may b en attendant godot - La Comédie de Clermont

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE
MAY B
MAGUY MARIN
1er et 2 avril 2015
EN ATTENDANT GODOT
SAMUEL BECKETT / JEAN-PIERRE VINCENT
28, 29, 30 avril 2015
SOMMAIRE
PARTIE # 1
METTRE EN SCÈNE
EN ATTENDANT GODOT
PARTIE # 2
MAGUY MARIN, MAY B
ANALYSE
au fil des pages, dans les encadrés verts,
faire pied/faire bouche/faire danse
notes de mise en scène de jean-pierre vincent
atelier de pratique artistique,
qu’est ce qui dans la danse fait texte ?
I. SAMUEL BECKETT D’HIER
ET MAINTENANT
avant l’histoire ou après l’histoire ?
une composition circulaire
du passé à l’état de notre monde présent
la théâtralité
beckett à rebours
analyse d’une séquence : l’anniversaire
II. METTRE EN SCÈNE
EN ATTENDANT GODOT
atelier de pratique artistique,
danser sa mémoire de spectateur.
atelier du dramaturge en herbe.
3 questions posées au texte.
ANNEXES
III. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE
extraits
éclairages philosophiques
objectif
jean-pierre vincent : the go-between
pour aller plus loin
et notes de mise en scène
revue de presse
IV. AVANT ET APRÈS
LA REPRÉSENTATION.
LES CHOIX DE JEAN-PIERRE VINCENT
maguy marin : sur may b et samuel beckett
tableau partition
entretien avec jean-pierre vincent
quelques questions
références bibliographiques
2
INTRODUCTION
Introduire un dossier interdisciplinaire par une phrase
de Beckett qui rejette la confluence des arts peut
paraître à la fois un contresens et une provocation. Ça
n’est pas un contresens, mais c’est une provocation,
bien sûr, une provocation de Beckett lui-même. Si
Beckett déteste l’anecdote et le caractère décoratif
de l’art, particulièrement pour le théâtre, c’est que
le théâtre de l’entre-deux-guerres s’est égaré dans les
dérives wagnériennes du spectacle. Les no man’s lands,
dans lesquels prennent place ses personnages sont
des réactions aux feux d’artifice et au clinquant des
spectacles en vogue de l’entre-deux-guerres.
« MOI JE NE CROIS PAS
À LA COLLABORATION DES ARTS,
JE VEUX UN THÉÂTRE RÉDUIT
À SES PROPRES MOYENS, PAROLE
ET JEU, SANS PEINTURE ET SANS
MUSIQUE, SANS AGRÉMENTS.
C’EST LÀ DU PROTESTANTISME SI
TU VEUX, ON EST CE QU’ON EST.
IL FAUT QUE LE DÉCOR SORTE
DU TEXTE, SANS Y AJOUTER.
QUANT À LA COMMODITÉ
VISUELLE DU SPECTATEUR,
JE LA METS LÀ OÙ TU PENSES. »
Pourtant, Beckett a été le premier après les surréalistes,
à confronter la création et l’écriture aux nouvelles
technologies y compris aux nouveaux médias, comme
la Radio ou la Télévision. Lorsque la jeune Maguy
Marin vient le trouver au début des années 80, non
seulement il soutient son projet d’un spectacle inspiré
de son univers, mais en plus il l’encourage à « manquer
de respect vis-à-vis de (ses) mots ». On doit allégeance
aux consignes dramaturgiques dictées par Beckett, on
ne peut pas changer le décor chez Beckett, mais on peut
danser Beckett.
Si le texte fait danse chez Beckett, alors la danse chez
Maguy Marin fait texte. Les arts travaillent ensemble
quand la rigueur du projet qui les unit donne sens à
leur complémentarité. Cette exigence d’épure, ce refus
de céder à la parure pour se mettre au service d’une
« balistique » dramatique, Jean-Pierre Vincent en fait
également l’enjeu principal pour sa mise en scène de En
attendant Godot.
SAMUEL BECKETT
LETTRE À GEORGES DUTHUIT
Ce dossier pédagogique a été conçu avec cette même
croyance fervente que l’école du spectateur apprend à
effacer les murs qui séparent les livres des musées, des
cinémas et des théâtres. Mieux encore, elle efface les
murs de l’école elle-même. Approcher la littérature par
la danse, ou la danse par la philosophie, comprendre
l’émergence d’une révolution esthétique en confrontant
l’œuvre du peintre avec celle du chorégraphe ou du
dramaturge, c’est appréhender l’art, non comme un
savoir inerte, mais comme un observatoire brûlant
ouvert sur le monde. Danser le mot, jouer la partition
d’une pensée… Pratiquer et penser, c’est de deux choses
l’une, expérimenter.
Bonne Balade à tous !
Amélie Rouher
3
PARTIE # 1
METTRE
EN SCÈNE
EN ATTENDANT
GODOT
fait référence à la souffrance des corps et des esprits.
Sur le plan culturel, l’art évolue dans le sens d’une mise
en cause des représentations. Au Japon, une nouvelle
forme d’expression chorégraphique à cheval entre la
danse et le théâtre naît du traumatisme d’Hiroshima : le
Bûto. Aux Etats Unis, Merce Cunnigham invente une forme
d’expression dans laquelle le mouvement est exempt de
toute intention autre que motrice et spatiale et déhiérarchise totalement l’espace. En Allemagne, BERTOLT Brecht
invente un théâtre politique qui défait le spectateur de
ses réflexes d’identification primaire pour concevoir un
regard à la fois étonné et conscient sur les phénomènes
dont il sera à présent le spectateur actif et donc engagé.
En France, la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman apportent
une réponse plus esthétique que politique en réagissant
contre les formes narratives traditionnelles du roman et
du cinéma. Le théâtre de Samuel Beckett trouve donc
une place naturelle dans ce paysage culturel mondial où
formes et significations doivent ensemble traduire un état
nouveau du monde, celui de la mort de l’humanisme et
l’obsolescence programmée de l’Homme.
I. SAMUEL BECKETT
D’HIER À MAINTENANT
On demandera aux élèves de relier le terme usuel
« théâtre de l’absurde » au contexte historique dans
lequel il apparaît. Une ouverture vers les autres
pratiques artistiques est intéressante : en 1952, que
va-t-on voir au cinéma ? Au théâtre ? Quels romans
lit-on ? Quelles nouvelles expressions artistiques
apparaissent dans le monde de l’après-guerre ?
À partir de la matière apportée par les élèves, on
tentera d’établir une sorte de paysage culturel dans
lequel l’esthétique de Samuel Beckett a pris corps.
En attendant Godot, comme une réponse métaphorique
de la situation de l’homme à la sortie de l’après-guerre.
État de déréliction, image d’une humanité déliquescente
qui s’est illustrée par le contraire des valeurs de progrès
et d’humanisme sur lesquelles elle croyait s’être édifiée.
Toutes les valeurs se sont effondrées : la culture et l’éducation elles-mêmes font l’expérience que ni la culture ni
l’éducation ne préservent de la Barbarie. On peut lire
certains passages de En attendant Godot comme des
références directes à l’Holocauste.
^ Le porche d’entrée de Birkenau 1945
(Cf notes de mise en scène de Jean-Pierre Vincent.
Annexe 4)
Le savoir est réduit en esclavage à travers le personnage
de Lucky. Plusieurs fois, il est fait référence à la guerre
dans En attendant Godot, sur les costumes où l’on peut
voir une forme de croix juive, mais également dans les
dialogues, où Estragon dit que le mieux serait de le tuer
« comme des billions d’autres ». La danse apocalyptique
de Lucky, où il semble croire qu’il est coincé dans un filet,
^ Auschwitz. Les montagnes de vêtements et de chaussures
4
DU PASSÉ À L’ÉTAT
DE NOTRE MONDE PRÉSENT
On fera lire avec profit un extrait de l’article de
Gunter Anders, « Être sans temps ». (Annexes) On
pourra par la suite, faire des passerelles avec l’entretien de Jean-Pierre Vincent. Au-delà du contexte
historique, quelle vision philosophique du monde
se dégage de la pièce ? En quoi renvoie-t-elle à notre
état du monde actuel ?
Dans son entretien, Jean-Pierre Vincent renvoie souvent
à des références historiques – notamment à Auschwitz.
La question posée par la mise en scène est celle du sens
qu’En attendant Godot peut avoir pour nous aujourd’hui.
Pour Jean-Pierre Vincent, notre société non en état de
« décomposition » mais en état de « re-décomposition ».
Beckett peint et reconnaît le modèle d’une irréversible
déchéance et non la promesse d’un événement salvateur.
Selon Günther Anders, L’œuvre de Beckett n’est pas
porteuse d’une pensée nihiliste, mais bien au contraire,
elle soutient l’incapacité d’être nihiliste, même dans la
situation la plus désespérée.
Il faut d’abord dire, dès les premières
répétitions, la joie qu’on éprouve à travailler
ce texte, comme il vous porte, comme il se
relance sans cesse, et ouvre de nouveaux
paysages – ou bien toujours le même
sous des angles différents. Pas d’histoire,
mais c’est toute une histoire et c’est plein
d’histoires. Scène répétitives, mais on ne se
baigne jamais dans le même fleuve.
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
^ Umusana, compagnie Sankai Juku © Michel Cavalca
BECKETT À REBOURS
On demandera aux élèves de faire des recherches
sur la biographie de Beckett en sélectionnant les
éléments susceptibles d’éclairer l’œuvre.
Samuel Barclay Beckett est né le 13 avril 1906 dans
une famille bourgeoise irlandaise. Il étudie le français
et la littérature à Dublin, puis s’installe en France, où il
devient très proche de James Joyce, dont il est l’assistant.
Il poursuit sa carrière académique alternativement en
Irlande et en France, avant de se lasser des milieux
universitaires et de s’installer définitivement à Paris en
1938. Le 7 janvier de la même année, il est gravement
poignardé par un proxénète notoire dont il a refusé les
sollicitations, et reçoit alors une large attention médiatique. Fatigué par la bureaucratie judiciaire, il retire
rapidement sa plainte, et rentre brièvement en Irlande.
Il regagne la France en 1940 afin de s’engager dans
la Résistance. Profondément marqué par la guerre, il
continue néanmoins à écrire, et obtient dès la fin des
années 1940 un grand succès – notamment pour son
théâtre.
Auteur de romans, de nouvelles, de poèmes, de pièces
de théâtre et d’essais littéraires, il reçoit le prix Nobel
en 1969, ce qu’il considère comme une « catastrophe. »
Il rejette par-là l’industrie beckettienne de la recherche
universitaire sur son œuvre – recherche parmi les plus
riches de la littérature moderne.
^ Samuel Beckett par Gisèle Freund, 1962
« Après la guerre, (…) Beckett et Suzanne
ont eu à se préoccuper de manière
pressante de raccommoder eux-mêmes
leurs chaussures et de ravauder les trous
de leurs vêtements. (…) Qui plus est,
les souvenirs de leur dur périple à pied
pour gagner la zone libre ont sûrement
inspiré des phrases telles que « Je me
rappelle seulement mes pieds sortaient
de mon ombre, l’un après l’autre. »
James Knowlson
peut créer la dérive du théâtre réaliste : le vide. L’espace
s’épure pour se réduire aux 4 murs qui découvrent enfin
la fameuse boîte noire du théâtre. Le quatrième mur
s’ouvre également où le spectateur est invité à découvrir
sa réalité palpable.
L’idée de la route, de l’arbre sont des questions posées
au dramaturge plus qu’au littérateur. Beckett donne des
indications de mise en espace, définit un principe scénographique. La scène est le lieu de l’ici.
Scénario.
Beckett a écrit une pièce constituée du texte
des personnages et constamment parsemée
de didascalies très précises, que beaucoup
d’acteurs et metteurs en scène ressentent
comme contraignantes (ou négligeables).
On s’en libère à qui mieux mieux : on est
des artistes après tout, des créateurs ou
quoi ! Alors, guette la catastrophe. Comme
toujours en ces cas-là, la pièce peut toucher
au vif ici ou là, durant quelques secondes,
puis ennuyer beaucoup, parce qu’on a
perdu son fil, son centre. Alors, on bouge,
bougeotte, rajoute des mouvements : cette
peur de l’ennui fait qu’on s’ennuie...
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
Bonnelly.
De tous les noms disparus, de toutes
les allusions effacées par Beckett, seuls
subsistent les fameux Bonnelly, vignerons
bien réels de Roussillon, justement parce
que personne ne les connaît (à part leurs
voisins du Vaucluse).
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
II. METTRE EN SCÈNE
EN ATTENDANT GODOT
« Godot sans la provocation serait
une pièce sur l’incommunicabilité,
et l’incommunicabilité a bon dos.
La psychologie, le romantisme, le
sous-brechtisme à la poubelle ! Alors
bien sûr Godot a pu être récupéré par
les chrétiens, par les humanistes de
tout poil, mais ce qui compte, c’est
que cette pièce a changé l’état du
théâtre. » Roger Blin
Espèces d’espaces. On demandera aux élèves d’observer la didascalie initiale. (Annexe 1) Comment
la traduire scéniquement ? Pour faire comprendre à
quel point l’écriture de En attendant Godot s’inscrit
dans la matérialité de la représentation, on demandera aux élèves de dessiner le décor en prenant en
compte la contrainte de la boîte noire.
On parle souvent du texte de Beckett dans sa remise en
cause du langage théâtral. On oublie souvent de dire
qu’il remet en question radicalement les modalités de la
représentation. Au « presque rien » de l’écriture répond
le ”presque rien" du plateau. Quelques recherches sur les
modes de représentation dans les années 50 suffisent à
montrer que Beckett donne une réponse à la surenchère
des décors, au clinquant, aux recherches virtuoses que
6
2. COMMENT REPRÉSENTER LE RIEN ?
ATELIER DU DRAMATURGE EN HERBE.
3 QUESTIONS POSÉES AU TEXTE
Le « rien » semble obséder Beckett, et à travers lui ses
personnages : il n’y a rien à faire, rien à attendre d’autre
qu’un inconnu qui ne vient jamais, rien à changer. Beckett
serait donc un dramaturge du néant ?
À partir des 3 extraits proposés à Annexe 1 (à défaut
de la lecture intégrale de la pièce), on demandera
aux élèves de répondre aux 3 questions suivantes :
Or, le théâtre, puisqu’il est représentation d’hommes en
action, ne connaît pas le néant : le rien y a nécessairement
un mode d’apparition scénique – action, regard, pose,
écoute. Il ne peut être que presque rien, que tension
vers l’effacement (Beckett lui-même dit « le moindre »,
« jamais par le néant annulé »). Vladimir et Estragon ont
beau chercher à renoncer à l’acte (se pendre, partir), à
se défaire de la parole, à occuper un espace réduit au
minimum, ils se heurtent toujours à une présence –
fût-elle réduite au minimum. Il reste toujours un vide,
qui n’est pas le rien. Les personnages le savent bien, qui
se relancent mutuellement, qui s’envoient des piques, qui
s’engagent dans des jeux de rôle pour ne pas rester trop
longtemps conscients du vide.
D’ailleurs, ce vide envahit même peu à peu la présence,
l’acte et la parole : les actes des personnages n’ont pas de
fin, leur présence est incertaine, et ils n’ont rien à dire,
mais le disent (le monologue de Lucky en est l’exemple
le plus frappant). Parler et ne pas parler seraient donc les
deux faces d’un même vide, et c’est à la jointure de ces
deux faces que se constitue – immense paradoxe pour
l’art dramatique – une représentation scénique, matérielle et concrète, de l’absence et du manque, rejetés hors
de l’abstraction.
1. QUELLE PLACE BECKETT ACCORDE-T-IL
AU METTEUR EN SCÈNE ?
Dans En attendant Godot, le nombre de didascalies
semble presque dépasser le nombre de répliques. Tout
y est indiqué : décor minimaliste aux teintes grises,
environnement sonore (Beckett est aussi musicien),
déplacements des personnages et occupation de l’espace
scénique, gestes, regards, intonations, et même intentions des personnages – on peut d’ailleurs se demander
ce que « Estragon agite son pied, en faisant jouer les
orteils » gagne avec « afin que l’air y circule mieux. »
Outre les actions et paroles de personnages, leurs
silences même sont codifiés, et gradués : les innombrables Un temps semblent n’avoir pas la même valeur
que les Silences (doublés de Longs silences), que les Repos
ou que les deux Pauses. La même minutie s’applique
à la distinction des intonations, des gestes, des déplacements, des regards : tous les éléments scéniques sont
déjà codés et figés dans le texte. Il ne resterait donc plus
à la dramaturgie et à la scénographie qu’à suivre à la
lettre les instructions du texte – ou bien à risquer l’apostasie beckettienne ?
Ce que Beckett propose, ce n’est donc pas un néant, mais
un anti-théâtre (pas d’action, refus de la parole théâtrale,
décor minimaliste, etc.) qui se construit autour d’une
hyper-théâtralité. En effet, les personnages eux-mêmes,
puisqu’ils n’échappent pas à l’espace scénique dont ils
explorent tous les recoins (jusqu’au public, « cette tourbière »), s’y mettent en scène, et sont en permanence (les
didascalies le montrent) dans un jeu dans le jeu.
Ainsi, le « rien à faire » inaugural d’En attendant Godot
est peut-être autant le constat d’un manque qu’un
manifeste, qu’un programme : ce rien est encore « à
faire » au théâtre, qui tient habituellement en horreur
le vide.
Confirmation des silences et zigs-zags…
Le gouffre des silences – syncopes du
théâtre, renvois à la solitude de chacun(e)
– alternant avec les déflagrations de
mouvements rapides, aberrants, affolants.
On sent cela physiquement.
Minimum de mouvements durant les plages
de dialogue : ce sont les mots qui bougent !
Les mouvements, entrées, sorties, sont des
coups de théâtre.
Surtout quand ils sont tous les deux (premier
acte), chaque silence est une attente (de
Godot, mais pas seulement).
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
7
se repoussent, s’éloignent et se rapprochent. À l’inutile
exploration d’un espace immobile fait écho l’exploration individuelle de son corps : on mange, on boitille,
on porte sa main au pubis en réprimant son rire, on fait
des mimiques, on reste « immobile, bras ballants, tête
sur la poitrine, cassé aux genoux » – bref, on s’explore.
Comme le disait Beckett, quand on supprime la perception étrangère – et celle-ci semble bien s’amenuiser au
fil de l’œuvre –, on échoue toujours sur l’écueil de « l’insupprimable perception de soi ».
Les petites logorrhées.
Il faut faire très attention à ces séries
récurrentes de très courtes répliques
virtuoses et loufoques qui émaillent la
partition de Vladimir et Estragon. Cela doit
avancer vite, sans temps, mais si cela
va trop vite, on oublie le fait que chaque
réplique est une pensée ou une question
vitale… Le texte devient une musique
mécanique, un cliché de la drôlerie, on ne
pense plus, on croit que c’est drôle, et on
perd le public.
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
Le corps, chez Beckett, est donc plus que le support
de la parole théâtrale : c’est aussi, et surtout, ce qui est
toujours là, ce dont on ne peut pas se débarrasser, ce qui
constitue donc – à la place de la parole – l’essentiel de la
représentation. Ce n’est que par le corps qu’on accède
au vide, et non par l’abstraction de la pensée verbalisée.
3. QU’EST-CE QUI, DANS LE TEXTE,
FAIT CORPS ?
Dans En attendant Godot, le vide de la scène, « route à
la campagne, avec arbre », et la richesse des didascalies
donnent d’emblée au corps un rôle important : seuls les
personnages remplissent la campagne déserte. Eux seuls
occupent l’espace et rentrent, sortent, explorent les
coulisses, parcourent la scène dans toutes ses dimensions.
Mais tous ces déplacements ont une valeur pour Beckett :
ils se substituent parfois au langage, l’accompagnent ou
au contraire le contredisent (« ESTRAGON : Je m’en vais.
(Il ne bouge pas) »). Ils indiquent des rapports de force,
des supériorités, des craintes : Lucky va et vient au gré de
son maître, Vladimir et Estragon tournent avec curiosité
autour de ces deux inconnus.
Chaque disposition physique de l’espace, dans des
circonstances qui se ressemblent ou non, semble donc
être une nouvelle tentative : tentative des personnages
de savoir s’il n’est pas possible, en faisant autrement,
d’arriver à autre chose que le « rien », tentative de l’auteur de réaliser sur scène encore une autre représentation concrète du rien, ou plutôt une autre facette de
cette représentation – voire la question du « rien ».
Ainsi, les personnages cherchent : ils fouillent les
poches, ils fouillent les chapeaux, les chaussures ; ils
scrutent, montrent, pointent du doigt, mais toujours
dans le vague ; ils explorent, se déplacent, déplacent les
rares objets (les chaussures d’Estragon, par exemple,
parcourent la scène au cours des deux actes).
De haut en bas :
> Mise en scène de Roger Blin, 1953
> Mise en scène de Otomar Krejka, Cour d’Honneur,
Festival d’Avignon, 1978 @ Fernand Michaud
Mais de tout cela, rien ne sort : les deux corps sont
toujours là, dans leur petit espace, qui se soutiennent,
8
De haut en bas :
> Mise en scène de Joël Jouanneau, Nanterre-Amandiers, 1991 @
Daniel Cande
> Mise en scène de Laurie Mac Cants, Bloomsburg Theater,
Bloomsburg University (Pennsylvanie), 1992
> Mise en scène de Luc Bondy, Théâtre de l’Odéon, Paris, 1999
Un extrait de la mise en scène de Luc Bondy ici :
http://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/
Scenes00221/en-attendant-godot-mis-en-scenepar-luc-bondy.html
9
III. ATELIER
DE PRATIQUE ARTISTIQUE
NIVEAU 2
Mimes et pantomimes
La scène d’exposition. Mimer sur le mode du jeu
burlesque du cinéma muet la scène d’exposition (avec
soutien musical de type BO des films de Chaplin ou de
Keaton).
Même consigne sur une improvisation qui travaille
à partir de la tonalité tragique du cinéma muet
expressionniste allemand.
On proposera un temps de retour sur la comparaison
entre les deux registres de jeu.
NIVEAU 1
Les chapeaux
Sur le mode du jeu clownesque on peut proposer un
échauffement avec variations.
Enlever/mettre un chapeau de plus en plus vite. Refaire
l’exercice mais à deux, puis à trois face public. Cet exercice favorise le travail sur la double énonciation théâtrale.
Alterner l’adresse partenaire et l’adresse public. Variante
plus difficile : le même exercice peut être reproduit avec
des chaussures.
Variante facile : Marcher avec un chapeau et trouver le
personnage, la démarche qui correspond au type de
chapeau.
NIVEAU 2
Improvisations et détournements d’objets
On demandera aux élèves de mettre en jeu les didascalies
initiales, y compris les éléments du décor. L’utilisation
d’objets peut être acceptée à la condition qu’ils soient
détournés de leur fonction première. Cet exercice
favorise l’imagination et la réflexion sur la manière de
construire l’espace sur un plateau.
Des melons.
Je regarde les acteurs faire des italiennes,
en civil, en casquette : alors, au delà des
autres raisons déjà exposées, je me dis :
« Le melon, ça donne de la hauteur » !
Quand Pozzo baisse la tête vers sa poitrine,
cherche à écouter sa montre, que les deux
autres viennent écouter à leur tour, on voit
trois melons en grappe… mieux que trois
têtes !
Vladimir recherche ses pensées dans son
melon, sans succès. Lucky ne peut pas
« penser » sans chapeau. Quand Pozzo
écrase le chapeau de Lucky en criant
« Comme ça il ne pensera plus ! », c’est
d’une cruauté incroyable : on sent passer le
vent des bûchers de livres.
Chaque mouvement de chapeau est un
coup de théâtre. La tête nue apparaît.
Chaque melon est un personnage.
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
NIVEAU 2
Le texte en choralité : You are so Lucky !
Le monologue de Lucky est un passage clé de la pièce.
Morceau de bravoure mais aussi passage à haut risque
pour l’acteur, il peut être travaillé comme un pur jeu
sonore et musical. On demandera aux élèves de se distribuer des sections très courtes de textes, voire même de
syllabes. L’exercice a pour objectif de faire travailler
l’écoute et l’approche ludique de la mise en voix.
NIVEAU 3
QUAD I
Le Théâtre, la danse, la philo…
(ci-après)
10
Le jeu du temps.
Pas même besoin de s’abriter derrière la
science quantique pour découvrir ici que
le temps est une notion relative… Le temps
n’avance plus, et pourtant, dit Pozzo, ne
croyez pas ça. Il n’avance plus, mais il
passe ! Patinage artistique.
Ce jeu avec les silences et le temps peau
de banane est aussi bien sûr une saine
provocation à ceux et celles qui ne viennent
que pour se divertir et croire oublier le
temps.
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
OBJECTIF
Comprendre par la pratique comment les représentations artistiques convergent vers les mêmes remises en
cause des formes et des représentations.
Montrer aux élèves un extrait de Quad.
https ://www.youtube.com/watch?v=4ZDRfnICq9M
Dans la pièce de Beckett, 4 danseurs /acteurs dotés de
signes distinctifs de couleur accomplissent un parcours
précis au sein d’un carré, dont les quatre angles sont
nommés A, B, C, D, et le milieu E. Les parcours cumulés
amènent à un épuisement des possibilités du carré. Dans
cette optique on peut demander aux élèves d’explorer
cette contrainte sans pour autant suivre l’ordre fixé par
Beckett. De même, on peut aussi les laisser libres du
choix musical.
Faire lire l’article de Gilles Deleuze. Demander aux
élèves d’expliquer leur expérience de pratique en la
reliant à leur compréhension du texte de Deleuze.
Dans son article, Deleuze parle de « Ballet moderne ».
Pas d’histoire, les personnages sont plutôt des figures
qui évoluent sur scène puisque les personnages n’incarnent pas : ils n’ont pas de rôle à jouer.
L’expérience du plateau montre bien que l’épuisement des trajectoires a un effet particulier qui déplace
la géométrisation de l’espace vers une géométrisation
des corps eux-mêmes. Notre culture copernicienne et
anthropocentriste a tendance à placer le centre au cœur
de l’homme. Or, l’expérience de Quad nous amène à
un tout autre endroit de notre perception de l’homme :
11
IV. AVANT ET APRÈS
LA REPRÉSENTATION.
LES CHOIX DE JEAN-PIERRE VINCENT
ce n’est plus l’homme qui organise l’espace, c’est l’espace
qui va organiser l’activité humaine. Ce déplacement des
valeurs est un constat à la fois historique et philosophique qui se retrouve jusque dans la conception de
l’espace chez les artistes contemporains. Nous sommes
confrontés à une image de nous-mêmes, une image de
notre humanité comme prisonnière de notre espace et
de notre temps qui traduit ici notre obsolescence.
POUR ALLER PLUS LOIN
Faire opérer des rapprochements avec l’art chorégraphique de Merce Cunningham.
^ Jean-Pierre Vincent © Vincent Lucas
À partir des notes de mises en scène, de l’extrait de
« The Go-Between » ainsi que de l’entretien (Annexe
3), reformuler les parti pris de mise en scène de
Jean-Pierre Vincent.
Extrait support : http://fresques.ina.fr/en-scenes/liste/
recherche/merce%20cunningham/s#sort/-pertinence-/
direction/DESC/page/1/size/10
UNE LECTURE POLITICOPHILOSOPHIQUE DE LA PIÈCE Les rapprochements entre Samuel Beckett et Merce
Cunningham sont nombreux : rejet d’une danse narrative et figurative, l’essence de la danse se trouve dans le
mouvement et non dans l’émotion qu’elle doit provoquer. Chaque danseur est un centre dans la chorégraphie. Les repères spatiaux sont dès lors bouleversés,
puisque l’on n’est désormais plus confronté à un, mais à
plusieurs centres. Le « body », qui habille uniformément
chaque danseur vise également à neutraliser l’identité de
l’interprète. Aucune figure ne doit prévaloir sur l’autre.
Chez Beckett, la volonté première peut être confondue
avec celle de Cunningham : 4 corps exécutant « un ballet
moderne » pour le ballet en lui-même.
On notera que l’approche de Jean-Pierre Vincent
privilégie la vision philosophique et politique du texte
à l’approche littéraire et esthétique. Pour mettre en
scène En attendant Godot, le dispositif scénographique
devra tendre vers une épure complète où la dimension symbolique des signes s’effacera au profit d’une
certaine impersonnalité. Faire entendre l’Histoire, la
grande, faire raisonner la petite histoire, celle de Samuel
Beckett lui-même, avec sa femme Suzanne par exemple,
mais surtout faire entendre les bruits de notre monde
contemporain en décomposition. La référence au philosophe Günter Anders sur l’obsolescence de l’homme
traduit notre impossible nihilisme (Annexes).
Mais le propos déplace le raisonnement purement
formel : reconnaître l’homme quand il n’y a plus de
possibilité de croire en lui, revient à décliner toutes ses
actions, à l’épuiser dans toutes ses possibilités dont une
seule est devenue impossible : trouver le centre. Dans
Fin de Partie par exemple, Clov déplace son fauteuil
pour trouver le centre exact : « Je suis bien au centre ? »
demande-t-il à Hamm. Bien sûr, le centre n’est pas atteignable : « Il faudrait un microscope pour trouver ce -. »
Comme nous devons rire de notre condition, il faut
donc aussi faire rire. Faire rire quand beaucoup de mises
en scène d’En attendant Godot sont passées à côté du
rire. Le point de repère affiché par Jean-Pierre Vincent
est celui du cinéma burlesque américain dont Buster
Keaton est l’effigie.
12
LE RESPECT ET L’EXPLORATION
PROFONDE DU TEXTE
Jean-Pierre Vincent refuse de définir le metteur en scène
comme « un créateur » : « J’accorde sans doute à l’auteur
une importance particulière. C’est lui que je considère
comme le créateur réel. » Le texte doit être servi avant
tout.
LA DIRECTION DE L’ACTEUR AU CŒUR
DU PROCESSUS DE LA MISE EN SCÈNE
Jean-Pierre Vincent insiste sur la part d’inconnu que
contient la créativité de l’acteur. D’un côté, jouer
avec « la balistique » du texte de Beckett, « sans faire le
malin », de l’autre, travailler avec la créativité du comédien. C’est dans cette marge que se tient la mission de
direction du metteur en scène telle que Jean-Pierre
Vincent la définit.
PENDANT ET APRÈS LA REPRÉSENTATION — Comparez les notes de création avec sa réalisation
concrète lors de la représentation. Noter les changements et les écarts.
— Quels indices scéniques nous rendent perceptible cet
état de re-décomposition qui caractérise notre société
actuelle selon Jean-Pierre Vincent (dispositif scénographique + jeu de l’acteur).
— Si elles sont perceptibles, recherchez les références
picturales, cinématographiques et musicales. Quelles
orientations ces références donnent-elles à la lecture du
texte ?
— Observez le travail de l’acteur et déterminer le type
et le/les registres de jeu.
13
Commencer ?
Deuxième répétition sur le début. Pas facile.
Déjà, c’est une question qui se pose
à chaque mise en scène : comment
commencer ? De quel droit ? Comment
entraîner la sensibilité du public de façon
pertinente ? Comment lui « faire la (bonne)
piqure » ? Ici, c’est particulier, car la
pièce n’a pas de fin ; les deux actes pris
séparément n’ont pas de fin (« Allons-y ».
Ils ne bougent pas.). Pourquoi et comment
aura-t-elle un début ? On sent bien que
Beckett louvoie avec le problème… Dans les
notes antérieures, je parlais de l’exposition.
Beckett se refuse à cette notion classique,
bien sûr. Pourtant il faut brancher lecteurs
et spectateurs !
Acte I. Un humain souffre assis sur une
pierre, proche de la suffocation. Un autre
arrive avec une démarche bizarre (pipi
culotte ? mais ça passera). Puis Beckett
entrelace plusieurs thèmes qui se brouillent
en s’éclaircissant. Mais l’énergie principale
de ce mouvement est la relation quasi
paternelle que Vladimir tente d’établir avec
Estragon, supposé plus faible.
Et chacun dit ses rêves inaboutis : Estragon
et la lune de miel en terre biblique, bander
en se pendant ; Vladimir et le « dernier
moment », le suicide à la Tour Eiffel, le salut
du bon larron…
Tout cela doit être DIALOGUÉ, conflictuel. Ils
ne monologuent pas.
Acte II. D’abord, rien ni personne. Entre
Vladimir seul et angoissé de l’être, comme
un chien perdu. Il chante ce qui semble être
une prière, mais le texte est banal, enfantin,
et tourne en rond. Puis entre l’autre : mêmes
retrouvailles, et l’attente reprend.
En répétant Godot, Jean-Pierre Vincent,
Notes 2015.
ENTRETIEN
AVEC JEAN-PIERRE VINCENT
Et de notre peur de basculer vers un autre monde en
fait, d’un changement de civilisation ?
Oui. D’un arrêt de civilisation. L’humanité peut peutêtre encore s’en tirer, en tant qu’humanité. Mais ce que
dit Günther Anders, c’est qu’il est très probable que
l’humanité va s’éteindre en tant qu’humanité. Devenir
autre chose. Probablement pas d’ailleurs un retour
à l’animalité. Mais attendez le clonage et un certain
nombre de manipulations génétiques, les catastrophes
et les exodes écologiques. J’exagère ? Mais aujourd’hui,
si on n’exagère pas, qui vous entend ?
Entretien réalisé à Paris par Amélie Rouher,
le 11 Février 2015.
Transcripteurs actifs :
Hugo Trévisan, Mélissandre Cerdan, Laurie Pérol.
« L’ÊTRE HUMAIN EST INCREVABLE. »
C’est la première fois que vous montez En Attendant
Godot. C’est la première fois que vous montez une
pièce de Beckett.
J’ai eu naguère un projet avorté sur Fin de Partie, mais
je restais loin de Godot. Ce qui m’en a rapproché, c’est
la lecture d’un court texte de l’essayiste Günther Anders
(« Être sans temps »), dans son ouvrage « L’Obsolescence
de l’Homme », qui est pour moi une bible de pensée
sur le risque d’autodestruction vers lequel nous glissons
doucement. Il y explique comment l’humanité, par
ses progrès mêmes, finit par produire des objets
obsolescents, devient lui-même un produit de sa propre
industrie, obsolescent à son tour : dans ces deux tomes,
on trouve des tas de petits textes sur l’obsolescence
du travail, des masses, de la liberté, de la nature, de la
conscience, etc. Urgent de lire ça !
C’est de cette manière que vous reliez l’idée du
tragique chez l’homme à celle du tragique chez
Beckett ?
Le tragique est un grand (gros) mot… Tout ça est lié à
l’histoire de la fin impossible. Puisqu’il n’y a pas de fin, on
est là – dans une sorte de temps vide. Mais l’être humain
est increvable. Récemment, j’écoutais le témoignage de
Marceline Loridan-Ivens sur les camps : elle racontait en
particulier un événement terrible : un groupe d’enfants
que l’on transférait de Auschwitz à Birkenau par –20°,
nus sous des couvertures : ils arrivaient vivants. Ils
n’étaient pas morts de froid. C’est cela l’inimaginable
résistance de l’humain. Bernard Chartreux et moi-même
disons souvent aux acteurs : « Ne jouez pas que vous êtes
accablés de malheur, jouez que vous êtes increvables
devant le malheur. L’être humain est increvable » :
Brecht, Dans la Jungle des villes : « Un être humain a
beaucoup trop de possibilités ». Il supporte beaucoup
trop de choses, jusqu’à quand ? Tout le problème est là.
Quel rapport faites-vous entre ce concept
d’obsolescence de l’homme et En attendant Godot ?
C’est Anders qui le fait. Il dit en substance que le temps
vide de ces personnages est à l’image de ce que nous
vivons : nous avons (en général) une activité mais en
réalité, beaucoup d’entre nous ont le sentiment « d’être
agi ». Plus personne n’est maître de son action. « Rien
à faire », ce sont les premiers mots de la pièce. Donc,
on attend. On attend parce qu’on est là ; on n’est pas
là parce qu’on attend ! Comme on attend, il faut bien
se dire qu’on attend quelque chose, ce quelque chose,
on lui donne un nom : Godot – qui ne viendra jamais.
On pourrait y mettre fin. Mais la fin (le suicide) est
impossible puisque les branches de l’arbre sont trop
fragiles. Comme le dira Lucky au milieu de sa logorrhée :
« l’homme… malgré les progrès de l’alimentation et de
l’élimination des déchets est en train de maigrir et en
même temps… de rapetisser… ». Vous voyez donc ces personnages animés par un
espoir, un désir ? Vous les voyez porteurs d’une
certaine foi humaniste ?
Espoir ? Désir ? Humanisme ? Foi ? Grands mots, aussi.
En attendant Godot est une œuvre lucide, athée et
laïque. Godot n’est pas Dieu. Jésus est un fantôme.
L’Arbre de Vie est mort. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas
d’espoir qu’il faut se désespérer. Mais il faut être deux.
L’être humain est absolument seul et obligatoirement
ensemble. Voyez les moments où Vladimir et Estragon
s’embrassent. Ils finissent deux fois par se prendre dans
les bras l’un de l’autre, comme des fous, parce qu’ils
sont inséparables, et qu’à deux ils peuvent y arriver.
Tout seuls ils n’y arriveraient pas. Alors, ils voient arriver
un autre couple, les fantômes du Maître et de l’Esclave,
portant en eux les débris d’un passé (quand « le temps »
existait) et les vestiges d’un rapport de classes. Puis
adieu. Le vide recommence. « On s’en va ? Ils ne bougent
pas. »
Vous entendez là que En attendant Godot rend
compte d’un état de notre situation présente ?
Oui, comme une œuvre d’art, métaphoriquement. C’est
une parabole. Anders et Beckett (et quelques autres)
avaient une vision d’avance au tournant des années 1950.
C’est pour cette raison qu’on a appelé ça « Théâtre de
l’Absurde ». Mais ce n’était pas absurde du tout.
Vous percevez donc les personnages de Godot
comme des entités philosophiques ?
14
Comment comptez-vous prendre en compte la
dimension comique et burlesque de la pièce ?
Elle est dans le texte à chaque instant, inséparable de la
gravité du propos. Quand je travaille sur des tragédies
grecques, je dis toujours : « Attention, la tragédie, ce
n’est pas dramatique ». Ce n’est pas mélodramatique/
Qu’est-ce qui reste de la culture dans En attendant sentimental. C’est à la fois bien pire que ça, et plus
directement humain. Dans En attendant Godot, le
Godot ?
Tout ! Ça grouille ! En souterrain. Quand on suit l’histoire rire vient des clowns anglais du début du 20e siècle
intellectuelle du jeune Beckett, on est impressionné. (ou de beaucoup plus loin) devenus les burlesques
Sous le texte, il y a Dante et d’autres poètes, les ruines américains. Il y a des moments dans Godot qui sont de
de l’Évangile, Kafka, Joyce. Il y a la France à pieds, le purs numéros de clown. On peut voir sur Internet deux
Vaucluse et l’Ariège, le vin de Monsieur Bonnelly, chez grands acteurs anglais qui sont des stars d’Hollywood,
qui Beckett planqué en 43 travaillait les vignes… Il y a Ian Mc Kellen et Patrick Stewart. L’an dernier, ils ont
l’autre irlandais, Sean O’Casey, et ses farces absurdes. joué Godot à New York. Le décor était un théâtre
Il y a Bouvard et Pécuchet. Il y a la fausse culture de élisabéthain en ruine avec un arbre qui avait poussé dans
Pozzo. La culture du riche, complètement toc. Il y a le plancher – un décor, quoi, pas une route. Les acteurs
étaient costumés en clodos
l’atroce travail de Lucky
C’était
pour recoller les morceaux Il y a de l’imprévisible à monter Beckett, hyperclassiques.
d’une
drôlerie
charmante,
de sa culture perdue.
parce qu’il y a dans ce Beckett-là une
teintée d’humour noir.
grande liberté de discours. Je dois Les Anglais jouent Beckett
Qu’en est-il alors des
être vigilant à respecter cette richesse, carrément en comédie
révolutions culturelles ?
pure.
Il y en a eu beaucoup en à suivre pas à pas cette liberté.
ce XX° siècle, des vraies et
des fausses… Quand Beckett se met à écrire du théâtre, En France, nous avons du mal avec le « non-sens »
les révolutions sociales et politiques sont devenues de l’humour anglais. C’est pourtant une donnée
meurtrières. La révolution théâtrale de Brecht tenait importante chez Beckett.
encore le coup. Au début de l’écriture d’En attendant Oui. Ça n’empêche pas la cruauté de la chose ! Si
Godot, de curieux « comiques staliniens » passaient par l’on prend le théâtre de Beckett « au tragique », on
là. Estragon se nommait Lévy et Vladimir faisait penser fait du prêchi-prêcha, on fait du moralisme, ou de la
à Ilitch (Lénine). Un petit tour et puis s’en sont allés. prétention – même chose pour Brecht ou Bond. Il y a
Beckett a décidé de prendre de la hauteur par rapport de l’imprévisible à monter Beckett, parce qu’il y a dans
à ces agitations du siècle : sa vérité était ailleurs. Il ce Beckett-là une grande liberté de discours. Je dois être
vigilant à respecter cette richesse, à suivre pas à pas cette
regardait devant, pas derrière.
liberté. Il faut aussi guetter les hasards de répétition,
Cette conception d’un tragique joyeux est-elle la les erreurs de répétition, quelqu’un qui rentre trop tôt,
quelqu’un qui rentre trop tard, il y a toujours quelque
seule vision possible à transmettre ?
Tous les bons lecteurs de Godot s’accordent là-dessus : chose à apprendre dans une répétition qu’on n’avait pas
Alain Badiou, Clément Rosset, Anders… Sans comique, prévu, qu’on ne pouvait pas prévoir.
pas de Godot. On peut bien sûr focaliser sur d’autres Quels sont les autres thèmes ou les références qui
aspects de cette histoire, mais cette histoire-là, il faut guident votre réflexion ?
la raconter aux gens, non pour les assommer, les Lorsque je prépare une mise en scène, je repère au fil de
désespérer, mais pour leur dire que même dans le pire, mes lectures des thèmes, des couches et des sous-couches
on peut encore quelque chose – on le doit. À côté de de références. Selon les séquences, une matière apparaît
ça, dans Godot, les personnages sont aussi simplement plus qu’une autre. Ici, il y a – comme il disait lui-même –
des acteurs ! Ils vivent « sur un plateau ». En sortant de « Suzanne et moi », la France à pieds, Auschwitz, 14-18,
ce désert, les WC sont « au fond du couloir à gauche » : (14-18 a beaucoup plus marqué Beckett que 39-45),
jolie distanciation ! Et le public n’est pas oublié. Devant Hiroshima, la Bible, tout l’aspect religieux mystique. Il y
les acteurs, dans la salle, c’est le vide, il n’y a rien devant, a aussi l’Irlande, Kafka et Joyce, Dante, et les burlesques.
« une tourbière ». Et ça, les gens doivent le prendre C’est un peu comme dans Shakespeare, tous les thèmes
en pleine figure. Mais ce n’est pas grave. Ce n’est pas vivent ensemble, même si l’un est soudain plus présent,
plus générateur que les autres.
définitif. (sourire)
Ce sont simplement des êtres de théâtre (de fiction !),
extraordinairement vivants. La pièce peut donner à
penser philosophiquement, parce qu’elle est concrète.
Les personnages ne sont ni des symboles, ni quoi que
ce soit d’abstrait.
15
Comment allez-vous transformer cette matière en
théâtre, en jeu ?
Je réfléchis longtemps avant de commencer à répéter ;
mais quand je répète, je suis chargé de tout ça, et je
joue. Je suis d’abord un acteur, je joue, en m’identifiant
constamment à l’auteur et au dernier spectateur. C’est
mon corps qui travaille, mon corps gymnastique. En
attendant Godot est aussi une pièce « gymnastique » :
par exemple toute la gymnastique des entrées-sorties
des personnages. Mais cette « matière », littéraire et
intellectuelle, comme vous dites, c’est déjà du théâtre !
Il faut lire, savoir lire les indications de Beckett. C’est
aussi précis qu’un script
Je suis d’abord un
de cinéma.
leur grain de sel. Les melons ne sont pas des clichés.
C’est d’abord le moyen que Beckett a utilisé – il y tenait
beaucoup – pour neutraliser toute lecture historico/
socialo/anecdotique de son projet. Pozzo le Maître a
aussi un melon ; Lucky l’esclave aussi. Pozzo torture
Lucky, mais on est hors du quotidien. Les melons
charrient tout un imaginaire : celui des burlesques
américains, de la City de Londres, des jours de fête en
Irlande… Si Estragon et Vladimir ont une casquette ou
un bonnet, comme un SDF d’aujourd’hui, tout devient
trop simple. La métaphore s’écroule. Adieu le voyage !
Je n’ai plus à réfléchir.
acteur, je joue, en
m’identifiant constamment à l’auteur et
au dernier spectateur. C’est mon corps
qui travaille, mon corps gymnastique.
Vous voulez dire que
vous refusez de donner
une direction de lecture,
À
ce
propos,
les
voire même de guider le
didascalies sont une
spectateur vers un sens ?
contrainte
puissante
pour le metteur en scène.
Cette
histoire
de
Comment les abordez-vous ?
production de sens, justement, c’est une affaire de
Les didascalies sont géniales, c’est souvent de la commentateur. Chaque fois qu’on me pose la question
balistique pure. C’est une machine qui fonctionne de de l’intention de la mise en scène, eh bien l’intention de
la même manière que les films de Buster Keaton. Dans la mise en scène, c’est de monter la pièce ! Ça ne veut pas
les films de Keaton vous avez un rectangle à l’intérieur dire qu’on n’est pas créatif, pas imaginatif, mais le centre
duquel un humain se débat – il peut aussi en être expulsé. de l’énergie est dans le texte, « un trésor est caché dedans »,
C’est une balistique : il est lui-même lancé, il se lance, pas dehors. Les idées de seconde main seront toujours
il fait des circuits dans cette formidable, sacrée prison plus faibles que les didascalies, que ce soit chez Heiner
de l’écran. Buster Keaton, c’est le Michel Ange de la Müller, Edward Bond ou Beckett – extraordinaires ! Ces
balistique tragico-burlesque. Ce n’est pas un hasard que didascalies peuvent certes se traduire selon l’imaginaire
et la culture de chacun des participants d’une équipe,
Beckett et Keaton ont fait un film* ensemble.
et il est très important que ces participants aient des
Pas d’écart par rapport à la dictée des didascalies imaginaires complémentaires. Bernard Chartreux, le
dramaturge, Chambas le décorateur, Patrice Cauchetier
donc ?
La « dictature » des didascalies, c’est ce que vous voulez le créateur costumes et moi ne pensons pas la même
dire ? Eh non, qu’est ce que vous voulez, je suis un peu chose au départ. Nous produisons (construisons) une
imagination extrêmement
nul, je vais monter ce qui
est écrit ! Quand Beckett Les melons ne sont pas des clichés. C’est fidèle à nos yeux aux
lui-même a monté la pièce d’abord le moyen que Beckett a utilisé – intentions de l’auteur,
qu’il soit mort ou vivant.
en Allemagne en 1975, on
raconte que c’était très, il y tenait beaucoup – pour neutraliser Et c’est aussi notre version
très comique. Et il avait toute lecture historico/socialo/anecdo- de ce texte !
évidemment respecté les tique de son projet.
Vous entendez donc
didascalies. Nous avons
fait quelques allégements. J’ai eu la brochure de ses produire un décor dépourvu de connotations
répétitions : nous avons les mêmes – ou à très peu près. particulières, un décor impersonnel ?
Que l’arbre devienne une potence ? Un lampadaire ? Un
Il y a une mythologie, une galerie d’images transformateur électrique ? Ça sert à quoi ? Vraiment…
fabriquées à partir des mises en scène de Beckett. Ce C’est un arbre, point. Il veut dire quelque chose : l’Arbre
sont les clichés des melons, des clochards atemporels de Vie, l’unique reste de la forêt, nature morte, point
par exemple. Comment comptez-vous travailler avec central autour duquel on tourne en rond… « Route de
campagne avec un arbre ». Choisir la matière, la couleur,
cette matière ?
Godot, je m’y suis souvent ennuyé parce que les la forme de cette route, proposer 15 ou 20 versions,
metteurs en scène cherchaient justement à échapper à savoir pourquoi elles ne conviennent pas, nous y avons
une prétendue imagerie obligée de Beckett, à ajouter passé des jours. Et nous avons choisi : c’est impersonnel ?
16
C’est un désert, causé par quoi, on ne sait. Nucléaire
civil ou militaire ? La route sera claire, sable blond, pour
qu’on voie (ce que je n’ai jamais vraiment vu) le tas de
« cadavres » au deuxième acte. Enfin, un beau ciel. C’est
très simple, pur.
il revient vite puisqu’il n’y a pas d’ailleurs non plus. La
physique moderne revient sur ses anciennes certitudes
concernant le temps et l’espace. Beckett aussi.
Vous misez alors sur la
créativité des acteurs ?
Oui, toujours. Quand
je cherche les acteurs, je
me pose la question de
la juste distribution de
chaque rôle, mais aussi des
couples, des familles. Je me
demande qui va pouvoir
travailler ensemble, quel
couple
physiquement
va
pouvoir
produire
de l’imaginaire, de la vie. À partir de là, je connais la
pièce à fond, mais si je me contente de leur imposer
mes idées, on aura un pauvre résultat. Les acteurs sont
nécessairement créateurs. Sinon rien.
Chaque fois qu’on me pose la question
de l’intention de la mise en scène, eh
bien l’intention de la mise en scène, c’est
de monter la pièce ! Ça ne veut pas dire
qu’on n’est pas créatif, pas imaginatif,
mais le centre de l’énergie est dans le
texte, « un trésor est caché dedans »,
pas dehors.
Quelle musique vous
trotte dans la tête en
pensant à Godot ?
Pas de musique. Si quelque
chose dans l’histoire de
la musique peut m’y
faire penser, ce sont les
« Sonates pour piano
préparé » de John Cage.
Je pense aussi à la musique
de Morton Feldman, aux minimalistes américains et
au violon irlandais. Mais sans musique, nous allons
essayer de glisser des sons imperceptibles. J’ai dit à
Benjamin Furbacco, le créateur sons, de produire soit
le son très lointain d’une ville industrieuse, soit un écho
lointain de la mer, d’une bataille, des éléments sonores
infinitésimaux, pour qu’au moment où le son s’arrête,
on entende soudain qu’il n’y a plus rien – sensation du
silence. Ça marchera, ou pas. Mais en tout cas il n’y aura
pas de musique, non. La musique que ce soit sur Fin de
Partie ou Godot, ce serait décoratif, or ce sont des pièces
anti-décoratives.
Est-ce que vous vous donnez des interdits sur cette
mise en scène ?
Non. Aucun sinon celui de faire le malin avec le texte
(et donc avec le spectateur). Ne pas préférer une bonne
idée qui vienne de moi collée sur le dos de la pièce aux
idées qui peuvent venir de la profondeur du texte. Notre
imagination – car nous en avons ! – doit se mobiliser
pour communiquer la force interne de la pièce, et pas
pour exhiber notre prétendu génie. Il faut un peu de
patience. Il faut à la fois être patient et impatient. Il
ne faut pas vouloir résoudre tout en 5 minutes, surtout
dans une pièce comme celle-là. Il faut « avaler » la
distance. Je ne sais même pas comment je vais répéter.
Comme d’habitude, en fait, en lisant pas à pas, riant,
réfléchissant, entre artistes.
Qui l’emporte dans cette pièce, la parole ou le
silence ? Comment comptez-vous mettre en jeu le
silence ?
Le silence c’est le silence. Celui des espaces infinis de
Pascal, peut-être. Au commencement était le silence
et non le verbe. De son texte de Godot, Beckett dit
quelque part « C’est une parole dont la fonction n’est pas
tant d’avoir un sens que de
lutter, mal j’espère, contre Ne pas préférer une
le silence, et d’y renvoyer ».
Depuis Beckett, d’autres
auteurs ont abordé la
question de la fin du
monde, Edward Bond
par exemple. C’est aussi
un auteur que vous avez
mis en scène. Quelles
différences faites vous
entre ces deux regards,
ces deux écritures ?
La fin du monde d’Edward
Bond, en particulier dans Pièces de Guerre est plus liée
à des circonstances historiques précises – la bombe
atomique et le détraquement sociétal. Beckett a réussi,
je crois, à parler de l’Histoire, sans en parler directement
alors qu’Edward Bond est impliqué. Des jeunes amis
à moi sont allés monter Rouge Noir et ignorant en
bonne idée qui
vienne de moi collée sur le dos de la
pièce aux idées qui peuvent venir de la
profondeur du texte. Notre imagination
– car nous en avons ! – doit se mobiliser
pour communiquer la force interne de la
pièce, et pas pour exhiber notre prétendu
génie.
Donc pas de jeu dans
les silences ? Pas de
situation ?
Pas de jeu. On s’arrête.
Rien. Si on fait quelque
chose, il n’y a plus de
silence parce que les gestes
permettent au spectateur
d’échapper à son propre silence. Mais le silence est une
situation ! Le spectateur est déstabilisé par le silence. Les
silences dans Godot, c’est l’attente – c’est dans le titre. Il
s’agit de passer le temps puisqu’on ne peut pas l’arrêter
et qu’on ne peut pas le produire. Il n’y a rien à produire.
Un personnage sort de scène, de temps en temps, mais
17
céder sur la langue et la littérature et s’adapter en
proposant un théâtre spécifiquement écrit pour la
jeunesse ?
Il ne faut pas se poser de faux problèmes, ne pas établir
d’opposition (bien commode, en fait) entre connaissance
de l’Histoire de l’Art Théâtral et recherche de textes
nouveaux et d’inventions nouvelles – mais pas ignares
de ce qui s’est passé depuis les Grecs. Le nouveau
s’appuie sur l’ancien. La pédagogie théâtrale n’est pas
seulement (et même surtout pas) « progressive » : B.A =
BA, B.E = BE… C’est souvent une pédagogie du choc.
Le nouveau apparaît toujours sous la forme du danger.
Pour les jeunes comme pour les autres.
Turquie au printemps dernier. Ils connaissent Edward
Bond et l’ont mis au courant du projet. Bond a réécrit la
fin, en pesant moins sur l’histoire de la bombe, qui date
un peu dans les consciences.
Bond écrit des paraboles, Beckett est-il pour vous
au-delà de cette dimension didactique ?
En fait, on assiste à un paradoxe chez E. Bond : celui
qui parfois commet l’acte le plus horrible est le plus
humain. Il a expérimenté par moments ce processus
jusqu’à l’excès dans les pièces postérieures aux Pièces de
guerre. Alors qu’il me semble qu’il y a dans Godot –
qui est aussi une parabole – quelque chose, je ne sais
pas comment dire, de supérieur, une réussite d’arriver
à parler aux humains de l’inhumanité, de l’humanité
sans grandiloquence. Un exemple me vient : le moment
où Estragon roue de coups Lucky au sol, il le roue
de coups, c’est très violent, mais il se refait mal au
pied. C’est un gag. Chez Beckett, il y a des éléments
d’une violence physique incroyable que je n’ai jamais
rencontrés au théâtre qui sont aussi dans le même temps
d’une drôlerie que je n’ai jamais vue non plus.
Comment la génération qui vient peut-elle agir ?
Je ne suis pas à sa place et je ne peux m’y mettre. Je dirais :
la Révolution. Mais la révolution se retourne toujours
contre ceux qui l’initient. C’est dommage. Il faut donc
commencer par soi. Se rendre intelligent, toujours plus
intelligent. Savoir qui sont vos vrais ennemis. Comme
disait naguère Michel Serres : lire chaque jour quelque
chose qui vous apparaît trop difficile pour vous. La
situation mondiale de continuelle re-décomposition*
devient tellement complexe qu’il faut d’abord agir sur
ce qu’on sait, ce sur quoi on peut agir, autour de soi,
intensément, le plus loin qu’on peut, en élargissant les
cercles. Et avoir des amis avec qui le faire !
QUELQUES QUESTIONS POSÉES À
JEAN-PIERRE VINCENT SUR SON
ENGAGEMENT POLITIQUE ET CULTUREL
Je n’ai jamais été vraiment militant. Je
milite pour le théâtre. C’est déjà ça. Et
contre la sottise envahissante.
Ce que vous dites sur Beckett, sur notre état du
monde, qui est un état désespéré, enfin, désespérant,
mais en même temps aussi joyeux, ne renvoie en
aucune manière au parcours engagé qui est le vôtre,
celui d’un metteur en scène mais aussi d’un fondateur
de théâtres, d’écoles. Votre parcours apparaît bien
plutôt comme celui d’un humaniste.
Beckett n’est pas désespéré. Ou alors il l’est bien plus
qu’on ne peut penser ! Alors, parlons de « résistance
active humaniste ». Mais c’est aussi un antihumanisme.
C’est un combat. C’est une bagarre politique. Je n’ai
jamais pu entrer dans un parti, ni dans un mouvement.
Mais je participe toujours au SYNDEAC (syndicat
national des entreprises artistiques et culturelles). Je
défends la politique culturelle de la France, voilà. Et je
peux être chien, je peux être comme un chien, et je peux
être violent avec le pouvoir.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
• Günther Anders, L’obsolescence de l’homme : sur l’âme
à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Tome
1, 1956, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances,
Paris, 2012.
• Film : un film expérimental écrit par Samuel Beckett et
réalisé par Alan Schneider en 1965 avec Buster Keaton.
https ://www.youtube.com/watch?v=aZtV-iHeQd0
• Edward Bond, Pièces de Guerre, l’Arche éditeur, 1997
• Sur le concept de re-décompositon voir l’article de
Jean Luc Nancy paru dans Libération du 18 août 2014,
« Les images de l’image ».
http://www.liberation.fr/photographie/2014/
08/18/les-images-de-l-image_1082747
Ce que vous décrivez est plus qu’une position de
résistance, en réalité.
Je n’ai jamais été vraiment militant. Je milite pour le
théâtre. C’est déjà ça. Et contre la sottise envahissante.
Quelle démarche de transmission du théâtre
préconisez-vous ? Faut-il quitter le répertoire,
18
NOTES
19
PARTIE II
MAGUY MARIN,
MAY B
ANALYSE
PETITE FENÊTRE OUVERTE
SUR MAGUY MARIN
Maguy Marin découvre Beckett au lycée et se rend
compte que ce dramaturge a un rapport à la danse
très spécifique.
Maguy Marin reçoit d’abord une formation classique. La bascule a lieu lorsqu’elle intègre l’école
pluridisciplinaire de Maurice Béjart, à Mudra.
Pendant 4 ans elle danse aux côtés de Béjart pour
finalement s’émanciper et monter sa propre compagnie. Son style se tourne vers la Nouvelle danse française et le Tanztheater développé par Pina Bausch.
« Ce travail sur l’œuvre de Samuel
Beckett, dont la gestuelle et
l’atmosphère théâtrale sont en
contradiction avec la performance
physique et esthétique du danseur,
a été pour nous la base d’un
déchiffrage secret de nos gestes
les plus intimes, les plus ignorés. »
Maguy Marin
1981 – Le ton est donné avec May B qui lui permet
de devenir l’une des chorégraphes les plus importantes dans le milieu de la danse.
1985 – Cendrillon : A la demande du ballet de
l’opéra de Lyon, Maguy Marin s’attaque au très
classique “Cendrillon”. Les danseurs portent des
masques qui leur donnent des traits grotesques.
1986 – Eden explore le registre du duo et du porté.
12 minutes d’un duo amoureux où la danseuse ne
posera pas le pied au sol.
1987 – La rencontre avec Denis Mariotte amorce
une collaboration décisive qui ouvre le champ à de
nouvelles expériences dont l’aboutissement trouve
sa forme en 2004 avec « Ça quand même ».
1998 – La compagnie s’implante à Rillieux-la-Pape.
Ici s’affirme le désir de faire de l’art chorégraphique
« un laboratoire citoyen ». Croiser les champs artistiques mais aussi circuler dans la cité pour « faire
vivre le geste artistique comme puissance poétique
du faire et du refaire les mondes »
2009 – Description d’un combat crée à Avignon
confirme l’engagement militant de Maguy Marin et
porte son talent au plus haut sommet.
2011 – Maguy Marin ouvre une nouvelle étape
de sa carrière en reprenant une activité de compagnie indépendante et s’installe à Toulouse puis à
Ramdam. Elle poursuit ses recherches qui tendent
de plus en plus à ancrer les actes artistiques dans
les espaces publics autres que les théâtres tout en
croisant les champs artistiques.
Pour préparer les élèves à la représentation, on
trouvera dans la section « Samuel Beckett » une série
d’activités, d’exercices et de recherches pour entrer
dans l’univers de Samuel Beckett. Nous proposons
ici un parcours de questionnements pour l’analyse
du spectacle.
20
Représentation d’une humanité primitive ou bien dégénérée, ces corps dérangent parce qu’ils ne sont que la trace
d’une humanité dissonante : corps lourds, entravés, comme
obéissants à une impulsion nerveuse. Ils semblent pourtant obéir à un langage commun, à une mémoire collective
dont le corps est à la fois la présence et la traduction.
FAIRE PIED/FAIRE BOUCHE/
FAIRE DANSE
On demandera aux élèves d’être attentifs à la succession des séquences qui structurent le prologue.
Qu’ils relèvent les différentes étapes et discours
artistiques tenus. Quelles oppositions structurent
l’ensemble ? Dans un second temps on leur demandera de détecter les séquences qui leur paraissent
plutôt appartenir à la danse ou au théâtre.
« Quant au public, la pièce le repoussait
parce qu’elle remettait en question les
critères habituels recherchés dans la danse
— la beauté, la jeunesse, l’harmonie —
en mettant en scène des danseurs avilis,
sales, des êtres en proie à toutes sortes de
pulsions. » Maguy Marin
Relevé des séquences du prologue :
Silence/noir. 5’
1 coup de sifflet. 5’
Silence/noir.
Sifflet / 6’08
Semi-obscurité/2 coups de sifflet/silence/marche des
danseurs.
Arrêt/Borborygmes/
Reprise de la marche/silence.
Système repris en séries jusqu’à 10’
Silence – regard public.
Parole. « Fini. C’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir. »
Musique – naissance d’un mouvement chorégraphique.
13’
En s’appuyant sur la lecture d’articles critiques,
notamment l’article du Monde qui revient sur la
genèse de la création en 1981 et sur la réception
du public (Annexe), on demandera aux élèves de
comparer l’esthétique chorégraphique de Maguy
Marin aux codes du ballet classique.
Si ces corps gênent le public à la création de May B en
1981, c’est qu’ils sont désacralisés. La danse classique
a toujours voulu nous mettre en présence de corps
fins, athlétiques, gracieux et légers. La danse moderne,
quant à elle, rompt avec ce discours mais ne fait pas de
l’expression de la dégradation le cœur de son projet.
Dans May B, c’est le cas.
Surtout, le corps travaille sur un centre de gravité bas
(fesses, cambrures, travail à plat du pied et du talon,
danse pieds nus, au sol etc.) Cette esthétique est bien
sûr aux antipodes du ballet classique qui travaille sur
l’élévation et la légèreté ainsi que sur le gommage des
différences physiques. May B nous renvoie aux principes
des danses primitives ou ethniques. Le frottement des
pieds au sol crée un rythme percussif. La musique est
d’abord produite par le corps.
Cependant, on notera que la notion de chœur est
maintenue. Les danseurs évoluent presque toujours en
groupes. Le solo n’existe pas dans le spectacle ; le duo,
nous y reviendrons, est rare et furtif. Ce mouvement
choral est également une réponse paradoxale à l’école
américaine portée par Merce Cunningham qui favorise
l’individu et l’abstraction. Non seulement May B récuse
les codes du ballet dit « classique » mais il s’inscrit à
contre-courant des mouvements chorégraphiques en
vogue au début des années 80.
Faire décrire de manière précise, étape par étape, les
6 premières minutes de la pièce, jusqu’à l’apparition
des danseurs. Dans un second temps, on demandera
aux élèves de proposer des interprétations en suivant
le principe analogique du « ça me fait penser à ».
La pièce débute dans le silence et dans le noir ou plus
précisément avec un plateau très faiblement éclairé, où
l’on distingue de manière très progressive et lente des
silhouettes humaines, clairsemées sur la scène. Lorsque la
lumière se fait plus forte, on parvient à distinguer des corps,
tous fardés de blancs, habillés de costumes informes. Les
sexes sont presque indistincts. Les corps sont caractérisés
par une certaine difformité.
Des Figures plus que des personnages. L’uniformité du
costume et du masque, la synchronisation des déplacements
donnent l’image d’un corps collectif qui se meut comme
un essaim. Les personnages, claudiquant, progressent dans
l’espace comme obéissant à une dictée aléatoire. Même
si les corps sont différents, inesthétiques, pour la plupart
difformes, il n’en forme en réalité qu’un seul : c’est une
masse vivante, soumise à une pulsion collective, dont on
ne peut pour le moment déterminer la nature humaine ou
non humaine.
21
étant un des éléments nécessaires à cette genèse. Quant
à la danse, le mouvement chorégraphique n’apparaît
qu’à la fin, au terme de ce lent accouchement d’expressions archaïques. Peut-être pourra-t-on interpréter ce
prologue comme une métaphore de la naissance de la
danse.
Ça commence par rien.
Dans ce prologue, Maguy Marin établit des séquences
qui dissocient les formes de langage : silence/musique/
voix/verbe/mouvement/ comme si le couple naturel
de la danse – musique/mouvement – ou bien le couple
naturel du théâtre – geste/parole – étaient, pour le
moment du moins, impossible. May B commence donc
par le rien, c’est-à-dire par du non-théâtre et de la
non-danse.
ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE.
QU’EST CE QUI DANS LA DANSE FAIT
TEXTE ?
Ça raconte la genèse du rythme.
Le prologue commence par faire apparaître des rythmes
simples, fabriqués par les frottements des pieds et par des
borborygmes vocaux. Le rythme et le son apparaissent
avant la musique. Le premier ballet des danseurs semble
établir une origine, une genèse.
Faire lire le début de En attendant Godot et de Fin
de partie. Déterminer ce qui relève dans la didascalie d’une forme de mouvement chorégraphique.
L’exercice peut se faire à la table mais aussi être
expérimenté au plateau. On pourra demander aux
élèves de « jouer » les premières didascalies sous un
mode rythmique. L’expérience de plusieurs variations est conseillée. On prendra par exemple la
musique d’un film de Buster Keaton ou de Chaplin
ou bien un rythme carnavalesque sur le modèle
de ceux des Gilles de Binche. Pour un niveau plus
avancé, on pourra demander que ce rythme soit
réalisé vocalement et physiquement, à la manière
des marches rythmées dans May B (voir atelier de
pratique artistique).
L’ensemble joue sur des couples d’oppositions.
On remarque également que l’ensemble du prologue
est construit sur un principe d’opposition : musique/
silence. Noir/Lumière. Immobilité/mobilité. Silence/
voix. Expression théâtrale/dansée.
Les indices d’une genèse de la danse .
Dernière l’apparente structure chaotique, le prologue
suit une évolution progressive notamment au niveau
des différents discours : le noir disparaît au profit d’une
lumière croissante qui révèle d’abord des silhouettes
puis des corps. D’abord dans un silence complet, les
personnages émettent ensuite des sortes de borborygmes puis quelques paroles. Du déplacement simple,
a priori aléatoire les trajectoires progressent vers une
expression théâtrale qui elle-même ouvre la voie vers
une expression chorégraphique. Ainsi, l’ensemble du
prologue se construit comme une lente mise au monde
des arts, chaque élément (musique, lumière, parole)
> May B © Claude Bricage
DANSE DIDASCALIQUE
L’exercice tend à montrer que, certes les didascalies
mettent en place une dramaturgie c’est-à-dire un espace
avec un décor mais qu’elles déterminent également un
rythme voire une chorégraphie.
Chez Beckett, les personnages ne
peuvent pas faire deux choses à la
fois, surtout parler et bouger. Il y a
chez eux comme une impossibilité
physique. Cette gymnastique qui
s’inspire de la mécanique du clown
est reprise ici par Maguy Marin. Les
danseurs réalisent des séquences qui
fonctionnement sur le même principe de l’alternance marche/arrêt/
silence/borbor ygmes/marche/
silence/arrêt-borborygme/ etc.
Pour compléter le travail, on fera
lire avec profit l’article de Gilles
Deleuze, « L’Épuisé » (Annexes).
22
L’univers de Samuel Beckett renvoie ici à une gestique
mécanique, fondée sur la répétition. Le geste s’épuise en
se répétant à l’infini. Gestes, trajectoires, borborygmes
structurent un ensemble fondé sur le cercle et la répétition.
FAIRE LE POINT SUR
Qu’est-ce que la danse-théâtre ?
La danse-théâtre est un mouvement qui naît
au milieu du 20e siècle en Allemagne avec
les travaux de Kurt Jooss sous le nom de
« Tanztheater ». Ce courant représente un
principe esthétique et un processus de création.
À cette époque, le mouvement avant-gardiste
provoque la recherche de nouvelles formes dans
les différents champs de création artistique. Par la
suite, Pina Bausch et sa compagnie Tanztheater
Wuppertal se font les promoteurs de ce nouveau
mouvement en Europe. La danse-théâtre ne doit
pas être assimilée à du théâtre dansé ou à de la
danse jouée. C’est un « mouvement-danse » car
il est musical, c’est-à-dire qu’il y a une linéarité,
une gestion du temps et des silences qui la
composent et créent une musique à la fois audible
et visible. C’est aussi un « mouvement-théâtre »
parce que cela permet à des personnages d’être
et de s’exprimer, à des situations d’avoir lieu
sur un plateau. L’artiste devient à la fois acteur
et danseur sans avoir un style chorégraphique
spécifique ni un type de jeu théâtral déterminé.
En mélangeant les deux genres, la danse-théâtre
permet le maniement du corps de l’acteur ainsi
que de sa présence, de son regard.
LE PRINCIPE DE RUPTURE
La chorégraphie joue en permanence sur le principe
de rupture. Les phrases chorégraphiques brisent les
trajectoires. Le chœur lui-même se brise et se fragmente
parfois pour former des formes individuelles, puis se
reforme en condensation collective dans des espaces
étroits. Chez Beckett, le rythme de l’écriture est fait
de saccades et de ruptures. On pense notamment aux
didascalies qui intègrent des séquences silencieuses.
LE PRINCIPE DE RÉPÉTITION
ET LA TENTATION DU CERCLE
La thématique du cercle, proche de la répétition est
présente chez Beckett, soit sous forme de cycles de
répliques qui reviennent en écho, soit sous forme de
cycles de gestes. Le mamelon de Winnie dans Oh les
beaux jours ! les cercles que décrit le fauteuil de Clov
dans Fin de Partie, ou bien les poubelles dans lesquelles
sont enfermés Nagg et Nell sont entre autres des
représentations symboliques d’une humanité à bout de
souffle, qui tourne en rond. L’image du cercle est liée
au principe infini de la répétition.
Dans May B, Maguy Marin joue avec les représentations
du cercle notamment avec le chœur des danseurs : cercle
miniature des bonimenteurs en avant-scène, cercle
social autour du gâteau d’anniversaire ou encore grande
ronde populaire sur la musique des Gilles de Binche,
On demandera aux élèves de comparer les mouvements et motifs communs chez Beckett et dans May B.
Pour les soutenir dans leur réflexion on leur fera lire
avec profit l’entretien avec Maguy Marin. (Annexe 7)
Dans la première partie du dossier,
nous posions la question du rythme,
du corps et d’une possible écriture
chorégraphique chez Beckett. (cf. « 3
questions posées au texte ») Il s’agit
ici de poser le même questionnement
chez Maguy Marin, mais cette fois-ci
en partant de la danse : « qu’est-ce
qui dans la danse fait texte, qu’est-ce
qui dans la danse fait théâtre ? ».
L’écriture scénographique de Maguy
Marin crée des parallèles, avec le
langage dramaturgique beckettien,
mais elle invente également un
langage original qui d’une part relève
de la spécificité du langage dansé,
mais aussi de son propre univers
artistique.
23
> May B © Claude Bricage
clôt sur la présence d’un homme seul figé dans une
trajectoire indéterminée qui disparaît en même temps
que l’extinction très lente de la lumière. Le spectacle se
termine alors comme il a commencé : dans le noir.
La fin de May B. traduit peut-être ici le triomphe de
la solitude et du désœuvrement sur la cohésion du
groupe. La première partie du spectacle met en jeu l’expression d’une société archaïque, une nef des fous, où le
groupe garantit la survie de l’individu. La danse dans sa
version populaire et carnavalesque est là aussi comme un
élément de cohésion entre les êtres. Certes, ils agissent
selon les mêmes mouvements, dans une forme d’indistinction mais c’est aussi cette humanité compacte, ces
corps toujours en contact, accordés à leurs instincts qui
animent une entente primordiale. « Tant que je suis un
peu « bête », je ne suis pas seul », semblent murmurer les
personnages de May B.
Maguy Marin décline à l’infini les variations autour du
cercle. Rondes, farandoles, attroupements, essaims : les
personnages sont comme accrochés les uns aux autres,
liés par une énergie archaïque et tribale. Si un individu
se détache du groupe c’est toujours pour revenir au
groupe qui est son noyau.
LE PRINCIPE DE DUALITÉ ET D’INVERSION
Chez
Beckett
les
personnages
fonctionnent
systématiquement par couples. Ils ont des rapports de
force qui peuvent s’inverser au point que le trouble
s’installe entre l’oppresseur et l’oppressé. Dans May B,
la notion de couple et de duo apparaît mais c’est un
élément mineur. C’est au contraire sur un principe
de choralité fusionnelle que la chorégraphie opère.
Prenons l’exemple de l’épisode du duel. (33’-36’). Un
duo de femmes se détache pour se battre. Puis deux
groupes se forment autour de chaque combattante pour
former des clans. Le corps de la duelliste devient alors
chef (ou membre ?) d’un corps collectif de combattants.
En fin de séquence, les deux clans n’en font qu’un pour
défier un ennemi invisible et imaginaire. Dans May B,
l’individuation apparaît comme une menace, un danger
contre lequel le groupe semble d’ailleurs instinctivement
se protéger. C’est là une différence fondamentale avec
l’univers beckettien. Chez Beckett l’indivisible c’est le
duo, chez Maguy Marin, l’indivisible c’est le « tous ».
^ May B © Claude Bricage
LE RIRE ET LE JEU CARNAVALESQUE
Pour analyser la dimension burlesque, on fera lire
avec profit un extrait de l’essai de M. Bakhtine
« L’œuvre de François Rabelais » sur le carnavalesque.
Nous avons vu que le rire chez Beckett procède d’une
mécanique proche des burlesques anglais et américains
(cf – dossier Beckett et les Arts). Chez Maguy Marin, le
rire est plus proche du grotesque médiéval et du carnaval que des slapstick comedies.
^ May B © Claude Bricage
LE PRINCIPE DE MORCELLEMENT ET DE
DISPARITION.
« Le principe du rire et de la sensation
carnavalesque du monde qui sont à la
base du grotesque détruisent le sérieux
unilatéral et toutes les prétentions à une
signification et à une inconditionnalité
située hors du temps ». M. Bakhtine
La dernière séquence dansée sur « Jesus Blood Never
Failed me yet » de Gavin Bryars met en scène le morcellement du groupe. D’abord au complet, le groupe suit
une diagonale, en portant des valises. La séquence est
reproduite en séries. À chaque nouveau passage, le
groupe s’est réduit : 4 puis 3 puis 2. Le spectacle se
24
Les rondes et danses menées sur les rythmes des Gilles de
Binche sont une réécriture des carnavals médiévaux. Pour
M. Bakhtine le carnaval est un espace d’actions débridées
qui servent à manifester les désirs internes et primitifs. Le
carnavalesque est défini comme la force qui est manifestée
dans cette exposition extérieure. Le carnaval autorise une
fuite chaotique, décrite comme honteuse ou tabou dans
une société dominée par les règles et les interdits moraux.
Le carnaval est donc une échappatoire qui permet la
dépense du surplus d’énergie et qui sert à libérer les pulsions
normalement supprimées ou cachées. L’accumulation des
désirs non réalisés produit une tension qui se libère dans
l’expression d’une forme de sensualité. C’est cette libération que met en scène la grande séquence dansée sur les
Gilles de Binche. Le rire comme la sexualité sont des
énergies vitales primordiales qui, chez Maguy Marin, sont
partageables et échangeables. Loin de morceler le groupe,
ils le définissent autant qu’ils en assurent la cohésion.
^ Photogramme du Septième Sceau de Ingmar Bergman, 1956
AVANT L’HISTOIRE OU APRÈS
L’HISTOIRE ?
POUR ALLER PLUS LOIN
« May B c’est le corps
tout imprimé d’histoire,
et l’histoire ruinant les corps. »
Marie-Agnès Gillot
On peut demander aux élèves de faires des recherches
sur les représentations du Carnaval dans les arts. À
titre indicatif, parce que May B nous semble fortement informé par ces influences, nous proposons ici
L’Enterrement de la Sardine de Goya et Le Septième
Sceau de Ingmar Begman.
Chez Beckett, l’humanité se place de l’autre côté de la
culture : la catastrophe a eu lieu quelque part dans une
zone incertaine entre l’après-catastrophe et l’arrêt de la
civilisation. Certes les fonctions basses demeurent (on
se gratte, on se frotte, on mange cru…), on est tenté
de revenir aux instincts bas, mais il y a ce bavardage qui
hurle en permanence le devoir de civilisation. La différence entre les deux univers artistiques est ici fondamentale : d’un côté on cause pour rester en vie, pour
ne pas finir ; on tient parce qu’on désire attendre autant
qu’on attend. De l’autre, on n’a pas besoin de causer
pour vivre. Le corps collectif est une garantie supérieure
au verbe. La menace se tient dans la réalité de la Grande
Histoire : les valises, les manteaux, les chapeaux transforment ces personnages burlesques, drôles et attachants
en exilés de la guerre. On ne se querelle plus entre soi, le
conflit est devenu supérieur aux êtres eux-mêmes. Dans
May B. c’est l’Histoire qui morcelle le groupe et défait
la danse. La guerre est le fait de civilisation qui indique
le retour à la barbarie. Finalement, la barbarie n’était
pas dans cette humanité compacte et paillarde décrite
dans la première partie, elle se tient ici dans l’action de
l’Histoire qui ruine les corps.
^ Goya, L’Enterrement de la Sardine, 1819,
huile sur toile, Madrid
25
Le jeu avec les objets (valises, vestes, gâteau d’anniversaire) , les expressions des visages jouées sur un mode
expressionniste, le travail de la voix, les adresses aux
spectateurs, les entrées et sorties par le fond de scène
sont autant d’éléments simples qui traduisent la nature
théâtrale du spectacle. On retrouve même, à certains
moments, des tableaux immobiles qui campent des
situations pures (2e partie : entrée des personnages
beckettiens). L’alternance de séquences dansées et
non dansées, de partitions silencieuses ou au contraire
musicales, la structure circulaire du spectacle, forment
un ensemble qu’on pourrait qualifier de « nature
dramatique ».
UNE COMPOSITION CIRCULAIRE
La dernière image du spectacle qui se clôt sur l’homme
seul absorbé par le noir de la disparition est une invitation à revoir le spectacle et à relire le prologue. Cette
humanité a priori archaïque peut aussi être une humanité d’après le chaos. La genèse peut être une renaissance. Dans tous les cas, la réponse heureuse est celle du
corps et de ses contacts. Elle est dans cette valse puissante et ethnique qui secoue les origines et nous guide
vers la lumière du sens.
LA THÉÂTRALITÉ
ANALYSE D’UNE SÉQUENCE :
L’ANNIVERSAIRE
Relever de mémoire dans le spectacle tout ce qui
peut indiquer des éléments de théâtralité.
On montrera l’extrait de la scène de l’anniversaire
avec musique puis sans musique.
La lecture de la séquence de l’anniversaire ne produit
pas les mêmes effets avec et sans la musique. Sans la
musique d’abord, on croirait voir un film expressionniste muet. Les teintes sépia de l’éclairage abondent
d’ailleurs dans ce sens. Les visages adoptent des faciès
joyeux, les bouches miment un chant festif d’anniversaire. Le contraste avec la tonalité symphonique lente
du morceau joué (il s’agit 1er mvt de Symphony No. 4
in C Minor de Franz Schubert), ajoute à la scène une
tension dramatique. Les corps jouent, mais les visages
dansent. La musique trouve l’emplacement exact de
rencontre entre théâtre et danse.
^ May B © Claude Bricage
« Avant tout, le maquillage
doit faire le vide dans le visage,
il ne faut pas qu’il le remplisse,
le particularise et le fixe »
Bertolt Brecht,
Écrits sur le Théâtre
POUR ALLER PLUS LOIN
Lire un tracé chorégraphique. On proposera aux
élèves de lire les tableaux chorégraphiques tenus par
Maguy Marin pour la création de « Description d’un
combat » (Annexe 7).
Les accompagner dans la réflexion qui montre la collaboration permanente du texte, de la musique et de la
chorégraphie. La distribution de la parole se construit
exactement à la manière d’un dialogue de théâtre. Les
notices chorégraphiques ont également une très grande
proximité avec l’utilisation des didascalies chez Beckett.
26
ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE.
DANSER SA MÉMOIRE DE SPECTATEUR.
Ces exercices viennent compléter ceux proposés dans
la partie 1.
vient etc. L’ensemble fabrique une machine humaine
collective et mobile.
NIVEAU 1
NIVEAU 4
Se placer face à face et deux par deux. Le danseur A
propose au danseur B un geste simple tiré de May B.
Le danseur B reproduit le mouvement. Le danseur A
ajoute alors un faciès, une expression du visage, puis un
son (sur le modèle des borborygmes). L’ensemble peut
se travailler sur plusieurs niveaux, le danseur A s’approchant ou s’éloignant du danseur B. Il peut également, si
les danseurs se sentent prêts, être réalisé dans l’espace.
Atelier d’écriture dansée. « J’écris le journal de mon
corps, je danse mon corps. »
« Je mets une pomme sur la table. Puis, je me mets dans
cette pomme. Quelle tranquillité ! » Henri Michaux.
À partir de cette phrase de Michaux, rédiger un extrait
du journal de mon corps. Partir de la description d’un
en-dedans de soi-même en utilisant uniquement un
vocabulaire physiologique de perceptions.
Par la suite, les élèves pourront tenter deux approches
au choix. L’auteur interprète chorégraphiquement
son extrait de journal pendant qu’un autre lit à voix
haute. Ou bien, un élève peut prendre en charge la
chorégraphie du journal d’un autre élève. Ici c’est la
voix seulement qui servira d’accompagnement musical.
La rencontre des deux univers, littéraire et corporel,
produit un effet qui permettra de réfléchir par la suite
sur les liens entre danse et théâtralité.
NIVEAU 2
Former un cercle de 6 ou 8 danseurs. Plusieurs
cercles peuvent travailler simultanément. Le premier
danseur propose un geste tiré de May B. Le groupe
reprend le geste avec le plus de précision possible. Le
danseur suivant enchaîne un autre geste puisé dans sa
mémoire de spectateur. Le groupe répète le premier
et le deuxième geste en accumulation et le troisième
enchaîne, ainsi de suite jusqu’au 6e ou 8e danseur. Le
meneur de jeu prendra soin de déterminer une vitesse
et un cadre spatial.
VARIANTE DE NIVEAU 2
Cet exercice peut être retravaillé en solo. Chaque
danseur décide de reprendre un ou plusieurs éléments
de la phrase en proposant des variations sur le nombre,
les répétitions des mêmes gestes, les vitesses, le rapport
à l’espace.
NIVEAU 3
Pastiches et postiches. Demander aux élèves de modifier
leur silhouette avec des coussins ou des chapeaux afin
de recréer des personnages semblables aux figures de
May B. Un premier exercice de marche en musique les
accompagnera pour trouver une démarche, une allure,
un rythme, en vue de créer un personnage. Une fois
les types de personnages trouvés, on demande à un
danseur de prendre une pause en relation avec l’espace
qui l’entoure. Un autre danseur, regarde, puis s’inclut
calmement dans la forme de l’autre. Un autre danseur
27
ANNEXES
ANNEXE 1
la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter.
(Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu’est-ce que tu fais ?
ESTRAGON – Je me déchausse. Ça ne t’est jamais arrivé, à
toi ?
VLADIMIR – Depuis le temps que je te dis qu’il faut les
enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m’écouter.
ESTRAGON (faiblement). – Aide-moi !
VLADIMIR – Tu as mal ?
ESTRAGON – Mal ! Il me demande si j’ai mal !
VLADIMIR (avec emportement). – Il n’y a jamais que toi qui
souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à
ma place. Tu m’en dirais des nouvelles.
ESTRAGON – Tu as eu mal ?
VLADIMIR – Mal ! Il me demande si j’ai eu mal !
ESTRAGON (pointant l’index). – Ce n’est pas une raison
pour ne pas te boutonner.
VLADIMIR (se penchant). – C’est vrai. (Il se boutonne.) Pas
de laisser-aller dans les petites choses.
ESTRAGON – Qu’est-ce que tu veux que je te dise, tu attends
toujours le dernier moment.
VLADIMIR (rêveusement). – Le dernier moment... (Il
médite.) C’est long, mais ce sera bon. Qui disait ça ?
ESTRAGON – Tu ne veux pas m’aider ?
VLADIMIR – Des fois je me dis que ça vient quand même.
Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde
dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire ?
Soulagé et en même temps... (Il cherche)... épouvanté. (Avec
emphase.) É-pou-van-té. (Il ôte à nouveau son chapeau, regarde
dedans.) Ça alors ! (Il tape dessus comme pour en faire tomber
quelque chose, regarde à nouveau dedans, le remet.) Enfin...
(Estragon, au prix d’un suprême effort, parvient à enlever sa
chaussure. Il regarde dedans, y promène sa main, la retourne, la
secoue, cherche par terre s’il n’en est pas tombé quelque chose, ne
trouve rien, passe sa main à nouveau dans sa chaussure, les yeux
vagues.) – Alors ?
ESTRAGON – Rien.
Trois extraits d’En attendant Godot
EXTRAIT 1
Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il
s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de
forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.
w
Entre Vladimir.
ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire.
VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes
écartées). – Je commence à le croire. (Il s’immobilise.) J’ai
longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois
raisonnable. Tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais
le combat. (Il se recueille, songeant au combat. À Estragon) –
Alors, te revoilà, toi.
ESTRAGON – Tu crois ?
VLADIMIR – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti
pour toujours.
ESTRAGON – Moi aussi.
VLADIMIR. – Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.)
ESTRAGON (avec irritation). – Tout à l’heure, tout à l’heure.
Silence.
VLADIMIR (froissé, froidement). – Peut-on savoir où
monsieur a passé la nuit ?
ESTRAGON – Dans un fossé.
VLADIMIR (épaté). – Un fossé ! Où ça ?
ESTRAGON (sans geste). – Par là.
VLADIMIR. – Et on ne t’a pas battu ?
ESTRAGON – Si… Pas trop.
VLADIMIR. – Toujours les mêmes ?
ESTRAGON – Les mêmes ? Je ne sais pas.
Silence.
VLADIMIR – Quand j’y pense… depuis le temps… je me
demande… ce que tu serais devenu… sans moi... (Avec décision.) Tu ne serais plus qu’un petit tas d’ossements à l’heure
qu’il est, pas d’erreur.
ANNEXES
ESTRAGON (piqué au vif). – Et après ?
VLADIMIR (accablé). – C’est trop pour un seul homme. (Un
temps. Avec vivacité.) D’un autre côté, à quoi bon se décourager à présent, voilà ce que je me dis. Il fallait y penser il y a
une éternité, vers 1900.
ESTRAGON – Assez. Aide-moi à enlever cette saloperie.
VLADIMIR – La main dans la main on se serait jeté en bas de
28
EXTRAIT 2
POZZO (s’arrêtant). – Vous êtes bien des êtres humains
cependant. (Il met ses lunettes.) À ce que je vois. (Il enlève
ses lunettes.) De la même espèce que moi. (Il éclate d’un rire
énorme.) De la même espèce que Pozzo ! D’origine divine !
VLADIMIR – C’est-à-dire…
POZZO (tranchant). – Qui est Godot ?
ESTRAGON – Godot ?
POZZO – Vous m’avez pris pour Godot.
VLADIMIR – Oh non, monsieur, pas un seul instant,
monsieur.
POZZO – Qui est-ce ?
VLADIMIR – Eh bien, c’est un… c’est une connaissance.
ESTRAGON – Mais non, voyons, on le connaît à peine.
VLADIMIR – Évidemment… on ne le connaît pas très bien…
mais tout de même…
ESTRAGON – Pour ma part je ne le reconnaîtrais même pas.
POZZO – Vous m’avez pris pour lui.
ESTRAGON – C’est-à-dire… l’obscurité… la fatigue… la
faiblesse… l’attente… j’avoue… j’ai cru… un instant…
VLADIMIR – Ne l’écoutez pas, monsieur, ne l’écoutez pas !
POZZO – L’attente ? Vous l’attendiez donc ?
VLADIMIR – C’est-à-dire...
POZZO – Ici ? Sur mes terres ?
VLADIMIR – On ne pensait pas à mal.
ESTRAGON – C’était dans une bonne intention.
POZZO – La route est à tout le monde.
VLADIMIR – C’est ce qu’on se disait.
POZZO – C’est une honte, mais c’est ainsi.
ESTRAGON – On n’y peut rien.
POZZO (d’un geste large). – Ne parlons plus de ça. (Il tire
sur la corde.) Debout ! (Un temps.) Chaque fois qu’il tombe
il s’endort. (Il tire sur la corde.) Debout, charogne ! (Bruit
de Lucky qui se relève et ramasse ses affaires. Pozzo tire sur la
corde.) Arrière ! (Lucky entre à reculons.) Arrêt ! (Lucky s’arrête.) Tourne ! (Lucky se retourne. À Vladimir et Estragon,
affablement.)
Mes amis, je suis heureux de vous avoir rencontrés. (Devant
leur expression incrédule.) Mais oui, sincèrement heureux. (Il
tire sur la corde.) Plus près ! (Lucky avance.) Arrêt ! (Lucky
s’arrête. À Vladimir et Estragon.) Voyez-vous, la route est
longue quand on chemine tout seul pendant… (Il regarde sa
montre)… pendant (il calcule)… six heures, oui, c’est bien ça,
six heures à la file, sans rencontrer âme qui vive. (À Lucky.)
Manteau ! (Lucky dépose la valise, avance, donne le manteau,
recule, reprend la valise.) Tiens ça. (Pozzo lui tend le fouet,
Lucky avance et, n’ayant plus de mains, se penche et prend le
fouet entre ses dents, puis recule. Pozzo commence à mettre son
manteau, s’arrête.) Manteau ! (Lucky dépose tout, avance, aide
Pozzo à mettre son manteau, recule, reprend tout.) Le fond
de l’air est frais. (Il finit de boutonner son manteau, se penche,
s’inspecte, se relève.) Fouet ! (Lucky avance, se penche, Pozzo lui
arrache le fouet de la bouche, Lucky recule.) Voyez-vous, mes
amis, je ne peux me passer longtemps de la société de mes
semblables, (il regarde les deux semblables) même quand ils ne
me ressemblent qu’imparfaitement. (À Lucky.) Pliant ! (Lucky
dépose valise et panier, avance, ouvre le pliant, le pose par terre,
recule, reprend valise et panier. Pozzo regarde le pliant.) Plus
près ! (Lucky dépose valise et panier, avance, déplace le pliant,
recule, reprend valise et panier. Pozzo s’assied, pose le bout de
son fouet contre la poitrine de Lucky et pousse.) Arrière ! (Lucky
recule.) Encore. (Lucky recule encore.) Arrêt ! (Lucky s’arrête.
ESTRAGON – Rien à faire. (Il tend le restant de carotte à
Vladimir.) Veux-tu la finir ?
Un cri terrible retentit, tout proche. Estragon lâche la carotte.
Ils se figent, puis se précipitent vers la coulisse. Estragon s’arrête
à mi-chemin, retourne sur ses pas, ramasse la carotte, la fourre
dans sa poche, s’élance vers Vladimir qui l’attend, s’arrête à
nouveau, retourne sur ses pas, ramasse sa chaussure, puis court
rejoindre Vladimir. Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la menace, ils attendent.
Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celui-ci au moyen d’une
corde passée autour du cou, de sorte qu’on ne voit d’abord que
Lucky suivi de la corde, assez longue pour qu’il puisse arriver
au milieu du plateau avant que Pozzo débouche de la coulisse.
Lucky porte une lourde valise, un siège pliant, un panier à
provisions et un manteau (sur le bras) ; Pozzo un fouet.
POZZO(en coulisse). – Plus vite ! (Bruit de fouet. Pozzo paraît.
Ils traversent ici scène. Lucky passe devant Vladimir et Estragon
et sort. Pozzo, ayant vu Vladimir et Estragon, s’arrête. La corde
se tend. Pozzo tire violemment dessus.) Arrière ! (Bruit de chute.
C’est Lucky qui tombe avec tout son chargement. Vladimir et
Estragon le regardent, partagés entre l’envie d’aller à son secours
et la peur de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Vladimir fait
un pas vers Lucky, Estragon le retient par la manche.)
VLADIMIR – Lâche-moi !
ESTRAGON. – Reste tranquille.
POZZO – Attention ! Il est méchant. (Estragon et Vladimir le
regardent.) Avec les étrangers.
ESTRAGON (bas). – C’est lui ?
VLADIMIR – Qui ?
ESTRAGON – Voyons…
VLADIMIR – Godot ?
ESTRAGON – Voilà.
POZZO – Je me présente Pozzo.
VLADIMIR – Mais non.
ESTRAGON – Il a dit Godot.
VLADIMIR – Mais non.
ESTRAGON (à Pozzo). – Vous n’êtes pas monsieur Godot,
monsieur ?
POZZO (d’une voix terrible). – Je suis Pozzo ! (Silence.) Ce
nom ne vous dit rien ? (Silence.) Je vous demande si ce nom
ne vous dit rien ?
Vladimir et Estragon s’interrogent du regard.
ESTRAGON (faisant semblant de chercher). – Bozzo…
Bozzo…
VLADIMIR (de même). – Pozzo…
POZZO – Pppozzo !
ESTRAGON – Ah ! Pozzo… voyons… Pozzo…
VLADIMIR – C’est Pozzo ou Bozzo ?
ESTRAGON – Pozzo… non, je ne vois pas.
VLADIMIR (conciliant). – J’ai connu une famille Gozzo. La
mère brodait au tambour.
Pozzo avance, menaçant.
ESTRAGON (vivement). – Nous ne sommes pas d’ici,
monsieur.
29
À Vladimir et Estragon) C’est pourquoi, avec votre permission, je m’en vais rester un moment auprès de vous, avant
de m’aventurer plus avant. (À Lucky.) Panier ! (Lucky avance,
donne le panier, recule.) Le grand air, ça creuse. (Il ouvre le
panier, en retire un morceau de poulet, un morceau de pain et
une bouteille de vin. À Lucky.) Panier ! (Lucky avance, prend
le panier, recule, s’immobilise.) Plus loin ! (Lucky recule.) Là !
(Lucky s’arrête.) Il pue (Il boit une rasade à même le goulot.) À
la bonne nôtre. (Il dépose la bouteille et se met à manger.)
prend le chapeau d’Estragon. Estragon ajuste des deux mains le
chapeau de Vladimir. Vladimir met le chapeau d’Estragon à la
place de celui de Lucky qu’il tend à Estragon. Estragon prend le
chapeau de Lucky. Vladimir ajuste des deux mains le chapeau
d’Estragon. Estragon met le chapeau de Lucky à la place de
celui de Vladimir qu’il tend à Vladimir. Vladimir prend son
chapeau. Estragon ajuste des deux mains le chapeau de Lucky.
Vladimir met son chapeau à la place de celui d’Estragon qu’il
tend à Estragon. Estragon prend son chapeau. Vladimir ajuste
son chapeau des deux mains. Estragon met son chapeau à la
place de celui de Lucky qu’il tend à Vladimir. Vladimir prend le
chapeau de Lucky. Estragon ajuste son chapeau des deux mains.
Vladimir met le chapeau de Lucky à la place du sien qu’il tend
à Estragon. Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir
ajuste des deux mains le chapeau de Lucky. Estragon tend le
chapeau de Vladimir à Vladimir qui le prend et le tend à Estragon qui le prend et le tend à Vladimir qui le prend et le jette.
Tout cela dans un mouvement vif.
Silence.
EXTRAIT 3
VLADIMIR – Non non, ne dis rien. Viens, on va marcher
un peu.
Il prend Estragon par le bras et le fait marcher de long en large,
jusqu’à ce qu’Estragon refuse d’aller plus loin.
VLADIMIR – Il me va ?
ESTRAGON – Je ne sais pas.
VLADIMIR – Non, mais comment me trouves-tu ?
Il tourne la tête coquettement à droite et à gauche, prend des
attitudes de mannequin.
ESTRAGON – Affreux.
VLADIMIR – Mais pas plus que d’habitude ?
ESTRAGON – La même chose.
VLADIMIR – Alors je peux le garder. Le mien me faisait mal.
(Un temps.) Comment dire ? (Un temps.) Il me grattait.
ESTRAGON – Je m’en vais.
VLADIMIR – Tu ne veux pas jouer ?
ESTRAGON – Jouer à quoi ?
VLADIMIR – On pourrait jouer à Pozzo et Lucky.
ESTRAGON – Connais pas.
VLADIMIR – Moi je ferai Lucky, toi tu feras Pozzo. (Il prend
l’attitude de Lucky, ployant sous le poids de ses bagages. Estragon
le regarde avec stupéfaction.) Vas-y.
ESTRAGON – Qu’est-ce que je dois faire ?
VLADIMIR – Engueule-moi !
ESTRAGON – Salaud !
VLADIMIR – Plus fort !
ESTRAGON – Fumier ! Crapule !
Vladimir avance, recule, toujours ployé.
VLADIMIR – Dis-moi de penser.
ESTRAGON – Comment ?
VLADIMIR – Dis, Pense, cochon !
ESTRAGON – Pense, cochon !
Silence.
VLADIMIR – Je ne peux pas !
ESTRAGON – Assez !
VLADIMIR – Dis-moi de danser.
ESTRAGON – Je m’en vais.
ESTRAGON – Assez ! Je suis fatigué.
VLADIMIR – Tu aimes mieux être planté là à ne rien faire ?
ESTRAGON – Oui.
VLADIMIR – Comme tu veux.
Il lâche Estragon, va ramasser son veston et le met.
ESTRAGON – Allons-nous-en.
VLADIMIR – On ne peut pas.
ESTRAGON – Pourquoi ?
VLADIMIR – On attend Godot.
ESTRAGON – C’est vrai. (Vladimir reprend son va-et-vient.)
Tu ne peux pas rester tranquille ?
VLADIMIR – J’ai froid.
ESTRAGON – On est venus trop tôt.
VLADIMIR – C’est toujours à la tombée de la nuit.
ESTRAGON – Mais la nuit ne tombe pas.
VLADIMIR – Elle tombera tout d’un coup, comme hier.
ESTRAGON – Puis ce sera la nuit.
VLADIMIR – Et nous pourrons partir.
ESTRAGON – Puis ce sera encore le jour. (Un temps.) Que
faire, que faire ?
VLADIMIR (s’arrêtant de marcher, avec violence). – Tu as
bientôt fini de te plaindre ? Tu commences à me casser les
pieds, avec tes gémissements.
ESTRAGON – Je m’en vais.
VLADIMIR (apercevant le chapeau de Lucky). – Tiens !
ESTRAGON – Adieu.
VLADIMIR – Le chapeau de Lucky ! (Il s’en approche.) Voilà
une heure que je suis là et je ne l’avais pas vu ! (Très content.)
C’est parfait !
ESTRAGON – Tu ne me verras plus.
VLADIMIR – Je ne me suis donc pas trompé d’endroit. Nous
voilà tranquilles. (Il ramasse le chapeau de Lucky, le contemple,
le redresse.) Ça devait être un beau chapeau. (Il le met à la
place du sien qu’il tend à Estragon.) Tiens.
ESTRAGON – Quoi ?
VLADIMIR – Tiens-moi ça.
Estragon prend le chapeau de Vladimir. Vladimir ajuste des
deux mains le chapeau de Lucky. Estragon met le chapeau de
Vladimir à la place du sien qu’il tend à Vladimir. Vladimir
30
collision, n’est pas un événement parmi d’autres, mais la seule
possibilité d’événement, c’est-à-dire la potentialité de l’espace
correspondant. Épuiser l’espace, c’est en exténuer la potentialité, en rendant toute rencontre impossible. La solution du
problème est, dès lors, dans ce léger décrochage central, ce
déhanchement, cet écart, ce hiatus, cette ponctuation, cette
syncope, rapide esquive ou petit saut qui prévoit la rencontre
et la conjure. La répétition n’ôte rien au caractère décisif,
absolu, d’un tel geste. Les corps s’évitent respectivement mais
ils évitent le centre absolument. Ils se déhanchent au centre
pour s’éviter, mais chacun se déhanche en solo pour éviter le
centre. Ce qui est dépotentialisé, c’est l’espace. « Piste juste
assez large pour qu’un seul corps jamais deux ne s’y croisent ».
Quad est proche d’un ballet. Les concordances générales de
l’œuvre de Beckett avec le ballet moderne sont nombreuses :
l’abandon de tout privilège de la stature verticale ; l’agglutination des corps pour tenir debout ; la substitution d’un
espace quelconque aux étendues qualifiées ; le remplacement de toute histoire ou narration par un « gestus » comme
logique des postures et positions ; la recherche d’un minimalisme ; l’investissement par la danse de la marche et de
ses accidents ; la conquête de dissonances gestuelles… Il est
normal que Beckett demande aux marcheurs de Quad « une
certaine expérience de la danse ». Non seulement les marches
l’exigent, mais le hiatus, la ponctuation, la dissonance.
C’est proche aussi d’une œuvre musicale. Une œuvre de
Beethoven, « Trio du Fantôme » apparaît dans une autre pièce
de télévision de Beckett et lui donne son titre. Or le deuxième
mouvement du Trio, que Beckett utilise, nous fait assister à
la composition, décomposition, recomposition d’un thème à
deux motifs, à deux ritournelles. C’est comme la croissance
et la décroissance d’un composé plus ou moins dense sur des
lignes mélodiques et harmoniques, surface sonore parcourue
par un mouvement continu obsédant, obsessionnel. Mais il y
a tout autre chose aussi : une sorte d’érosion centrale qui se
présente d’abord comme une menace dans les basses, et s’exprime dans le trille ou le flottement du piano, comme si l’on
allait quitter la tonalité pour une autre ou pour rien, trouant
la surface, plongeant dans une dimension fantomatique où
les dissonances viendraient seulement ponctuer le silence. Et
c’est bien ce que Beckett souligne, chaque fois qu’il parle de
Beethoven : un art des dissonances inouï jusqu’alors, un flottement, un hiatus, « une ponctuation de déhiscence », un accent
donné par ce qui s’ouvre, se dérobe et s’abîme, un écart qui ne
ponctue plus que le silence d’une fin dernière.
ANNEXE 2
ÉCLAIRAGES PHILOSOPHIQUES
EXTRAIT 1
GILLES DELEUZE, « L’ÉPUISÉ ».
Quad, sans mots, sans voix, est un quadrilatère, un carré. Il
est pourtant parfaitement déterminé, possède telles dimensions, mais n’a pas d’autres déterminations que ses singularités
formelles, sommets équidistants et centre, pas d’autres contenus ou occupants que les quatre personnages semblables qui
le parcourent sans cesse. C’est un espace quelconque fermé,
globalement défini. Les personnages mêmes, petits et maigres,
asexués, encapuchonnés, n’ont d’autres singularités que de
partir chacun d’un sommet comme d’un point cardinal, personnages quelconques qui parcourent le carré chacun suivant un
cours et dans des directions données. On peut toujours leur
affecter une lumière, une couleur, une percussion, un bruit de
pas qui les distinguent. Mais c’est une manière de les reconnaître ; ils ne sont en eux-mêmes déterminés que spatialement,
ils ne sont eux-mêmes affectés de rien d’autre que de leur ordre
et leur position. Ce sont des personnages innaffectés dans un
espace inaffectable. Quad est une ritournelle essentiellement
motrice, avec pour musique le frottement des chaussons. On
dirait des rats. La forme de la ritournelle est la série, qui ne
concerne plus ici des objets à combiner, mais seulement des
parcours sans objet. La série a un ordre, d’après lequel elle
croît et décroît, recroît et redécroît, suivant l’apparition et la
disparition des personnages aux quatre coins du carré : c’est
un canon. Elle a un cours continu, suivant la succession des
segments parcourus, un côté, la diagonale, un côté… etc.
Elle a un ensemble, que Beckett caractérise ainsi : « quatre solos
possibles, tous ainsi épuisés (dont deux par deux fois) ; quatre
trios possibles deux fois, tous ainsi épuisés » ; un quatuor quatre
fois. L’ordre, le cours et l’ensemble rendent le mouvement
d’autant plus inexorable qu’il est sans objet, comme un
tapis roulant qui ferait apparaître et disparaître les mobiles.
Le texte de Beckett est parfaitement clair : il s’agit d’épuiser
l’espace. Il n’y a pas de doute que les personnages se fatiguent,
et leurs pas se feront de plus en plus traînants. Pourtant, la
fatigue concerne surtout un aspect mineur de l’entreprise : le
nombre de fois où une combinaison possible est réalisée (par
exemple deux des duos sont réalisés deux fois, les quatre trios,
deux fois, le quatuor quatre fois). Les personnages fatiguent
d’après le nombre des réalisations. Mais le possible est accompli,
indépendamment de ce nombre, par les personnages épuisés
et qui l’épuisent. Le problème est : par rapport à quoi va se
définir l’épuisement, qui ne se confond pas avec la fatigue ? Les
personnages réalisent et fatiguent aux quatre coins du carré,
sur les côtés et les diagonales. Mais ils accomplissent et épuisent
au centre du carré, là où les diagonales se croisent. C’est là,
dirait-on, la potentialité du carré. La potentialité est un double
possible. C’est la possibilité qu’un événement lui-même
possible se réalise dans l’espace considéré. La possibilité que
quelque chose se réalise, et celle que quelque part le réalise. La
potentialité du carré, c’est la possibilité que les quatre corps
en mouvement qui le peuplent se rencontrent, par 2, 3 ou 4,
suivant l’ordre et le cours de la série. Le centre est précisément
l’endroit où ils peuvent se rencontrer ; et leur rencontre, leur
Gilles Deleuze, « L’Epuisé » in Quad et autres pièces pour
la télévision de Samuel Beckett, Paris, Éditions de Minuit,
1992
31
EXTRAIT 2
GÜNTHER ANDERS – « ÊTRE SANS TEMPS ».
ANNEXE 3
JEAN-PIERRE VINCENT
« Pour raconter la fable de cette forme d’existence qui ne
connaît plus ni forme ni principe et dans laquelle la vie n’avance
plus, (Beckett) détruit la forme et le principe de la fable : la
fable détruite, c’est-à-dire celle qui n’avance plus, devient la
forme la plus appropriée pour dire la vie qui n’avance plus.
(…)
Que le bric-à-brac d’événements et de bribes de conversation dont la pièce est faite surgisse sans motif, s’interrompe
sans motif ou se répète tout simplement (d’une manière si
insidieuse que les protagonistes ne se rendent souvent même
pas compte qu’il y a répétition), personne ne le nie : cette
absence de motivation est motivée par son objet même ; et cet
objet est la vie, une vie qui n’a plus ni moteur ni mobile. (…)
C’est donc de cette sorte de vie, de l’homme qui reste parce
que, maintenant, il est là, que parle Beckett. Mais il en parle
d’une façon qui diffère fondamentalement de toutes les
descriptions antérieures du désespoir.
(…) On ne peut pas vraiment dire qu’ils attendent quelque
chose de déterminé (…) En réalité, ils n’attendent absolument
rien. Mais compte tenu et en raison même de leur existence
jour après jour, il leur est impossible de ne pas conclure qu’ils
attendent ; et compte tenu de leur « attente » qui se prolonge
jour après jour, ils ne peuvent s’empêcher de conclure qu’ils
attendent quelque chose. (…) Godot n’est rien d’autre qu’un
nom pour signifier que l’existence qui continue absurdement
se méprend quant à sa propre essence quand elle se saisit, à
tort, comme « attente », « attente de quelque chose ». (…) En
disant cela, nous ne faisons que répéter ce que dit Beckett
lui-même dans le titre de sa pièce : à savoir que l’important,
en fin de compte, ce n’est pas Godot, mais le « en attendant ».
Puisque (Vladimir et Estragon) ne perdent finalement pas
leur espoir, et qu’ils sont même incapables de le perdre, ce
sont plutôt des idéologues naïfs et désespérément optimistes.
Ce que Beckett représente, ce n’est donc pas le « nihilisme »,
mais l’inaptitude des hommes, même dans la situation la plus
désespérée, à être nihilistes. »
« JE SUIS DONC UN ARTISTE-INTERPRÈTE. »
« THE GO-BETWEEN »
J’étais acteur. Je le reste sans doute au fond du cœur. Mais
je n’imaginerais plus occuper d’autre fonction au théâtre que
celle de metteur en scène.
Je ne me figure pas mon travail comme un travail de « créateur ». Ce mot a été généralisé, banalisé, pour parler d’une
génération de metteurs en scène. Dans cette génération il y
avait des créateurs ( le groupe Engel-Pautrat-Rieti au TNS,
Bruno Bayen ou Jérôme Deschamps). Les autres sont des
interprètes. Artisans du signifié, ils peuvent bien faire des
incursions dans le signifiant. Ils peuvent prendre plus ou
moins de liberté avec les classiques (surtout les classiques)
qu’ils montent. Cette indépendance a donné parfois l’illusion
d’une création à part entière. Pour ma part je n’y crois ni n’y
adhère.
Si la mise en scène devient l’acte créateur au théâtre, c’est
toujours aux dépens du poète et de l’acteur. (…) J’accorde
sans doute à l’auteur une importance particulière. C’est lui
que je considère comme le créateur réel. C’est encore plus
clair dans le cas d’un texte dont on fait la première mise en
scène.
Je suis donc un artiste-interprète.
Suis-je pour autant neutre et transparent ? Suis-je un simple
vecteur du texte ? Non. (…)
Au fond, si je fais ce métier, c’est pour continuer à apprendre.
Le metteur en scène se retrouve souvent en position de pédagogue. Or un pédagogue n’est intéressant et utile que si dans
l’enseignement il continue à apprendre lui-même. (…)
P.-S. : On aura cru comprendre que je me range du côté des
« modestes ». C’est évidemment faux. C’est avec un orgueil
tout à fait combatif que je suis un militant de la mise en scène.
Imaginons qu’on en revienne à l’époque d’avant la mise en
scène, à l’acteur-roi comme on dit. L’acteur-roi serait bien
nu. L’acteur et le metteur en scène sont désormais liés dans
l’histoire du théâtre, quoi qu’il leur arrive dans la diversité des
circonstances.
Etc. Le temps qui n’avance plus… l’amnésie… l’entrée du
Maître et de l’Esclave…
Être sans temps, in L’Obsolescence de l’homme
Tome 1. Éditions IVREA. Paris 2002.
Extrait tiré de « The-Go-Between », in L’Art du Théâtre,
n° 6, Actes Sud, 1987.
Note : L’extrait et les passages soulignés sont réalisés par
Jean-Pierre Vincent.
32
JEAN-PIERRE VINCENT.
NOTES DE MISE EN SCÈNE
POUR EN ATTENDANT GODOT
montent et descendent. D’où une lumière qui monte et
descend, comme dans Le Dépeupleur du même auteur.
La salle, à laquelle il est fait parfois référence, c’est le
monde qui fait encore semblant d’exister.
Toutes les lectures scéniques qui ont voulu prendre la
scène dans un autre sens, masquer ce truc si simple,
ont échoué, sont retombées dans l’ennui répétitif,
alors qu’elles s’ingéniaient justement à lui échapper.
Oui, cela raconte la répétition, le surplace d’un temps
qui désormais est mort, mais ce théâtre est tout sauf
répétitif. Aventures dans l’inaventure, actions dans l’inaction – l’impossibilité d’action, la complaisance à cette
impossibilité.
Pistes « Automne 2014 » (extraits)
En attendant Godot m’est revenu en tête à la lecture
d’un texte de Günther ANDERS, un des grands
analystes de notre époque. « Être sans temps », tel
est le titre de cet essai sur Godot, qui s’insère dans
son grand œuvre, « L’obsolescence de l’homme »,
où il démonte et démontre comment, de progrès en
progrès, l’humanité se vide peu à peu de son contenu
et prépare ce qui pourrait être sa propre fin, en tant
qu’humanité du moins… L’Histoire semble avoir
disparu. La première moitié du XXe siècle a été le lieu
de désastreuses conséquences du progrès. En 1948,
date de l’écriture, Beckett et son Godot viennent juste
après cela. Beckett a soigneusement écarté les allusions
directes à cette période qui étaient présentes dans ses
premiers manuscrits. Pas d’actualité anecdotique.
« Rien à faire ».
C’est la première phrase de la pièce. L’autre répond
« Je commence à le croire. J’ai longtemps résisté à
cette pensée, en me disant, Vladimir soit raisonnable, tu n’as pas encore tout essayé. Et je reprenais le
combat ». Il ajoutera plus loin : « D’un autre côté, je
me dis, à quoi bon se décourager maintenant ?».
Cela ne concerne ici qu’une godasse impossible à
enlever et une incontrôlable envie de pipi. La polysémie
de Beckett commence là. Ce début ne veut dire que
cela et veut tout dire à la fois, concernant « l’ère du
vide » où nous sommes entrés. Anders n’est pas le seul à
nous décrire l’évidente et insensible autodestruction de
l’humanité à partir de son progrès même. Comment et
pourquoi Beckett a-t-il senti cela si tôt ?
Et à la fin de la pièce, « Ils ne bougent pas ». On attend
encore. On n’attend vraiment plus rien, en fait. On n’est
pas là parce qu’on attend. On attend parce qu’on est là,
disait Anders. On peut, on doit toujours occuper l’attente, même assez joyeusement, puisqu’on est encore
là. La mort arrive très vite dans ce texte, puis elle passe…
Théâtre. Avec une certaine surprise, j’ai redécouvert
une pièce concrète, factuelle, poétique, théâtrale et
drôle, phrase après phrase, séquence après séquence,
sans me laisser noyer par le flot des mots et des pages
qui tournent. Il n’y pas d’action, comme on dit, mais
une foule de bribes d’actions et d’arrêts sur image.
Au-delà du contenu lui-même, cela tient beaucoup à
un usage radical et simple de la scène de théâtre en tant
que telle : la « Planche », le fameux « plateau » entre les
deux « coulisses », « à droite » et « à gauche ». Traversées,
entrées et sorties, et l’arbre, comme unique survivance
du décor de forêt d’autrefois. Le ciel : lune et soleil qui
Burlesque.
Clowns anglais, mortels et métaphysiques. Chaplin,
Keaton, Laurel & Hardy. Revoir FILM de Beckett avec
et pour le vieux Keaton. Première didascalie à propos
de Vladimir : « S’approchant à petits pas raides, jambes
écartées », donc entre clownerie, vieillerie précoce et
handicap moteur. Mais la clownerie n’est pas un divertissement. Comme dit Anders, le clown métaphysique
confond ce qui est et ce qui n’est pas : il trébuche sur
une marche qui n’existe pas, et trébuche sur de vraies
marches comme si elles n’existaient pas. Clément Rosset
a écrit naguère un bel article (N° de la Revue Critique,
1990) sur le comique chez Beckett.
Texte et mise en scène. La pièce et une mise en scène
sont écrites du même geste. D’où la querelle récurrente,
voire les procès concernant le « respect des indications
de l’auteur ». Il y a respect et respect : suffit de déterminer ce qu’il y a d’essentiel et ce qu’il y a de contingent. Aujourd’hui, la question se pose de situer ou non
la pièce dans son contexte, ou bien de chercher l’équivalent actuel. Il n’y a pas d’équivalent actuel. De même,
en 1950, Beckett composait ses personnages de façon
à ce qu’ils ne soient pas assignables à un quelconque
réalisme (un réalisme quelconque) : un peu clochards,
mais pas seulement, un peu clowns, mais pas seulement,
un peu descendants de la City anglaise ou des pubs
irlandais (les chapeaux melon), mais pas vraiment, un
peu philosophes ou théologiens, mais pas trop, souvent
« Suzanne et moi » (le couple Beckett), aussi. Tout cela
pour mettre en déroute les explications faciles.
Mais il y a une « mathématique » de ce texte, une
logique balistique écrite : mouvements, gesticulations,
arrêts, entrées, sorties). De quelque façon qu’on prenne
cela en compte, on n’y échappe pas. Sinon, rien.
Arbre. L’arbre de l’Éden, l’arbre de Vie, aujourd’hui
mort. Le premier arbre, premier décor de l’humanité,
arrivé à sa fin. Calciné… Image d’une NATURE
MORTE, où l’on fait semblant de vivre. Arbre mort,
« agonisant » avec des rémissions pourtant : parfois, des
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feuilles repoussent – sans raison apparente, sinon que
c’est le deuxième acte et qu’il faut bien que quelque
chose change… La pièce est aussi pour les personnages
une comédie de l’agonie qui n’en finit pas.
Arbre farceur ? Il faudrait qu’au début du II (plateau
vide), on voit les feuilles sortir des branches ! Artefact…
Lucky en intellectuel déclassé/dépassé/déphasé.
« Mauvais porteur… ce n’est pas son métier… », dit
Pozzo. « Il m’a tout appris », dit Pozzo après avoir
prononcé une phrase à haute prétention intellectuelle.
La leçon (ce que j’en ai compris) du travail de Bondy/
Desarthe : quand il « pense », Lucky ne retrouve plus
l’ordre de son discours savant d’autrefois – le rationalisme d’avant la catastrophe : un ex-professeur cherchant
désespérément à retrouver sa science, sa culture en
ruine. Lucky est médiocre porteur – pas si malhabile
que ça dans l’exercice de l’esclavage – mais digne.
Lucky est un nom de chien assez courant – en Angleterre,
naguère aussi en France. Pozzo dit d’entrée de jeu :
« Attention ! Il est méchant… Avec les étrangers. ». Le
chien n’est pas forcément méchant ; c’est son maître qui
le fabrique.
Ce silence-là.
On doit entendre les didascalies « silence » absolument,
ne pas en louper une. Le temps (se) passe. Ce temps
est du rien sensible, qui avance. Rien ne se passe, mais
le temps défile tout de même, troué par des paroles.
Stravinsky a cherché à rencontrer Beckett, car il était
frappé par les silences d’En attendant Godot. Je ne
me souviens pas avoir vraiment entendu ces instants
de « trous noirs », quand j’ai assisté aux diverses mises
en scène, du moins pas systématiquement. Seulement
comme des effets, ou des compromis. Comme toujours
d’ailleurs, il y a d’abord le silence, puis les paroles, et
retour au silence, inlassablement. En attendant Godot,
c’est long : voir le nombre de pages… Toujours trop
long, quand je l’ai vu, quelles que soient les qualités
de la mise en scène et de l’interprétation. Sans doute,
était-ce trop long parce que ce n’était pas assez long… Il
ne faut pas avoir peur. Tant pis, tant mieux. Si on essaie
de jouer au plus fin avec le temps, si l’on presse le pas,
cela devient une œuvre moyenne.
Un jour, un musicien a proposé à Beckett de faire un
opéra (de chambre) sur les paroles de Godot. Réponse
fermement négative de Beckett, qui ajoute : «… il s’agit
d’une parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir
un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence,
et d’y renvoyer ».
Melons.
Roger Blin raconte que « Sam » venait aux répétitions
lors de la création, qu’il n’avait pas grand-chose à dire
sur les personnages ; il savait surtout qu’ils avaient des
chapeaux melon. On est tenté souvent de recourir à
d’autres galures… Certains l’ont fait.
D’où viennent ces chapeaux et en quoi sont-ils importants ? On pense vite à Laurel & Hardy, à ce qu’ils
représentent d’ailleurs de dignité petite-bourgeoise en
déroute. Très tôt dans la pièce, Didi et Gogo évoquent
cette époque 1900 où « l’on portait beau ». Leurs
costumes sont des débris de costumes qui ont porté
beau naguère (« na-guerre »). Les melons sont encore la
marque – pour un Britannique particulièrement – d’une
société qui se tient : melons de la City et d’Epsom,
melons de cérémonie (voir le cocher marieur et ivrogne
dans l’Irlande de L’Homme Tranquille de John Ford).
Chose bizarre : Pozzo et Lucky portent les mêmes
melons. Logiquement, Pozzo devrait porter chapeau
mou ou casquette de gentleman-farmer ou le haut-deforme de Johnnie Walker (celui du whisky), et Lucky
je-ne-sais-quoi d’autre… Mais ils doivent porter ce
chapeau, cette sorte d’uniforme qui d’un côté rend
leur réalité individuelle plus incertaine, et les réunit de
l’autre à cette fratrie clownesque des êtres beckettiens.
Le reste de leur costume est par ailleurs indépendant du
melon qu’ils portent.
Johnnie Walker, le gentleman écossais, c’est « chapeau
melon et bottes de cuir » : peut-être intéressant quand
même de chercher de ce côté-là… Walker, en plus, veut
dire « Marcheur »… Et le personnage célèbre de Johnnie
W. est figuré en train de marcher ! Haut-de-forme et
molletières lacées, c’est intéressant… Chic comme « Big
Jim » devenu riche, le copain de Charlot dans La Ruée
vers l’or…
Ping et Pong.
Les didascalies de Beckett sont nombreuses, précises et
précieuses. Elles seront, bien sûr, notre guide et notre
repère. Pas question de faire le malin avec ça.
Mais pour le plaisir du travail, j’ai fabriqué un
texte « économique » en supprimant ces indications
(physiques ou psychologiques). J’ai tout de même
conservé certaines indications balistiques nécessaires
à la compréhension, en particulier autour de Lucky.
L’intérêt de ce petit travail est de découvrir un texte
allégé, allant, souvent proche du cabaret (anglais).
Même si auparavant on lisait la pièce dans l’esprit le
plus léger possible, sans accabler Didi et Gogo à chaque
instant d’un terrible destin, il y avait toujours ces petits
mots en italique, envahissants, mine de rien… Du coup,
l’alternance entre paroles véloces et silences éperdus se
révèle plus simple, plus radicale aussi.
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ANNEXE 5
MAY B, REVUE DE PRESSE
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ANNEXE 6
DOCUMENT 1
Intervention de Maguy
Marin sur May B et Samuel
Beckett.
Pour moi, Samuel Beckett
a beaucoup compté dans
mon évolution de danseuse
et de chorégraphe. J’ai
rencontré
son
œuvre
lorsque j’avais 18 ou 19
ans. J’étais une danseuse
très entraînée, habituée
à faire bouger mon corps
comme j’en avais besoin, à
lui imposer les mouvements
que je souhaitais.
À la lecture et à l’écoute
des mots, des textes de
Samuel Beckett, quelque chose m’a touchée de façon
« épidermique », a complètement troublé ma manière d’appréhender la danse. Je ne m’en suis pas aperçue de prime
abord, cela a cheminé, a pris bien des années avant que
je constate l’effet de ces lectures de l’œuvre de Samuel
Beckett sur ma danse, sur la conception que je peux avoir
de la chorégraphie.
Dans l’œuvre de Beckett, les personnages sont handicapés,
ont des difficultés à se mouvoir, ont besoin l’un de l’autre
pour exister, ne peuvent demeurer seuls. Tout cela va en
apparence complètement à contresens de la danse et de la
chorégraphie, en tout cas, telles qu’elles ont été apprises
et transmises jusqu’à des années récentes. Dans l’univers de Beckett, l’immobilité est la base. Le silence aussi.
Tout commence par l’immobilité et le silence. À partir de
cette immobilité naît un geste et un seul. À partir de ce
silence naît un mot et un seul. Chacun vient après l’autre
de façon à ce que le temps d’agir et de parler dure, pour
ne pas penser, pour diluer le temps, pour éviter d’attendre
et d’être dans cette immobilité et ce silence. Cette double
présence constante du silence et de l’immobilité dans le
théâtre de Samuel Beckett a beaucoup influencé mon travail
de chorégraphe.
Lorsque je lis un texte de Beckett, je suis étonnée de voir
comment cette suite de gestes infimes, de mots, de silences,
d’immobilité, de gestes répétés, puis de mots à nouveau …
comment cette façon de construire et de composer l’œuvre
ressemble effectivement à une composition musicale. Je
suis bouleversée par cette musique virtuelle qui se trouve
au cœur des textes.
D’autre part, Samuel Beckett décrit les gestes d’une façon
magique. Tout danseur a un rapport au corps très intime.
Quand je lis le geste décrit par Samuel Beckett, que j’essaye
de travailler à partir de sa description, j’aperçois effectivement au creux de l’écriture « comme le sang qui bout ».
Je me mets à la place de cette vieille dame et je retrouve
exactement cette ambiance, cette magie de la vie : le geste
s’anime à partir de l’immobilité.
^ Description d’un combat , 2009 @ Yoann Bourgeois
Je crois que Samuel Beckett tendait vers la chorégraphie. J’ai
eu la chance de le rencontrer et il m’a fortement encouragée
à faire cette pièce. Il m’a demandé de manquer de respect
vis-à-vis des mots pour que mon travail prenne toute sa force.
J’avais bien compris au niveau de la gestuelle ce que j’avais
envie de faire pour parler de son œuvre. Mais au niveau des
mots, j’avais encore un très grand respect pour les textes, je
n’osais pas « trafiquer là-dedans », faire ce que je voulais…
C’est lui qui m’a encouragée à le mordre, à le digérer, à le
mâcher de façon très libre et très animale.
Intervention transcrite par Jean Claure Lallias le 18 juin
1993. In Théâtre aujourd’hui n°3, CNDP 1994.
DOCUMENT 2
Tableau Partition pour Description d’un combat,
création 2009 (page suivante).
Ce tableau/partition est réalisé par Maguy Marin pour la
conduite de la pièce. Il relie les actions et le déroulé textuel.
Pour comprendre ces documents il faut se représenter la disposition du plateau. Au sol, recouverts de tissus de 3 couleurs
(bleu, or, rouge), 27 mannequins sont disposés, des soldats
morts sur le champ de bataille.
Les danseurs, tout en disant de façon continue les textes,
marchent vers les corps, se baissent pour ramasser un tissu,
puis se relèvent. Ils recommencent ces 3 mouvements – se
baiser, se lever, marcher – suspendus par des temps de pause.
Leurs déplacements sont réglés en canons autour des 27 corps
de manequins soldats. Des allers-retours vers le fond obscur
du plateau permettent de déposer les tissus. À la fin de la pièce,
tous les corps sont dépouillés des tissus qui les recouvraient, il
ne reste que les armures sur les graviers.
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^ Tableau Partition pour Description d’un combat
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LE TABLEAU
Les interprètes sont venus face au public dans la lumière sale, il
y a eu un noir sec, puis lumière, musique. Le document démarre
de ce moment-là.
Le tableau est un tableau polyrythmique pour 9 interprètes.
La lecture verticale du document (du haut vers le bas) indique
la succession des actions. LA lecture horizontale indique leur
simultanéité.
Chaque colonne représente une portée pour un interprète.
La polyrythmie concerne la répartition des mouvements.
La pièce est divisée en 22 séquences d’une durée de 3 minutes
(60 fois 3 secondes). Les pages, numérotées de 5 à 26
représentent chacune de ces séquences.
Les couleurs sur la gauche de la première colonne sont simplement là pour permettre de visualiser plus vite. Les lettres A,
B, C, D, E, F, G, H, I représentent chacun des 9 interprètes.
Les barres noires horizontales représentent les temps de
suspension du mouvement pour tous, tandis que le texte
continue en flux ininterrompu et régulier : ni accélération, ni
ralentissement, quel que soit le sens du texte prononcé, et
également lorsque les 2 textes se superposent.
Dans la partie gauche du tableau, les lettres « p » représentent le début des marches faites par les interprètes, initialement en ligne, face au public, pour rejoindre leur point
de départ respectif ; les lettres qui figurent dans la colonne
colorée accolée à droite de cette partie du tableau récapitulent les interprètes engagés dans les actions et permettent de
dénombrer celles-ci pour chaque ligne du document, c’est-àdire pour chaque unité temporelle. Les croix dans les pages
suivantes indiquent selon le même principe, leurs actions. Ces
actions sont soit se lever, soit marcher, la troisième action se
baisser, étant représentée par les chiffres inscrits dans cette
colonne qui représentent les mannequins-soldats à atteindre.
La croix qui précède n’importe quel mannequin indiqué
renvoie donc à une marche, celle qui suit à l’action de se lever.
Une croix qui suit l’action de se lever est donc nécessairement
une marche, et plusieurs marches peuvent se suivre. Un vide
dans une case, indique un moment de suspension pour l’interprète correspondant à cette colonne verticale.
Dans la partie centrale du tableau est inscrit le texte de l’Illiade. Le nom de L’interprète ou des interprètes disant le texte
est noté dans la colonne accolée à droite du texte. Dans la
partie droite du tableau, sont inscrits les textes qui sont dits
en contrepoints du texte de l’Illiade. Les interprètes qui les
disent ne sont pas notés dans le tableau. Lorsque le texte est
bleuté sur certaines lignes, cela renvoie à des intensités particulières de la musique.
Extrait de Le Fil d’Ulysse, Retour sur Maguy Marin de
Sabine Prokhoris, Les Presses du réel, 2012.
39
ANNEXE 7
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
QUELQUES ŒUVRES DE BECKETT
• Molloy, 1951, roman
• Malone meurt, 1951, roman
• En attendant Godot, 1952, théâtre
• L’Innommable, 1953, roman
• Murphy, 1954, roman
• Nouvelles et textes pour rien, 1955
• Fin de partie, 1957, théâtre
• Comment c’est, 1961, roman
• Oh les beaux jours, 1963, théâtre
• Poèmes 1937-1949, suivi de Mirlitonnades, 1978
N.B. : Toutes les œuvres de Beckett sont publiées en France
par les Éditions de Minuit.
QUELQUES RÉFÉRENCES CRITIQUES
• Godin et La Chance, Beckett : entre le refus de l’art et le
parcours mystique, Coll. Atelier des modernes, 1994
• Alain Badiou, Beckett, l’increvable désir, Hachette, 1995
• Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur : Anatomie d’une
révolution littéraire, Le Seuil, 1997
Hubert De Phaleze, Beckett à la lettre, Nizer, 1998
• Marie-Claude Hubert, Dictionnaire Beckett, Champion,
2011
• Maguy Marin
Sabine Prokhoris, Le Fil d’Ulysse, Retour sur Maguy Marin,
Paris, Les presses du réel, 2012.
SITOGRAPHIE
http://www.compagnie-maguy-marin.fr/
http://www.rue89lyon.fr/2014/09/24/danse-maguy-marin-reprend-rythme-biennale/ (interview de Maguy Marin)
http://www.ina.fr/video/I00013537 (interview vidéo de
Maguy Marin)
http://www.numeridanse.tv/fr/video/1540_maguy-marinle-pari-de-la-rencontre (documentaire vidéo)
http://vimeo.com/40590964 (documentaire)
CONTACTS
Dossier réalisé par Amélie Rouher,
professeur de lettres correspondante culturelle
auprès de la Comédie,
missionnée par le rectorat
[email protected]
Assistanat Hugo Trévisan, Laurie Pérol,
et Mélissandre Cerdan (licence Arts de la scène)
Université Blaise-Pascal
contact scolaire
Laure Canezin,
chargée des relations avec les publics
[email protected]
t. 0473.170.180
40
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