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L’ascèse : théologie et pratique dans l’Eglise orthodoxe
(La première de trois conférence sur l’idée de l’ascèse dans l’Eglise orthodoxe)
Bruxelles, le 26 novembre 2008
Chers frères et sœurs en Christ,
D’abord bienvenu à toutes et à tous dans cette église de la Sainte-Trinité du
patriarcat de Moscou. Un grand merci à son recteur, le père Pavel Nedossekin, de
nous avoir accueillis si gentilment. Pour ceux qui sont arrivés au milieu de l’office, c’a
été les vêpres de la fête du saint apôtre saint Philippe que nous célébrons
aujourd'hui.
Notre archevêque, Monseigneur Simon, m’a demandé de donner cette conférence
pour marquer le désir de notre église russe d’être en contact et en dialogue avec les
forces chrétiennes vivantes de la ville de Bruxelles. Personne d'entre nous ne
prétendra que la situation de la religion chrétienne soit facile ici en Belgique. Pour
nous autres orthodoxes il existe la tentation de nous retirer dans notre coccon bien
chaud - nos églises sont encore relativement pleines - mais cela serait refuser de
prendre nos responsabilités. Nous avons notre pierre à apporter au rafermissement
de la vie et du témoignage chrétiens dans un pays où la grande majorité d'entre nous
ne sont pas des gens de passage, mais des résidents permanents. Notre
contribution ne sera peut-être pas dans la première ligne du front: d’autres, surtout
les églises traditionnelles de ce pays, auront la première responsabilité de la re-
évangélisation de la Belgique. A nous autres orthodoxes, il incombe d’encourager,
de raffermir, de prier avec et pour, et d’offrir certaines moyens prises dans notre
propre trésorerie spirituelle. J’espère que mon intervention aidera, quelque peu que
ce soit, dans ce mouvement.
En abordant notre sujet de ce soir, la théologie et la pratique de l’ascèse dans les
églises orthodoxes, il convient d’abord de dire quelques mots sur les deux notions
d’ascèse et de théologie.
D’abord l’ascèse, qui vient du mot grec askesis. En cherchant dans un dictionnaire
grec, vous trouverez sous askesis : « exercise, pratique » et « exercises
gymnastiques, genre de vie des athlètes ».
Bien que le mot n’apparaisse pas comme tel dans le Nouveau Testament, la
comparaison de la vie chrétienne à celle de l’athlète apparaît à plus d’une reprise
dans les épîtres de saint Paul. Aux Corinthiens il compare la discipline chrétienne à
celle qui s’impose à tout athlète : « Tout athlète se prive de tout, mais eux, c’est pour
obtenir une couronne périssable, nous une impérissable » (I Cor 9.25). A son fils
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spirituel Timothée il rappelle que « l’athlète ne reçoit la couronne que s’il a lutté selon
les règles. » (2 Tim. 2.5)
Pour ce soir je me suis permis de faire la définition suivante …… Elle est loin d’être
parfaite, mais elle montre clairement la direction.
L’ascèse: une lutte disciplinée qui dure toute la vie pour donner le maximum
d’espace à l’Esprit Saint en nous.
Maintenant deux mots sur le rôle du théologien dans le contexte de l’ascèse. Pour
moi son premier rôle c’est de sauvegarder la pureté de l’expérience de Dieu, de
maximiser l’espace dans lequel Dieu peut agir.
Le théologien orthodoxe fait ceci en premier lieu en montant la garde contre des
doctrines et des discours qui menacent de limiter cet espace. Je pense à St
Athanase, qui a combattu l’arianisme, cette hérésie qui, en niant la divinité du Christ,
bloquait essentiellement le chemin de la divinisation, dont je parlerai dans quelques
moments. Ou à St Jean Damascène, qui au huitième siècle a combattu les
iconoclastes qui nous auraient dépourvus de l’image comme moyen d’entrer en
communion avec la divinité. Mais la lutte du théologien n’est pas toujours contre les
grandes hérésies, mais autant contre les petits faux-tournants, les compromis avec
l'esprit du siècle ou d’autres parasitages qui, en s’accumulant, finissent par entraver
le passage des énergies divines.
Dans ce contexte il faut ajouter que le fait de posséder un diplôme ou même un
doctorat de théologie ne fait pas le théologien. Dans l’église orthodoxe nous insistons
que la connaissance de Dieu est essentiellement révélationelle – ce qui veut dire que
Dieu se laisse comprendre à un degré qui correspond à notre développement
spirituel, aussi à l’utilité de cette compréhension pour son Eglise. En d’autres mots,
pour être théologien, il faut non seulement un solide background intellectuel – savoir
analyser des situations, en tirer des conclusions, faire des hypothèses et les tester,
décéler des grilles de lecture – il faut aussi une vie spirituelle solide, faite de prière,
lecture de la Bible et des pères de l'Eglise et de confession et de communion
régulières. Toute sagesse particulière que donne Dieu, c’est dans l’Eglise et pour
l’Eglise, et non pas pour la gloire personnelle du théologien.
Parlons maintenant des sources de la tradition ascétique dd l’Eglise orthodoxe.
Ici je serai plus que bref. Je laisse à côté les premiers théologiens ascétiques,
difficiles et pas toujours très sûrs, comme Origen et Evagre de Pontique. Dans une
premièr mouvement, entre les 5ème et 7ème siècles, nous avons le Pseudo-Macaire
et les saints Dorothée de Gaza, Diadoche de Photice, Jean Climaque et Maxime le
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Confesseur. Les suit une deuxième vague au tournant du millénaire, dont le plus
grand nom est de saint Siméon le Nouveau Théologien. Enfin, on voit une dernière
floraison de la spiritualité orientale au premier moitié du 14ème siècle avant la chute
de l’Empire byzantin en 1453, associé au mouvement hésychaste et aux noms des
deux grands saints hésychastes Grégoire de Sinaï et Grégoire Palamas.
Première vague
Pseudo-Macaire Egypte 300-391
Diadoche de Photice Grèce sud-ouest début 5ème siècle – avant
486
Dorothée de Gaza Palestine c. 560
John Climaque Mont Sinaï 525-606
Maxime de Confesseur Constantinople/Carthage/
Rome 580-662
Deuxième vague
St Siméon le nouveau
théologien Constantinople 949-1022
Dernière floraison
Grégoire de Sinaï Mont Sinaï/Crète/Athos c. 1260-1356
Grégoire Palamas Athos/Thessalonique 1296-1369
Pour la Russie les sources sont de deux types: les vies des saints, et leurs écrits.
Les trois premiers noms dans ma liste, saints Antoine et Théodose de Kiev, et saint
Serguei de Radonezh au Moyen Age, sont connus surtout de par leurs vitae, écrites
par d'autres. Il en est de même de saint Séraphim de Sarov au début du 19
ème
siècle.
Quant aux écrivains je mentionnerais au 16ème siècle saint Nil Sorski, les saints
pères d’Optina en succession continue de la fin du 18ème siècle jusqu’à la revolution
de 1917, ainsi que, au milieu de 19ème siècle, le saint métropolite Philaret de
Moscou, saint Théophan le Reclus et saint Ignace Brianchaninov. Hors de la Russie
je mentionnerais saint Silouane, moine du monastère athonite de Panteléimon, dont
les écrits et le récit de sa vie ont été popularisés par le père Sophrony d’Essex. A ces
noms j’ajouterais deux hommes qui sont morts dans les 5 dernières années en odeur
de sainteté, le métropolite Antoine de Sourozh, qui vivait à Londres, et
l’archimandrite Ioann Chrestianken du monastère de Pskov, qui dans les années 70
et 80 a joué un rôle décisif dans la vie de plusieurs jeunes hommes devenus par la
suite des figures-clé dans l’Eglise russe. Je mentionnerais en passant le père Nicolaï
Gurianov (ou Nicolaï de Zalit), l’autre grand staretz russe des dernières années, lui
aussi décédé depuis peu, mais qui a laissé moins de traces écrites.
Russie jusqu’en 1917
Antoine et Théodose de Kiev c. 983-1073 / † 1074
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Kiev
Serguei de Radonezh Près de Moscou c. 1313-1392
Nil Sorski N. Russia (Athos/Terre sainte) 1433-1508
Séraphim de Sarov Sarov 1759-1833
Pères d’Optina Monastère d’Optina Poustyne flor. c. 1800-1917
Ignatius Briantchaninov Caucase 1807-1867
Philaret de Moscou Moscou 1782-1867
Théophan le Reclus
Visha (diocèse de Tambov)
1815-1894
Après 1917
Silouane d’Athos Mont Athos 1866-1938
Sophrony d’Essex Maldon (près de Londres) 1896-1993
Anthoine de Sourozh Londres 1914-2003
Ioann Krestiankin Pskov (Russie) 1910-2006
Nicolaï Gurianov (de Zalit)
Île de Zalit (près de Pskov)
1909-2002
Avant de passer à l’ascèse elle-même, permettez-moi une mise en garde.
Un danger qui nous guette dès le début est de nous concentrer sur ce nous amis
catholiques appelaient dans le temps les cimes de la contemplation. Nous lisons
avec émerveillement les récits de la vie des grands priants de l’Eglise et de leurs
exploits, que ce soit saint Séraphim de Sarov qui a passé 1000 jours en prière
agenouillé sur une pierre, et révélé en lumière à Motovilov, saint Benoît enveloppé
de lumière, sainte Thérèse d’Avila et Marie d’Egypte en lévitation. Nous rêvons
quelque part de les imiter. Mais, pour citer un vieux dicton russe : « Si tu vois ton
frère commencer à ascendre dans les nuages, prends-le fermement par les pieds et
retire-le vers la terre. » Tous ceux qui enseignent la vie spirituelle insistent qu’il faut
progresser humblement, un pas à la fois, en commençant au début et non au mi-
chemin. Restons les deux pieds bien sur terre, à notre niveau et celui de ceux pour
lesquels nous portons une responsabilité pastorale dans l’Eglise. Comme j’ai lu
quelque part: « Nous devrions passer moins de temps à lire les vies des saints
de première classe et plus de temps à travailler pour en devenir de quatrième
classe. »
Je viens maintenant au début de toute théologie de l’ascèse : à Adam et Eve.
La grande porte d’entrée de la théologie ascétique dans les églises orthodoxes est le
récit de la chute d’Adam et Eve, commentée mille et mille fois chez les pères de
l’Eglise.
Vous en connaissez tous les détails. Là ou commence le chemin ascétique, c’est
avec Adam et d’Eve, hors du jardin, éloignés de Dieu, pleurant amèrement leur exil.
Comme nous chantons au seuil du grand carème:
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« Allons, mon pauvre âme, il faut pleurer tes actes, au souvenir d'autrefois,
de l'antique nudité dans l'Eden, par lesquels tu as perdu la joie et les délices
sans fin. »
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Cette distance d’avec Dieu est intolérable pour l’âme, et nous cherchons, par notre
propre discipline spirituelle, mais toujours avec et par la grâce de Dieu, de revenir à
Lui, de par le Christ, deuxième Adam.
Mais il faut non seulement retrouver l'Adam d'avant la chute, il faut reprendre, avec
humitié, le chemin qu’Adam devait encore faire. Selon la vision orthodoxe, Adam
avait encore du chemin à faire pour devenir plus près de Dieu, finalement prendre la
divinité sur lui (je reviendrai à cette théologie de divinisation ou théosis dans
quelques instants). Ou comme disents certains des pères, en tordant peut-être un
petit peu les paroles du récit de la création de l’homme en Genèse 1 :26, pour passer
de l’image de Dieu à la ressemblance de Dieu. Il se peut très bien qu’Adam et Eve
avaient l’intuition de cette vocation de divinisation, pourquoi sinon le Malin les aurait-
il tentés avec les mots « vous deviendrez comme des dieux » ? Leur faute aurait été
plutôt de vouloir saisir la divinité, avant qu’ils n’y fussent prêts, plutôt que de se la
laisser donner au bout d’un passage nécessaire. D’ailleurs dans certains pères on lit
que ce qui a condamné Adam et Eve au banissement du paradis n’est pas autant le
fait de manger le fruit défendu que le refus du repentir. S’ils avaient dit « oui, nous
avons péché, pardonne-nous », l'histoire aurait tourné bien autrement.
Le chemin ascétique est rien d’autre que ce chemin de retourner à la condition
d’Adam d’avant la chute, puis de reprendre le bon chemin là où il en a dévié.
Permettez-moi à ce point quatre remarques du point de vue orthodoxe sur la chute et
ses conséquences pour l’humanité:
- L’orthodoxie ne s’est jamais retrouvée dans l’idée du péché originel. Nous
croyons fermement que l'homme a été créé à l'image de Dieu, et que même si
cette image s'obscurcit et même se perd de vue, elle reste là, implantée dans le
tréfonds de chaque homme.
- L’orthodoxie tient fortement à la notion d'un monde déchu, en d'autres mots que
le monde présent n'est pas normatif. Les structures que nous connaissons sont
temporaires - en anglais nous parlons de « temporary holding patterns » - pour
que le monde ne sombre pas dans le néant. De là nous ne croyons pas à la
capacité des hommes de faire de leurs propres forces, sans Dieu, un monde
juste, honnête, beau.
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Matines du dimanche du Pardon, première ode
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