Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l'UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l'UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires,villes ou zones ou de leurs autorités,ni quant à leurs frontières ou limites. Publié en 2004 par : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture Secteur des sciences sociales et humaines 7,place de Fontenoy,75350 Paris 07 SP Sous la direction de Moufda Goucha,Chefde la Section de la philosophie et des sciences humaines,assistée de M ika Shino et de Feriel Ait-Ouyahia O UNESCO Impriméen France Sommaire Rationalité scientifique et raison pratique jeaiz-Pierre Dupzy La science c o m m e elle va, le monde c o m m e il va 5 23 PauLiiz J. Hountondji De l’homme-machineà l’homme-génome 49 Sergio Pado Kounnet Philosophie,science et éthique :aspects dun problème Luca M.Scarantino 69 Rationalité scientifique et raison pratique Jean-PierreDupuy Introduction L‘humanitéest devenue capable au siècle dernier de s’anéantir elle-même,soit directement par les armes de destruction massive, soit indirectement par l’altération des conditions qui sont nécessaires à sa survie. Les catastrophesqu’entraînel’extensiondémesurée du pouvoir des hommes sur le monde,et celles que provoque la violence extrême qu’ilspeuvent exercer les uns sur les autres,entretiennent des rapports étroits. C’est ce que les événements du 11 septembre 2001 ont tragiquement mis en lumière. Face à ces défis majeurs,le politique semble bien démuni, incapable qu’ilest par nature de voir loin dans le temps et dans l’espace. Le droit,pour sa part,s’efforcede construire un (< principe de précaution )) qui régulerait l’action publique et privée face à ces ((nouveaux risques ))qui tou- chent l'environnementet la santé,mais ses bases paraissent très fragiles. Reste l'éthique,cette faible étincelle de sagesse que la nature a allumée dans le cœur de l'homme. Mais,dans une société séculière, où le lien social ne repose plus sur le religieux,l'éthiquene peut faire fond que sur les seules ressourcesde la raison humaine.Quel pouvoir régulateur une telle éthique a-t-elleface au développement scientifiqueet technique de l'humanitéqui repose en principe sur les mêmes ressources ? Si la raison pratique et la rationalité scientifique entrent en conflit, devant quelle instance faire appel ? Ces questions prennent une acuité toute particulière avec les menaces qui touchent l'environnement,et le nouveau déséquilibre politique mondial. Par exemple,s'il est vrai que le mode de développement actuel du monde industrialisé ne peut être étendu ni dans le temps ni dans l'espace du fait des contraintes écologiques, comment penser les conditions d'une éthique et d'une justice internationalesanslesquelles le monde s'enfonceratoujours plus dans la violence ? Ces questions, et bien d'autres,peuvent faire l'objet dun débat philosophique rationnel,procédant par arguments et objections. En d'autres termes, il existe une objectivité de l'éthique.C'est le rôle de la philosophie de fonder cette objectivité. I1 n'est donc pas d'éthique sans philosophie. Cette position n'a pas toujours eu droit de cité dans le contexte intellectuel français. Le poids du 6 structuralisme et du post-structuralisme,ainsi que leurs enterrements à répétition de la conception (( métaphysique ))du sujet ; la fermeture à peu près totale à la philosophie analytique,laquelle n’a jamais été soumise à la tyrannie de la mort du sujet;la traque idéologique qui faisait que tout discours normatif était immédiatement suspecté de dissimuler des intérêts sordides ou des positions de domination (la fameuse démarche (( généalogique », inspirée de Nietzsche) :tout cela a eu pour résultat que la philosophie morale,qui est le nom traditionnel donné à l’éthique,est devenue une discipline morte en France après la seconde guerre mondiale.Des éthiques (< régionales >) se sont certes développées,comme l’éthique des affaires et la bioéthique, mais, privées de la source nourricière que constitue la philosophie,elles ont souvent tendu à ressembler à un aimable bricolage. Cependant,la situation est en train de changer rapidement,et la France redécouvre la possibilité de la philosophie morale. Ces questions sont immenses,et je me situerai,dans le cadre de cette table ronde,à un niveau très artisanal. Je m e propose d’illustrersur trois études de cas la possibilité de conflits entre ces deux normativités que sont la rationalité scientifique et la raison pratique. Ces trois études portent toutes sur la question des risques et de l’incertitude. L‘aventure humaine est aujourd’hui en crise, et la manifestation la plus visible de cette crise,c’est 7 un rapport nouveau à l’avenir,lequel n’a jamais paru aussi (( incertain ». I1 y a une (( perte de confiance dans l’avenir », entend-on dire souvent, et cette expression semble en effet faire sens alors même que,prise au pied de la lettre, elle ne signifie rien. Première étude de cas :l’éthiquedes choix dans l’incertain n’estpas réductible au calcul des probabilités Lorsque l’avenir est incertain, la rationalité scientifique dispose d’un outil extrêmement puissant,qui constitue la théorie moderne de la prudence, l’équivalent pour l’âge scientifique de ce que fut laphronesis aristotélicienne :la théorie de l’utilitéespérée. Ces deux génies mathématiques que furent John von Neumann et Leonard Savage la concurrent pendant la seconde guerre mondiale. C’est dans son cadre que tous les gestionnaires du risque de la planète pensent, calculent et raisonnent aujourd’hui,qu’ils travaillent sur la fiabilité d’un programme scientifique et industriel de l’importancedu programme Apollo ou qu’ils conçoivent de nouvelles polices d‘assuranceadaptées aux progrès de la génétique. Von Neumann et Savage s’étaient donnés pour tâche daxiomatiser le comportement rationnel dans l’incertain. Les axiomes qu’ils avaient dégagés paraissaient, en bons axiomes,correspondre à l’évidence.Le résultat fondamen8 tal auquel ils aboutirent est le suivant : si un individu se conforme à ces axiomes,alors tout se passe comme si son comportementétait la solution dun problème de maximisation,faisant intervenir une fonction des gains et des pertes, nommée fonction d'utilité, et un ensemble de nombres que l'on peut interpréter comme des probabilités.Tout se passe c o m m e si l'individu maximisait l'espérance mathématique de sa fonction d'utilité calculée avec les probabilités en question. Ces probabilités, Savage les qualifia de (( subjectives ))pour bien signifier qu'elles ne correspondent en rien à une quelconque régularité de la nature,mais simplement à une cohérencedes CIIOI.Y propres à l'agent. Cette généralisation à vocation universelle du calcul des probabilités sous-tendtout ce qui se pense aujourdhui au sujet des risques qui nous menacent,et le fameux ( ( principe de précaution ) ) n'en constitue qu'un nouvel avatar'.Je soutiens que la normativité propre à l'éthique reste inaccessible à cette conception scientifique de la prudence. Je fais référence au concept de (( fortune morale ))en philosophie morale.Je l'introduirai en contrastant deux expériences de pensée. Dans la première, on dispose dune urne qui contient deux tiers de boules noires cont1. C o m m e je le montre dans mon Pour ut2 uztastrophisineéclairi, Seuil,2002. 9 re un tiers de boules blanches.I1 s’agit de tirer une boule au hasard sans voir sa couleur et de parier sur celle-ci.I1 faut évidemment parier sur noir. Soit un nouveau tirage, il faudra encore parier sur noir. I1 faudra toujoursparier sur noir,alors même que l’onanticipe que dans un tiers des cas en moyenne on est condamné à se tromper. Supposons qu’une boule blanche sorte et qu’ondécouvre donc que l’ons’est trompé.Cette découverte aposteriori est-elle de nature à altérer le jugement que l’on porte rétrospectivement sur la rationalité du pari que l’on a fait ? Non, bien sûr, on a eu raison de choisir noir, même s’il se trouve que c’est blanc qui est sorti. Dans le domaine probabiliste,il n’ya pas de rétroactivité concevable de l’informationdevenue disponible sur le jugement de rationalité que l’onporte sur une décision passée faite en avenir incertain ou risqué. Or,c’est là une limitation du jugement probabiliste dont on ne trouve pas l’équivalentdans le cas du jugement moral. Dans une soirée bien arrosée,un homme boit immodérément.I1 décide néanmoins,en connaissancede cause, de prendre sa voiture pour rentrer chez lui. I1 pleut, la chaussée est mouillée, le feu passe au rouge, l’homme appuie rageusement sur le frein,mais un peu trop tard,sa voiture s’immobilise,après un léger dérapage,au-delàdu passage piétons. Deux scénarios sont possibles : il n’y avait personne sur le passage. L‘homme en est quitte 10 pour une bonne frousse rétrospective.O u bien : l’homm e renverse un enfant et le tue. Le droit,bien sûr,mais surtout la morale, ne porteront pas le même jugement dans l’unet l’autrecas. Variante : l’hommea pris sa voiture en étant sobre.Il n’a rien à se reprocher.Mais il y a un enfant qu’ilrenverse et tue,ou bien il n’yen a pas.Ici encore,l’issueimprévisible rétroagit sur le jugement que l’on porte sur la conduite de cet homme et aussi sur le jugement qu’ilporte lui-mêmesur sa propre conduite. Voici un exemple plus complexe dû au philosophe britannique Bernard Williams’, que je simplifie fortement.U n peintre - nous le nommerons ((Gauguin ))par commodité - décide de quitter sa femme et ses enfants, et de partir pour Tahiti afin de vivre une autre vie qui lui donnera la chance,espère-t-il,de devenir le génie de la raison d’agir ainsi ? peinture qu’ilambitionne d‘être. A-t-il Est-ilmoral d’agir ainsi ?Williamsdéfend avec beaucoup de subtilité la thèse que,s’il y a une justification possible de son acte,elle ne peut être que rétrospective. Seuls le succès ou l’échec de son entreprise nous permettront lui permettront - de porter un jugement. Or,le fait que Gauguin devienne ou non un peintre de génie est en partie une question de chance - la chance d‘être capable de 2. Bernard Williams, Molid Luck, Cambridge University Press, 1981. 11 devenir ce que l’ona l’espoird‘être. Gauguin,en prenant sa décision douloureuse,ne peut pas savoir ce que l’avenir lui réserve, comme l’on dit. Dire qu’il fait un pari serait incroyablement réducteur. Dans son aspect paradoxal,le concept de (( fortune morale ))vient précisément combler un manque dans la manière dont nous pouvons décrire ce qui est en jeu dans ce type de décision dans l’incertain. C o m m e le Gauguin de Bernard Williams,mais à une tout autre échelle,l’humanitéprise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale. I1 se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elletrouve les moyens de les éviter, de les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif.Cependant, il est possible d‘anticiper,non pas le jugement lui-même,mais le fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque le ((voile d’ignorance))qui recouvre l’avenir sera levé. I1 est donc encore temps de faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants :((trop tard !», un trop tard qui signifierait qu’ils se trouvent dans une situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible. C’est Ldnticipation de La rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture que j’ai nommée le ( ( catastrophisme éclairé ». 12 Deuxième étude de cas :prévoir les conséquences de nos actes,une obligation morale impossibleà satisfaire Je partirai d’un texte de l’undes maîtres du (( conséquentialisme ))j américain, Samuel Scheffler, intitulé ( ( Individual Responsibility i n a Global Age »’. I1 y défend la thèse que,s’il est possible de concevoir notre responsabilité dans la situation nouvelle qui est la nôtre,et qu’ilcaractérise comme une situation de globalisation des menaces, ce concept ne peut être fournique par le conséquentiaiisme. La morale de sens commun y est tout à fait impropre. Je résumel’argumentationde Scheffler.La morale du sens commun-et ceci peut expliquerque les élémentsnon conséquentialistesy occupent une place importante -, est ancrée dans une phénoménologie de l’actionqui correspond à ce qu’aété l’expériencecommune de l’humanitétout au long de son histoire et ce jusqu’àun passé récent.L‘expérience commune faisait tenir pour une évidence que : 1) les actes sontplus importantsque les omissions ; 2)les effets proches 3.Le conséquentialisme designe l’ensembledes doctrines éthiques qui apprécient la valeur morale d’un acte à ses consequences :et. plus précisément,à la contribution que celles-ciapportent à la mLximisacion d’unegrandeur qui mesure l’utilitégénérale,le bien-ètrecollectif, le ((plus grand bonheur du plus grand nombre », selon le cas.Une doctrine non conséquentialiste,par contraste,appréciera par exemple la valeur morale d u n acte à sa conformité à une norme. 4.Social Pl,ilosophy &Policy i2,1,hiver 1995. 13 sont beaucoup plus visibles,et donc comptentplus,que les effets lointains ; 3)les effets individuels ont plus d'importance que les effets de groupe ou effets de composition. Les traits, foncièrement non conséquentialistes,de la morale du sens commun qui reflètent directement cette phénoménologie de l'actionordinaire sont :1) Les devoirs tu ne tueras point D)ont priorité absolue sur les négatifs ((( devoirs positifs ((( tu viendras en aide à ton prochain .)k O n a plus de responsabilité par rapport à ce que l'on fait que par rapport à ce que l'onlaisse faire. O n ne cause pas de mal à un innocent même si c'est la condition sine qua non pour alléger les souffrances de dix autres ; 2)on a des obligations particulières, spéciales,par rapport à ses proches qu'on n'a pas par rapport au reste de l'humanité. Cette conception restrictive de la responsabilité normative est devenue totalement inadaptée à notre situation actuelle. Les devoirs positifs sont devenus aussi importants que les devoirs négatifs. Pour le conséquentialiste, la distinction entre tuer par un acte individuel intentionnel et tuer parce qu'on ne se soucie que de son bien-être égoïste de citoyen d'un pays riche, tandis que les autres meurent de faim,est de moins en moins tenable. Nous devons nous soucier de toutes les conséquences de nos actions,et non seulement des plus proches ni des plus visibles. Dans son ouvrage fondamental Le Principe Responsabilitp, le philosophe allemand Hans 14 Jonas,qui n’était pas conséquentialiste,abonde dans ce sens et oppose cette situation nouvelle au monde traditionnel dans lequel personne n’était tenu responsable pour les effets ultérieurs non voulus de son acte bien intentionné,bien réfléchi,et bien exécuté.Le bras court du pouvoir humain n’exigeaitpas le bras long du savoir prédictip. ))Bien des menaces qui pèsent sur notre avenir sont le résultat de la mise en synergie d’une multitude d’actions individuelles minuscules dont chacune prise isolément a des conséquences indécelables (songeons au réchauffement climatique). La distinction entre omission et action perd tout sens : (( abstenez-vousde prendre votre voiture pour les déplacements en ville !», dit le langage ordinaire. Si nous obtempérions,serait-ce une (( abstention ))? Ce serait bel et bien une action au sens fort que ce mot a par son étymologie :commencement non causé,mise en branle de quelque chose de radicalement nouveau dans le réseau des relations humaines,etc. Jonas fait écho à cette extension démesurée de la portée de l’action et donc du champ de l’éthique en écrivant : (( Aujourd’hui,la puissance humaine et son excédent par rapport à toute préconnaissance certaine des conséquences ont pris de telles dimensions que le simple exercice ( ( 5. Hans Jonas,Le Principe Respomabilité,Flammarion, 1995. 6 Op.cit., p. 30. 15 quotidien de notre pouvoir, qui constitue la routine de la civilisation moderne - et dont nous vivons tous -, devient un problème éthique:. H Ce qui faisait la faiblesse du conséquentialisme au regard de la morale du sens commun est qu’iln’attribue aucune importance,ni même aucune signification,aux distinctions qui sont si cruciales pour elle. Ce qui faisait sa faiblesse est donc devenu sa force,et même son caractère d’uniquerecours,à en croire Schefflertout du moins. M a i s cette victoire est une victoire à la Pyrrhus.Les raisons qui expliquent la nécessité du recours au conséquentialisme sont celles-là mêmes qui expliquent son impuissance.La complexité de la chaîne causale qui relie actions et conséquences n’estmaîtrisable ni au plan conceptuel (les modèles de phénomènes complexes doivent eux-mêmes être complexes,avec tous les traits afférents :sensibilité aux conditions initiales,imprévisibilité,etc.), ni encore moins en pratique.Elle rend vain tout espoir de procéder à un calcul des conséquences.Cela est évidemment fatal au conséquentialisme. Jonas, qui en est bien conscient, écrit : ( ( L‘extension de l a puissance est également l’extensionde ses effets dans lefitur. I1 en découle ce qui suit :nous ne pouvons exercer la responsabilité accrue que nous avons 7.Hans Jonas,Pour une éthique du fitu., Payot-Rivages, 1998, pp. 83-84. 16 dans chaque cas,bon gré mal gré,qu’àcondition daccroître aussi en proportion notre prévision des conséquences. Idéalement,la longueur de la prévision devrait équivaloir à la longueur de la chaîne des conséquences.Mais pareille connaissance de l’avenirest impossible [...]D’. La conclusion de Scheffler a un côté désespéré. La conception normative de la responsabilité fondée sur la morale de sens commun est complètement inadaptée à notre situation actuelle. Et s’il y a une direction pour la transformer de fond en comble,ce ne peut être qu’enadoptant une posture conséquentialiste.Malheureusement, il n’ypas non plus de salut de ce côté-là.Conclusion :c’est la notion même de responsabilité qui se retrouve sans aucun fondement,au plan de l’éthiquetout au moins. Pour sortir de cette impasse, Jonas propose une éthique du futur ». Celle-ci n’estpas l’éthiquequi prévaudra,non plus que celle qui devrait prévaloir à l’avenir. C’est l’éthiquequi se construit lorsqu’onregarde le présent,notre présent, du point de vue de l’avenir. Cette inversion est ce qui fait,sur le plan métaphysique,la parfaite spécificité,l’originalitéprofonde et la beauté de l’éthique proposée par Jonas.Celui-ciécrit :((Qu’est-ce qui peut servir de boussole ? L‘anticipation de la menace ellec( 8. Ibid.,p. 82. 17 même !C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du fitur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques,desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau.n9. Le coup de force tenté par Jonaspeut se résumer ainsi. L'excès de notre puissance sur notre capacité de prévoir les conséquences de nos actes tout à la fois nous donne 1'0bligation morale de prévoir l'aveniret nous rend impossible de le faire. Pour sortir de cette aporie,Jonas se place d'emblée dans l'avenir,c'est-à-dire au terme arrêté de façon provisoire dune histoire toujours continuée. Le temps se trouve alors comme figé dans une boucle qui relie le présent à l'avenir,et l'avenirau présent.J'ai tenté, dans mes propres travaux,d'illustrerla cohérence de cette métaphysique". Je ne peux rien en dire ici. Troisième étude de cas :le réel et le possible Toutes les peurs de l'époque semblent s'être réfugiées dans un seul vocable,la ((précaution ». Malheureusement, lorsque le principe de précaution énonce que l'incertitude scientifique ne doit pas retarder la mise en œuvre d'une 9.Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 16.Je souligne. 10.Pour un catastrophisme éclairé, op. cit. 18 politique de prévention,il se trompe complètement sur la nature de l’obstaclequi nous empêche d‘agir. Ce n’est pas l’incertitude,scientifique ou non, qui est l’obstacle, c’est l’impossibilitéde croire que le pire va arriver. Il y a de la naïveté à faire dépendre la mise en œuvre du principe de précaution de (( l’absence de certitudes, compte tenu des connnissances scientiyques et techniques du moment D, ainsi que le fait la loi française sur l’environnement. Il est ainsi sous-entendu qu’un effort de la recherche scientifique pourrait venir à bout de l’incertitude en question,qui ne serait là que de façon purement contingente. Or,dans le cas des écosystèmes comme dans celui des systèmes techniques, l’impossibilité de prévoir les conséquences lointaines de nos actes n’estpas due à l’insuffisance temporaire de nos connaissances. C’est une impossibilité de principe qui résulte de la complexité intrinsèque de ces systèmes. Les cas ne sont pas rares où la recherche scientifique accroît l’incertitude, au lieu de la réduire, précisément parce qu’elle nous fait découvrir des complexités inattendues. La précaution se présente comme une nouvelle façon de décider face h un avenir incertain.Mais posons-nousla question de savoir quelle était la pratique des responsables et des gouvernements avant que l’idéede précaution voie le jour.Mettaient-ils en place des politiques deprévention, cette prévention par rapport à laquelle la précaution 19 entend innover? Pas du tout, ils attendaient simplement que la catastrophe arrive avant d’agir - comme si sa venue à l’existenceconstituait la seule base factuelle légitimant qu’onse permette de la prévoir,trop tard évidemment, Même lorsqu’on sait qu’elle va se produire, la catastrophe n’estpas crédible,tel est l’obstaclemajeur. Sur la base de nombreux exemples,un chercheuranglais a dégagé ce qu’il appelle un (( principe inverse d’évaluation des risques )):la propension d‘une communauté à reconnaître l’existence dun risque serait déterminée par l’idée qu’elle se fait de l’existence de solutions. Remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler au progrès aurait des répercussions si phénoménales que nous ne croyons pas que la catastrophe est devant nous.I1 n’ya pas d‘incertitude,ici,ou si peu. Elle est tout au plus un alibi. C o m m e la tragédie du 1 1 septembre 2001 l’aura illustré de façon saisissante,c’est non seulement le savoir qui est impuissant à fonder la crédibilité,mais c’est aussi la capacité de se représenter le mal, ainsi que la mobilisation de tous les affects appropriés. Le critique de ciném a Samuel Blumenfeld,sous le titre ((Hollywood digère l’attaque du 1 1 septembre », l’a bien montré : (( Cette attaque terroriste puise dans notre mémoire, en partie nourrie par le cinéma de destruction hollywoodien, intronisé brutalement prophète d’une tragédie qu’ilavait 20 maintes fois mise en scène,sansjamais oser la croirepossible. )) (LeMonde, 9/10/2001). Au-delà de la psychologie, la question de la catastrophe future engage toute une métaphysique de la temporalité. Le monde a vécu la tragédie du 11 septembre, moins comme l’inscriptiondans le réel de quelque chose d’insensé,donc d’impossible,que comme l’irruptiondu possible dans l’impossible.La pire horreur devient désormais possible,a-t-ondit ici et là. Si elle devient possible,c’estqu’ellene l’étaitpas. Et pourtant,objecte le bon sens,si elle s’estproduite,c’estbien qu’elleétkt possible. Bergson décrit les sensationsqu’iléprouva le 4août 1914 en apprenant la déclaration de guerre de l’Allemagneà la France : (( Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse,m’apparûtcomme une catastrophe,j’éprouvais... un sentiment d‘admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’uneéventualité aussi formidablepût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. )) Or,cette inquiétante familiarité contrastait violemment avec les sentiments qui prévalaient avant la catastrophe.La guerre apparaissaitalors à Bergson ((toat 2 lafiis c o m m eprobable et c o m m e impossible :idée complexe et contradictoire,qui persista jusqu’àla date fatale. ) ) 21 En réalité, Bergson démêle très bien cette apparente contradiction. C’est lorsqu’ilréfléchit sur l’œuvred’art : ( (Je crois qu’on finira par trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre », écrit-il. O n hésite à étendre cette réflexion à l’activitédestructrice. Et pourtant,il est aussi permis de dire des terroristes qu’ilsont créé du possible en même temps que du réel. Le temps des catastrophes, c’est cette temporalité en quelque sorte inversée. La catastrophe,comme événement surgissantdu néant,ne devient possible qu’ense ((possibilisant », pour parler comme Sartre qui,sur ce point,aura retenu la leçon de son maître Bergson.C‘est bien là la source de notre problème. Car,s’il faut prévenir la catastrophe,on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’ellese produise. Si,inversement,on réussità la prévenir,sa non-réalisationla maintient dans le domaine de l’impossible,et les efforts de prhention en apparaissent rétrospectivement inutiles. Après l’explosion de la première bombe atomique, Einstein eut ce mot célèbre : ((En libérant les forces de l’atome,nous avons tout changé,saufnotre manière de penser le monde,et nous dérivons vers des catastrophesinouïes ». Ce qui précède montre que ce n’est pas seulement l’éthique que nos pouvoirs nouveaux sollicitent au-delàde ce dont elle est capable,mais peut-êtreaussi la philosophie la plus fondamentale-je veux dire la métaphysique. 22 La science c o m m e elle va, le m o n d e c o m m e il va Paulin J. Hountondji La science comme elle va Questions refoulées Je voudrais commencer par décrire comment nous faisons de la science hors d‘Europe, hors d’occident. Une telle question peut paraître saugrenue. En général, on ne la pose pas. O n se contente de constater les progrès réalisés,le rythme impressionnant de l’accumulation du savoir à l’échelle mondiale.O n ne s’interrogepas sur les modalités de cette accumulation, la contribution respective des différentes régions du monde, les conditions réelles du travail scientifique à la périphérie du système, la manière dont est géré, à l’échelle mondiale, le capital ainsi produit, les déséquilibres dans la production,dans l’accumulationet dans la gestion du savoir. Au Sud comme au Nord, ces questions sont d'habitude refoulées.En Afrique,nous nous interrogeons rarement, dans nos laboratoires et cabinets d'étude, sur le sens de notre pratique d'hommes de science,sa fonction réelle dans l'économie d'ensemble du savoir, sa place dans le procès de production des connaissances à l'échelle mondiale. Nous ne mettons pas en cause les rapports actuels de production scientifique à l'échelle mondiale. Nous ne les mettons pas en cause parce qu'en réalité, nous n'en sommes pas vraiment conscients. Notre seule ambition est d'être nous-mêmes performants et assez productifs pour être acceptés, connus et reconnus par nos pairs occidentaux.Étant donné cette ambition,nos seules préoccupations sont d'ordre quantitatif. Nous déplorons l'insuffisance des équipements,de la documentation et d'autres outils de travail qui auraient permis à nos laboratoires,à nos équipes de recherche et à nous-mêmes d'être beaucoup plus compétitifs. Nous déplorons,non sans raison,nos mauvaises conditions de travail et de rémunération. Mais nous ne nous interrogeons pas,par exemple,sur l'origine des appareils et autres équipements qui peuplent nos laboratoires, les motivations réelles derrière le choix de nos sujets de recherche,le destin des résultats de recherche,le lieu géographique où, et la manière dont ils sont consignés,gérés, capitalisés, la manière dont ils sont,le cas échéant,appliqués, les liens 24 complexes entre cette recherche et l’industrie,entre cette recherche et l’activité économique en général. Nous restons à mille lieues des questions du genre : à quoi sert notre travail intellectuel ? A qui profite-t-il? Comment s’insère-r-idans l notre propre société ? Dans quelle mesure nos peuples parviennent-ilsà s’en approprier eux-mêmes les résultats ? Si l’on s’avisede poser ces questions,de libérer ces interrogations habituellement refoulées, on s’aperçoit très vite que la différence n’estpas seulement quantitative, mais qualitative,entre l’activitéscientifique en Afrique et cette même activité dans les métropoles industrielles.La différence ne concerne pas seulement les niveaux de développement de la science ici et là-bas,mais la maniète dont celle-ci fonctionne,son mode d’articulation aux autres secteurs d’activité,sa finalité pratique.D’un mot, je redirai ici ce que j’ai déjà dit et répété ailleurs : la recherche en Afrique, et plus généralement au Sud,est encore,dans l’ensemble,une activité extravertie,tournée vers l’extérieur,ordonnée et subordonnée à des interrogations venues d’ailleurs et aux besoins et intérêts qui, directement ou indirectement, motivent ces interrogations,au lieu d’être auto-centréeet de répondre en priorité aux questions posées,directement ou indirectement, par les sociétés concernées elles-mêmes. 25 Un péché originel Je ne m’attarderai pas sur les origines de la science moderne dans le Tiers-Monde,en ce qui la distingue des savoirs dits traditionnels.Ces origines coloniales ou semicoloniales expliquent sûrement le caractère originellement extraverti de l’activitéscientifique à la périphérie. Économiquement, en effet, la colonie fonctionnait comme un réservoir de matières premières destinées à alimenter les usines de la métropole. D e même,elle fonctionnait, sur le plan scientifique, comme un immense réservoir de faits nouveaux, recueillis à l’état brut pour être communiqués aux laboratoires et centres de recherche métropolitains qui se chargeaient,et pouvaient seuls se charger,de les traiter théoriquement,de les interpréter, de les intégrer à leur juste place dans le système d’ensemble des faits connus et reconnus par la science.La colonie manquait de laboratoires comme elle manquait d’usines. Ce qui faisait défaut dans les deux cas,ce qui,grosso modo, n’avaitjamais lieu à la colonie mais toujours en métropole, c’était le procès de tranrformation, le travail sur la matière brute nécessaire pour créer de la valeur ajoutée. La colonie n’avaitque faire,pensait-on,de ces lieux spécialement aménagés pour le travail conceptuel, de ces bibliothèques savantes ou,le cas échéant,de ces équipements sophistiqués, nécessaires pour la transformation des faits bruts en connaissancesvérifiées - ce qui s’appel26 le l’expérimentation.En revanche,les laboratoires métropolitains trouvaient, à la colonie, une source précieuse d’informationsnouvelles,une occasion irremplaçable de créer des banques de données nouvelles,point de départ de connaissances nouvelles. Les cbmigements et lezirs limites La question à poser aujourd‘hui est donc la suivante : avons-nousdépassé ce stade,et si oui,dans quelle mesure ? I1 est clair qu’avec la décolonisation,la situation a changé.Ni le vide industriel,ni le vide théorique ne sont plus aujourd’hui aussi criards qu’autrefois.Nous avons un tissu industriel qu’on ne peut pas tenir pour rien. De même, nous avons des universités et des centres de recherche dont certains,est-ontenté de dire,n’ontrien à envier à ceux des grandes métropoles industrielles. Personne n’ignore cependant que la multiplication des usines n’apas conduit à un authentique développement, mais au mieux,à ce qu’ona appelé une ((croissance sans développement.))L‘implantation des chaînes de montage de voitures et d’autres unités industrielles du même genre,continue d‘obéir à une logique de l’extraversion. L‘industrie néo-coloniale reste massivement déterminée par les besoins des classes aisées de la périphérie,besoins identiques,en substance,à ceux des groupes sociaux dirigeants de la métropole. En ce sens, elle vise à produire 27 des biens de consommation de luxe destinés aux minorités privilégiées,plutôt que des biens de consommation de masse. Mutatis mutandis, je disais volontiers,voici quelques années,que la multiplication,à la périphérie, des structures de production intellectuelle et scientifique, loin de mettre fin à l'extraversion,a eu pour fonction jusqu'ici,au contraire,de rendre plus faciles le drainage de l'information,la marginalisation des savoirs traditionnels et I'intégration lente,mais sûre,de toute l'information utile disponible dans le Sud au procès mondial de production des connaissances. J'observaisque ce processus était géré et contrôlé par le Nord. Dans ces conditions, les structures de production scientifique à la périphérie m'apparaissaient en dernière analyse comme des structures d'« import-substitution ))au même titre que les chaînes de montage de biens d'équipement. Loin de mettre fin à l'extraversion, elles la renforçaient au contraire, accentuant du même coup la dépendancede la périphérie vis-à-visdu Centre.Je ne renierais pas aujourd'hui cette analyse, même s'il convient de la nuancer sur quelques points. constats et hypothèses Entre autres indices persistants de la dépendance,on citera donc les faits suivants :le fait que l'activité scienti28 fique,dans nos pays,reste largement tributaire des appareils de laboratoirefabriquésailleurs,des bibliothèques et archives situées en Europe ou en Amérique du Nord,des revues scientifiques et autres périodiques publiés au Nord ; le fait que nous nous croyions nous-mêmesobligés de publier nos résultats de recherche dans des revues nordiques, et que les quelques périodiques spécialisés créés par nos universités et nos sociétés savantes soient plus lus à l’étrangerque dans nos propres pays,en raison, tout simplement,de la concentration massive du lectorat scientifiquedans les pays industrialisés; la tendance massive de la recherche,dans les pays de la périphérie,à s’enfermer dans le particulier, ce qui conduit par exemple l’historien,le sociologue,le philosophe africains à se croire obligés de faire de l’histoireafricaine,de la sociologie africaine, de la ... (< philosophie africaine (quel que soit le sens que l’on donne à cette expression)’ ; la ) ) 1. Le rapport 2 l’Afrique n’est pas le même dans les trois cas. L‘historien et le sociologueafiiimistes $tudient l’histoireet la sociologie de l’Afrique,et ils en ont le droit. Ce qu’on récuse ici,c’estl’obligation où se croient l’historien et le sociologue africains d’être des africanistes,c’est-à-diredes spécialistes de l‘Afrique - comme s’il n’y avait aucun intérêt pour l’Africain à connaître,par exemple,I’histoire de l’industrialisation de l’Europe occidentale, de l’Amériquedu Nord ou du Japon,ou à étudier de pr2s le fonctionnement d‘autres sociétés.Transposé en philosophie,cet enfermementdevient insoutenable. Le philosophe africanistene fait pas la philosophie de l‘Afrique 29 fonction évidente de certains secteurs de la recherche qui est d'être au service d'une activité économique qui reste elle-mêmeprofondément extravertie et dépendante :par exemple,dans le cas de la recherche agronomique,l'orientation, toujours aussi massive malgré la décolonisation,vers l'améliorationdes cultures d'exportation (palmier à huile,café, cacao,arachide,coton,etc.) au détriment des cultures vivrières,dont vit la grande masse des populations locales. Ainsi,nous utilisons dans nos laboratoires des équipements qui ne sont pas fabriqués sur place, mais importés d'Europe ou d'Amérique. La plupart de nos ouvrages de référence viennent également des pays nordiques. I1 y a sans doute eu de ce point de vue, ces 40 ou 50 dernières années,un progrès appréciable:nous avons un nombre de plus en plus important d'universités et de centres de recherche,où se fait parfois un travail intellectuel considé- au sens d u n génitif objectif,il n'étudie pas l'Afriquecomme i'historien ou le sociologue, mais prétend restituer la philosophie de l'Afrique elle-même,au sens du génitif subjectif, inventant ainsi le mythe d'un sujet collectifqui serait le seul vrai. Sur ïidée de ((philosophie africaine )) et la critique de l'ethnophilosophie,on lira avec intérêt Paulin J. Hountondji,Sur la «philosophiea3icaine >) :critique de Iéthnophilosophie, Paris, Maspero, 1977 ; Id., The strug$e fir Meaning :Reflections on Philosophy, Culture a n d Democracy in Africa, Athens,Ohio University Press,2002. 30 rable,nous avons des annales d‘universités,nous avons de plus en plus de revues scientifiquesspécialisées,nous avons quelques maisons d‘édition.Mais on remarquera au passage que même ces publications locales,qui sont la plupart du temps faites dans des langues européennes, sont lues plus en Europe et en Amérique du Nord que dans les pays mêmes. Le chercheur du Tiers Monde sait donc qu’ilécrit d’abord pour un lectorat nordique. Et le système est tel que,lorsqu’ilécrit un article, les comités dont dépend,le cas échéant,sa promotion seront davantage impressionnés si cet article a été accepté pour publication et effectivement publié dans un périodique spécialisé en France ou aux États-Unisplutôt que dans une revue scientifique africaine ou asiatique. Donc,l’organisationmême de notre système local nous pousse à rechercher la reconnaissance de l’étrangeret,par suite,le dialoguevertical avec nos pairs des pays occidentaux plutôt que l’échangeet le dialogue horizontal avec les hommes de science, les femmes de science et autres spécialistes de notre pays, de notre sousrégion ou de notre région. Notre activité scientifique est ainsi extravertie dans un sens très précis : elle est tournée vers l’extérieur,et dans le choix même de nos sujets et thèmes de recherche, nous cherchons moins, en Afrique, à intéresser le public africain que le public non-africain,le public dit ((international ))d’oùnous vient la consécration que nous recherchons. 31 Le tourisme scientifque O n trouvera parfaitement normal, dans ces conditions, un phénomène dont on s’est souvent scandalisé à tort :le ((brain-drain». La fuite des cerveaux du Sud vers le Nord n’est qu’unemanifestation accidentelle de l’extraversion globale de notre économie et, plus spécialement,de notre activité scientifique.Ceux qui partent,en effet, ne sont pas les seuls : ceux qui restent sont pris, indirectement, dans le même tourbillon. En toute rigueur, tous les cerveaux du Tiers-Monde,toutes les compétences intellectuelleset scientifiques sont portées, par tout le courant de l’activité scientifique mondiale, vers le centre du système. Quelques-uns ((s’installent N dans les pays hôtes,d’autres font le va-et-viententre la périphérie et le Centre, d’autres encore, dans l’impossibilité d‘effectuerle déplacement,survivent tant bien que mal à la périphérie, où ils luttent tous les jours,avec un succès variable,contre les démons du cynisme et contre le découragement,les yeux cependant toujours tournés vers le Centre d’oùviennent,pour l’essentiel,appareils et instruments de recherche, traditions, publications, modèles théoriques et méthodologiques,et tout le cortège des valeurs et des contre-valeursqui les accompagne. Forme mineure de cette fuite des cerveaux,le tourisme scientifique SudiNord est aussi un indice de l’extraversion scientifique. Dans l’activité normale du chercheur 32 du Tiers-Monde,le voyage a toujours été une nécessité incontournable.Le chercheur doit se déplacer physiquement, partir vers les grandes métropoles industrielles, soit pour parfaire sa formation d’hommede science,soit, une fois lancé son programme de recherche, pour le poursuivre au-delàdun certain seuil. La question n’est pas de savoir si de tels voyages sont agréables ou non. Le vrai problème concerne la nécessité structurelle de tels voyages,les contraintes objectives qui les rendent inévitables,et qui font du chercheur du Sud un nomade institutionnel. De ce tourisme scientifique Sud/Nord,il faut soigneusement distinguer le tourisme scientifique NordNord. S’ilest vrai, en effet, que le mathématicien,I’économiste,l’historienfrançais,allemand,britannique sont comme aspirés vers les États-Unis,comme celui du Sénégal ou du Bénin est aspiré vers la France,les motivations sont loin d’être identiques : le tourisme scientifique Nord-Nord n’a ni le même sens,ni le même degré de nécessité que le tourisme scientifique Sud-Nord. Parce qu’il existe en Europe,qu’onle veuille ou non,et plus généralement dans les vieux pays capitalistes,il existe en France,en Allemagne,en Angleterre,un système de la recherche parfaitement autonome qui se suffit à luimême.Le tourisme scientifique Nord-Nord n’adonc pas la même nécessité structurelle que le tourisme scienti33 fique Sud-Nord : parce qu’il n’y a pas au Sud, ou du moins dans le Sud ((classique », un système de la recherche autonome qui se suffirait à lui-même. Le tourisme scientifique Nord-Sud n’a pas non plus le même sens ni le même degré de nécessité :le géographe français n’allait pas aux colonies pour chercher des livres,des revues scientifiques,des bibliothèques,des collègues avec qui discuter, des modèles théoriques et méthodologiques, en un mot, des paradigmes scientifiques ; il y allait pour collecter des données et des informations nouvelles, et il revenait en France pour traiter ces informations, dans des conditions qui lui permettaient d’enrichirle savoir existant,ce que Thomas Kuhn appellerait (( la science normale ». Des pans entiers du savoir contemporain sont nés de cet investissement scientifique du Sud par le Nord. En sont issues des disciplines nouvelles, telles l’ethnologieou l’anthropologie culturelle,les études orientales,les études africaines,etc., et des spécialisationsdiverses au sein des disciplines plus anciennes. Le savoir ainsi constitué, le savoir sur l’Afrique et le Tiers-Monde, échappe entièrement à l’Afrique et au Tiers-Monde eux-mêmes. I1 est, au contraire,systématiquement ramené vers le Nord,rapatrié, capitalisé, accumulé au Centre du système. Nulle extraversion, par conséquent, dans le mouvement Nord/Sud, mais simple détour stratégique au service 34 d‘une science qui reste basée au Nord,gérée et contrôlée par le Nord. Les savoirs eizdogènes S’ilest un autre indice de l’extraversionscientifique, il faut le chercher dans les politiques linguistiquesactuelles, caractérisées par l’usagedes seules langues européennes comme langues d’enseignement et de communication scientifique. Ces politiques, qui n’ont jamais été sérieusement remises en cause dans l’immensemajorité des pays d’Afriquesubsaharienne,montrent à l’évidence le parti pris de choisir comme partenaires privilégiés les locuteurs de ces langues,et d‘exclure du débat scientifique tous ceux qui ne les pratiquent pas. Par rapport à cela,il faut s’interrogersur le destin des savoirs et des savoir-faire(< traditionnels. )) Que deviennent ces savoirs dans le contexte actuel ? Que deviennent ces vastes corpus de connaissances sur les plantes,les animaux,la santé et la maladie, dont l’étudea donné lieu à la naissance de quelques-unes des disciplines nouvelles signalées ci-dessus : l’ethnobotanique,l’ethnozoologie, l’ethnomédecine,etc. ? A u lieu que ces savoirs se développent et gagnent en rigueur et en exactitude au contact de la science exogène,ils ont plutôt tendance à se replier sur eux-mêmeset à s’étioler.L‘intégration au processus 35 mondial de production des connaissances a ainsi pour effet de marginaliser les savoirs anciens,voire, dans le pire des cas, de les refouler hors du souvenir conscient des peuples qui les ont,à un moment donné,produits'. Des informateurs savants Comment fonctionne,par rapport au savoir mondial ainsi construit,le chercheur du Tiers monde ? J'ai observé naguère que l'anthropologue africain d'aujourd'hui fonctionne un peu comme l'interprète semi-lettré de l'époque coloniale. L'ethnologue européen avait besoin d'un interprète parce qu'il ne parlait pas lui-mêmela langue ; cet interprète comprenait tant bien que mal le français (ou l'anglais,quand il travaillait avec un anthropolo2.Sur toutes ces questions,on voudra bien se reporter,notamment, à Paulin J. Hountondji,((L'appropriation collective du savoir : tâches nouvelles pour une politique scientifique»,Genève-Afiique,vol.XXVI I 1, 1988,pp. 49-66; (< Recherche et extraversion :éléments pour une sociologie de la science dans les pays de la périphérie N,Afique et due3 i4:AjÇica in the 1980s. loppement lAjÇica Development,XV1988,n ' State a n d social sciences. Proceedings of the sixth general Assembh of CODESRIA,pp. 149-158; ((Scientific dependence in Africa today )), Research in Afiican literatures (Bloomington), vol. 21, no 3, 1990 : pp. 5-15;(( Producing knowledge in Africa today N, Aficun Studies Review (Atlanta), vol. 38,no 3,1995 :p. 1-10.O n lira aussi avec intérêt Paulin J. Hountondji (dir.), Les savoin endogènes :pistes pour une recherche, Dakar :Codesria, 1994. 36 gue anglais) et,bien entendu,il comprenait parfaitement les langues du pays : petit à petit, s’est constituée une catégorie d’intellectuels locaux - on en trouvait beaucoup, par exemple, parmi les instituteurs de l’époque coloniale ou parmi les commis expéditionnaires - qui se substituaient simplement à l’anthropologue occidental parce qu’ils avaient intégré le genre de questions que posait d’habitudel’enquêteur anglais ou français, et ils ont écrit des compendiums qui en eux-mêmes sont extrêmement intéressants. Mais ce qu’il faut observer, c’est que ces écrits étaient forcément,comme ceux des enquêteurs occidentaux, destinés en priorité au public métropolitain’. Ainsi, dans l’économiegénérale du savoir anthropologique, l’anthropologue du Tiers-Monde fonctionne aujourd’hui comme un informateur savant au service de l’accumulationdu savoir au centre du système.O n pourrait même généraliser : le mathématicien,le biologiste, l’économiste,tous les savantsdu Sud,quelle que soit leur spécialité,fonctionnent un peu sur ce modèle. ~~ ~~~ ~~ 3. CE Paulin J. Hountondji, (< Situation de l’anthropologueafricain : note critique sur une forme d’extraversion scientifique H, Revue de l’Ii2stitutde sociologie,Université Libre de Bruxelles, 1988,no 3-4, pp. 99-108. 37 Pour y changer quelque chose,pour corriger les excès des rapports de production intellectuelle et scientifique à l'échelle mondiale, il faut commencer par le commencement :mettre fin progressivement,mais résolument,aux aspects les plus visibles de l'extraversionen réorientant, par exemple, le discours des anthropologues indigènes pour le destiner en priorité au public local. Si on fait cet effort,on se rend compte très vite que les questions qui paraissaient les plus importantes aux yeux du public savant nordique ne sont pas forcément les plus importantes pour le public cultivé des pays concernés euxmêmes.En changeant ainsi de public, ou plus exactement, en priorisant un autre public que le public nordique, le chercheur du Tiers Monde se voit obligé de reformuler les questions elles-mêmes,voire de reformuler l'agendascientifique lui-même. Le monde comme il va Déchirures du sens Les événements du I I septembre, on s'en souvient, ont suscité dans le monde entier une émotion sans précédent et une réaction de solidarité avec le peuple américain. Tous ont souhaité,en leur for intérieur, que les auteurs,commanditaires et complices de ce crime abominable soient identifiés et subissent un châtiment exem38 plaire, à la mesure de leur forfaiture.Au-delà des dégâts matériels considérables,ce qui a le plus choqué,ce qu’aucun homme et aucune femme de bonne volonté ne pouvait accepter,c’était la mort de ces milliers de victimes innocentes qui n’avaient rien à voir avec la politique des États-Uniset n’étaienten rien responsables,ni directement, ni indirectement,de ce qui pouvait déplaire,le cas échéant, dans la gestion des affaires intérieures et internationalespar l’administrationen place. L‘essence du terrorisme, c’est peut-êtrejustement cette vengeance aveugle qui,mettant tout le monde ((dans le même sac )), frappe sans discernement coupables présumés et innocents, et ébranle la société tout entière dans ses racines les plus profondes. Dans le même temps cependant,beaucoup ont déploré la réaction passablement simpliste des dirigeants américains qui,réduisant tout le conflit à un choc des cultures, voire des religions,et à un combat mythique entre l’axe du bien et l’axedu mal,n’imaginaientd’autreriposte possible que de bombarder 1’Afghanistan.A terrorisme,terrorisme et demi : la même vengeance aveugle, le même châtiment infligé indistinctement aux coupables présumés et aux innocents,mais de façon encore plus intolérable puisqu’ils’agit cette fois d’unterrorisme d’État‘. 4.La deuxième guerre contre l’Irak et ses milliers de victimes innocentes, tenues pour quantité négligeable au regard d u noble 39 Résultat : l’accusation de terrorisme devient,dans le discours des porte-parolede l’administrationaméricaine et de ceux de l’administration taliban, une accusation réciproque. Le m ê m e mot est employé, mais avec des contenus totalement différents. Aucun dialogue n’est possible.Les mots deviennent des armes,des balles qu’on se jette à la figure en prélude à un échange de balles réelles.Rien de plus assourdissant que ce dialogue de sourds porté de part et d’autrepar un refus têtu du dialogue,et qui engendre à son tour, le démultipliant à l’infini,le malentendu.Le monde comme il va,désormais dominé par la guerre des mots. I1 y a comme une déchirure du sens,qui fait que les mêmes mots sont employés avec des significationstotalement différentes. C’est un peu comme à la belle époque de la guerre froide.O n ne pouvait parler de ((démocratie ))sans être aussitôt mis en demeure de dire s’il s’agissait de la démo- objectifinitialementproclamé - débarrasser l’Irak de ses armes de destruction massive - objectifvisiblement imaginaire dès lors que de telles armes n’ontjamais été découvertes à ce jour,est une autre illustration tragique de ce terrorisme d’Etat,et de la menace gravissime qu’il fait peser désormais sur les relations internationales. N’est pas en cause,ici,le résultat politique de cette guerre, qui a permis accessoirement de débarrasser l’Irak dune dictature passablement féroce, mais le coût humain de l’opération et surtout la morale politique qui était derrière (1“ mai 2003). 40 cratie ((bourgeoise ))ou de la démocratie ((prolétarienne », on ne pouvait parler du beau sans être mis en demeure de dire s’il s’agissait de la beauté selon l’esthétiquebourgeoise ou au sens du réalisme socialiste.D e ce point de vue, la chute du mur de Berlin a pu paraître, voici quelques années,non seulement comme un événement politique majeur,mais aussi comme une reconquête du sens, parce que désormais, les mêmes mots pouvaient enfin revêtir à nouveau le même sens.L‘illusion ne pouvait cependant durer,dès lors que cette apparente reconquête du sens ne résultait pas d’unesynthèse,mais de l’élimination d’un des termes en opposition, non d’un dépassement du malentendu, mais d’un retour en deçà du malentendu par réduction au silence de l‘unedes voix discordantes. Manipulations Je n’ai jamais oublié un spectacle incroyable auquel j’ai eu le privilège d’assister voici quelques années, en novembre 1978,à Conakry en Guinée.J’avaisété invité à un ((colloque idéologique international )) (sic) organisé par le Parti Démocratique de Guinée sur le thème : ( ( L‘Afrique en marche ) ) . J’étais d‘abord impressionné par l’apparentebeauté du spectacle :plusieurs centaines, peut-être un millier d’hommes et de femmes tous de blanc vêtus,réunis en une foule compacte dans une salle 41 de conférence.J’appréciaisaussi l’atmosphèreconviviale et l’apparentedisponibilité des hauts cadres de l’État et du Parti,à commencer par le Président Sékou Touré luimême. I1 donnait l’impression d’être abordable par le dernier des citoyens et des invités. Cette simplicité contrastait fortement avec ce que je savais par ailleurs de la dictature féroce qui sévissait dans le pays. Tout se passait donc apparemment dans le calme,et avec le sourire. C’est aussi avec un sourire tranquille que le (( Guide suprême de la révolution guinéenne )) énonçait les pires atrocités :par exemple,dans un discours-fleuvequ’ils’est amusé à lire pendant près de cinq heures,et dont le texte avait été largement distribué dans la salle,cette réponse à une dénonciation récente d’Amnesty International : O n nous reproche d’avoir exécuté quelques ministres, quelques officiers ; même s’il y a des centaines de ministres et d‘officiers félons,traîtres à leur Patrie, le Peuple guinéen s’en débarrassera définitivement pour que la Nation demeure à jamais libre et souveraine dans le cadre de la paix et de la dignité. U n tonnerre d’applaudissements salue cette déclaration. Toute l’assistance se lève pour acclamer. J’observe les ministres et officiers supérieurs potentiellement visés par cette menace de leur Président.Ils acclamaient aussi. J’observeles représentants des partis communisteset autres formations de gauche d‘Europe de l’Estet de l’Ouest. 42 Ils applaudissaient.J’observeles représentants des partis frères d’Afrique, y compris ceux du Parti de la Révolution Populaire du Bénin (PRPB)qui, je dois le dire, toléraient avec bienveillance la présence à leurs côtés de l’intellectuel franc-tireur que j’étais.Ils acclamaient,bien entendu.J’étaispeut-êtrele seul,dans cette foule compacte,à ne pas applaudir spontanément.Mais qu’on se rassure : au bout de 20 secondes,sécurité personnelle oblige,je me mis aussi à applaudir. Voilà comment nous fonctionnons, et comment fonctionnent nos démocraties )) : il faut faire comme tout le monde et se faire remarquer le moins possible. Accepter le monde comme il va. Prendre acte et poursuivre sa route. Oublier, ou faire semblant d‘oublier, qu’une alternative est toujours possible ; qu’au-delàdu réel, on est soi-mêmeporteur d‘une responsabilité quant à l’état du monde, et qu’on peut tenter de mettre en place, avec d’autres hommes et d’autres femmes de bonne volonté, les stratégies les plus adéquates pour changer le cours des choses. ( ( La philosophie aujourd’hui La philosophie en Afrique ne peut s’empêcher de réfléchirà ces questions.Elle peut et doit s’étonnerde l’état de choses actuel ; que le monde aille comme il va, que 43 la science aille comme elle va. Elle peut et doit s’étonner de ce triomphe de l’absurdeet du non-sens,de ce cynisme arrogant qui prévaut désormais dans les relations internationales et qui tient lieu de morale. I1 fut un temps,je l’airappelé,où l’oncroyait que l’obligation principale de tout philosophe africain était d’alimenter le savoir mondial sur les systèmes de pensée des peuples dits primitifs en confirmant, corrigeant, enrichissant les travaux des africanistessur la pensée africaine,la philosophie bantu, la philosophie dogon,la métaphysique yoruba,la morale ouolof,etc. O n peut encore aujourd’hui trouver matière à réflexion dans les nombreux travaux ainsi produits. O n peut même trouver intérêt à poursuivre et à approfondir ces travaux à partir des résultats déjà obtenus. Mais on sait désormais, en Afrique,que de telles recherches relèvent de l’anthropologie culturelle et non de la philosophie. O n sait que l’ethnophilosophie,chapitre de l’ethnologiequi se prend à tort pour de la philosophie, est un (( chemin qui ne mène nulle part ))(pour paraphraser Heidegger) et qui manque à la fois les objectifs de la philosophie et ceux de l’ethnologie5; qu’unephilosophie à la troisième person5. La critique de Marcien TOWA reste, sur ce point, indépassable. Cf. M.TOWA,Essai sur la problématique philosophique dzns IZfiiqueactuelle,Yaoundé :Clé,1971. 44 ne,consistant à rapporter ce que d’autrespensent ou ont pensé ( N Ils disent que D, (( ils croient que », (( leurs rites impliquentque »,etc.) n’estpas une philosophie du tout et que le penseur, qu’ilvienne d’Afriqueou d’ailleurs,a l’obligation de faire face, de façon responsable et libre, aux réalités et aux problèmes d’aujourd’hui. C’est dans ce contexte que se pose aujourd’hui en Afrique la question du rôle du philosophe et des tâches actuelles de la philosophie comme discipline. En deux mots,je dirai simplement qu’au-delàdu ghetto africaniste où les philosophes africains,comme tous les praticiens africains des sciences sociales et humaines, ont longtemps accepté de se laisser enfermer,il y a place aujourd’hui pour un double mouvement : l’appropriationcritique de ce qu’ily a de meilleur dans la tradition philosophique internationale,d’une part ; d‘autre part, une réappropriation non moins critique et responsable de ce qu’ily a de meilleur dans les traditions de pensée africaines. En refusant l‘enfermement et le confort intellectuel que,paradoxalement,il garantit,nous nous trouvons de plain pied avec les problèmes réels de notre société et de l’humanitétout court. Soyons encore plus précis. C o m m e théorie de la science,la philosophie est aujourd’hui l’héritière d’une longue et riche tradition.La philosophie en Afrique peut et doit s’appropriercette tradition de façon assez respon45 sable pour l’approfondir et la développer par elle-même, de manière autonome. Mais au-delà de l’épistémologie classique, au-delà de la réflexion normative sur les fondements de la connaissance scientifique,une théorie de la science ne peut manquer d‘être attentive,en Afrique, aux rapports de production intellectuelle et scientifique à l’échelle mondiale,aux déséquilibres sur lesquels reposent ces rapports, aux contraintes de tous ordres qui pèsent sur la recherche scientifique à la périphérie du marché mondial,à la frayeur des grandes puissances qui redoutent comme la peste les excès auxquels pourrait conduire la réinvention du nucléaire dans ces régions du globe. Elle sera en outre forcément attentive aux traditions endogènes en matière de savoir et de savoir-faireet s’interrogerasur les conditions d’une validation et d‘un réinvestissement critiques de cet héritage. L‘épistémologie classique s’ouvre dès lors sur une anthropologie des savoirs traditionnels,une sociologie de la science et une économie politique de la science. Elle conduit aux problèmes pratiques de politique scientifique et technologique et aux problèmes d‘éthique et de politique internationales. C o m m e théorie de l’action,la philosophie est l’héritière d‘une riche tradition de réflexion éthique sur les fondements et les normes de l’action individuelle,et de réflexion politique sur la société et ses modes de gestion. 46 La philosophie en Afrique peut et doit s’appropriercette tradition,de façon critique et responsable.Mais elle ne peut oublier d’interrogeren outre les pratiques et les normes dominantes dans l’Afriqued’hier et d’aujourd’hui. Elle ne peut faire l’économiedune réflexion sur l’hégémonisme et les formes nouvelles du cynisme et de l’immoralité.Elle peut donc,s’il y a lieu,aller au-delàde l’éthique et de la philosophie politique classiques pour suggérer un nouvel ordre. Inventer,nous le pouvons et le devons.Nous n’avonsbesoin,pour cela,de la permission de personne. 47 De l’homme-machineà l’homme-génome Sergio Paulo Rouanet L‘héritage des Lumières est loin d’être simple. O n peut parler de deux (( lignées )) différentes. La première part de Diderot, Helvétius et d’Holbach. Pour eux, l’hommeest déterminé par le milieu. Il suffit,par conséquent, d‘agir sur le milieu pour que les individus puissent réaliser leur vraie vocation,le bonheur. L‘éducation et la législation sont les moyens les plus sûrspour effectuer les changementsnécessaires,en mobilisant les passions grégaires, celles qui sont au service de l’intérêtcollectif,et en décourageant les penchants antisociaux.L‘utilitarisme de JeremyBentham et le libéralisme de John Stuart M ill vont dans la même direction. Karl Marx croit plus aux vertus de la révolution qu’àtelles de l’éducation,mais, en soutenant qu’on peut changer l’hommeen changeant les rapports sociaux,le marxisme s’inscritsans équivoque dans la première lignée. La deuxième lignée part de La Mettrie. Lui aussi est eudémoniste,mais par un biais plutôt biologique que social. I1 ne s'agit pas, pour atteindre le bonheur,d'assurer le bon fonctionnement de la société, mais le bon fonctionnementde l'organisme. Le corps devient la catégorie centrale pour penser l'homme et la société. Appartiennent à cette lignée les darwinistes qui interprètent l'histoire humaine sur le modèle de l'histoire des espèces, ceux qui manipulent les (( bio-pouvoirs D (Foucault)pour produire la docilité sociale,ou ceux qui prônent un eugénisme d'État. La première lignée a prévalu pendant longtemps. Mais tout fait croire que cette hégémonie commence à décliner. Avec la fin du socialisme soviétique et l'éclipse du marxisme en tant que système explicatif et religion laïque,on ne pense vraiment plus qu'il suffise de changer les relations de propriété pour que le vieil Adam cède la place à un superbe homme post-adamique,libre de toute corruption.O n n'a pas renoncé,pour autant,à l'utopie de créer un homme nouveau. Seulement,il doit à présent être fabriqué dans le laboratoire et non dans la praxis révolutionnaire. Voici donc venue l'heure de la seconde lignée. C'est-à-dire que La Mettrie redevient actuel.Cet écrivain relativement marginal,honni par ses contemporains et traité avec mépris ou condescendance par les historiens des idées,doit être interrogé à nouveau, 50 si on veut comprendre les grandes tendances scientifiquesde notre temps,surtout lorsqu’ilest question d’explorer les relations entre la philosophie,la science et l’éthique. La pensée de La Mettrie peut faire l’objetde deux lectures opposées,l’unepositive et l’autrenégative. Positive, parce que, malgré tout, il a joué un rôle important dans l’humanismedes Lumières.Sa métaphore centrale,d’aprèslaquelle l’hommen’estqu’unemachine, a une origine on ne peut plus respectable,la théorie de Descartes sur les animaux-machines.Pour Descartes,les animaux sont des machines,parce qu’ilssont dépourvus d’âme. La Mettrie se limite à radicaliser Descartes. A u point de vue strictement biologique,très peu de chose distingue les hommes des animaux. Si l’animal n’a pas d’âme et peut être assimilé à une machine,l’homme,qui est de même nature que la bête, n’apas d’âme non plus, et doit être considéré lui aussi comme un ensemble de ressorts, de rouages et d’engrenages - un hommemachine. Mais, loin de signifier seulement une dégradation de l’humain,une telle conception se situe au centre du combat des Lumières pour l’autonomie.Elle fonde surtout une autonomie par rapport au sacré. L‘homme n’obéit pas à une volonté transcendante,car son principe de 51 fonctionnement se situe dans l’immanence de son être matériel.Cet être est une machine,soit,mais une machine auto-régulatrice,qui ne dépend que delle même,une horloge qui n’apas besoin d’horloger.C’est une machine programmée pour être libre, pour mettre tout en œuvre dans le but d’atteindre le principal objectif moral des Lumières :le bonheur. N’étant plus simplement un écrin grossier pour garder l’âme,le corps est investi d‘une nouvelle dignité. La valeur de l’homme n’est pas dans une prétendue substance spirituelle reçue au moment de la naissance et qu’iln’arien fait pour acquérir,mais dans ce qu’ilfait de soi,dans la vie qu’il construit pour soi-même,avec son corps,avec sa machine,sans aucune aide transcendante. C’est la synthèse du combat des Lumières contre les prérogatives de caste, les privilèges dus à la naissance :c’est Figaro disant que tout ce que le comte d‘Aimaviva avait fait pour mériter ce qu’il avait c’était de s’être donné la peine de naître. La Mettrie est au cœur des Lumières lorsqu’ilcombat les préjugés, absorbés pour ainsi dire avec le lait maternel,et recommande un effort sans trêve pour les extirper. I1 milite avec les autres philosophes pour la libération du plaisir, et dans ce sens aide à ébranler les fondements moraux de l’ancienrégime,tout comme les autres philosophes étaient en train d’ébranler ses fondements poli52 tiques. Dans ce domaine, il doit être classé parmi les auteurs (( libertins », qui en général étaient eux-mêmes des philosophes, comme Diderot, auteur d u n roman libertin génial, Le5 bijoux indisuets. Les textes de La Mettrie consacrés à la célébration de la volupté sont merveilleusement bien écrits et, à beaucoup d’égards,anticipent les idées freudienneset marcusiennes sur l’émancipation d’Éros. Enfin,La Mettrie est tout à fait en son élément dans l’humanitarisme des Lumières. Par exemple, il prêche l’indulgence envers les criminels. Le bien public exige que ceux-cisoient mis hors d’état de nuire,mais dans la mesure du possible ils doivent être épargnés,car finalement ce n’estpas de leur faute s’ils agissent selon les exigences de leur machine ». Mais cela dit,il reste que la pensée de La Mettrie a des côtésproblématiques.Voltaire n’avaitpas tout à fait tort quand il disait que La Mettrie était intempérant, fou, bouffon, volage, ni Diderot, quand il lui reprochait d’être impudent, histrionique, flatteur,fait pour la vie des cours et la faveur des grands. I1 est vrai que le jugement de Diderot n’estpeut-êtrepas tout à fait impartial.I1 voulait prendre ses distances à l’égard de La Mettrie, pour que le public ne conclue pas du fait que les deux philosophes étaient matérialistes que Diderot était d’accord avec le scandaleux nihilisme éthique de La Mettrie. (< 53 Aujourd’hui nous n’avonspas les mêmes motifs pour tenir La Mettrie en aversion, mais il faut quand même regarder en face les aspects discutables de sa pensée. Disons d’abord que,si la conception de l’homme-machine peut fonder l’autonomie humaine vis-à-visdu divin, elle ne suffit pas pour penser l’autonomiepolitique.Libre envers Dieu, l’homme-machinene l’est envers le Prince que si celui-ciest convaincu de la thèse de La Mettrie selon laquelle l’Étatsera mieux gouverné lorsque le souverain laisse les philosophes libres pour penser et s’exprimer,quitte à gouverner le vulgaire avec une main de fer. C‘est vrai qu’ilcritique les préjugés,mais seulement ceux qui gênent le travail des philosophes. Le droit au plaisir est reconnu, mais seulement pour la minorité aristocratiqueet philosophique qui peut en jouir sans troubler l’ordrepublic. D e ces objections de principe découlent des objections plus concrètes. La Mettrie pourrait être ((inculpé H de réductionnisme théorique, de nihilisme moral et d’autoritarisme politique. Premièrement, La Mettrie exagère quand il prive l’humainde toute caractéristique qui puisse établir une rupture par rapport à la matière non-vivanteet au règne animai. Pour lui,l’homme est (( de la boue organisée ». Rien ne le distingue des animaux,ni en son comportement, car beaucoup d’entre eux sont capables de vertus morales,comme la reconnaissance,ni par l’anatomie,car 54 certains singes, comme les orang-outans (d‘ailleurs connus au XVIII’ siècle comme des ((hommes sauvages D), sont anatomiquement comparables aux êtres humains. En ce qui concerne l’intelligence,une simple obstruction du foie aurait transformé Platon en un idiot, intellectuellement inférieur à la plupart des animaux. Reste le langage. Mais La Mettrie est convaincu que même cette barrière peut être surmontée.A l’avenircertains animaux pourront apprendre à parler en imitant les humains.Les perroquets possèdent déjà le don du langage,et même du langage intelligent,à en croire un récit que La Mettrie envisage très sérieusement, d’après lequel le prince Maurice de Nassau se serait entretenu sur les coutumes de l’Amériqueet de l’Europeavec un perroquet brésilien. Vous vous souvenez du texte fameux où Freud fiait une liste des trois blessures narcissiques infligées à ïorgueil humain :la blessure cosmologique,due à Copernic, qui a montré que la terre n’occupaitpas le centre de l’univers;la blessure biologique,due à Darwin,qui a montré que l’hommen’avaitaucune place privilégiée dans le monde animal;et la blessure due à la psychanalyse,qui a montré que la conscience n’étaitqu’uneprovince mineure dans l’empirede l’âme.La Mettrie a, lui aussi,infligé une blessure narcissique à l’orgueilhumain,et à ce titre il mériterait de figurer dans la liste de Freud,peut-êtreà côté de Darwin. 55 En deuxième lieu,la philosophie morale de La Mettrie est la partie de sa pensée qui a suscité le plus d’indignation parmi ses contemporains. II l‘a exposée dans Le discours sur le bonheur, le sulfureux Anti-Sénèque, considéré comme tellement dangereux que même le roi-philosophe, Frédéric de Prusse,chez qui il s’était réfugié,a cru nécessaire den confisquer la plupart des exemplaires. Pour La Mettrie, est bon ce qui contribue à notre bonheur,qui à son tour dépend du bon fonctionnement de nos organes, et,en ce sens,même les êtres les plus vils,même les criminels,même les parricides,pourront être heureux.La morale n’est qu’untissu de fictions socialement nécessaires. La condition indispensable à toute action morale, la liberté, n’existepas, parce que toutes nos actions sont déterminées par notre organisme. Par exemple, Henri III était de son naturel un prince fort doux,mais il devenait cruel quand il avait froid. I1 a ordonné l’exécution du duc de Guise parce qu’ilfaisait froid à Blois. En troisième lieu,la pensée de La Mettrie était clairement autoritaire.Le peuple,le ((vil troupeau », comme il le disait, ne devrait avoir aucun rôle dans la direction de l’État,parce qu’il n’avaitpas les lumières nécessaires pour savoir ce qui convient au bien public. I1 n’y a que les philosophes qui le sachent,surtout ceux qui ont une formation médicale, car seuls ils connaissent les lois gouvernant le comportement des hommes. 56 Cet autoritarisme,on le sait,n’étaitpas exceptionnel à l’époquedes Lumières.Tout le monde connaît le mépris de Voltaire pour la canaille ». Même l’idéalisationde la médecine était commune parmi les philosophes. Le désordre social était en quelque sorte comparable au désordre provoqué par la maladie,et les philosophes se voyaient un peu comme les médecins de la société. Plus de vingt médecins ont travaillé 5 l’Encyclopédie, comme Théophile Bourdeu et Théodore Tronchin.Voltaire avait assisté à Leyde aux conférences du grand savant et médecin Boerhave, dont La Mettrie avait été le disciple. En tant qu’éternelvalétudinaire,Voltaire s’intéressaitparticulièrement à cette science,et disait avoir lu plus de livres de médecine que D o n Quichotte n’avaitlu de livres de chevalerie. Dans la (( Sainte Famille )), Marx attribue aux médecins (dontLa Mettrie) l’avènementdu matérialisme mécaniciste en Europe. (< Mais ce qui est nouveau chez La Mettrie est d‘avoir associé ces deux lieux communs des Lumières,I’autoritarisme éclairé et le culte de la médecine. I1 n’y a que les médecins qui puissent conseiller les rois dans leur tâche, parce qu’ils connaissent les ressorts qui déterminent le comportement des sujets.Ils peuvent aider le monarque dans l’élaborationdes fictions morales nécessaires pour assurer la tranquillité du royaume.D e même qu’onapprend dans une école d‘équitation à dompter les chevaux 57 trop fougueux,on peut apprendre avec les médecins à rendre les sujets plus dociles,en leur mettant des freins. La Mettrie fait un plaidoyer indirect pour une dictature des savants,mais pas de n’importequels savants :les dirigeants de l’Étatdoivent être des experts en sciences naturelles, surtout dans le domaine de la biologie et plus particulièrement de la médecine. Je pense avoir dit assez pour faire comprendre pourquoi la pensée de La Mettrie redevient actuelle aujour&hui. I1 est à l’originedu nouveau paradigme,qui met la biologie à la place de la société. Mais ce qui est curieux est que ce n’estpas seulement La Mettrie qui ressuscite, mais aussi l’ambivalencequi caractérisait les jugements sur La Mettrie. D e même que sa pensée avait des aspects lumineux et des aspects sombres,le nouveau paradigme peut être l’objetd’une évaluation positive et d’une évaluation négative. D u côté positif, il faut souligner la contribution du nouveau paradigme pour faire progresser le grand idéal des Lumières, celui de l’autonomie.D e même que la notion de l’homme-machinecontribua à émanciper l’hommede la tyrannie du sacré,en montrant les ressorts matériels et immanentistes de l’actionhumaine,on peut dire que le paradigme biologique qui vient prendre la relève du paradigme social contribue à renforcer la notion de l’hommecomme créateur de son propre des58 tin,ce qui n’estpas négligeable à une époque où la montée furieuse des nouveaux intégrismes fait plutôt croire à un processus de ré-enchantementdu monde. I1 faut être aveuglé par l’idéologiepour ne pas voir le gain de liberté personnelle qui résulte du progrès de la bio-technologie dans le domaine médical, surtout en ce qui concerne la thérapie génétique. D u côté négatif,on n’apas manqué de faire au nouveau paradigme les mêmes reproches qu’on a adressés à La Mettrie, et que j’ai groupés en trois catégories :réductionnisme théorique, nihilisme moral et autoritarisme politique. Premièrement, en remplaçant le dualisme cartésien par un monisme radical qui supprimait l’âme,La Mettrie a certainement contribué à la valorisation du corps,mais a aussi,paradoxalement,encouragé sa banalisation,parce que le corps n’était plus le dépôt dune substance spirituelle infiniment précieuse.C’est ce qui arrive aujourd’hui. Le corps n’a plus de valeur,ce qui fonde une sorte de gnose moderne,mais par là même il a du prix. O n vend des organes,comme on pourrait vendre les engrenages de la machine de La Mettrie. Le corps est instrumentalisé,transformé en marchandise.Les gènes deviennent brevetables. Ce corps dévalorisé, mais ayant du prix, peut être perfectionné,comme une machine peut être réparée,ou remplacée par une machine plus efficace. 59 O n améliore les corps,comme on voulait jadis améliorer les âmes. Saint Ignace de Loyola y a consacré un livre,les Exercices spirituels. Pour perfectionner le corps,on songerait aujourd‘huiplutôt à des exercices de ((body-building ». Thomas a Kempis a proposé une autre voie pour améliorer l’âme : l’imitationdu Christ. O n se contente aujourd’hui d’imiter la puissante musculature de Schwarzenegger. Mais la biologie génétique offre des techniques plus sûres pour l’améliorationdes corps.O n peut produire des embryons génétiquement parfaits, sans déformations et sans maladies chroniques. Le film Gattaca,de Andrew Niccols,situé dans un avenir très proche,illustre une bioutopie de ce genre. I1 n’y a rien en soi à objecter à l’idée d’éviter des anomalies,mais un pareil projet présuppose une définition de la normalité et de l’anormalitéqui reste subjective ou culturellement déterminée.Par exemple,un médecin du Ghana a raconté qu’étantné avec sept doigts, il aurait pu ou bien être tué tout de suite,s’il était né dans une tribu qui croit que cette anomalie porte malheur à communauté, ou bien être révéré comme un dieu, s’il était né dans une tribu qui considère cet attribut comme un présage favorable,ou encore,ce qui a été son cas,être accueilli d’une façon toute naturelle, par une communauté qui n’attribueà cette caractéristiqueaucune importance particulière,positive ou négative. 60 O n a vu parmi les exemples du réductionnismede La Mettrie sa tendance à annuler les frontières entre le monde humain et le règne animal.Cette annulation est un fait consommé aujourd’hui.O n a démontré que le génome humain (à peu près 30 O00 gènes) contient à peine le double des gènes de la mouche drosophile.Nous avons vu que La Mettrie se fondait sur la ressemblance anatomique de l’homme avec les grands singes pour affirmer l’existenced’uncontinuum entre l’hommeet le reste du monde animal. La science moderne a prouvé que 90 Yo du génome des primates supérieurs est identique au génome humain. C’est dans cette continuité entre les différents génomes que se fondent les expériences transgéniques. Ces expériences ont produit des aliments génétiquement modifiés qui font l’objetdune bataille entre l’Europeet les États-Unis beaucoup plus féroce que celle qui s’est engagée récemment entre les deux parties du monde Occidental concernant l’invasionde l’Irak.C’estnaturel : le cas du soja était sérieux,celui de l’Irak n’était qu’un principe. En l’occurrence,il s’agit,paraît-il,dun croisement de gènes de soja et de gènes de cacahuète.Mais il y a des croisements autrement intéressants entre des animaux. O n a croisé des gènes de poule avec des gênes de porc.La Mettrie serait ravi de savoir qu’untaureau a reçu des hormones humains,et que, par la suite,cet animal 61 dont Zeus aimait prendre la forme est devenu le père orgueilleux d‘une vache qui produit plusieurs foisplus de lait que ses sœurs moins favorisées.Je suis sûr qu’ànotre prochaine réunion un de nos collèguesva lire un ((paper )) prouvant que les dieux de l’Olympeétaient en réalité des biologistes déguisés,qui,en croisant des gènes humains avec des gènes de poisson,de cheval et de bouc,ont produit, respectivement, des sirènes, des centaures et des satyres. Deuxièmement, le nihilisme moral reproché à La Mettrie venait de sa tendance à nier le libre arbitre,par le biais d’un déterminisme rigoureux qui faisait dépendre chaque action,tant celles considérées comme vertueuses que celles qui passaient pour blâmables, des prédispositions organiques de l’individu.O n croit entendre Renan, quand il affirme que la vertu et le vice sont des produits, comme le sucre ou le vitriol.Or,la science de nos jours tend à un déterminisme qui ressemble curieusement à celui de La Mettrie. Seulement,alors qu’ilparlait d’organes,la biologie d‘aujourd‘hui parle de gènes. Nos actions dérivent de prédispositions qui viennent de notre patrimoine génétique.Il y a un gène pour ïhomosexualité,comme il y en a un pour l’agressivité.C’est du pur La Mettrie, énoncé par des scientifiques et des techniciens qui n’ontvraisemblablementjamais entendu parler de La Mettrie. 62 Mais tout n’estpas perdu. Dans certaines limites,on peut agir sur ces prédispositions,y compris les criminelles. La Mettrie croyait, lui aussi, qu’avec l’assistance paternelle des médecins le criminel pourrait être réhabilité. D e nos jours,on a découvert que le criminel a un taux de sérotonine inférieur au taux normal. Ne pourrait-onessayer d’éleverce taux,dans l’espoirde guérir le criminel ? Je ne veux pas être ironique. I1 ne s’agit pas, bien entendu,de nier les bienfaits de ces recherches,dans le domaine,par exemple,de la détection de criminels par des tests de l’ADN. Mais le problème,encore une fois, dépend dune définition préalable. Qui décide ce qui est un crime ? Peut-on appliquer ces techniques aux crimes politiques ? O u aux crimes religieux,comme l’hérésie,ou le blasphème ? O u à la sodomie ? Est-ce qu’ily a un gène de la sorcellerie,et doit-onl’extirperin ovo, ce qui éviterait,au grand regret des enfants du monde entier,la prolifération de futurs Harry Potter ? Troisièmement,on a vu que,pour la Mettrie,dans un État rationnel les grandes décisions devraient être prises par des médecins-philosophes.En cela, La Mettrie anticipe la logocratie et la technocratie modernes, et plus particulièrement l’utopie négative d’un pouvoir exercé par les biologistes et les médecins,qui réduisent la population à une condition d’esclavage. 63 Cet esclavage a été anticipé dans la littérature et dans le folklore.O n connaît l'exemple du Golem,esclave d'argile produit par un rabbin de Prague, et du monstre fabriqué avec des fragments de cadavres par l'étudiant de chimie Victor Frankenstein, dans le livre de Mary Shelley. Ce sont des créatures terrifiantes, qui finissent toujours par se révoltercontre leurs créateurs.Le fantasme de l'homme artificielsurvit dans la littérature contemporaine sur les robots, et dans des films comme Blade Runner, de Ridley Scott,qui se passe dans une ville peuplée par des androïdes,les (<réplicants », presque identiques aux humains et qui,d'ailleurs,se croient humains. Mais il ne s'agit dans ces cauchemars que du pouvoir exercé sur des hommes artificiels. Ce qui semble plus effrayant est une dictature exercée sur de vrais êtres humains, quelle que soit la forme sous laquelle ils sont nés. Dans une société organisée sur ces bases, on peut songer à une nouvelle forme de stratification, où ceux qui ont le pouvoir de re-programmergénétiquement les hommes ou bien ceux qui ont été eux-mêmesprogrammés pour devenir des surhommes sont au sommet de la hiérarchie sociale,et.lesautres sont dans un état qu'on a déjà appelé (( esclavage génétique ». Cette situation est très bien décrite dans le film déjà mentionné,Gattaca,où il est question d'une société où tout pouvoir est exercé par une caste d'hommes génétiquement supérieurs,pro64 duits en laboratoire,avec une santé parfaite et une intelligence exceptionnelle,tandis que les autres,engendrés par la méthode archaïque des rapports sexuels entre les parents, sont sujets à toutes les tares et maladies de la fécondation traditionnelle, et par conséquent sont condamnés à une existence de parias, ne pouvant travailler que dans des emplois subalternes. Selon Jürgen Habermas, le clonage pourrait conduire à une forme d’esclavagegénétique. Par le clonage, une personne s’arrogele droit de déterminer le programme génétique d’une autre, en la privant d’une part de sa liberté et en détruisant par là même le fondement de toute action morale,l’autonomiede la volonté. O n le voit : les défauts du nouveau paradigme viennent pour l’essentielde son excessive fidélité à ce que j’ai appelé la deuxième lignée des Lumières. Il reprend les thèmes et quelquefois même le vocabulaire de cette lignée,au lieu d’en repenser les présupposés. Il est clair, d’autre part, qu’un retour pur et simple à la première lignée n’estni possible ni souhaitable.En réalité,les deux lignées se sont révélées insuffisantes.La première lignée, associée à la pensée de gauche,a toujours eu une tentation angéliste,en surestimantle rôle de la société et quelquefois en oubliant que l’homme avait aussi un corps. C’est un reproche qu’on ne peut pas faire à la deuxième lignée,associée à la pensée de droite,et qui a connu son 65 apothéose aux Jeux Olympiques de 1936,quand Hitler a poussé jusqu’auparoxysme homosexuel la passion hellénique pour les beaux corps. Et si on faisait une expérience transgénique originale, en croisant les deux lignées ? Peut-être pourrions-nous atteindre quelque chose comme une synthèse,qui,d’une part, rendrait plus robuste le matérialisme de la première lignée,en l’affranchissantde son côté gnostique,antiphysis, et,d‘autrepart, rendrait la deuxième lignée plus sensible à la dimension sociale.Dans cette pensée synthétique,il n’yaurait plus de déterminisme - ni le déterminisme économique,typique de la première lignée,ni le déterminisme du génome, typique de la deuxième lignée. Tous seraient conscients de l’influence, de la pesanteur, de la matérialité du patrimoine génétique. Mais personne n’oublierait que, s’il y a bien une prédisposition génétique pour le cancer,aucun savant n’a encore découvert le gène du capitalisme, et que c’est le capitalisme qui actualise cette prédisposition génétique, en créant et faisant prospérer l’industriedu tabac. Cette nouvelle synthèse devrait permettre aussi de réconcilier deux conceptions de l’autonomie,qui nous ont été léguées par les Lumières.D’unepart, il y a l’autonomie de l’espèce. En tant qu’être générique, Gattungswesen,dans les mots de Marx,l’hommedevient autonome lorsqu’ilassume son destin,refuse la transcen66 dance,devient en quelque sorte un démiurge.C’est l’autonomie de Prométhée. Elle s’inscritdans l’horizon de l’actuelle recherche génétique, pour laquelle l’homme prend la place de Dieu.D’autrepart,il y a l’autonomiede l’hommeen tant qu’individu,titulaire de droits,membre d’une communauté politique. C’est l’autonomiede l’esclave qui se libère de ses chaînes, du citoyen qui gère les affaires de sa cité. C‘est l’autonomiede Spartacus. Les deux versants du concept d’autonomie ne coïncident pas nécessairement.Le rêve surhumain de conquérir l’autonomie de l’espèce est trop souvent un projet autocratique. C’était le rêve du rabbi Judah Ben Loew, créateur du Golem,ou de Victor Frankenstein,créateur d’un monstre qui n’avait même pas de nom. C’était le rêve de Hitler, et celui de Pol Pot. Pourtant ces deux versants sont nécessaires. Sans son visage prométhéen,l’hommedevrait renoncer à son désir immémorial de dépasser ses limites, de vaincre la maladie,la décrépitude et la mort.La biologie actuelle est au service de ce désir. Mais sans l’autonomieindividuelle,le désir devient pulsion de mort, Ed- und Macbttrieb, instrument d’exterminationet d‘asservissement. La synthèse ne pourra se faire que politiquement,par l’intermédiairedes instances démocratiques appropriées, nationales ou mondiales. Seul le débat démocratique a la 67 légitimité pour arbitrer entre les deux lignées.Contre le dogmatismede la première lignée,il faut fairevaloir l’ouverture et l’indéterminationprincipielle de la démocratie délibérative. A la dictature du gène, il faut opposer la suprématie du demos. Seul l’espacepublic peut créer les conditions pour qu’advienneun homme vraiment nouveau, suffisamment courageux pour vivre dans un monde sans transcendance, suffisamment humaniste pour ne pas transformer la pédagogie en dressage,et suffisamment démocratique pour ne pas remplacer la politique par la biologie. 68 Philosophie, science et éthique : aspects d’un problème Luca M.Scarantino Proclamée à l’initiative de la Fédération internationale des sociétés de philosophie,la première Journéeinternationale de la philosophie a été célébrée à l’Unesco le 21 novembre 2002. Dans son programme, une Table ronde consacrée à Science,philosophie et éthique. C’est de cette rencontre,et des discussions qui l’ontsuivie,qu’émanent les textes que l’onréunit ici. Quelque temps avant la date fixée pour cette manifestation,Jérôme Bindé, directeur de la Division de la philosophie de l’Unesco, avait proposé à Maurice Aymard, Secrétaire général du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, d‘associer le Conseil à ces assises philosophiques,assumant la conception et l’organisationd’une des sessions dans lesquelles s’articulaitle programme de la journée.Je fus par la suite contacté par Mme Mika Shino,qui suivaitla préparation de cet événement depuis la Division de la philosophie,et qui me proposa de réunir quelques collègues autour du sujet qui est devenu,depuis,le titre de ce volume.Cette proposition venait s‘inscriredans une série de préoccupations alors très vives au sein du Conseil. I1 s’agissait d‘aborder les problèmes inédits soulevés à l’échelleglobale par l’avancementextrêmement rapide de la recherche scientifique et, en même temps,d’envisager les nouvelles responsabilités que ce progrès technologique adosse aux pratiques scientifiques.Or j’avais assisté, quelques mois auparavant,à la séance de clôture d’un séminaire sur la pensée libérale que dirigeaient au CREA Jean Petitot et Philippe Nemo. Lors de cette séance,une intéressante discussion s’était engagée dans l’auditoire à partir d’une communication de Jean-Pierre Dupuy, opposant deux visions d‘avenir,d‘une part un ((catastrophisme éclairé ))et, d’autre part, une confiance critique mais ferme dans le pouvoir de la science. Le souvenirde cette journée était encore vif lorsque la proposition de l’Unescovint susciter une nouvelle occasion de rencontre,qu’onimagina,avec Maurice Aymard, ouverte à des horizons culturels et disciplinaires variés. Quelques circonstances favorables devaient influer sur la mise au point du programme. 70 Les spécialistes sollicités souscrivirent immédiatement à notre proposition.Jean-PierreDupuy et Gérard Toulouse,l’unet l’autreà Paris,marquèrent aussitôt leur accord. Par ailleurs, nous venions alors de rentrer de Cotonou où,à l’initiativede Paulin Hountondji et en liaison avec l’Assembléegénérale du Conseil,un colloque sur (< La rencontre des rationalités )) avait réuni des savants venant de plusieurs pays d’Afrique (les textes essentiels de cette réunion ont été publiés par la suite dans un numéro spécial de la revue Diogèm). Nous demandâmes à Paulin Hountondji de porter le regard d’unchercheur africain qui avait fait de l’oppositionau relativisme de l’ethnophilosophie l’un des axes de sa contribution intellectuelle. Puis, grâce à la complicité amicale de Frances Albernaz, elle aussi à la Division de philosophie de l’Unesco,il nous fut possible d’obtenir l’accord de Sergio Paulo Rouanet. * Rédigés à partir d’expériencesdifférentes, les écrits que l’on réunit ici reflètent une multiplicité de regards essentielle pour reconnaître, avant même de penser à résoudre, la foule de problèmes nouveaux que pose le repoussement progressif des barrières techniques. O n verra se succéder des expressions comme principe de précaution,nouvel équilibre entre responsabilité individuelle et action collective, expériences de modification géné71 tique et savoirs traditionnels,prolifération et missions de comités éthiques, ... Cette diversité de thèmes suffirait pour témoigner de la vitalité du débat actuel sur les enjeux philosophiques,économiques et politiques soulevés par l’accélération technologique. Les pages qui suivent en examinent quelques volets majeurs. Dans sa réflexion sur les rapports entre rationalité scientifique et raison pratique,Jean-PierreDupuy vise,à l’aide de trois études de cas, l’écart existant entre la démarche rationnelle propre à la recherche (au savoir) et la logique de l’action,qui semble obéir à des règles et à des normes différentes.Le problème se pose de réconcilier aujourd’hui une action collective aux effets de plus en plus grandioses et écrasants et une rationalité scientifique reconnue comme valide et efficace, mais qui est fondée sur un concept de prévision auquel semblent échapper la complexité et l’irréversibilitédes transformations engendrées par la technologie contemporaine. Dans ce décalage se trouvent toute la place et l’avenirde la science dans la culture et, dirions-nouspresque,dans la mentalité collective contemporaine. L‘enjeu est historique et politique en même temps que philosophique.Paulin Hountondji étudie une répartition du travail scientifique qui,à l’échelleinternationale, centralise la recherche à des endroits privilégiés, instaurant une forme subtile de dépendance au détri72 ment d’autres régions,marginalisées et ( ( extraverties D. Les effets de cet appauvrissement scientifique dépassent largement le niveau savant,ils affectent l’ensemblede la vie intellectuelle,de l’organisationsociale et économique et des structures politiques des régions concernées - en l’occurrence,du continent africain. C e déséquilibre croissant désenchaîne aujourd‘hui des formes troublantes de rétroaction sur les pays dominants, et semble appeler à une révision profonde de cette organisation. Les racines de ce déséquilibre sont complexes,et puisent loin dans l’histoire.Au cœur de la culture moderne, l’idéalrationnel des Lumières est remis dans une perspective critique et historique par Sergio Paulo Rouanet,qui en examine l’héritage à l’aune dun matérialisme biologique et technologique dont nous percevons aujourd’hui les opportunités en même temps que les dangers. C’est toute l’ambivalencedun matérialisme qui fut jadis libération révolutionnaire de l’hommeet qui autorise aujour&hui des extrêmes qui prétendent échapper à tout contrôle éthique,donc social,au nom dune faisabilité technique conçue comme souveraine et inviolable. Ce sont des modèles mêmes de notre vie associée qu’onretrouve sous la double (< lignée ))intellectuelle issue des Lumières. Finalement,c’estsur le caractère wergsei de la science que s’interroge Gérard Toulouse, retraçant d’abord le détachement progressif entre science et moralité, qui a 73 conduit les scientifiques à se défaire progressivement de la responsabilité sociale de leurs disciplines,puis plaidant pour une éthique qui imprègne l’ensembledes formes du savoir,comme un (( carrefour )) moral,voire un N espace de rencontre ».C’est un processus progressifde réévaluation morale qui,nous dit-il,doit être suscité et modérer les enjeux les plus pressants de la recherche technologique. La mission même des organismes à vocation éthique devrait s’inspirer de cette vision d’ensemble,et s’étendresur un vaste éventail de matières. * Si nous devions chercher un leitmotiv dans les contributions qui forment ce volume, nous l’indiquerions peut-être dans la tension irrésolue entre action collective et sentiment individuel de la responsabilité.Cet écart est le résultat dun basculement survenu dans la recherche scientifique :à l’origine mode pour assurer la survie de l’espèce humaine, elle est devenue une force suffisamment capable de transformer notre environnement biologique pour que les formes connues de vie associée en soient transformées de manière irréversible. Le cumul des connaissances semble avoir atteint, voire dépassé aujourd‘hui, un seuil critique, imposant une nouvelle distribution de la responsabilitéà l’échelle individuelle et collective.L‘effet de globalisation qu’on observe aujourd’hui doit être perçu, dans sa portée, au niveau de 74 chaque acteur individuel.C’est bien à ce niveau que l’on doit mesurer les effets de nos actions. Ce n’est donc pas un hasard si, parmi d’autres auteurs,le nom de Hans Jonas revient souvent dans ces pages. I1 s’agit bien d’expliciter les caractères essentiels d’uneéthique adaptée à notre civilisation technologique et globalisée,dans laquelle démarches et produits de la recherche sont indissociablement liés, et affectent l’ensemble des rapports humains. 75 Présentation des auteurs Jean-PierreDupuy (France) Philosophe et épistémologue, Jean-PierreDupuy est professeur de philosophie socialeet politique à l'Écolepolytechnique à Paris et à l'universitéde Stanford.I1 est également directeur de recherche au CNRS,basé au Centre de recherche en épistémologie appliquée (CRFA)qu'il a COfondé en 1982 à l'École polytechnique, et directeur du Groupe de recherche et d'intervention sur la science et l'éthique (GRISE) à l'Écolepolytechnique.I1 est aussi membre du Comité d'éthique et de précaution de l'INRAet a été élu en 2003 à l'Académiefrançaise des technologies. Ses travaux portent sur l'éthique et sur la philosophie de l'actionet des sciences,en particulier des sciencescognitives. Parmi ses derniers ouvrages : Avions-nous oziblié le mnl ? Penser la politique après le I I septembre (Bayard, 2003), Pour un catastrophisme éclairé (Seuil,2002),A u x origines des sciences Cognitives (La Découverte,1999), Les limites de la rationnlité, Tome I :Rntionalité, Éthique et Cognition (LaDécouverte,1997),Éthique et Philosophie de l'action (Ellipses, 1997),Libéralisme et justice sociale (Hachette/Pluriel, 1992). The Mechanization of the Mind, Princeton University Press, 2000. 77 Paulin Hountondji (Bénin) Philosophe,agrégé de philosophie et docteur ès lettres, né en 1942, Paulin Hountondji est professeur à l'université nationale du Bénin à Cotonou depuis 1972 et directeur du Centre africain des hautes études à Porto Novo. I1 a enseigné aux universités de Besançon, Kinshasa et Lubumbashi et a été ministre de l'Éducation, ministre de la Culture et de la Communication et chargé de mission auprès du Président du Bénin. Son domaine d'expertise est celui de la philosophie africaine - on lui doit notamment le concept d'ethnophilosophie. Au nombre de ses ouvrages figurent:Combatspour le sens. U n itinéraire afiicain (Éditions du Flamboyant, 1997),Afiica and theproblem of its identity (éditeur avec Alwin Diemer,Verlag Peter Lang, Frankfurt am MainBern-New-York, 1985), Sur la philosophie afiicaine. Critique de L'ethnophilosophie (François Maspero, 1977). Sergio Paulo Rouanet (Brésil) Philosophe, politologue et essayiste né en 1934, Sergio Paulo Rouanet est professeur à l'université de Brasilia. I1 a été formé en sciences juridiques,économie, science politique et philosophie. Également diplomate,il est ancien ministre de la Culture du Brésil et ambassadeur du Brésil en Allemagne, en République tchèque et en Suède.I1 est le fondateur de l'Institut culturel brésilien à Berlin. I1 est membre de l'Académie des lettres au 78 Brésil, et collabore au Jornal does Brasil et à la Folba de Siïo Paulo. Son œuvre reflète une préoccupation au sujet des vicissitudes que connaissent actuellement les valeurs héritées des Lumières. Parmi ses ouvrages : Os dez amigos de Freud (2 vol.) (2003),ImwogaçOes (2003),I d é a (2003),Moderno ephmoderno (1994), Teoria critics e psicandise (1983), O bomem e O discztrso -arqueologia de Michel Foucault (1971). Luca Scarantino (Italie) Chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS),depuis 1996 Luca Maria Scarantino est l’adjointdu secrétaire général du Conseil internationalde la philosophie et des sciences humaines (CIPSH). Spécialiste de la philosophie contemporaine italienne,ses recherches portent sur le rationalisme critique italien,sur les traditions épistémologiques italienne et française (GiulioPreti,JeanCavaillès,Federigo Enriques) et,à partir de là,sur les structures épistémologiques fondamentales de la violence.I1 a notamment traduit des ouvrages de Jean Cavaillès,Giulio Preti et Macedonio Fernindez. Parmi ses derniers livres ; Giulio Preti, Écrits pbilosophiques (Cerf,2O02), Ilpensiero JilosoJico di Giulio Preti (avec Paolo Parrini,Guerini,Milan, 2004) et Science et philosophie en France et en Italie entre les deuxguerres (avec Jean Petitot) (Vivarium,Naples,2001). 79 Dumas-Titoulet imprimeurs 42100 Saint-Etirnne Dépôt légal :novembre LOO4 Nad'imprimeur :41527 H Imprimé en Frmce