C’est une histoire longue, compliquée, qui traverse tout le dix-neuvième. Hegel est le
premier à avoir reconstruit une Grèce triomphante, une Grèce qui aurait été seule
origine de la philosophie, de la liberté de l’Esprit et de la raison critique. Mais, face à
lui, Schopenhauer défend longtemps la dignité des pensées d’Asie. Nietzsche,
jusqu’à la fin du siècle, est de ceux qui expliquent qu’il y a une philosophie indienne –
expression qu’il utilise. C’est essentiellement au vingtième siècle que se fait le
renversement. Ceci notamment avec Husserl, qui explique dans la Krisis qu’il n’est
pas question de trouver ailleurs qu’en Europe cette puissance de contemplation
théorique, cette recherche purement abstraite. Heidegger enfin écrit que «
philosophie indienne » est une contradiction dans les termes, et prétend qu’il n’existe
de philosophie qu’européenne. Là, je crois que quelque chose s’est refermé, qui était
ouvert tout au long du dix-neuvième siècle, et qui – je tiens à le préciser – était aussi
ouvert chez les Grecs eux-mêmes.
C’est-à-dire ? Comment les Grecs pensaient-ils l’Autre, philosophiquement
parlant ?
C’est quelque chose que je ne savais pas quand j’ai écrit l’Oubli de l’Inde, et à quoi
j’ai consacré une large partie de Généalogie des barbares. Les Grecs n’ont jamais dit,
ni pensé, qu’ils étaient les seules inventeurs ni les seuls détenteurs de la philosophie.
Dans Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, on trouve, au
premier paragraphe du premier chapitre, ceci : « Le travail de la philosophie, certains
disent qu’il a commencé chez les barbares. » Platon se réfère aux Egyptiens comme
gens de grand savoir, porteurs de connaissances mathématiques et de la mémoire
du monde – voir pour cela les textes bien connus, notamment dans le Critias, et les
Lois –, Hérodote parle en termes élogieux des Egyptiens et des Indiens... Dans une
Antiquité plus tardive, on trouve toutes sortes de textes où il est question de «
philosophes » et de « philosophies » en parlant des Perses, des Indiens, des
Chaldéens, voire des druides. La coupure que nous faisons (philosophie du côté des
Grecs, sagesse ailleurs), les Grecs eux-mêmes ne la faisaient pas. Par exemple,
dans un texte tout à fait symptomatique, Lucien imagine Philosophie arrivant dans
l’Olympe. Elle dit à Zeus : « Père, il faut que je te raconte ce que j’ai fait depuis que
je t’ai quitté : je suis descendue sur terre, mais je ne suis pas allée chez les Grecs en
premier. J’ai commencé par aller voir les Indiens, qui sont tous descendus de leurs