1
LA PHILOSOPHIE GRECQUE… ET INDIENNE
Interview de Roger-Pol Droit*
« Un Grec de l’Antiquité n’était pas étonné qu’il y ait des philosophies ailleurs quen
Grèce, et ceci n’a choqué personne jusqu’en…1820 »
Pensez-vous qu’en France, globalement, l’enseignement philosophique
(universitaire ou non) prend suffisamment en compte les philosophies non-
occidentales ?
Non ! Tout simplement parce que, la plupart du temps, on n’en parle pas du tout.
Prenez la liste des auteurs au programme du baccalauréat, vous n’avez que des
auteurs grecs, latins, français, allemands, en tout cas européens et occidentaux, tous
des pourtours de la Méditerranée ou de la vieille Europe. Pire que cela : quand je
faisais mes études de philosophie, on m’a enseigné qu’il n’y a pas de philosophie
indienne ou chinoise : il n’y avait de philosophie que grecque ! Il y a là quelque chose
de bien pire qu’un silence : une gation. On ne se contente pas de ne rien dire, on
affirme et on soutient que cela n’existe pas, qu’il n’y a de philosophie proprement dite
que chez les Grecs et chez leurs continuateurs. On ne trouverait en Orient, depuis la
Perse jusqu’à la Chine, rien d’autre que des spiritualités, des religions, de la poésie,
toutes sortes de choses respectables mais pas de philosophie. C’est tout simplement
faux, et signe une grande ignorance. Il suffit en effet de s’informer et de lire même
un peu pour s’apercevoir que s’appliquent les critères de réflexion dialectique,
d’exigence de démonstrativité logique, d’exclusion de certaines réponses parce
qu’elles sont incohérentes, non pertinentes ou invalidées par une critique
argumentée. Ce n’est évidemment pas le cas de toutes les œuvres indiennes, par
exemple, des traités de logique, de métaphysique, d’ontologie, qui sont parfaitement
conformes aux critères que nous développons habituellement pour parler de
philosophie.
2
Pourrait-on rapidement recenser les arguments de ceux qui dénient à cette
réflexion le nom de philosophie ? Et que leur répondriez-vous ?
Les principaux arguments consistent à dire, chez les heideggériens, qu’il faut qu’il
soit possible de nommer l’Être et le non-Être : il n’y a de philosophie que dans la
langue grecque et l’ouverture à la clairière de l’Etre. Jean Beaufret, dans ses
chemins avec Heidegger met en regard le Sophiste de Platon et un apologue de
Tchang-Tseu pour conclure qu’il y a, d’un côté, une réflexion dialectique, pensant
l’Être et le non-Être, et de l’autre, des poètes ou des sages disant des choses
intéressantes sur la vie, mais sûrement pas sur l’Être ou sur la philosophie en
général. Cela, je le répète, est purement et simplement ignorant. Le contre-argument
est de montrer qu’en sanscrit, il est parfaitement légitime et possible de dire « l’Être
» : sat ; de dire « il est » : asti (rigoureusement le même mot indo-européen que le
grec ????) ; ou encore « il n’est pas » : nasti. Les Indiens ne se sont pas privés de
réfléchir sur l’être et le non-Être, de manière dialectique et argumentée. Simplement
il faut comparer des textes comparables, et non pas des textes elliptiques et allusifs
comme les apologues de Tchang-Tseu et la dialectique platonicienne. Je ne sais si
ce type de comparaison est un effet de l’ignorance ou de la malhonnêteté je laisse
cette question en suspens. Mais je pense que c’est aussi un effet de l’histoire. Ce qui
a m’a intéressé, comme chercheur, a été de comprendre pourquoi et comment on
m’avait enseigné qu’il n’y a pas de philosophie indienne alors que, manifestement,
il y en a une. Je me suis donc préoccupé de la généalogie de cette erreur. Je voulais
comprendre comment s’était mis en place ce préjugé philosophique qui va accorder
aux Grecs seuls la qualité de philosophes, et qui la récuse, à tort, à des tas de gens
qui, visiblement, la méritent dès qu’on veut bien se donner la peine de vérifier.
Peut-on, à travers l’histoire, retrouver des périodes la présence d’autres
philosophies est plus ou moins évidente aux yeux des Européens ?
Ce qui m’a surpris à travers les divers travaux que j’ai menés L’oubli de l’Inde, Le
culte du néant et, plus récemment, Généalogie des barbares, c’est de couvrir
combien ce préjugé est récent. C’est un mythe contemporain, principalement
allemand, qui commence à se former au dix-neuvième siècle et s’achève au
3
vingtième. En effet, l’âge classique et tout le dix-huitième siècle sont parfaitement
réceptifs à l’idée que la philosophie n’est pas seulement une idée grecque ou
occidentale. A partir de 1742, par exemple, l’Historia critica philosophiae, de Jacob
Brucker, monument de 7 000 pages, est publiée en latin en Allemagne. Brucker eut
une influence absolument déterminante : on retrouve ses thèses et ses analyses
reprises par Diderot et d’Alembert dans l’Encyclopédie, il est lu par Goethe, cité par
Schopenhauer, estimé de Kant, et Hegel si réfère... c’est une source absolument
majeure ! Or, son histoire de la philosophie s’ouvre par 350 pages intitulées
philosophia barbarorum, c’est-à-dire, de façon absolument non-péjorative, les non-
Grecs. Ces philosophes sont les Egyptiens, les Chaldéens, les Perses, les Indiens,
les Hébreux, les Chinois, qu’il cite de façon pleine et légitime comme philosophes.
Après la découverte du sanscrit à la fin du dix-huitième siècle, certains, dont
Schopenhauer, parlent d’une « renaissance orientale » à venir. On trouve chez
Hölderlin et Novalis, par exemple, l’idée que l’Inde est une autre Grèce, antérieure et
fondatrice. A tort, les Romantiques croient même que les Indiens ont transmis aux
Grecs et même aux Allemands selon certains ! la philosophie.
En 1808, à Heidelberg, Friedrich Schlegel publie Über die Sprache und Weisheit der
Indien (Sur la langue et la sagesse des Indiens) : il postule que des Indiens, partis à
la recherche du monde Mérou, se seraient fixés, à une époque antique, sur les rives
de la Vistule, de la Weser et de l’Oder. Ils auraient en quelque sorte fondé la pensée
allemande, d’où un lien indo-germanique direct ! Pures fantasmagories, mais on a
l’exemple romantique d’une filiation directe, et surtout l’idée qu’il y a des philosophies
dignes et importantes en Inde. Contre cette engouement, la première réaction fut
celle de Hegel, qui s’efforce de construire ou de reconstruire une Grèce
philosophique, comme Heimat de la pensée. Une des interprétations que je soutiens
est que cette Grèce hégélienne est en grande partie une défense bâtie contre ce qui
semblait le grand engouement de l’époque envers l’Inde, qui faisait concurrence à la
Grèce antique.
Ce serait depuis Hegel qu’on aurait ce renversement, et que la philosophie
non-occidentale ne serait plus considérée comme telle ?
4
C’est une histoire longue, compliquée, qui traverse tout le dix-neuvième. Hegel est le
premier à avoir reconstruit une Grèce triomphante, une Grèce qui aurait été seule
origine de la philosophie, de la liberté de l’Esprit et de la raison critique. Mais, face à
lui, Schopenhauer défend longtemps la dignité des pensées d’Asie. Nietzsche,
jusqu’à la fin du siècle, est de ceux qui expliquent qu’il y a une philosophie indienne
expression qu’il utilise. C’est essentiellement au vingtième siècle que se fait le
renversement. Ceci notamment avec Husserl, qui explique dans la Krisis qu’il n’est
pas question de trouver ailleurs qu’en Europe cette puissance de contemplation
théorique, cette recherche purement abstraite. Heidegger enfin écrit que «
philosophie indienne » est une contradiction dans les termes, et prétend qu’il n’existe
de philosophie qu’européenne. Là, je crois que quelque chose s’est refermé, qui était
ouvert tout au long du dix-neuvième siècle, et qui je tiens à le préciser était aussi
ouvert chez les Grecs eux-mêmes.
C’est-à-dire ? Comment les Grecs pensaient-ils l’Autre, philosophiquement
parlant ?
C’est quelque chose que je ne savais pas quand j’ai écrit l’Oubli de l’Inde, et à quoi
j’ai consacré une large partie de Généalogie des barbares. Les Grecs n’ont jamais dit,
ni pensé, qu’ils étaient les seules inventeurs ni les seuls détenteurs de la philosophie.
Dans Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, on trouve, au
premier paragraphe du premier chapitre, ceci : « Le travail de la philosophie, certains
disent qu’il a commencé chez les barbares. » Platon se réfère aux Egyptiens comme
gens de grand savoir, porteurs de connaissances mathématiques et de la mémoire
du monde voir pour cela les textes bien connus, notamment dans le Critias, et les
Lois , Hérodote parle en termes élogieux des Egyptiens et des Indiens... Dans une
Antiquité plus tardive, on trouve toutes sortes de textes où il est question de «
philosophes » et de « philosophies » en parlant des Perses, des Indiens, des
Chaldéens, voire des druides. La coupure que nous faisons (philosophie du côté des
Grecs, sagesse ailleurs), les Grecs eux-mêmes ne la faisaient pas. Par exemple,
dans un texte tout à fait symptomatique, Lucien imagine Philosophie arrivant dans
l’Olympe. Elle dit à Zeus : « Père, il faut que je te raconte ce que j’ai fait depuis que
je t’ai quitté : je suis descendue sur terre, mais je ne suis pas allée chez les Grecs en
premier. J’ai commencé par aller voir les Indiens, qui sont tous descendus de leurs
5
éléphants pour m’écouter ! » Il y a donc cette idée que la philosophie est née ailleurs,
qu’elle a éreprise, perfectionnée peut-être, par les Grecs. Mais ils n’en sont ni les
inventeurs, ni les dépositaires exclusifs. Un Grec de l’Antiquité n’était pas étonné qu’il
y ait des philosophies ailleurs qu’en Grèce, et ceci n’a choqué personne
jusqu’en…1820. C’est une affaire récente !
On a chez les Grecs les balbutiements de ce qui deviendra la philosophie
occidentale, avec des thèses comme le logos, le mythos, etc. que l’on va
retrouver chez Parménide, Héraclite, Platon... Mais, les méthodologies vont
changer. Descartes, puis Husserl, proposeront une philosophie fondée sur un
modèle mathématique. Si « philosophie » désignait autrefois une réflexion, le
mot sous-entend maintenant des thèmes et des méthodes précises... Peut-on
retrouver ceci hors d’Occident ? Ne peut-on pas définir « philosophie » d’une
manière qui en exclurait tous les non-occidentaux ?
Je crois que l’on peut définir la philosophie par au moins trois critères : les domaines
de langue critère le plus restrictif , les questions de méthode et les questions
d’objet. Il ne faut pas mélanger ces deux derniers points. Si vous appelez méthode le
fait de se servir de critères rationnels pour établir la validité de certains énoncés et
pour invalider d’autres énoncés, alors vous n’avez, à ma connaissance, aucun
exemple de pensée humaine on pourrait dire « je parviens à penser un cercle
carré ». On ne peut nulle part assumer comme philosophiquement valide un énoncé
contradictoire. On se trompe donc radicalement quand on attribue aux Orientaux une
pensée qui serait capable de contenir des contradictions. Par exemple, Les stances
du milieu par excellence de Nâgarjunâ comporte 146 occurrences du principe de
non-contradiction : il se sert du même principe qu’Aristote pour invalider certaines
affirmations. Chez Aristote comme chez Nâgarjunâ, tout ce qui est contradictoire est
rejeté. La différence réside dans les objectifs poursuivis : il y a dans l’usage
aristotélicien du principe de non-contradiction, cette idée que s’en servant bien on va
parvenir à accroître ses connaissances, et que l’objectif de la philosophie est de
réussir à penser ensemble ce qui est dicible, ce qui est pensable et ce qui est réel
c’est-à-dire l’ordre du monde. Du point de vue de certains logiciens bouddhistes,
Nâgarjunâ en particulier, l’usage du principe est tout à fait différent : il ne s’agit pas
d’accroître nos connaissances, il s’agit d’y mettre un terme ! L’objectif ultime du
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !