces écrites.
Russie jusqu’en 1917
Antoine et Théodose de
c. 983-1073 / † 1074
Kiev
3
Kiev
Serguei de Radonezh
Nil Sorski
Séraphim de Sarov
Pères d’Optina
Ignatius Briantchaninov
Philaret de Moscou
Théophan le Reclus
Après 1917
Près de Moscou
N. Russia (Athos/Terre sainte)
Sarov
Monastère d’Optina Poustyne
Caucase
Moscou
Visha (diocèse de Tambov)
c. 1313-1392
1433-1508
1759-1833
flor. c. 1800-1917
1807-1867
1782-1867
1815-1894
Silouane d’Athos
Sophrony d’Essex
Anthoine de Sourozh
Ioann Krestiankin
Nicolaï Gurianov (de Zalit)
Mont Athos
Maldon (près de Londres)
Londres
Pskov (Russie)
Île de Zalit (près de Pskov)
1866-1938
1896-1993
1914-2003
1910-2006
1909-2002
Avant de passer à l’ascèse elle-même, permettez-moi une mise en garde.
Un danger qui nous guette dès le début est de nous concentrer sur ce nous amis
catholiques appelaient dans le temps les cimes de la contemplation. Nous lisons
avec émerveillement les récits de la vie des grands priants de l’Eglise et de leurs
exploits, que ce soit saint Séraphim de Sarov qui a passé 1000 jours en prière
agenouillé sur une pierre, et révélé en lumière à Motovilov, saint Benoît enveloppé
de lumière, sainte Thérèse d’Avila et Marie d’Egypte en lévitation. Nous rêvons
quelque part de les imiter. Mais, pour citer un vieux dicton russe : « Si tu vois ton
frère commencer à ascendre dans les nuages, prends-le fermement par les pieds et
retire-le vers la terre. » Tous ceux qui enseignent la vie spirituelle insistent qu’il faut
progresser humblement, un pas à la fois, en commençant au début et non au michemin. Restons les deux pieds bien sur terre, à notre niveau et celui de ceux pour
lesquels nous portons une responsabilité pastorale dans l’Eglise. Comme j’ai lu
quelque part: « Nous devrions passer moins de temps à lire les vies des saints
de première classe et plus de temps à travailler pour en devenir de quatrième
classe. »
Je viens maintenant au début de toute théologie de l’ascèse : à Adam et Eve.
La grande porte d’entrée de la théologie ascétique dans les églises orthodoxes est le
récit de la chute d’Adam et Eve, commentée mille et mille fois chez les pères de
l’Eglise.
Vous en connaissez tous les détails. Là ou commence le chemin ascétique, c’est
avec Adam et d’Eve, hors du jardin, éloignés de Dieu, pleurant amèrement leur exil.
Comme nous chantons au seuil du grand carème:
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« Allons, mon pauvre âme, il faut pleurer tes actes, au souvenir d'autrefois,
de l'antique nudité dans l'Eden, par lesquels tu as perdu la joie et les délices
sans fin. » 1
Cette distance d’avec Dieu est intolérable pour l’âme, et nous cherchons, par notre
propre discipline spirituelle, mais toujours avec et par la grâce de Dieu, de revenir à
Lui, de par le Christ, deuxième Adam.
Mais il faut non seulement retrouver l'Adam d'avant la chute, il faut reprendre, avec
humitié, le chemin qu’Adam devait encore faire. Selon la vision orthodoxe, Adam
avait encore du chemin à faire pour devenir plus près de Dieu, finalement prendre la
divinité sur lui (je reviendrai à cette théologie de divinisation ou théosis dans
quelques instants). Ou comme disents certains des pères, en tordant peut-être un
petit peu les paroles du récit de la création de l’homme en Genèse 1 :26, pour passer
de l’image de Dieu à la ressemblance de Dieu. Il se peut très bien qu’Adam et Eve
avaient l’intuition de cette vocation de divinisation, pourquoi sinon le Malin les auraitil tentés avec les mots « vous deviendrez comme des dieux » ? Leur faute aurait été
plutôt de vouloir saisir la divinité, avant qu’ils n’y fussent prêts, plutôt que de se la
laisser donner au bout d’un passage nécessaire. D’ailleurs dans certains pères on lit
que ce qui a condamné Adam et Eve au banissement du paradis n’est pas autant le
fait de manger le fruit défendu que le refus du repentir. S’ils avaient dit « oui, nous
avons péché, pardonne-nous », l'histoire aurait tourné bien autrement.
Le chemin ascétique est rien d’autre que ce chemin de retourner à la condition
d’Adam d’avant la chute, puis de reprendre le bon chemin là où il en a dévié.
Permettez-moi à ce point quatre remarques du point de vue orthodoxe sur la chute et
ses conséquences pour l’humanité:
-
L’orthodoxie ne s’est jamais retrouvée dans l’idée du péché originel. Nous
croyons fermement que l'homme a été créé à l'image de Dieu, et que même si
cette image s'obscurcit et même se perd de vue, elle reste là, implantée dans le
tréfonds de chaque homme.
-
L’orthodoxie tient fortement à la notion d'un monde déchu, en d'autres mots que
le monde présent n'est pas normatif. Les structures que nous connaissons sont
temporaires - en anglais nous parlons de « temporary holding patterns » - pour
que le monde ne sombre pas dans le néant. De là nous ne croyons pas à la
capacité des hommes de faire de leurs propres forces, sans Dieu, un monde
juste, honnête, beau.
1
Matines du dimanche du Pardon, première ode
5
-
L’orthodoxie insiste que l’homme est fait d’âme et corps. Que le corps serve
l'âme, oui, mais dès le début l'orthodoxie est fort conscient des dangers d'une
approche, héritée du platonisme ancien, qui voudrait réduire le corps à une
encombrance dont il faut se défaire le plus vite possible. Dans les premières
décennies du monachisme, où l’ascèse physique revêtait une grande
importance, il a fallu insister sur la valeur spirituelle du corps. N’oublions pas que
la résurrection finale est une résurrection de corps et d’âme et que la Nouvelle
Jérusalem, ou Dieu demeurera avec les hommes, est bel et bien sur la terre.
-
Orthodoxie tient fort à la notion du diable, le malin et prince de ce monde. On
n’en parle pas trop, et c’est bien. Mais on est très conscient de sa présence et du
danger qu’il présente. J’y reviendrai plus tard dans cet exposé.
On a vu le point de départ du voyage ascétique: regardons maintenant le but.
Celui-ci n’est rien d’autre que d’être, dans les mots de saint Pierre, « participants de
la nature divine ». (2 Peter 1.4).
Ce n’est rien d’autre que de avoir en nous-mêmes les deux natures, divine et
humaine, la seule différence d'avec le Christ étant que Lui avait la nature divine par
nature, et que pour nous elle est le don de Dieu. Au point que, dans les mots de saint
Paul, on puisse dire que « ce n'est plus moi qui vit mais le Christ qui vit en moi »
(Galates 2.20), ou encore « Nous avons, nous, la pensée du Christ » (I Cor. 2.16) –
ou dans l'ancienne version latine, qui reproduit mieux le grec : « sensum Christi
habemus ».
Le terme technique chez nous pour marquer ce point d’arrivé est théosis ou
divinisation. On décrit aussi comme ‘pneumatophore’ celui ou celle qui porte l’esprit
de Dieu au point d’en être rempli en permanence.
Le chemin vers la divinisation est un long et ardu, et dure toute une vie. Chaque
chrétien est appelé, d’une manière ou l’autre, à s’y mettre, à la vitesse que Dieu lui
prescrit.
Très importantes ici, et surtout dans la tradition orthodoxe, sont des personnes qui
ont progressé très loin sur le chemin, chez qui on a senti cette présence divine. Entre
les grands exemples russes on peut citer, au 14ème siècle, saint Serge de
Radonège, et au 19ème, saint Séraphim of Sarov. En fait, chaque generation a
connu une succession plus ou moins continue des startsi, des hommes et des
femmes d'une grande profondeur spirituelle, souvent bénis de dons de guérison ou
de discernement, qu’on venait visiter de loin à son grand avantage spirituel. Russie
semble avoir été particulièrement bénie de la présence de telles personnes, surtout
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et précisément au 20ème siècle, à une époque où une grande partie de la structure
externe de l'Eglise était en ruines. .
Mais les startsi ne sont pas un phénomène exclusivement russe. Je pense aux grecs
Joseph l’Hésychaste ou Paissi de Koutlémia du Mont Athos, du père Porphéry, dont
une très belle biographie est sorti il y a trois ans en anglais, ou l'archimandrite
Aemilianos, qui a fait reviver le monastère de Simonos Petros au Mont Athos, encore
en vie. Tous ces grecs ont l’avantage d’avoir été le sujet de biographies bien écrites,
traduites vers l’anglais ou le français, ce qui n’est pas toujours le cas de leurs
confrères russes. Vous trouverez d’autres hommes saints dans les Eglises roumaine
et serbe.
Ces hommes nous encouragent par leur exemple et nous soutiennent par leurs
prières sur notre chemin ascétique vers le théosis. Pour reprendre les paroles
magnifiques de saint Paul :
« Voilà pourquoi donc nous aussi, envelopés que nous sommes d’une si
grande nuée de témoins, nous devons rejecter tout fardeau et le péché qui
nous assiège, et courir avec constance l’épreuve qui nous est proposée ... »
(Hébreux 12.1)
A ce point il faut parler de la pureté de cœur, essentielle pour le théosis, et le
repentir, outil incontournble pour exorciser ce péché qui s’est enraciné dans notre
coeur.
Car sans cette pureté de cœur, pas de vision de Dieu. « Heureux les coeurs purs,
car ils verront Dieu » nous enseigne le Christ, comme nous chantons chez nous à
chaque liturgie.
Ou de nouveau dans le psaume 23, qui fait partie des prières de préparation à la
sainte Communion:
« Qui montera sur la montagne du Seigneur, et qui se tiendra dans son lieu
saint, L’homme aux mains nettes, au cœur pur … Il emportera la bénédiction
du Seigneur… »
Ce nexus de péché, de repentir et confession est un sujet à la fois théologiquement
clair, mais assez délicat en pratique, surtout en ce qui concerne la pratique de la
confession. Comme je ne suis pas prêtre, je l'aborderai plutôt comme théologien.
En jeu ici nous trouvons trois éléments:
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1) Notre propre psyché
2) Notre grille de lecture du monde
3) La présence du malin
Examinons-les l’un après l’autre :
- Premier élément; le psyché: nous avons tout l’expérience de cette ambiguité dans
notre cœur, ce désir de faire le bien, mais le fait de souvent faire le mal. Nous
parlons dans l'Eglise orthodoxe des passions. Ce mot qui décrit la situation où c’est
comme si nos énergies naturelles perdent leur equilibre, et que nous nous laissons
emporter à la dérive, souvent avec une violence, une accumulation d’énergie qui
nous effraie.
En voici une liste de huit, qui ressemble très fortement à celle des sept péchés
mortels qu’on trouve dans la spiritualité catholique. D’ailleurs ce nombre de huit n’a
rien de sacré ou magique, et on trouve des listes de longueur variable, jusqu’à même
trente :
• Gloutonnerie
γαστροµαρια
• Fornication
πορνεια
• Avarice
φιλαργυρια
• Tristesse
λυπη
• Colère
οργη
• Acédie
ακηδια
• Vainegloire
κενοδοξια
• Orgueil
υπερηθανια
•
Bien des écrivains, et anciens et modernes, ont essayé de pénétrer plus
profondément dans la compréhension de ces péchés. Certains parlent de deux
mouvements, liés tous les deux avec la perte de Dieu:
- l’orgueil comme le désir de se définir sans référence à Dieu
- le besoin de combler le vide incertain qui nous confronte dans l’absence de Dieu,
vide que nous mâtons avec la luxure ou fornication, l’avarice, la gloutonnerie, le
travail excessif.
Aux passions il faut ajouter les blessures psychologiques plus ou moins bien
cicatrisées que portent beaucoup de personnes, même si nous ne leur accordons
pas autant d’importance peut-être que la psychiatrie laïque.
- Deuxième élément: notre grille de lecture du monde environnant, y compris notre
propre système de moralité, de valeurs : c’est-à-dire le code plus ou moins explicité
selon lequel nous essayons de vivre.
Ceci est un domaine assez difficile et peut-être pas aussi bien exploré qu'il ne devrait
être. Je m'explique: il m’est arrivé plusieurs fois ce dernier temps, en parlant avec
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des chrétiens non-orthodoxes, de me demander, est-ce que leur grille de lecture du
monde est vraiment chrétienne, ou ne s’est-elle pas laissée colorer, parasiter, par
des éléments qui ne sont pas chrétiens de tout? Certains brandissent la distinction
animus-anima, structure hypothétique empruntée de Jung, plus ou moins comme
dogme chrétien. D’autres, surtout ceux qui ont leurs études supérieures dans les
années 60, semblent avoir une idée autant marxiste que chrétienne de la liberté.
Certains font de la démocratie une nécessité chrétienne qu’elle n’est peut-être pas.
Plus subtil, et pour moi très dangéreux, une image du chrétien idéal un peu fade,
sans place pour cette bonne dose de virilité et de courage dont on a besoin pour
réussir le chemin spirituel.
- Troisième element: la presence du malin. « Soyez sobres, veillez. Votre adversaire,
le Diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer » (I Pierre 5.8).
Bien qu’on n’en parle pas trop, on sait que toute personne qui avance sérieusement
sur le chemin spirituel le rencontrera. Pour moi la meilleure image de lui c’est d’un
voleur qui rôde autour de la maison, essayant toutes les portes et fenêtres pour voir
s’il y en a une de mal fermée par laquelle il peut entrer. Chacun d’ailleurs d'entre
nous, comme disait souvent le regretté Cardinal Basil Hume, a son point faible, qu’il
faut reconnaître et où il faut monter la garde. Pour certains c’est la sexualité, pour
d’autres l'alcool, pour d'autres l’orgueil, le surtravail, ou une sorte de paresse vague.
En avançant sur le chemin spirituel, certains élément se dessinent de plus en plus
clairement:
- Premièrement, l’attention se détourne des péchés mêmes vers ce qui les
soustend. Quelle est l’insécurité ou peur derrière cet orgueil ? Pourquoi ce verre
de vin de trop presque chaque soir ?
-
Deuxièmement: nous ne jouons plus le psychiatre avec nous-mêmes en nous
demandant: « d’où vient ce péché, de qui est-il la faute? » Nous nous rendons
compte que le péché, les blessures, la douleur, le mal sont tout enchêvetrés
dans le fond de notre cœur. Que nous n’arriverons jamais à les désenchevêtrer
complètement, ni nous guérir de nos propres forces …
-
Troisièmement: à un certain point tout cela fait mal, c’est douleureux, on se sent
vide, sans joie. Là je pense qu'il faut l'acte de courage d'accepter ce mal vague,
cette imperfection. De prendre ce fardeau comme croix qu’il nous est demandé
de porter, de la présenter au Christ, en pleine connaissance de toute son horreur
et toute la souffrance qui la sous-tend, mais en même temps dans la confiance à
Sa miséricorde, pour que ce mal soit comme pris avec dans la dynamique de la
crucifixion et résurrection du Christ.
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Quatrièmement, il faut se rendre compte que, dans l’économie spirituelle, je suis
plus que moi-même. L’effet du bien et du mal que je fais va plus loin que moimême, même si je fais pas de mal évident à autrui. En langage plus théologique,
ma purification n’implique pas seulement mon propre petit hypostase individuel
de l’humanité, mais aussi, d'une manière que nous ne comprendons jamais que
partiellement, l’essence de l’humanité elle-même. Je m’arrête ici, car c’est un
domaine assez délicat et pas trop bien mis en carte.
Il est temps maintenant de parler de l’hesychasme and de la prière de Jésus, qui, de
la même manière que l’icône, sont devenus un peu ‘le badge’ de la chrétienté
orthodoxe.
D’abord, je déconseille fortement la lecture du « Pèlerin russe ». Ce petit livre, publié
au 19ème siècle et qui a connu un certain succès de librairie dans ces contrées, ne
convainc pas. Pour moi il est trop « doux-Jesus ». D’ailleurs, en exprimant mes
doutes à ma femme, elle m’a montré un petit livre écrit en russe par le professeur I.A.
Osipov de l’Académie théologique de Saint-Serge en Russie, dans lequel il compare
le récit du pélérin avec la description du chemin de l’ascèse donnée par le grand
théologien russe saint Ignace Brianchaninov. Sur cette base Osipov condamne
rondement le Pélérin russe comme étant pas sérieux et carrément dangéreux, lui
reprochant de chercher un petit peu trop vite les douceurs de la vie spirituelle sans
l’effort profond du repentir. Je me demande si on ne devrait pas traduire et publier ce
petit livre en français ou anglais comme correctif nécessaire.
Prenons un autre guide, le saint Nil Sorski, higoumène russe des dernières années
du 15ème et toutes premières années du 16ème siècle.
Dans sa règle monastique ou Ustav, saint Nil Sorski dit, en citant St Siméon le
Nouveau Théologien, que « le vrai silence et l’humilité ou hésychia [qui n’est rien
d’autre que le mot grec courant pour le silence] consiste à chercher le Seigneur dans
son coeur, c'est à dire de pousser l'intelligence consciemment dans le coeur, de prier
là et de ne se concerner que de cela. » saint Nil dit ailleurs qu'il faut « regarder dans
le tréfonds de notre cœur », où, dit-il, on devrait dire la prière de Jésus « Seigneur
Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ».
Si j’ai bien compris, c’est qu’à l’aide de cette prière, dite en respirant lentement et en
essayant d’éviter toute distraction exérieure, tout travail mental, que la prière
s’enracine au tréfonds de notre coeur. Là où, j’ajouterais, se trouve déjà peut-être
une prière embryonnaire, imprécise, c'est-à-dire le « gémissement intérieur » dont
parle saint Paul dans le 8ème chapitre de sa lettre aux Romains.
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Mais j’insiste que ce qui compte c’est la fin, et non pas le moyen d’y arriver. Un grand
spirituel de l’Eglise copte, Matthieu le Pauvre, mort il y a deux ou trois ans, dit que la
Prière de Jésus n’est pas une formule magique, et que d’autres mots, pris dans les
évangiles ou les psaumes, peuvent aussi calmer le coeur et le centrer sur Dieu. Le
monachisme catholique se sert beaucoup de la lectio divina, c’est à dire la lecture
lente et méditative, pas trop intellectuelle, des Ecritures et d’autres oeuvres
spirituelles. Saint Nil Sorski la recommande aussi. Un moine du Mont Athos m’a
expliqué d’ailleurs qu’une raison historique de la popularité de la Prière de Jésus se
trouve dans le fait que beaucoup de moines et d’hermites étaient illetrés, et qu'en
plus, même s'ils savaient lire, les bougies pour lire la nuit coûtaient très cher. A
chacun, avec l'aide de son guide spirituel, de trouver le bon équilibre ici.
Comment reconnâitre la presence de Dieu dans le cœur ? Un signe traditionnel de la
presence de Dieu dans le coeur, dans les deux traditions orthodoxe et catholique
romaine, c’est ce qu’on appelle les ‘larmes du coeur’, d’abord dans la forme de
larmes de repentir, et par après des larmes de joie. Je pense savoir ce que c’est,
mais pas suffisamment pour en parler en public.
Ce que je peux dire c’est que la joie est un des signes de la présence de Dieu, joie
plus profonde que le simple bonheur terrestre. Une joie plutôt calme, le sentiment
d'une présence et d'être sur le bon chemin. Il se peut d’ailleurs, qu’au début de notre
chemin chrétien, Dieu se présente fortement comme joie, confort, consolation, pour
nous encourager. Mais plus tard il est presque certain qu'Il va se retirer. Nous
serons obligés de pleurer, de piocher plus profondément, nous rendre compte de
certaines impuretés, de certaine suffisances, dans les profondeurs de notre coeur qui
empêchent le Seigneur d’avancer plus loin. Et puis Dieu reviendra peut-être. Et
partira, et reviendra, et partira. On me dit qu'à la fin c'est une présence continue. Je
n'y suis pas encore - loin de là.
Mais, pour utiliser une expression anglaise : « don't try and run before you can
walk » (n’essaie pas de courir avant que tu ne saches marcher). Je suis assez sûr
qu’on bon guide spiritual ne permettra pas à un nouveau converti de se lancer tout
de suite dans prière de Jésus. Il va insister d’abord sur une vie de prière ‘normale’,
en privé et à l’église.
De la meme manière je mettrais en garde contre une approche « all you need is
love » (l’amour c’est la seule chose dont on a besoin) ou pour les plus sophistiqués
« ama et fac quod vis ». Il y a des chrétiens qui mettent le mot « amour » dans
chaque soupe. Vous serez peut-être étonnés d’entendre que le mot « amour » paraît
assez peu dans les pères de l'Eglise. On y lit beaucoup sur la discipline, l’humilité,
l'obéissance, brider les passions, la peur de la mort. Il se fait que le vrai amour divin,
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l’amour que montrait Jésus et que Ses saints ont montré pendant tous les siècles,
est un don de Dieu, un fruit que ne peut mûrir pleinement que dans un coeur qui a
été profondément purifié. J’ai parlé il y a quelque semaines avec un prêtre de
Moscou qui a connu le staretz père Jean Chrestiankin, et un autre staretz moins
connu, l’archimandrite Séraphim Tyapotchkin, mort en 1982, qui vivait caché dans un
petit village à plusieurs kilomètres de la ligne de bus. Il m’a décrit ces deux hommes
comme ayant un amour total, et doux et fort en meme temps. Purifions notre
compréhension de ce que c’est que le vrai amour avant d’en parler trop.
Jusqu’ici je n’ai pas encore abordé le jeûne et la veille - les deux instruments
traditionnels de l’ascèse. Chacun pourrait être le sujet, à lui seul, de toute une
conférence. Ce sont tous les deux des domaines assez délicats, où on a vu des
excès des deux côtés, trop et trop peu.
Je me limite ici à quelques remarques seulement:
- Un élément important dans le jeûne c'est de faire grandir son espace de liberté.
Liberté dans le sens de ne pas être prisonnier de son désir pour le manger, pour
l'alcool, pour l'activité sexuelle, pour la nicotine, le divertissement. Aucun de ces
éléments, à l'exception éventuelle de la nicotine, n'est mauvais en soi. Mais
l’usage excessif et passionnel de chacun alourdit l’esprit, nous ‘animalise’ assez
vite. C’est bien de nous rappeler que nous pouvons nous en passer, au moins
pendant un temps limité.
- C’est une bonne pratique de demander la permission spécifique de son directeur
spirituel – ou comme on dit chez nous, sa bénédiction - si vous voulez faire
quelque chose d’anormal. D’abord pour ne pas faire des bêtises qui peuvent
nuire à la santé, et puis pour ne pas tomber dans des guet-apens du malin,
surtout l’orgueil. Pour information, le plus long jeûne obligatoire dans les
monastères orthodoxes dure un peu plus de deux jours, du dimanche du pardon
après le souper jusqu’après vêpres le mercredi de la première semaine du Grand
Carême (vers midi dans un monastère athonite).
- L’Eglise a toujours fait un lien entre la prière dure et le jeûne. Nous nous
souvenons tout de suite des paroles du Christ en guérissant le garçon à l’esprit
muet, tout de suite après Sa Transfiguration. Les disciples demandent au Christ
pourquoi ils n'ont pas pu l’exorciser. A Jésus de répondre que « cette espèce-là
ne peut sortir que par la prière et par le jeûne ». (Marc 9.29.). Même si, selon les
biblistes, les paroles ‘et par le jeûne’ sont un ajout tardif et non pas des ipsissima
verba du Christ, il est clair que l'Eglise primitive associait les deux. Si nous
sommes en bonne santé et que nous voulons « prier fort », il faut penser très
sérieusement à notre pratique de jeûne.
- Pour la veille je ne parlerai pas trop. Je l’ai pratiquée un peu moi-même, autant
comme solution à l’insomnie – quand il vaut mieux se lever et prier que de
tourner au lit. Certains pères disent qu’une métanie, c'est-à-dire une
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prosternation, la nuit en vaut dix le jour. D’autres insistent que le bon chrétien
peut survivre avec six heures de sommeil par nuit. Moi je ne peux pas, et là vous
demanderai de trouver d’autres guides.
Je pense que j’ai plus ou moins couvert l’essentiel.
Mesdames, messieurs, je vous remercie de votre écoute.
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