LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIE A L'ECOLE PRIMAIRE Annick Perrin Entre l'enfance et la philosophie on peut dire qu'il existe un lien profond et paradoxal. Un lien paradoxal parce que la philosophie est une discipline de la rigueur et du concept, alors que la pensée de l'enfant, avant l'âge de la pensée formelle, est encore attachée au concret et à l'immédiat, centrée sur les détails plutôt que sur une vision large des choses et « égocentrique » c'est à dire jugeant de manière affective selon son seul point de vue. La capacité d'abstraction est en cours de construction. Un lien profond cependant, parce qu'il n'y a pas d'âge pour se poser des questions philosophiques. Les enfants sont, dès l'âge de trois ans, face à « l'étonnement devant le monde », habités par des questions sur la vie, la mort, l'origine, les relations humaines, le bien et le mal. L'enfant pose la question du pourquoi des choses en toute naïveté et intensité. C'est M. Lipman, universitaire canadien, qui le premier, dans les années 1970 a développé la pratique de la « philosophie avec les enfants », constatant que ses propres étudiants avaient souvent beaucoup de mal à penser de manière autonome et logique. La pratique précoce régulière, non pas de la philosophie savante bien sur, mais d'une réflexion existentielle à visée philosophique, doit à la fois permettre de donner du sens aux questions universelles que se posent les enfants comme tous les êtres humains et les initier progressivement à la généralisation de leur pensée, à la clarté du langage employé et à l'argumentation. Depuis une vingtaine d'années, se développent en France différents courants de la philosophie avec les enfants, qui varient selon leurs objectifs prioritaires, lesquels engagent une posture différente de l'enseignant. On distinguera nettement deux postures : une posture de retrait visant à laisser l'enfant faire d'abord l'expérience de sa propre pensée, une posture interventionniste plus ou moins fréquente visant d'emblée à guider les enfants vers une pensée rigoureuse. Trois grands courants de philosophie avec les enfants 1- Le courant Agsas, fondé par le psychanalyste J. Lévine Dispositif : - durée : 10 minutes - groupes : demi-classe en élémentaire, petits groupes en maternelle - fréquence: une fois par semaine. - rappel des règles de prise de parole (bâton de parole) - rappel de ce qu'on est en train de faire ici c'est à dire de « la philosophie ». Voici comment l'on présente l'atelier aux enfants (au bout de quelques séances ils le font eux-mêmes) : « On va faire de la philosophie c'est à dire qu'on va apprendre à réfléchir. Réfléchir, c'est penser dans sa tête à des questions qui intéressent tous les hommes. On peut 1 réfléchir sans parler en écoutant ce que les autres disent, mais quand on a une idée de prête, on la dit. Il n'y a pas une bonne réponse à la question mais plusieurs ». - le sujet est donné par l'enseignant qui s'assure que tous les enfants l'ont compris, leur laisse une minute de réflexion avant de déclarer l'atelier « ouvert ». Il n'a pas d'évaluation. Il s'agit : a) de permettre à l'enfant de faire l'expérience du processus intérieur de la pensée sur des questions universelles, de sa capacité à avoir des idées dont il est la source sur ces questions. b) de développer durant ces dix minutes un sentiment d'appartenance à l'humanité, ce qui constitue un enjeu symbolique important pour que les enfants fassent l'effort de penser du point de vue de l'universel (non pas en « je », mais en « on » ou « Les hommes »). Ainsi, nous dit une enfant de CM1, « Pendant l'atelier, je ne suis pas une enfant, je suis une personne du monde ». L'enseignant n'intervient que comme garant du bon fonctionnement de l'atelier (respect des règles de parole) et pour recentrer le sujet s'il y a des digressions. Il n'intervient pas sur le contenu de ce que disent les élèves. Il prend en note tous leurs propos. A la fin de l'atelier il fait un bilan de ce qui a été dit. L'atelier est enregistré et les enfants peuvent le ré-écouter quand ils sont disponibles. L'enseignante fait une affiche de ce qui a été dit. Plusieurs classes peuvent échanger leur affiche sur un même thème. Si l'enseignant n'intervient pas sur le fond, c'est pour ne pas interrompre le processus de pensée de l'enfant par son propos qui fonctionne toujours comme un modèle pour les élèves. L'atelier Agsas n'est pas une discussion, encore moins un débat. Les enfants se répondent parfois en écho, reprenant en différé ce qui a été dit précédemment, mais ils ne confrontent pas leurs idées pour s'y opposer par un effort d'argumentation. Le débat requiert une agilité et une rapidité dans la prise de parole que tous les enfants n'ont pas. Dans cet atelier très calme, où l'on n'incite pas les élèves à se précipiter dans la parole, mais plutôt à intérioriser leur pensée, chacun a le temps de se concentrer et de réfléchir avant de dire sa pensée. C'est un atelier où tous les enfants prennent confiance dans leur capacité à penser. Leurs idées s'approfondissent et s'enrichissent au fil du temps. C'est pourquoi J. Lévine a aussi appelé cet atelier: « l'atelier des préalables à la pensée philosophique ». On peut, avec profit, pratiquer cet atelier de 10 minutes par semaine dans les classes tout au long de l'année, et mener un atelier de « discussion » tous les quinze jours, par exemple. Les deux autres courants sont proches et utilisent parfois les mêmes techniques Ils ont en commun de viser un apprentissage du « bien penser », c'est à dire du penser rigoureusement. 2- Le courant « éducation à la citoyenneté » fondé par Sylvain Connac Porté par des enseignants issus des courants de la pédagogie Freinet et de la pédagogie 2 institutionnelle, il insiste sur l'aspect démocratique des échanges philosophiques et sur les fonctions que doivent occuper les élèves pendant ces discussions philosophiques. En effet, l'enseignant distribue aux élèves des rôles tournants (tous les élèves devront les avoir exercés au cours de l'année) qui mettent en jeu des responsabilités au sein du groupe et d'autre part mobilisent certaines capacités intellectuelles. Durant l'atelier de discussion à visée philosophique (DVP), la classe est divisée en deux : un partie de discutants qui vont débattre de la question proposée et une autre partie comprenant des « journalistes » chargés de dégager les traits marquants de la discussion, des « reformulateurs » qui reformulent en le clarifiant ce qui a été dit par certains camarades, des « synthétiseurs » chargés d'effectuer plusieurs fois au cours de l'atelier quand c'est nécessaire (le maître le leur demande) des synthèses des principales idées formulées jusque là, ce qui permet de renvoyer en miroir au groupe le chemin qu'il a parcouru. Ces rôles permettent en quelque sorte une métacognition de ce qu'est une « bonne discussion ». Peu à peu les enfants les assument de mieux en mieux (ce qui n'est pas facile car il faut prendre des notes et résumer rapidement l'essentiel) et les discutants prennent appui sur ces interventions pour progresser dans le travail de la pensée. Il s'agit donc à la fois d'opérations intellectuelles à maîtriser et à travers elles d'exercer la responsabilité de soutenir le groupe dans son effort de pensée. L'enseignant intervient sur le contenu de l'atelier pour demander à l'élève d'expliciter sa pensée, de justifier ses affirmations ou son opposition à l'idée d'un camarade etc. Il fait intervenir les enfants qui ont des rôles et si nécessaire les soutient dans leur travail. L'accent est mis sur les responsabilités de chacun dans le travail collectif et sur les progrès dans la manière de les exercer. 3- Le courant « philosophique », représenté par M. Tozzi, E. Chirouter Ce courant met l'accent sur les exigences de rigueur inhérentes aux « discussions » à visée philosophique (DVP) que M.Tozzi fonde sur trois types d'opérations intellectuelles propres à la philosophie : - Problématiser : c'est questionner un « thème » philosophique selon une approche essentielle mais qui aborde la question sous un angle particulier (il y a donc plusieurs problématiques pour un même thème). Exemple : thème de l'amour. Exemples de problématiques : « Quelle différence y a-t-il entre l'amour et l'amitié ? » « L'amour est-il nécessairement réciproque ? » « L'amour n'a-t-il que des effets heureux ? » - Argumenter: donner les raisons de ce que l'on pense ou de ce que l'on critique. Ne pas se contenter d'affirmer (position affective), ne pas chercher à exercer d'autre influence sur son interlocuteur que celle de l'objectivité démontrée. - Conceptualiser : pouvoir formuler une définition synthétique condensant tous les aspects essentiels de la question (ex : Qu'est ce que l'amitié ? Qu'est-ce que l'intelligence? Ce type de questions devrait déboucher sur des définitions conceptuelles) 3 Ce modèle des trois opérations a été élaboré pour les classes terminales par M. Tozzi. C'est l'enseignant qui doit les avoir en tête quand il aide les enfants à philosopher car c'est là qu'il veut emmener les enfants au fil du temps, en respectant leurs rythmes de croissance intellectuelle. Les enfants n'en sont pas encore capables mais ils s'en rapprochent au fil de l'entraînement, surtout comme nous le verrons plus loin, si on leur donne certains supports pour nourrir leur réflexion. L'enseignant intervient : il fait le travail de reformulation, de synthèse. Il demande aux enfants d'expliciter leur pensée. Il fait des « relances » (qu'il a préparées) c'est à dire que lorsque le groupe a épuisé la réflexion sur une question, il pose une autre question qui correspond à une autre problématique. Ex : première problématique : « l'intelligence, à quoi ça sert ? ». Au bout de 20 minutes de discussion, les élèves ont mis l'intelligence en relation avec l'apprentissage, le langage, la pensée, la création, l'invention. Ils semblent avoir épuisé la question et l'enseignant fait une relance: « Quelle différence feriez vous entre l'intelligence humaine et l'intelligence des animaux ? Est-ce que c'est la même chose ? Est-ce qu'il y a des différences ? Une DVP dure de 25 à 45 minutes (en C2 et C3) et s'effectue si possible en demi-classe. La difficulté pour l'enseignant c'est de trouver le bon moment (ce que les grecs appellent le « kairos ») pour intervenir. Au début, on a tendance à trop intervenir et de ce fait à ne pas laisser les enfants aller jusqu'au bout de leurs idées grâce aux échanges. Il faut trouver un équilibre entre le fait de laisser du temps aux élèves pour élaborer leur propre pensée encore balbutiante et la nécessité de les aider à aller plus loin grâce à une intervention pertinente. Il faut préparer des questions, des relances sur le sujet, tout en sachant que peut-être les enfants prendront une autre direction et qu'on n'aura pas besoin de les utiliser. L'animation est un art qui s'apprend dans la pratique. Toutefois, les reformulations et synthèses sont déjà un bon repère pour soutenir la pensée du groupe. Là encore, il faut les utiliser à bon escient et éviter qu'elles ne deviennent envahissantes dans la discussion. La littérature de jeunesse comme médiation culturelle pour la pensée à visée philosophique La réflexion pédagogique qui propose de faire débattre les enfants à partir de la littérature de jeunesse s'inscrit dans une réflexion plus large sur les rapports entre la philosophie et la littérature. Pendant des siècles la philosophie s'est considérée elle-même comme la seule discipline initiant à la pensée « véritable », c'est à dire à la pensée rationnelle, car la philosophie a toujours été profondément méfiante par rapport à l'imagination (considérée comme « la folle du logis ») dont se nourrit la littérature. Il a fallu attendre le 20ème siècle et notamment les travaux de P. Ricoeur, dans « Temps et récit », en 1991, pour « réhabiliter » la littérature comme mode de pensée à part entière. Ricoeur montre que lorsque nous lisons des romans, nous portons un regard sur la condition humaine : nous explorons celle-ci à travers les scénarios de vie des personnages, leurs destins et leur part de liberté au travers des situations qu'ils traversent. Les récits nous engagent dans une « expérience de pensée », mais différemment, à travers la métaphore et non le concept. 4 Grâce à la littérature, nous pouvons vivre imaginairement des situations que nous n'avons jamais vécues et ne vivrons jamais. Elle démultiplie nos possibilités d'expérience et constitue un enrichissement de notre champ réflexif. Enfin, nous dit Ricoeur, elle constitue un vaste laboratoire imaginaire où nous pouvons explorer le bien et le mal. Nous prenons partie pour ou contre le comportement des personnages. Nous les jugeons et au travers de ces jugements nous construisons aussi indirectement nos propres valeurs. Ce qui est vrai pour des lecteurs adultes l'est aussi pour des enfants. Mais pour les enfants, la littérature a d'emblée un caractère « facilitateur » : dans les DVP, il y a toujours un certain nombre d'enfants qui se mettent en retrait par rapport à une réflexion trop abstraite. Les livres pour la jeunesse et les albums sont accessibles à tous et constituent une culture commune à laquelle chacun peut revenir s'il se sent perdu dans le « débat d'idées ». De plus, ils aident à problématiser (chaque ouvrage lu présente une problématique différente). Enfin, ils permettent de mettre le sujet étudié « à bonne distance », entre le vécu affectif, trop intime, et le concept trop abstrait. La littérature ne fait pas que rendre accessibles les questions philosophiques. Elle dynamise la réflexion : on ne pense pas qu'avec sa raison mais aussi avec sa sensibilité et son imagination. L'imagination stimulée par le récit, suscite de nouvelles idées. L'image et le récit entraînent les jeunes lecteurs dans des univers porteurs, où le sens est ouvert, le matériau de réflexion polysémique. Cette immersion dans une profusion de significations en précédant l'effort philosophique de clarification, aide tous les enfants à produire des idées. Prenons l'exemple d'un album qu'on peut utiliser dès la maternelle mais aussi en cycle 2. Il s'agit de « Laurent tout seul » d'Anaïs Vaugelade. Cet album parle d'un petit lapin qui à la fois a très envie de grandir et de quitter la maison, mais qui le redoute aussi. Il y est question de l'ambivalence face au désir de grandir, de l'enthousiasme suscité par la perspective de grandir, mais parfois aussi du courage qu'il faut pour se comporter « comme un grand » et dont Laurent fait preuve. Les enfants comprennent très bien cette problématique grâce à l'album. Valentin, Un enfant de CE2 fait spontanément le lien entre l'acte de grandir et la notion de responsabilité après la lecture de l'album: il passe de l'histoire particulière de Laurent à une généralisation de sa pensée et à une nouvelle notion, la responsabilité: « Laurent, il a fait un long voyage. Et moi je pense que pour être grand, il faut prendre ses responsabilités ». Dans d'autres albums, les enfants vont découvrir d'autres problématiques comme celle du refus de grandir par exemple, comme Florian (CM1) qui, en référence à Peter Pan, parle du refus de grandir : « Y en a qui veulent pas grandir parce qu'ils disent qu'on prend trop de responsabilités quand on est grand ». « Est-ce que c'est bien de grandir ?» « Quels sont les avantages et les inconvénients de grandir ? ». Tous les enfants rentrent dans ces problématiques grâce à « Laurent tout seul ». A peu près dans le même temps où se développe la pratique de la philosophie avec les enfants, apparaît aussi une nouvelle tendance de la littérature de jeunesse qui prend en compte les interrogations métaphysiques des enfants. 5 La richesse philosophique de la littérature de jeunesse contemporaine Depuis les années 1960, la société occidentale, grâce aux apports de la psychologie et de la psychanalyse, a reconnu de plein droit aux jeunes enfants le statut de « sujet pensant » qui a besoin d'être accompagné dans son cheminement existentiel et intellectuel, alors que la représentation antérieure de l'enfant en limitait le plus souvent la représentation à celle d'un enfant modèle, sage et obéissant, reproduction en miniature d'un adulte soucieux des conventions, l'enfant rebelle lui servant de repoussoir. En 1976, avec le succès de la « Psychanalyse des contes de fées », Bruno Bettelheim vulgarise la vision freudienne de l'enfance et renforce cette transformation du regard porté sur l'enfant. Il montre que les contes sont la métaphore des conflits intérieurs propres à la condition enfantine (la peur d'être abandonné et de mourir de faim, la rivalité entre frères et sœurs, entre mère et fille, le conflit permanent entre le « principe de plaisir » et le « principe de réalité »). Il fait aussi valoir que les enfants sont capables de saisir, inconsciemment, le message latent d'un récit pour donner sens au monde et à l'existence, faisant le pari de l'intelligence interprétative du très jeune lecteur. Les enfants sont capables de lire autre chose que « Martine » et « Tchoupi ». Ils ont besoin de récits de qualité et sont capables d'interprétations complexes. De là se développe toute une littérature contemporaine qui aborde avec intelligence des questions philosophiques. D'une part, on a affaire à une grande richesse d'albums et de livres qui abordent des thématiques philosophiques. Nous prendrons deux exemples illustrant cette richesse philosophique d'une partie de la littérature de jeunesse : un exemple d'album qui s'achève sur des images énigmatiques, proches du fantastique, lesquelles suscitent pourtant chez les élèves de riches questions philosophiques et d'autre part l'exemple d'un mythe qui nous permet de faire le trajet inverse, de partir de la fiction et de nous ramener à nos interrogations sur nous-mêmes, sur nos hésitations et nos contradictions face au désir du bien et à la tentation du mal. - Remue ménage chez Madame K, de Wolf Erlbruch (Milan) : Cet album interroge les représentations du masculin et du féminin, amis il questionne surtout l'irrationalité de l'angoisse existentielle et la liberté. Madame K est une femme constamment habitée par des idées sombres, qui s'épuise dans les tâches ménagères pour réduire son angoisse. Son mari est un personnage effacé qui n'intervient pas dans la vie de la maison. Elle va se prendre d'affection par un petit oiseau tombé du nid et l'élever. Et c'est cet amour qui va lui donner la force de s'émanciper et de changer de vie. A la fin de l'album, on la voit littéralement s'envoler avec son oiseau. Que signifie cet envol ? Qu'est-ce que l'auteur a voulu dire ? Me K quitte Mr. K ? Elle s'émancipe ? Elle devient libre ? Elle découvre le bonheur ? En débattant sur ce mystère du texte, on aborde nécessairement des questions éthiques et philosophiques : « qu'est-ce que le bonheur ? », « qu'est-ce que la liberté ? », « qu'est-ce qu'une vie réussie ? ». Certains enfants abordent même parfois la question de la mort et du suicide. - L'anneau de Gygès, d'après l'oeuvre de Platon, adaptation de Catherine Vallée et Jacinta 6 Schepers, éditions du Cheval Vert. Il s'agit d'un mythe qui raconte l'histoire suivante : un berger au service du roi de lydie, voit le sol s'ouvrir devant lui au cours d'un violent orage. Il découvre un cheval de bronze dans lequel il y a un grand cadavre avec une bague en or au doigt. Il s'empare de cette bague sans prendre rien d'autre. Les jours suivants il découvre qu'en tournant le châton de la bague vers l'intérieur il devient invisible et qu'en le tournant à nouveau vers l'extérieur il redevient visible. Il répète l'expérience qui confirme sa découverte. Alors, avec l'aide de l'anneau, il se rend au Palais du roi, il séduit la reine et tue le roi avec la complicité de celle-ci. Il obtient ainsi le pouvoir et l'amour. Ce mythe pose la question du mal mais surtout la question de savoir si l'homme fait le bien par peur du châtiment lorsqu'il est pris sur le fait ou par conviction morale. Autrement dit fait-on le bien par contrainte extérieure ou de soi-même, du fait de ce que l'on sait être le bien? Est-ce qu'un homme juste serait tenté par le pouvoir de l'anneau de transgresser toutes les lois morales tout comme un homme qui n'a que faire de celles-ci ? Est-ce qu'il passerait à l'acte ? On demande aux enfants (par écrit d'abord, pour qu'ils ne s'influencent pas les uns les autres) comment ils agiraient s'ils possédaient cet anneau. Leur première réaction est d'imaginer qu'ils feraient tout ce qui est interdit de faire. Mais dans les débats qui suivent on approfondit la réflexion : est-ce qu'il peut exister un monde sans lois ? Est-ce que vous feriez vraiment tout ce que vous imaginez ? Les enfants hésitent. Le groupe est divisé. Un enfant (CM) nous a dit : « non, je le ferais pas parce que je ne suis pas tout seul : il y a moi et il y a quelqu'un d'autre en moi qui me dit non ». Une enfant de CP a affirmé : « je ne le ferais pas parce que j'ai la loi en moi ». Le récit fictionnel ici éclaire l'expérience morale de la tentation du mal, dès lors que la menace extérieure de la sanction n'existe plus et que l'on n'a pas à craindre le jugement des autres. La littérature peut donc aussi avoir une « fonction référentielle » c'est à dire qu'elle ne mène pas toujours à l'évasion mais peut au contraire éclairer notre réalité. A côté des albums, on voit également apparaître depuis une dizaine d'années, sur le marché de l'édition un nouveau genre, celui des « manuels de philosophie pour enfants » qui constituent une aide à la réflexion philosophique. On distinguera deux genres d'ouvrages : - Un genre intermédiaire entre l'album et le manuel comme les « philofables » de M.Piquemal : ce sont des récits courts, contes, mythes, fables et paraboles du monde entier. Une problématique est proposée à l'issue de chaque récit, qui peut servir de point de départ à une DVP. - Des ouvrages qui abordent directement des notions philosophiques : la collection ludique des « goûters philo », écrite pas deux universitaires, Brigitte Labbé et Michel Puech, chez Milan, propose un itinéraire de réflexion sur deux notions telles que « L'amour et l'amitié », « le juste et l'injuste », « la vie et la mort » etc. Les idées avancées sont illustrées par des situations de la vie quotidienne vécues par des enfants. Ces petits livres très bien faits et très accessibles peuvent donc figurer avec profit dans une bibliothèque de classe. Les enfants les consultent souvent à l'issue d'un débat sur la question philosophique qu'ils travaillent en classe. Ils offrent aussi à l'enseignant des exemples illustrant des idées et un fil conducteur possible pour traiter d'un thème philosophique. 7 - Pour les adolescents et les jeunes adultes on trouve « les Petits Platons », collection fondée dans la maison d'édition du même nom par Olivier Mongin. Ces petits ouvrages présentent la vie et l'oeuvre de grands philosophes, de façon vivante et avec une attention très soignée aux illustrations. D'autre part, l'universitaire Myriam Revault d'Allones, a rassemblé des penseurs et des écrivains autour de la collection « chouette penser », chez Gallimard, qui traitent de questions telles que : « pourquoi aimes-tu tes amis ? », « être responsable », « vivre avec l'étranger » etc. Ces textes sont trop difficiles pour des enfants, mais l'enseignant peut à travers eux se (re)faire peu à peu une culture philosophique. - Enfin, pour les enseignants, signalons l'ouvrage d'Edwige Chirouter : « Aborder la philosophie en classe à partir d'albums de jeunesse », chez Hachette. C'est un ouvrage didactique qui propose une démarche (parmi d'autres possibles) claire et cohérente, pour aborder des questions philosophiques à partir de la mise en réseau d'albums. En conclusion « La métaphysique consiste à répondre aux questions des enfants » affirmait le philosophe Groethuysen. Nous devons prendre appui sur cette curiosité philosophique pour permettre aux élèves d'avancer dans leur cheminement et leur apprendre progressivement à penser par euxmêmes. Si le langage direct de la philosophie peut être trop abstrait pour certains élèves, la littérature de jeunesse, dans la polysémie d'interprétations qu'elle offre, soutient les enfants dans l'effort de penser et permet à tous d'avoir des idées. La discussion philosophique peut alors opérer la transition du stade de l'interprétation du récit à une question sous-jacente à visée universelle. L'aller-retour possible entre la discussion et la relecture de certains albums permet l'articulation entre le singulier de la fiction et l'idée générale philosophique. La tenue régulière de ces ateliers de lecture à visée philosophique permet aux enfants de prendre confiance dans leur capacité à penser sur les questions vitales liées à l'expérience humaine. L'identification aux personnages du récit leur apprend à se décentrer à la fois affectivement et intellectuellement. Elle permet une plus grande implication de tous dans ce type de réflexion. Enfin, nous avons pu constater au fil du temps les progrès des enfants dans la précision du langage et de la pensée, la profondeur des idées, les exigences qu'ils manifestent, tant vis à vis d'eux-mêmes que vis à vis des autres, quant à la clarté de l'expression qui permet de se faire comprendre (c'est d'ailleurs pourquoi les ateliers philosophie intéressent non seulement des philosophes mais des chercheurs en linguistique). Il n'y a qu'à l'école que l'enfant peut trouver à la fois des œuvres qui lui permettent de se construire, de donner sens à son existence et au monde, et de mener un travail de pensée sur des questions universelles grâce à la confrontation de sa pensée avec celles des autres. Ce n'est pas seulement un apprentissage, mais l’exercice d’un pouvoir de questionnement qui met les enfants en position de « chercheurs », posture qui les rend plus actifs et plus confiants dans 8 leur rapport au savoir. 9