Philosophie, science et éthique - UNESDOC

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Publié en 2004 par :
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7,place de Fontenoy,75350 Paris 07 SP
Sous la direction de Moufda Goucha,Chefde la Section de la philosophie
et des sciences humaines,assistée de M
ika Shino et de Feriel Ait-Ouyahia
O UNESCO
Impriméen France
Sommaire
Rationalité scientifique et raison pratique
jeaiz-Pierre Dupzy
La science c o m m e elle va, le monde c o m m e il va
5
23
PauLiiz J. Hountondji
De l’homme-machineà l’homme-génome
49
Sergio Pado Kounnet
Philosophie,science et éthique :aspects dun problème
Luca M.Scarantino
69
Rationalité scientifique
et raison pratique
Jean-PierreDupuy
Introduction
L‘humanitéest devenue capable au siècle dernier de s’anéantir elle-même,soit directement par les armes de destruction massive, soit indirectement par l’altération des
conditions qui sont nécessaires à sa survie. Les catastrophesqu’entraînel’extensiondémesurée du pouvoir des
hommes sur le monde,et celles que provoque la violence
extrême qu’ilspeuvent exercer les uns sur les autres,entretiennent des rapports étroits. C’est ce que les événements
du 11 septembre 2001 ont tragiquement mis en lumière.
Face à ces défis majeurs,le politique semble bien démuni,
incapable qu’ilest par nature de voir loin dans le temps et
dans l’espace. Le droit,pour sa part,s’efforcede construire
un (< principe de précaution )) qui régulerait l’action
publique et privée face à ces ((nouveaux risques ))qui tou-
chent l'environnementet la santé,mais ses bases paraissent
très fragiles. Reste l'éthique,cette faible étincelle de sagesse
que la nature a allumée dans le cœur de l'homme.
Mais,dans une société séculière, où le lien social ne
repose plus sur le religieux,l'éthiquene peut faire fond que
sur les seules ressourcesde la raison humaine.Quel pouvoir
régulateur une telle éthique a-t-elleface au développement
scientifiqueet technique de l'humanitéqui repose en principe sur les mêmes ressources ? Si la raison pratique et la
rationalité scientifique entrent en conflit, devant quelle
instance faire appel ? Ces questions prennent une acuité
toute particulière avec les menaces qui touchent l'environnement,et le nouveau déséquilibre politique mondial. Par
exemple,s'il est vrai que le mode de développement actuel
du monde industrialisé ne peut être étendu ni dans le
temps ni dans l'espace du fait des contraintes écologiques,
comment penser les conditions d'une éthique et d'une justice internationalesanslesquelles le monde s'enfonceratoujours plus dans la violence ?
Ces questions, et bien d'autres,peuvent faire l'objet
dun débat philosophique rationnel,procédant par arguments et objections. En d'autres termes, il existe une
objectivité de l'éthique.C'est le rôle de la philosophie de
fonder cette objectivité. I1 n'est donc pas d'éthique sans
philosophie. Cette position n'a pas toujours eu droit de
cité dans le contexte intellectuel français. Le poids du
6
structuralisme et du post-structuralisme,ainsi que leurs
enterrements à répétition de la conception (( métaphysique ))du sujet ; la fermeture à peu près totale à la philosophie analytique,laquelle n’a jamais été soumise à la
tyrannie de la mort du sujet;la traque idéologique qui faisait que tout discours normatif était immédiatement
suspecté de dissimuler des intérêts sordides ou des positions de domination (la fameuse démarche (( généalogique », inspirée de Nietzsche) :tout cela a eu pour résultat que la philosophie morale,qui est le nom traditionnel
donné à l’éthique,est devenue une discipline morte en
France après la seconde guerre mondiale.Des éthiques (<
régionales >) se sont certes développées,comme l’éthique
des affaires et la bioéthique, mais, privées de la source
nourricière que constitue la philosophie,elles ont souvent
tendu à ressembler à un aimable bricolage. Cependant,la
situation est en train de changer rapidement,et la France
redécouvre la possibilité de la philosophie morale.
Ces questions sont immenses,et je me situerai,dans
le cadre de cette table ronde,à un niveau très artisanal.
Je m e propose d’illustrersur trois études de cas la possibilité de conflits entre ces deux normativités que sont la
rationalité scientifique et la raison pratique. Ces trois
études portent toutes sur la question des risques et de
l’incertitude. L‘aventure humaine est aujourd’hui en
crise, et la manifestation la plus visible de cette crise,c’est
7
un rapport nouveau à l’avenir,lequel n’a jamais paru
aussi (( incertain ». I1 y a une (( perte de confiance dans
l’avenir », entend-on dire souvent, et cette expression
semble en effet faire sens alors même que,prise au pied
de la lettre, elle ne signifie rien.
Première étude de cas :l’éthiquedes choix dans l’incertain n’estpas réductible au calcul des probabilités
Lorsque l’avenir est incertain, la rationalité scientifique dispose d’un outil extrêmement puissant,qui constitue la théorie moderne de la prudence, l’équivalent
pour l’âge scientifique de ce que fut laphronesis aristotélicienne :la théorie de l’utilitéespérée. Ces deux génies
mathématiques que furent John von Neumann et
Leonard Savage la concurrent pendant la seconde guerre
mondiale. C’est dans son cadre que tous les gestionnaires du risque de la planète pensent, calculent et raisonnent aujourd’hui,qu’ils travaillent sur la fiabilité d’un
programme scientifique et industriel de l’importancedu
programme Apollo ou qu’ils conçoivent de nouvelles
polices d‘assuranceadaptées aux progrès de la génétique.
Von Neumann et Savage s’étaient donnés pour tâche
daxiomatiser le comportement rationnel dans l’incertain.
Les axiomes qu’ils avaient dégagés paraissaient, en bons
axiomes,correspondre à l’évidence.Le résultat fondamen8
tal auquel ils aboutirent est le suivant : si un individu se
conforme à ces axiomes,alors tout se passe comme si son
comportementétait la solution dun problème de maximisation,faisant intervenir une fonction des gains et des pertes, nommée fonction d'utilité, et un ensemble de nombres que l'on peut interpréter comme des probabilités.Tout
se passe c o m m e si l'individu maximisait l'espérance mathématique de sa fonction d'utilité calculée avec les probabilités en question. Ces probabilités, Savage les qualifia de ((
subjectives ))pour bien signifier qu'elles ne correspondent
en rien à une quelconque régularité de la nature,mais simplement à une cohérencedes CIIOI.Y propres à l'agent.
Cette généralisation à vocation universelle du calcul
des probabilités sous-tendtout ce qui se pense aujourdhui au sujet des risques qui nous menacent,et le fameux
(
( principe de précaution )
) n'en constitue qu'un nouvel
avatar'.Je soutiens que la normativité propre à l'éthique
reste inaccessible à cette conception scientifique de la
prudence.
Je fais référence au concept de (( fortune morale ))en
philosophie morale.Je l'introduirai en contrastant deux
expériences de pensée. Dans la première, on dispose
dune urne qui contient deux tiers de boules noires cont1. C o m m e je le montre dans mon Pour ut2 uztastrophisineéclairi,
Seuil,2002.
9
re un tiers de boules blanches.I1 s’agit de tirer une boule
au hasard sans voir sa couleur et de parier sur celle-ci.I1
faut évidemment parier sur noir. Soit un nouveau tirage,
il faudra encore parier sur noir. I1 faudra toujoursparier
sur noir,alors même que l’onanticipe que dans un tiers
des cas en moyenne on est condamné à se tromper.
Supposons qu’une boule blanche sorte et qu’ondécouvre donc que l’ons’est trompé.Cette découverte aposteriori est-elle de nature à altérer le jugement que l’on
porte rétrospectivement sur la rationalité du pari que l’on
a fait ? Non, bien sûr, on a eu raison de choisir noir,
même s’il se trouve que c’est blanc qui est sorti. Dans le
domaine probabiliste,il n’ya pas de rétroactivité concevable de l’informationdevenue disponible sur le jugement de rationalité que l’onporte sur une décision passée faite en avenir incertain ou risqué. Or,c’est là une
limitation du jugement probabiliste dont on ne trouve
pas l’équivalentdans le cas du jugement moral.
Dans une soirée bien arrosée,un homme boit immodérément.I1 décide néanmoins,en connaissancede cause,
de prendre sa voiture pour rentrer chez lui. I1 pleut, la
chaussée est mouillée, le feu passe au rouge, l’homme
appuie rageusement sur le frein,mais un peu trop tard,sa
voiture s’immobilise,après un léger dérapage,au-delàdu
passage piétons. Deux scénarios sont possibles : il n’y
avait personne sur le passage. L‘homme en est quitte
10
pour une bonne frousse rétrospective.O u bien : l’homm e renverse un enfant et le tue. Le droit,bien sûr,mais
surtout la morale, ne porteront pas le même jugement
dans l’unet l’autrecas. Variante : l’hommea pris sa voiture en étant sobre.Il n’a rien à se reprocher.Mais il y a
un enfant qu’ilrenverse et tue,ou bien il n’yen a pas.Ici
encore,l’issueimprévisible rétroagit sur le jugement que
l’on porte sur la conduite de cet homme et aussi sur le
jugement qu’ilporte lui-mêmesur sa propre conduite.
Voici un exemple plus complexe dû au philosophe
britannique Bernard Williams’, que je simplifie fortement.U n peintre - nous le nommerons ((Gauguin ))par
commodité - décide de quitter sa femme et ses enfants,
et de partir pour Tahiti afin de vivre une autre vie qui lui
donnera la chance,espère-t-il,de devenir le génie de la
raison d’agir ainsi ?
peinture qu’ilambitionne d‘être. A-t-il
Est-ilmoral d’agir ainsi ?Williamsdéfend avec beaucoup
de subtilité la thèse que,s’il y a une justification possible
de son acte,elle ne peut être que rétrospective. Seuls le
succès ou l’échec de son entreprise nous permettront lui permettront - de porter un jugement. Or,le fait que
Gauguin devienne ou non un peintre de génie est en partie une question de chance - la chance d‘être capable de
2. Bernard Williams, Molid Luck, Cambridge University Press,
1981.
11
devenir ce que l’ona l’espoird‘être. Gauguin,en prenant
sa décision douloureuse,ne peut pas savoir ce que l’avenir
lui réserve, comme l’on dit. Dire qu’il fait un pari serait
incroyablement réducteur. Dans son aspect paradoxal,le
concept de (( fortune morale ))vient précisément combler
un manque dans la manière dont nous pouvons décrire ce
qui est en jeu dans ce type de décision dans l’incertain.
C o m m e le Gauguin de Bernard Williams,mais à une
tout autre échelle,l’humanitéprise comme sujet collectif
a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune
morale. I1 se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elletrouve les moyens
de les éviter, de les contourner ou de les dépasser.
Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne
pourra être que rétrospectif.Cependant, il est possible
d‘anticiper,non pas le jugement lui-même,mais le fait
qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on
saura lorsque le ((voile d’ignorance))qui recouvre l’avenir sera levé. I1 est donc encore temps de faire que jamais
il ne pourra être dit par nos descendants :((trop tard !»,
un trop tard qui signifierait qu’ils se trouvent dans une
situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est
possible. C’est Ldnticipation de La rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture que j’ai nommée le
(
( catastrophisme éclairé ».
12
Deuxième étude de cas :prévoir les conséquences de nos
actes,une obligation morale impossibleà satisfaire
Je partirai d’un texte de l’undes maîtres du (( conséquentialisme ))j américain, Samuel Scheffler, intitulé
(
( Individual Responsibility i
n a Global Age »’. I1 y défend
la thèse que,s’il est possible de concevoir notre responsabilité dans la situation nouvelle qui est la nôtre,et qu’ilcaractérise comme une situation de globalisation des menaces,
ce concept ne peut être fournique par le conséquentiaiisme.
La morale de sens commun y est tout à fait impropre.
Je résumel’argumentationde Scheffler.La morale du sens
commun-et ceci peut expliquerque les élémentsnon conséquentialistesy occupent une place importante -, est ancrée
dans une phénoménologie de l’actionqui correspond à ce
qu’aété l’expériencecommune de l’humanitétout au long
de son histoire et ce jusqu’àun passé récent.L‘expérience
commune faisait tenir pour une évidence que : 1) les actes
sontplus importantsque les omissions ; 2)les effets proches
3.Le conséquentialisme designe l’ensembledes doctrines éthiques
qui apprécient la valeur morale d’un acte à ses consequences :et. plus
précisément,à la contribution que celles-ciapportent à la mLximisacion d’unegrandeur qui mesure l’utilitégénérale,le bien-ètrecollectif, le ((plus grand bonheur du plus grand nombre », selon le cas.Une
doctrine non conséquentialiste,par contraste,appréciera par exemple
la valeur morale d u n acte à sa conformité à une norme.
4.Social Pl,ilosophy &Policy i2,1,hiver 1995.
13
sont beaucoup plus visibles,et donc comptentplus,que les
effets lointains ; 3)les effets individuels ont plus d'importance que les effets de groupe ou effets de composition.
Les traits, foncièrement non conséquentialistes,de la
morale du sens commun qui reflètent directement cette
phénoménologie de l'actionordinaire sont :1) Les devoirs
tu ne tueras point D)ont priorité absolue sur les
négatifs (((
devoirs positifs (((
tu viendras en aide à ton prochain .)k
O n a plus de responsabilité par rapport à ce que l'on fait
que par rapport à ce que l'onlaisse faire. O n ne cause pas
de mal à un innocent même si c'est la condition sine qua
non pour alléger les souffrances de dix autres ; 2)on a des
obligations particulières, spéciales,par rapport à ses proches qu'on n'a pas par rapport au reste de l'humanité.
Cette conception restrictive de la responsabilité normative est devenue totalement inadaptée à notre situation actuelle. Les devoirs positifs sont devenus aussi
importants que les devoirs négatifs. Pour le conséquentialiste, la distinction entre tuer par un acte individuel
intentionnel et tuer parce qu'on ne se soucie que de son
bien-être égoïste de citoyen d'un pays riche, tandis que
les autres meurent de faim,est de moins en moins tenable. Nous devons nous soucier de toutes les conséquences de nos actions,et non seulement des plus proches ni
des plus visibles. Dans son ouvrage fondamental Le
Principe Responsabilitp, le philosophe allemand Hans
14
Jonas,qui n’était pas conséquentialiste,abonde dans ce
sens et oppose cette situation nouvelle au monde traditionnel dans lequel personne n’était tenu responsable
pour les effets ultérieurs non voulus de son acte bien
intentionné,bien réfléchi,et bien exécuté.Le bras court
du pouvoir humain n’exigeaitpas le bras long du savoir
prédictip. ))Bien des menaces qui pèsent sur notre avenir
sont le résultat de la mise en synergie d’une multitude
d’actions individuelles minuscules dont chacune prise
isolément a des conséquences indécelables (songeons au
réchauffement climatique). La distinction entre omission et action perd tout sens : (( abstenez-vousde prendre votre voiture pour les déplacements en ville !», dit le
langage ordinaire. Si nous obtempérions,serait-ce une ((
abstention ))? Ce serait bel et bien une action au sens fort
que ce mot a par son étymologie :commencement non
causé,mise en branle de quelque chose de radicalement
nouveau dans le réseau des relations humaines,etc. Jonas
fait écho à cette extension démesurée de la portée de l’action et donc du champ de l’éthique en écrivant : ((
Aujourd’hui,la puissance humaine et son excédent par
rapport à toute préconnaissance certaine des conséquences ont pris de telles dimensions que le simple exercice
(
(
5. Hans Jonas,Le Principe Respomabilité,Flammarion, 1995.
6 Op.cit., p. 30.
15
quotidien de notre pouvoir, qui constitue la routine de la
civilisation moderne - et dont nous vivons tous -, devient
un problème éthique:. H
Ce qui faisait la faiblesse du conséquentialisme au
regard de la morale du sens commun est qu’iln’attribue
aucune importance,ni même aucune signification,aux
distinctions qui sont si cruciales pour elle. Ce qui faisait
sa faiblesse est donc devenu sa force,et même son caractère d’uniquerecours,à en croire Schefflertout du moins.
M
a
i
s cette victoire est une victoire à la Pyrrhus.Les raisons qui expliquent la nécessité du recours au conséquentialisme sont celles-là mêmes qui expliquent son impuissance.La complexité de la chaîne causale qui relie actions
et conséquences n’estmaîtrisable ni au plan conceptuel (les
modèles de phénomènes complexes doivent eux-mêmes
être complexes,avec tous les traits afférents :sensibilité aux
conditions initiales,imprévisibilité,etc.), ni encore moins
en pratique.Elle rend vain tout espoir de procéder à un calcul des conséquences.Cela est évidemment fatal au conséquentialisme. Jonas, qui en est bien conscient, écrit :
(
( L‘extension de l
a puissance est également l’extensionde
ses effets dans lefitur. I1 en découle ce qui suit :nous ne
pouvons exercer la responsabilité accrue que nous avons
7.Hans Jonas,Pour une éthique du fitu., Payot-Rivages, 1998,
pp. 83-84.
16
dans chaque cas,bon gré mal gré,qu’àcondition daccroître aussi en proportion notre prévision des conséquences.
Idéalement,la longueur de la prévision devrait équivaloir à
la longueur de la chaîne des conséquences.Mais pareille
connaissance de l’avenirest impossible [...]D’.
La conclusion de Scheffler a un côté désespéré. La
conception normative de la responsabilité fondée sur la
morale de sens commun est complètement inadaptée à
notre situation actuelle. Et s’il y a une direction pour la
transformer de fond en comble,ce ne peut être qu’enadoptant une posture conséquentialiste.Malheureusement, il
n’ypas non plus de salut de ce côté-là.Conclusion :c’est
la notion même de responsabilité qui se retrouve sans
aucun fondement,au plan de l’éthiquetout au moins.
Pour sortir de cette impasse, Jonas propose une
éthique du futur ». Celle-ci n’estpas l’éthiquequi prévaudra,non plus que celle qui devrait prévaloir à l’avenir.
C’est l’éthiquequi se construit lorsqu’onregarde le présent,notre présent, du point de vue de l’avenir. Cette
inversion est ce qui fait,sur le plan métaphysique,la parfaite spécificité,l’originalitéprofonde et la beauté de l’éthique proposée par Jonas.Celui-ciécrit :((Qu’est-ce qui
peut servir de boussole ? L‘anticipation de la menace ellec(
8. Ibid.,p. 82.
17
même !C'est seulement dans les premières lueurs de son
orage qui nous vient du fitur, dans l'aurore de son
ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux
humains, que peuvent être découverts les principes
éthiques,desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau.n9.
Le coup de force tenté par Jonaspeut se résumer ainsi.
L'excès de notre puissance sur notre capacité de prévoir les
conséquences de nos actes tout à la fois nous donne 1'0bligation morale de prévoir l'aveniret nous rend impossible de le faire. Pour sortir de cette aporie,Jonas se place
d'emblée dans l'avenir,c'est-à-dire au terme arrêté de
façon provisoire dune histoire toujours continuée. Le
temps se trouve alors comme figé dans une boucle qui
relie le présent à l'avenir,et l'avenirau présent.J'ai tenté,
dans mes propres travaux,d'illustrerla cohérence de cette
métaphysique". Je ne peux rien en dire ici.
Troisième étude de cas :le réel et le possible
Toutes les peurs de l'époque semblent s'être réfugiées
dans un seul vocable,la ((précaution ». Malheureusement,
lorsque le principe de précaution énonce que l'incertitude
scientifique ne doit pas retarder la mise en œuvre d'une
9.Le Principe Responsabilité, op. cit., p. 16.Je souligne.
10.Pour un catastrophisme éclairé, op. cit.
18
politique de prévention,il se trompe complètement sur
la nature de l’obstaclequi nous empêche d‘agir. Ce n’est
pas l’incertitude,scientifique ou non, qui est l’obstacle,
c’est l’impossibilitéde croire que le pire va arriver. Il y a
de la naïveté à faire dépendre la mise en œuvre du principe de précaution de (( l’absence de certitudes, compte
tenu des connnissances scientiyques et techniques du
moment D, ainsi que le fait la loi française sur l’environnement. Il est ainsi sous-entendu qu’un effort de la
recherche scientifique pourrait venir à bout de l’incertitude en question,qui ne serait là que de façon purement
contingente. Or,dans le cas des écosystèmes comme
dans celui des systèmes techniques, l’impossibilité de
prévoir les conséquences lointaines de nos actes n’estpas
due à l’insuffisance temporaire de nos connaissances.
C’est une impossibilité de principe qui résulte de la complexité intrinsèque de ces systèmes. Les cas ne sont pas
rares où la recherche scientifique accroît l’incertitude,
au
lieu de la réduire, précisément parce qu’elle nous fait
découvrir des complexités inattendues.
La précaution se présente comme une nouvelle façon
de décider face h un avenir incertain.Mais posons-nousla
question de savoir quelle était la pratique des responsables
et des gouvernements avant que l’idéede précaution voie
le jour.Mettaient-ils en place des politiques deprévention,
cette prévention par rapport à laquelle la précaution
19
entend innover? Pas du tout, ils attendaient simplement
que la catastrophe arrive avant d’agir - comme si sa venue
à l’existenceconstituait la seule base factuelle légitimant
qu’onse permette de la prévoir,trop tard évidemment,
Même lorsqu’on sait qu’elle va se produire, la catastrophe n’estpas crédible,tel est l’obstaclemajeur. Sur la
base de nombreux exemples,un chercheuranglais a dégagé
ce qu’il appelle un (( principe inverse d’évaluation des
risques )):la propension d‘une communauté à reconnaître l’existence dun risque serait déterminée par l’idée
qu’elle se fait de l’existence de solutions. Remettre en
cause ce que nous avons appris à assimiler au progrès
aurait des répercussions si phénoménales que nous ne
croyons pas que la catastrophe est devant nous.I1 n’ya pas
d‘incertitude,ici,ou si peu. Elle est tout au plus un alibi.
C o m m e la tragédie du 1 1 septembre 2001 l’aura
illustré de façon saisissante,c’est non seulement le savoir
qui est impuissant à fonder la crédibilité,mais c’est aussi
la capacité de se représenter le mal, ainsi que la mobilisation de tous les affects appropriés. Le critique de ciném a Samuel Blumenfeld,sous le titre ((Hollywood digère
l’attaque du 1 1 septembre », l’a bien montré : (( Cette
attaque terroriste puise dans notre mémoire, en partie
nourrie par le cinéma de destruction hollywoodien,
intronisé brutalement prophète d’une tragédie qu’ilavait
20
maintes fois mise en scène,sansjamais oser la croirepossible. )) (LeMonde, 9/10/2001).
Au-delà de la psychologie, la question de la catastrophe future engage toute une métaphysique de la temporalité. Le monde a vécu la tragédie du 11 septembre,
moins comme l’inscriptiondans le réel de quelque chose
d’insensé,donc d’impossible,que comme l’irruptiondu
possible dans l’impossible.La pire horreur devient désormais possible,a-t-ondit ici et là. Si elle devient possible,c’estqu’ellene l’étaitpas. Et pourtant,objecte le bon
sens,si elle s’estproduite,c’estbien qu’elleétkt possible.
Bergson décrit les sensationsqu’iléprouva le 4août 1914
en apprenant la déclaration de guerre de l’Allemagneà la
France : (( Malgré mon bouleversement, et bien qu’une
guerre, même victorieuse,m’apparûtcomme une catastrophe,j’éprouvais... un sentiment d‘admiration pour
la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’uneéventualité aussi
formidablepût faire son entrée dans le réel avec aussi peu
d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait
tout. )) Or,cette inquiétante familiarité contrastait violemment avec les sentiments qui prévalaient avant la
catastrophe.La guerre apparaissaitalors à Bergson ((toat 2
lafiis c o m m eprobable et c o m m e impossible :idée complexe
et contradictoire,qui persista jusqu’àla date fatale.
)
)
21
En réalité, Bergson démêle très bien cette apparente
contradiction. C’est lorsqu’ilréfléchit sur l’œuvred’art :
(
(Je crois qu’on finira par trouver évident que l’artiste
crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre », écrit-il. O n hésite à étendre cette
réflexion à l’activitédestructrice. Et pourtant,il est aussi
permis de dire des terroristes qu’ilsont créé du possible
en même temps que du réel.
Le temps des catastrophes, c’est cette temporalité en
quelque sorte inversée. La catastrophe,comme événement
surgissantdu néant,ne devient possible qu’ense ((possibilisant », pour parler comme Sartre qui,sur ce point,aura retenu la leçon de son maître Bergson.C‘est bien là la source de
notre problème. Car,s’il faut prévenir la catastrophe,on a
besoin de croire en sa possibilité avant qu’ellese produise.
Si,inversement,on réussità la prévenir,sa non-réalisationla
maintient dans le domaine de l’impossible,et les efforts de
prhention en apparaissent rétrospectivement inutiles.
Après l’explosion de la première bombe atomique,
Einstein eut ce mot célèbre : ((En libérant les forces de l’atome,nous avons tout changé,saufnotre manière de penser le monde,et nous dérivons vers des catastrophesinouïes
». Ce qui précède montre que ce n’est pas seulement l’éthique que nos pouvoirs nouveaux sollicitent au-delàde ce
dont elle est capable,mais peut-êtreaussi la philosophie la
plus fondamentale-je veux dire la métaphysique.
22
La science c o m m e elle va,
le m o n d e c o m m e il va
Paulin J. Hountondji
La science comme elle va
Questions refoulées
Je voudrais commencer par décrire comment nous
faisons de la science hors d‘Europe, hors d’occident.
Une telle question peut paraître saugrenue. En général,
on ne la pose pas. O n se contente de constater les progrès réalisés,le rythme impressionnant de l’accumulation
du savoir à l’échelle mondiale.O n ne s’interrogepas sur
les modalités de cette accumulation, la contribution
respective des différentes régions du monde, les conditions réelles du travail scientifique à la périphérie du système, la manière dont est géré, à l’échelle mondiale, le
capital ainsi produit, les déséquilibres dans la production,dans l’accumulationet dans la gestion du savoir.
Au Sud comme au Nord, ces questions sont d'habitude refoulées.En Afrique,nous nous interrogeons rarement, dans nos laboratoires et cabinets d'étude, sur le
sens de notre pratique d'hommes de science,sa fonction
réelle dans l'économie d'ensemble du savoir, sa place
dans le procès de production des connaissances à l'échelle
mondiale. Nous ne mettons pas en cause les rapports
actuels de production scientifique à l'échelle mondiale.
Nous ne les mettons pas en cause parce qu'en réalité,
nous n'en sommes pas vraiment conscients. Notre seule
ambition est d'être nous-mêmes performants et assez
productifs pour être acceptés, connus et reconnus par
nos pairs occidentaux.Étant donné cette ambition,nos
seules préoccupations sont d'ordre quantitatif. Nous
déplorons l'insuffisance des équipements,de la documentation et d'autres outils de travail qui auraient permis à nos laboratoires,à nos équipes de recherche et à
nous-mêmes d'être beaucoup plus compétitifs. Nous
déplorons,non sans raison,nos mauvaises conditions de
travail et de rémunération. Mais nous ne nous interrogeons pas,par exemple,sur l'origine des appareils et autres
équipements qui peuplent nos laboratoires, les motivations réelles derrière le choix de nos sujets de recherche,le
destin des résultats de recherche,le lieu géographique où,
et la manière dont ils sont consignés,gérés, capitalisés, la
manière dont ils sont,le cas échéant,appliqués, les liens
24
complexes entre cette recherche et l’industrie,entre cette
recherche et l’activité économique en général. Nous restons à mille lieues des questions du genre : à quoi sert
notre travail intellectuel ? A qui profite-t-il? Comment
s’insère-r-idans
l notre propre société ? Dans quelle mesure
nos peuples parviennent-ilsà s’en approprier eux-mêmes
les résultats ?
Si l’on s’avisede poser ces questions,de libérer ces
interrogations habituellement refoulées, on s’aperçoit
très vite que la différence n’estpas seulement quantitative,
mais qualitative,entre l’activitéscientifique en Afrique et
cette même activité dans les métropoles industrielles.La
différence ne concerne pas seulement les niveaux de
développement de la science ici et là-bas,mais la maniète dont celle-ci fonctionne,son mode d’articulation aux
autres secteurs d’activité,sa finalité pratique.D’un mot,
je redirai ici ce que j’ai déjà dit et répété ailleurs : la
recherche en Afrique, et plus généralement au Sud,est
encore,dans l’ensemble,une activité extravertie,tournée
vers l’extérieur,ordonnée et subordonnée à des interrogations venues d’ailleurs et aux besoins et intérêts qui,
directement ou indirectement, motivent ces interrogations,au lieu d’être auto-centréeet de répondre en priorité aux questions posées,directement ou indirectement,
par les sociétés concernées elles-mêmes.
25
Un péché originel
Je ne m’attarderai pas sur les origines de la science
moderne dans le Tiers-Monde,en ce qui la distingue des
savoirs dits traditionnels.Ces origines coloniales ou semicoloniales expliquent sûrement le caractère originellement extraverti de l’activitéscientifique à la périphérie.
Économiquement, en effet, la colonie fonctionnait
comme un réservoir de matières premières destinées à alimenter les usines de la métropole. D e même,elle fonctionnait, sur le plan scientifique, comme un immense
réservoir de faits nouveaux, recueillis à l’état brut pour
être communiqués aux laboratoires et centres de recherche métropolitains qui se chargeaient,et pouvaient seuls
se charger,de les traiter théoriquement,de les interpréter,
de les intégrer à leur juste place dans le système d’ensemble des faits connus et reconnus par la science.La colonie
manquait de laboratoires comme elle manquait d’usines.
Ce qui faisait défaut dans les deux cas,ce qui,grosso modo,
n’avaitjamais lieu à la colonie mais toujours en métropole, c’était le procès de tranrformation, le travail sur la
matière brute nécessaire pour créer de la valeur ajoutée.
La colonie n’avaitque faire,pensait-on,de ces lieux spécialement aménagés pour le travail conceptuel, de ces
bibliothèques savantes ou,le cas échéant,de ces équipements sophistiqués, nécessaires pour la transformation
des faits bruts en connaissancesvérifiées - ce qui s’appel26
le l’expérimentation.En revanche,les laboratoires métropolitains trouvaient, à la colonie, une source précieuse
d’informationsnouvelles,une occasion irremplaçable de
créer des banques de données nouvelles,point de départ
de connaissances nouvelles.
Les cbmigements et lezirs limites
La question à poser aujourd‘hui est donc la suivante :
avons-nousdépassé ce stade,et si oui,dans quelle mesure ?
I1 est clair qu’avec la décolonisation,la situation a changé.Ni le vide industriel,ni le vide théorique ne sont plus
aujourd’hui aussi criards qu’autrefois.Nous avons un
tissu industriel qu’on ne peut pas tenir pour rien. De
même, nous avons des universités et des centres de
recherche dont certains,est-ontenté de dire,n’ontrien à
envier à ceux des grandes métropoles industrielles.
Personne n’ignore cependant que la multiplication des
usines n’apas conduit à un authentique développement,
mais au mieux,à ce qu’ona appelé une ((croissance sans
développement.))L‘implantation des chaînes de montage
de voitures et d’autres unités industrielles du même
genre,continue d‘obéir à une logique de l’extraversion.
L‘industrie néo-coloniale reste massivement déterminée
par les besoins des classes aisées de la périphérie,besoins
identiques,en substance,à ceux des groupes sociaux dirigeants de la métropole. En ce sens, elle vise à produire
27
des biens de consommation de luxe destinés aux minorités privilégiées,plutôt que des biens de consommation
de masse.
Mutatis mutandis, je disais volontiers,voici quelques
années,que la multiplication,à la périphérie, des structures de production intellectuelle et scientifique, loin de
mettre fin à l'extraversion,a eu pour fonction jusqu'ici,au
contraire,de rendre plus faciles le drainage de l'information,la marginalisation des savoirs traditionnels et I'intégration lente,mais sûre,de toute l'information utile disponible dans le Sud au procès mondial de production des
connaissances. J'observaisque ce processus était géré et
contrôlé par le Nord. Dans ces conditions, les structures
de production scientifique à la périphérie m'apparaissaient
en dernière analyse comme des structures d'« import-substitution ))au même titre que les chaînes de montage de
biens d'équipement. Loin de mettre fin à l'extraversion,
elles la renforçaient au contraire, accentuant du même
coup la dépendancede la périphérie vis-à-visdu Centre.Je
ne renierais pas aujourd'hui cette analyse, même s'il
convient de la nuancer sur quelques points.
constats et hypothèses
Entre autres indices persistants de la dépendance,on
citera donc les faits suivants :le fait que l'activité scienti28
fique,dans nos pays,reste largement tributaire des appareils de laboratoirefabriquésailleurs,des bibliothèques et
archives situées en Europe ou en Amérique du Nord,des
revues scientifiques et autres périodiques publiés au
Nord ; le fait que nous nous croyions nous-mêmesobligés de publier nos résultats de recherche dans des revues
nordiques, et que les quelques périodiques spécialisés
créés par nos universités et nos sociétés savantes soient
plus lus à l’étrangerque dans nos propres pays,en raison,
tout simplement,de la concentration massive du lectorat
scientifiquedans les pays industrialisés; la tendance massive de la recherche,dans les pays de la périphérie,à s’enfermer dans le particulier, ce qui conduit par exemple
l’historien,le sociologue,le philosophe africains à se
croire obligés de faire de l’histoireafricaine,de la sociologie africaine, de la ... (< philosophie africaine (quel
que soit le sens que l’on donne à cette expression)’ ; la
)
)
1. Le rapport 2 l’Afrique n’est pas le même dans les trois cas.
L‘historien et le sociologueafiiimistes $tudient l’histoireet la sociologie de l’Afrique,et ils en ont le droit. Ce qu’on récuse ici,c’estl’obligation où se croient l’historien et le sociologue africains d’être des
africanistes,c’est-à-diredes spécialistes de l‘Afrique - comme s’il n’y
avait aucun intérêt pour l’Africain à connaître,par exemple,I’histoire de l’industrialisation de l’Europe occidentale, de l’Amériquedu
Nord ou du Japon,ou à étudier de pr2s le fonctionnement d‘autres
sociétés.Transposé en philosophie,cet enfermementdevient insoutenable. Le philosophe africanistene fait pas la philosophie de l‘Afrique
29
fonction évidente de certains secteurs de la recherche qui
est d'être au service d'une activité économique qui reste
elle-mêmeprofondément extravertie et dépendante :par
exemple,dans le cas de la recherche agronomique,l'orientation, toujours aussi massive malgré la décolonisation,vers l'améliorationdes cultures d'exportation (palmier à huile,café, cacao,arachide,coton,etc.) au détriment des cultures vivrières,dont vit la grande masse des
populations locales.
Ainsi,nous utilisons dans nos laboratoires des équipements qui ne sont pas fabriqués sur place, mais importés
d'Europe ou d'Amérique. La plupart de nos ouvrages de
référence viennent également des pays nordiques. I1 y a
sans doute eu de ce point de vue, ces 40 ou 50 dernières
années,un progrès appréciable:nous avons un nombre de
plus en plus important d'universités et de centres de
recherche,où se fait parfois un travail intellectuel considé-
au sens d u n génitif objectif,il n'étudie pas l'Afriquecomme i'historien ou le sociologue, mais prétend restituer la philosophie de
l'Afrique elle-même,au sens du génitif subjectif, inventant ainsi le
mythe d'un sujet collectifqui serait le seul vrai. Sur ïidée de ((philosophie africaine )) et la critique de l'ethnophilosophie,on lira avec
intérêt Paulin J. Hountondji,Sur la «philosophiea3icaine >) :critique
de Iéthnophilosophie, Paris, Maspero, 1977 ; Id., The strug$e fir
Meaning :Reflections on Philosophy, Culture a n d Democracy in Africa,
Athens,Ohio University Press,2002.
30
rable,nous avons des annales d‘universités,nous avons de
plus en plus de revues scientifiquesspécialisées,nous avons
quelques maisons d‘édition.Mais on remarquera au passage que même ces publications locales,qui sont la plupart
du temps faites dans des langues européennes, sont lues
plus en Europe et en Amérique du Nord que dans les pays
mêmes. Le chercheur du Tiers Monde sait donc qu’ilécrit
d’abord pour un lectorat nordique. Et le système est tel
que,lorsqu’ilécrit un article, les comités dont dépend,le
cas échéant,sa promotion seront davantage impressionnés
si cet article a été accepté pour publication et effectivement publié dans un périodique spécialisé en France ou
aux États-Unisplutôt que dans une revue scientifique africaine ou asiatique. Donc,l’organisationmême de notre
système local nous pousse à rechercher la reconnaissance
de l’étrangeret,par suite,le dialoguevertical avec nos pairs
des pays occidentaux plutôt que l’échangeet le dialogue
horizontal avec les hommes de science, les femmes de
science et autres spécialistes de notre pays, de notre sousrégion ou de notre région. Notre activité scientifique est
ainsi extravertie dans un sens très précis : elle est tournée
vers l’extérieur,et dans le choix même de nos sujets et thèmes de recherche, nous cherchons moins, en Afrique, à
intéresser le public africain que le public non-africain,le
public dit ((international ))d’oùnous vient la consécration
que nous recherchons.
31
Le tourisme scientifque
O n trouvera parfaitement normal, dans ces conditions, un phénomène dont on s’est souvent scandalisé à
tort :le ((brain-drain». La fuite des cerveaux du Sud vers
le Nord n’est qu’unemanifestation accidentelle de l’extraversion globale de notre économie et, plus spécialement,de notre activité scientifique.Ceux qui partent,en
effet, ne sont pas les seuls : ceux qui restent sont pris,
indirectement, dans le même tourbillon. En toute
rigueur, tous les cerveaux du Tiers-Monde,toutes les
compétences intellectuelleset scientifiques sont portées,
par tout le courant de l’activité scientifique mondiale,
vers le centre du système. Quelques-uns ((s’installent N
dans les pays hôtes,d’autres font le va-et-viententre la
périphérie et le Centre, d’autres encore, dans l’impossibilité d‘effectuerle déplacement,survivent tant bien que
mal à la périphérie, où ils luttent tous les jours,avec un
succès variable,contre les démons du cynisme et contre
le découragement,les yeux cependant toujours tournés
vers le Centre d’oùviennent,pour l’essentiel,appareils et
instruments de recherche, traditions, publications,
modèles théoriques et méthodologiques,et tout le cortège
des valeurs et des contre-valeursqui les accompagne.
Forme mineure de cette fuite des cerveaux,le tourisme
scientifique SudiNord est aussi un indice de l’extraversion scientifique. Dans l’activité normale du chercheur
32
du Tiers-Monde,le voyage a toujours été une nécessité
incontournable.Le chercheur doit se déplacer physiquement, partir vers les grandes métropoles industrielles,
soit pour parfaire sa formation d’hommede science,soit,
une fois lancé son programme de recherche, pour le
poursuivre au-delàdun certain seuil. La question n’est
pas de savoir si de tels voyages sont agréables ou non. Le
vrai problème concerne la nécessité structurelle de tels
voyages,les contraintes objectives qui les rendent inévitables,et qui font du chercheur du Sud un nomade institutionnel.
De ce tourisme scientifique Sud/Nord,il faut soigneusement distinguer le tourisme scientifique NordNord. S’ilest vrai, en effet, que le mathématicien,I’économiste,l’historienfrançais,allemand,britannique sont
comme aspirés vers les États-Unis,comme celui du
Sénégal ou du Bénin est aspiré vers la France,les motivations sont loin d’être identiques : le tourisme scientifique Nord-Nord n’a ni le même sens,ni le même degré
de nécessité que le tourisme scientifique Sud-Nord.
Parce qu’il existe en Europe,qu’onle veuille ou non,et
plus généralement dans les vieux pays capitalistes,il existe
en France,en Allemagne,en Angleterre,un système de la
recherche parfaitement autonome qui se suffit à luimême.Le tourisme scientifique Nord-Nord n’adonc pas
la même nécessité structurelle que le tourisme scienti33
fique Sud-Nord : parce qu’il n’y a pas au Sud, ou du
moins dans le Sud ((classique », un système de la recherche autonome qui se suffirait à lui-même.
Le tourisme scientifique Nord-Sud n’a pas non plus
le même sens ni le même degré de nécessité :le géographe français n’allait pas aux colonies pour chercher des
livres,des revues scientifiques,des bibliothèques,des collègues avec qui discuter, des modèles théoriques et
méthodologiques, en un mot, des paradigmes scientifiques ; il y allait pour collecter des données et des informations nouvelles, et il revenait en France pour traiter
ces informations, dans des conditions qui lui permettaient d’enrichirle savoir existant,ce que Thomas Kuhn
appellerait (( la science normale ». Des pans entiers du
savoir contemporain sont nés de cet investissement
scientifique du Sud par le Nord. En sont issues des disciplines nouvelles, telles l’ethnologieou l’anthropologie
culturelle,les études orientales,les études africaines,etc.,
et des spécialisationsdiverses au sein des disciplines plus
anciennes. Le savoir ainsi constitué, le savoir sur
l’Afrique et le Tiers-Monde, échappe entièrement à
l’Afrique et au Tiers-Monde eux-mêmes. I1 est, au
contraire,systématiquement ramené vers le Nord,rapatrié, capitalisé, accumulé au Centre du système. Nulle
extraversion, par conséquent, dans le mouvement
Nord/Sud, mais simple détour stratégique au service
34
d‘une science qui reste basée au Nord,gérée et contrôlée
par le Nord.
Les savoirs eizdogènes
S’ilest un autre indice de l’extraversionscientifique,
il faut le chercher dans les politiques linguistiquesactuelles, caractérisées par l’usagedes seules langues européennes comme langues d’enseignement et de communication scientifique. Ces politiques, qui n’ont jamais été
sérieusement remises en cause dans l’immensemajorité
des pays d’Afriquesubsaharienne,montrent à l’évidence
le parti pris de choisir comme partenaires privilégiés les
locuteurs de ces langues,et d‘exclure du débat scientifique tous ceux qui ne les pratiquent pas.
Par rapport à cela,il faut s’interrogersur le destin des
savoirs et des savoir-faire(< traditionnels. )) Que deviennent ces savoirs dans le contexte actuel ? Que deviennent
ces vastes corpus de connaissances sur les plantes,les animaux,la santé et la maladie, dont l’étudea donné lieu à
la naissance de quelques-unes des disciplines nouvelles
signalées ci-dessus : l’ethnobotanique,l’ethnozoologie,
l’ethnomédecine,etc. ? A u lieu que ces savoirs se développent et gagnent en rigueur et en exactitude au contact
de la science exogène,ils ont plutôt tendance à se replier
sur eux-mêmeset à s’étioler.L‘intégration au processus
35
mondial de production des connaissances a ainsi pour
effet de marginaliser les savoirs anciens,voire, dans le
pire des cas, de les refouler hors du souvenir conscient
des peuples qui les ont,à un moment donné,produits'.
Des informateurs savants
Comment fonctionne,par rapport au savoir mondial
ainsi construit,le chercheur du Tiers monde ? J'ai observé
naguère que l'anthropologue africain d'aujourd'hui fonctionne un peu comme l'interprète semi-lettré de l'époque coloniale. L'ethnologue européen avait besoin
d'un interprète parce qu'il ne parlait pas lui-mêmela langue ; cet interprète comprenait tant bien que mal le français (ou l'anglais,quand il travaillait avec un anthropolo2.Sur toutes ces questions,on voudra bien se reporter,notamment,
à Paulin J. Hountondji,((L'appropriation collective du savoir : tâches
nouvelles pour une politique scientifique»,Genève-Afiique,vol.XXVI I
1, 1988,pp. 49-66; (< Recherche et extraversion :éléments pour une
sociologie de la science dans les pays de la périphérie N,Afique et due3 i4:AjÇica in the 1980s.
loppement lAjÇica Development,XV1988,n '
State a n d social sciences. Proceedings of the sixth general Assembh of
CODESRIA,pp. 149-158; ((Scientific dependence in Africa today )),
Research in Afiican literatures (Bloomington), vol. 21, no 3, 1990 :
pp. 5-15;(( Producing knowledge in Africa today N, Aficun Studies
Review (Atlanta), vol. 38,no 3,1995 :p. 1-10.O n lira aussi avec intérêt Paulin J. Hountondji (dir.), Les savoin endogènes :pistes pour une
recherche, Dakar :Codesria, 1994.
36
gue anglais) et,bien entendu,il comprenait parfaitement
les langues du pays : petit à petit, s’est constituée une
catégorie d’intellectuels locaux - on en trouvait beaucoup, par exemple, parmi les instituteurs de l’époque
coloniale ou parmi les commis expéditionnaires - qui se
substituaient simplement à l’anthropologue occidental
parce qu’ils avaient intégré le genre de questions que
posait d’habitudel’enquêteur anglais ou français, et ils
ont écrit des compendiums qui en eux-mêmes sont
extrêmement intéressants. Mais ce qu’il faut observer,
c’est que ces écrits étaient forcément,comme ceux des
enquêteurs occidentaux, destinés en priorité au public
métropolitain’.
Ainsi, dans l’économiegénérale du savoir anthropologique, l’anthropologue du Tiers-Monde fonctionne
aujourd’hui comme un informateur savant au service de
l’accumulationdu savoir au centre du système.O n pourrait même généraliser : le mathématicien,le biologiste,
l’économiste,tous les savantsdu Sud,quelle que soit leur
spécialité,fonctionnent un peu sur ce modèle.
~~
~~~
~~
3. CE Paulin J. Hountondji, (< Situation de l’anthropologueafricain : note critique sur une forme d’extraversion scientifique H, Revue
de l’Ii2stitutde sociologie,Université Libre de Bruxelles, 1988,no 3-4,
pp. 99-108.
37
Pour y changer quelque chose,pour corriger les excès
des rapports de production intellectuelle et scientifique à
l'échelle mondiale, il faut commencer par le commencement :mettre fin progressivement,mais résolument,aux
aspects les plus visibles de l'extraversionen réorientant,
par exemple, le discours des anthropologues indigènes
pour le destiner en priorité au public local. Si on fait cet
effort,on se rend compte très vite que les questions qui
paraissaient les plus importantes aux yeux du public
savant nordique ne sont pas forcément les plus importantes pour le public cultivé des pays concernés euxmêmes.En changeant ainsi de public, ou plus exactement, en priorisant un autre public que le public nordique, le chercheur du Tiers Monde se voit obligé de
reformuler les questions elles-mêmes,voire de reformuler
l'agendascientifique lui-même.
Le monde comme il va
Déchirures du sens
Les événements du I I septembre, on s'en souvient,
ont suscité dans le monde entier une émotion sans précédent et une réaction de solidarité avec le peuple américain. Tous ont souhaité,en leur for intérieur, que les
auteurs,commanditaires et complices de ce crime abominable soient identifiés et subissent un châtiment exem38
plaire, à la mesure de leur forfaiture.Au-delà des dégâts
matériels considérables,ce qui a le plus choqué,ce qu’aucun homme et aucune femme de bonne volonté ne pouvait accepter,c’était la mort de ces milliers de victimes
innocentes qui n’avaient rien à voir avec la politique des
États-Uniset n’étaienten rien responsables,ni directement,
ni indirectement,de ce qui pouvait déplaire,le cas échéant,
dans la gestion des affaires intérieures et internationalespar
l’administrationen place. L‘essence du terrorisme, c’est
peut-êtrejustement cette vengeance aveugle qui,mettant
tout le monde ((dans le même sac )), frappe sans discernement coupables présumés et innocents, et ébranle la
société tout entière dans ses racines les plus profondes.
Dans le même temps cependant,beaucoup ont déploré
la réaction passablement simpliste des dirigeants américains qui,réduisant tout le conflit à un choc des cultures,
voire des religions,et à un combat mythique entre l’axe
du bien et l’axedu mal,n’imaginaientd’autreriposte possible que de bombarder 1’Afghanistan.A terrorisme,terrorisme et demi : la même vengeance aveugle, le même
châtiment infligé indistinctement aux coupables présumés et aux innocents,mais de façon encore plus intolérable puisqu’ils’agit cette fois d’unterrorisme d’État‘.
4.La deuxième guerre contre l’Irak et ses milliers de victimes
innocentes, tenues pour quantité négligeable au regard d u noble
39
Résultat : l’accusation de terrorisme devient,dans le
discours des porte-parolede l’administrationaméricaine
et de ceux de l’administration taliban, une accusation
réciproque. Le m ê m e mot est employé, mais avec des
contenus totalement différents. Aucun dialogue n’est
possible.Les mots deviennent des armes,des balles qu’on
se jette à la figure en prélude à un échange de balles réelles.Rien de plus assourdissant que ce dialogue de sourds
porté de part et d’autrepar un refus têtu du dialogue,et
qui engendre à son tour, le démultipliant à l’infini,le
malentendu.Le monde comme il va,désormais dominé
par la guerre des mots. I1 y a comme une déchirure du
sens,qui fait que les mêmes mots sont employés avec des
significationstotalement différentes.
C’est un peu comme à la belle époque de la guerre
froide.O n ne pouvait parler de ((démocratie ))sans être
aussitôt mis en demeure de dire s’il s’agissait de la démo-
objectifinitialementproclamé - débarrasser l’Irak de ses armes de destruction massive - objectifvisiblement imaginaire dès lors que de telles armes n’ontjamais été découvertes à ce jour,est une autre illustration tragique de ce terrorisme d’Etat,et de la menace gravissime qu’il
fait peser désormais sur les relations internationales. N’est pas en
cause,ici,le résultat politique de cette guerre, qui a permis accessoirement de débarrasser l’Irak dune dictature passablement féroce,
mais le coût humain de l’opération et surtout la morale politique qui
était derrière (1“ mai 2003).
40
cratie ((bourgeoise ))ou de la démocratie ((prolétarienne »,
on ne pouvait parler du beau sans être mis en demeure
de dire s’il s’agissait de la beauté selon l’esthétiquebourgeoise ou au sens du réalisme socialiste.D e ce point de
vue, la chute du mur de Berlin a pu paraître, voici
quelques années,non seulement comme un événement
politique majeur,mais aussi comme une reconquête du
sens, parce que désormais, les mêmes mots pouvaient
enfin revêtir à nouveau le même sens.L‘illusion ne pouvait cependant durer,dès lors que cette apparente reconquête du sens ne résultait pas d’unesynthèse,mais de l’élimination d’un des termes en opposition, non d’un
dépassement du malentendu, mais d’un retour en deçà
du malentendu par réduction au silence de l‘unedes voix
discordantes.
Manipulations
Je n’ai jamais oublié un spectacle incroyable auquel
j’ai eu le privilège d’assister voici quelques années, en
novembre 1978,à Conakry en Guinée.J’avaisété invité
à un ((colloque idéologique international )) (sic) organisé
par le Parti Démocratique de Guinée sur le thème :
(
( L‘Afrique en marche )
)
. J’étais d‘abord impressionné
par l’apparentebeauté du spectacle :plusieurs centaines,
peut-être un millier d’hommes et de femmes tous de
blanc vêtus,réunis en une foule compacte dans une salle
41
de conférence.J’appréciaisaussi l’atmosphèreconviviale
et l’apparentedisponibilité des hauts cadres de l’État et
du Parti,à commencer par le Président Sékou Touré luimême. I1 donnait l’impression d’être abordable par le
dernier des citoyens et des invités. Cette simplicité
contrastait fortement avec ce que je savais par ailleurs de
la dictature féroce qui sévissait dans le pays. Tout se passait donc apparemment dans le calme,et avec le sourire.
C’est aussi avec un sourire tranquille que le (( Guide
suprême de la révolution guinéenne )) énonçait les pires
atrocités :par exemple,dans un discours-fleuvequ’ils’est
amusé à lire pendant près de cinq heures,et dont le texte
avait été largement distribué dans la salle,cette réponse à
une dénonciation récente d’Amnesty International :
O n nous reproche d’avoir exécuté quelques ministres,
quelques officiers ; même s’il y a des centaines de ministres
et d‘officiers félons,traîtres à leur Patrie, le Peuple guinéen
s’en débarrassera définitivement pour que la Nation
demeure à jamais libre et souveraine dans le cadre de la
paix et de la dignité.
U n tonnerre d’applaudissements salue cette déclaration. Toute l’assistance se lève pour acclamer. J’observe
les ministres et officiers supérieurs potentiellement visés
par cette menace de leur Président.Ils acclamaient aussi.
J’observeles représentants des partis communisteset autres formations de gauche d‘Europe de l’Estet de l’Ouest.
42
Ils applaudissaient.J’observeles représentants des partis
frères d’Afrique, y compris ceux du Parti de la
Révolution Populaire du Bénin (PRPB)qui, je dois le
dire, toléraient avec bienveillance la présence à leurs
côtés de l’intellectuel franc-tireur que j’étais.Ils acclamaient,bien entendu.J’étaispeut-êtrele seul,dans cette
foule compacte,à ne pas applaudir spontanément.Mais
qu’on se rassure : au bout de 20 secondes,sécurité personnelle oblige,je me mis aussi à applaudir.
Voilà comment nous fonctionnons, et comment
fonctionnent nos démocraties )) : il faut faire comme
tout le monde et se faire remarquer le moins possible.
Accepter le monde comme il va. Prendre acte et poursuivre sa route. Oublier, ou faire semblant d‘oublier,
qu’une alternative est toujours possible ; qu’au-delàdu
réel, on est soi-mêmeporteur d‘une responsabilité quant
à l’état du monde, et qu’on peut tenter de mettre en
place, avec d’autres hommes et d’autres femmes de
bonne volonté, les stratégies les plus adéquates pour
changer le cours des choses.
(
(
La philosophie aujourd’hui
La philosophie en Afrique ne peut s’empêcher de
réfléchirà ces questions.Elle peut et doit s’étonnerde l’état de choses actuel ; que le monde aille comme il va, que
43
la science aille comme elle va. Elle peut et doit s’étonner
de ce triomphe de l’absurdeet du non-sens,de ce cynisme arrogant qui prévaut désormais dans les relations
internationales et qui tient lieu de morale.
I1 fut un temps,je l’airappelé,où l’oncroyait que l’obligation principale de tout philosophe africain était d’alimenter le savoir mondial sur les systèmes de pensée des
peuples dits primitifs en confirmant, corrigeant, enrichissant les travaux des africanistessur la pensée africaine,la philosophie bantu, la philosophie dogon,la métaphysique yoruba,la morale ouolof,etc. O n peut encore
aujourd’hui trouver matière à réflexion dans les nombreux travaux ainsi produits. O n peut même trouver intérêt à poursuivre et à approfondir ces travaux à partir des
résultats déjà obtenus. Mais on sait désormais, en
Afrique,que de telles recherches relèvent de l’anthropologie culturelle et non de la philosophie. O n sait que
l’ethnophilosophie,chapitre de l’ethnologiequi se prend
à tort pour de la philosophie, est un (( chemin qui ne
mène nulle part ))(pour paraphraser Heidegger) et qui
manque à la fois les objectifs de la philosophie et ceux de
l’ethnologie5; qu’unephilosophie à la troisième person5. La critique de Marcien TOWA reste, sur ce point, indépassable. Cf. M.TOWA,Essai sur la problématique philosophique dzns
IZfiiqueactuelle,Yaoundé :Clé,1971.
44
ne,consistant à rapporter ce que d’autrespensent ou ont
pensé ( N Ils disent que D, (( ils croient que », (( leurs rites
impliquentque »,etc.) n’estpas une philosophie du tout
et que le penseur, qu’ilvienne d’Afriqueou d’ailleurs,a
l’obligation de faire face, de façon responsable et libre,
aux réalités et aux problèmes d’aujourd’hui.
C’est dans ce contexte que se pose aujourd’hui en
Afrique la question du rôle du philosophe et des tâches
actuelles de la philosophie comme discipline. En deux
mots,je dirai simplement qu’au-delàdu ghetto africaniste
où les philosophes africains,comme tous les praticiens
africains des sciences sociales et humaines, ont longtemps accepté de se laisser enfermer,il y a place aujourd’hui pour un double mouvement : l’appropriationcritique de ce qu’ily a de meilleur dans la tradition philosophique internationale,d’une part ; d‘autre part, une
réappropriation non moins critique et responsable de ce
qu’ily a de meilleur dans les traditions de pensée africaines. En refusant l‘enfermement et le confort intellectuel
que,paradoxalement,il garantit,nous nous trouvons de
plain pied avec les problèmes réels de notre société et de
l’humanitétout court.
Soyons encore plus précis. C o m m e théorie de la
science,la philosophie est aujourd’hui l’héritière d’une
longue et riche tradition.La philosophie en Afrique peut
et doit s’appropriercette tradition de façon assez respon45
sable pour l’approfondir et la développer par elle-même,
de manière autonome. Mais au-delà de l’épistémologie
classique, au-delà de la réflexion normative sur les fondements de la connaissance scientifique,une théorie de
la science ne peut manquer d‘être attentive,en Afrique,
aux rapports de production intellectuelle et scientifique
à l’échelle mondiale,aux déséquilibres sur lesquels reposent ces rapports, aux contraintes de tous ordres qui
pèsent sur la recherche scientifique à la périphérie du
marché mondial,à la frayeur des grandes puissances qui
redoutent comme la peste les excès auxquels pourrait
conduire la réinvention du nucléaire dans ces régions du
globe. Elle sera en outre forcément attentive aux traditions endogènes en matière de savoir et de savoir-faireet
s’interrogerasur les conditions d’une validation et d‘un
réinvestissement critiques de cet héritage. L‘épistémologie
classique s’ouvre dès lors sur une anthropologie des
savoirs traditionnels,une sociologie de la science et une
économie politique de la science. Elle conduit aux problèmes pratiques de politique scientifique et technologique et aux problèmes d‘éthique et de politique internationales.
C o m m e théorie de l’action,la philosophie est l’héritière d‘une riche tradition de réflexion éthique sur les
fondements et les normes de l’action individuelle,et de
réflexion politique sur la société et ses modes de gestion.
46
La philosophie en Afrique peut et doit s’appropriercette
tradition,de façon critique et responsable.Mais elle ne
peut oublier d’interrogeren outre les pratiques et les normes dominantes dans l’Afriqued’hier et d’aujourd’hui.
Elle ne peut faire l’économiedune réflexion sur l’hégémonisme et les formes nouvelles du cynisme et de l’immoralité.Elle peut donc,s’il y a lieu,aller au-delàde l’éthique et de la philosophie politique classiques pour suggérer un nouvel ordre. Inventer,nous le pouvons et le
devons.Nous n’avonsbesoin,pour cela,de la permission
de personne.
47
De l’homme-machineà l’homme-génome
Sergio Paulo Rouanet
L‘héritage des Lumières est loin d’être simple. O n
peut parler de deux (( lignées )) différentes. La première
part de Diderot, Helvétius et d’Holbach. Pour eux,
l’hommeest déterminé par le milieu. Il suffit,par conséquent, d‘agir sur le milieu pour que les individus puissent réaliser leur vraie vocation,le bonheur.
L‘éducation et la législation sont les moyens les plus
sûrspour effectuer les changementsnécessaires,en mobilisant les passions grégaires, celles qui sont au service de
l’intérêtcollectif,et en décourageant les penchants antisociaux.L‘utilitarisme de JeremyBentham et le libéralisme de John Stuart M
ill vont dans la même direction.
Karl Marx croit plus aux vertus de la révolution qu’àtelles de l’éducation,mais, en soutenant qu’on peut changer l’hommeen changeant les rapports sociaux,le marxisme s’inscritsans équivoque dans la première lignée.
La deuxième lignée part de La Mettrie. Lui aussi est
eudémoniste,mais par un biais plutôt biologique que
social. I1 ne s'agit pas, pour atteindre le bonheur,d'assurer le bon fonctionnement de la société, mais le bon
fonctionnementde l'organisme. Le corps devient la catégorie centrale pour penser l'homme et la société.
Appartiennent à cette lignée les darwinistes qui interprètent l'histoire humaine sur le modèle de l'histoire des
espèces, ceux qui manipulent les (( bio-pouvoirs D
(Foucault)pour produire la docilité sociale,ou ceux qui
prônent un eugénisme d'État.
La première lignée a prévalu pendant longtemps.
Mais tout fait croire que cette hégémonie commence à
décliner. Avec la fin du socialisme soviétique et l'éclipse
du marxisme en tant que système explicatif et religion
laïque,on ne pense vraiment plus qu'il suffise de changer les relations de propriété pour que le vieil Adam cède
la place à un superbe homme post-adamique,libre de
toute corruption.O n n'a pas renoncé,pour autant,à l'utopie de créer un homme nouveau. Seulement,il doit à
présent être fabriqué dans le laboratoire et non dans la
praxis révolutionnaire. Voici donc venue l'heure de la
seconde lignée. C'est-à-dire que La Mettrie redevient
actuel.Cet écrivain relativement marginal,honni par ses
contemporains et traité avec mépris ou condescendance
par les historiens des idées,doit être interrogé à nouveau,
50
si on veut comprendre les grandes tendances scientifiquesde notre temps,surtout lorsqu’ilest question d’explorer les relations entre la philosophie,la science et l’éthique.
La pensée de La Mettrie peut faire l’objetde deux lectures opposées,l’unepositive et l’autrenégative.
Positive, parce que, malgré tout, il a joué un rôle
important dans l’humanismedes Lumières.Sa métaphore
centrale,d’aprèslaquelle l’hommen’estqu’unemachine,
a une origine on ne peut plus respectable,la théorie de
Descartes sur les animaux-machines.Pour Descartes,les
animaux sont des machines,parce qu’ilssont dépourvus
d’âme. La Mettrie se limite à radicaliser Descartes. A u
point de vue strictement biologique,très peu de chose
distingue les hommes des animaux. Si l’animal n’a pas
d’âme et peut être assimilé à une machine,l’homme,qui
est de même nature que la bête, n’apas d’âme non plus,
et doit être considéré lui aussi comme un ensemble de
ressorts, de rouages et d’engrenages - un hommemachine.
Mais, loin de signifier seulement une dégradation de
l’humain,une telle conception se situe au centre du
combat des Lumières pour l’autonomie.Elle fonde surtout une autonomie par rapport au sacré. L‘homme n’obéit pas à une volonté transcendante,car son principe de
51
fonctionnement se situe dans l’immanence de son être
matériel.Cet être est une machine,soit,mais une machine auto-régulatrice,qui ne dépend que delle même,une
horloge qui n’apas besoin d’horloger.C’est une machine
programmée pour être libre, pour mettre tout en œuvre
dans le but d’atteindre le principal objectif moral des
Lumières :le bonheur.
N’étant plus simplement un écrin grossier pour garder l’âme,le corps est investi d‘une nouvelle dignité. La
valeur de l’homme n’est pas dans une prétendue substance spirituelle reçue au moment de la naissance et
qu’iln’arien fait pour acquérir,mais dans ce qu’ilfait de
soi,dans la vie qu’il construit pour soi-même,avec son
corps,avec sa machine,sans aucune aide transcendante.
C’est la synthèse du combat des Lumières contre les prérogatives de caste, les privilèges dus à la naissance :c’est
Figaro disant que tout ce que le comte d‘Aimaviva avait
fait pour mériter ce qu’il avait c’était de s’être donné la
peine de naître.
La Mettrie est au cœur des Lumières lorsqu’ilcombat
les préjugés, absorbés pour ainsi dire avec le lait maternel,et recommande un effort sans trêve pour les extirper.
I1 milite avec les autres philosophes pour la libération du
plaisir, et dans ce sens aide à ébranler les fondements
moraux de l’ancienrégime,tout comme les autres philosophes étaient en train d’ébranler ses fondements poli52
tiques. Dans ce domaine, il doit être classé parmi les
auteurs (( libertins », qui en général étaient eux-mêmes
des philosophes, comme Diderot, auteur d u n roman
libertin génial, Le5 bijoux indisuets. Les textes de La
Mettrie consacrés à la célébration de la volupté sont merveilleusement bien écrits et, à beaucoup d’égards,anticipent les idées freudienneset marcusiennes sur l’émancipation d’Éros.
Enfin,La Mettrie est tout à fait en son élément dans
l’humanitarisme des Lumières. Par exemple, il prêche
l’indulgence envers les criminels. Le bien public exige
que ceux-cisoient mis hors d’état de nuire,mais dans la
mesure du possible ils doivent être épargnés,car finalement ce n’estpas de leur faute s’ils agissent selon les exigences de leur machine ». Mais cela dit,il reste que la
pensée de La Mettrie a des côtésproblématiques.Voltaire
n’avaitpas tout à fait tort quand il disait que La Mettrie
était intempérant, fou, bouffon, volage, ni Diderot,
quand il lui reprochait d’être impudent, histrionique,
flatteur,fait pour la vie des cours et la faveur des grands.
I1 est vrai que le jugement de Diderot n’estpeut-êtrepas
tout à fait impartial.I1 voulait prendre ses distances à l’égard de La Mettrie, pour que le public ne conclue pas du
fait que les deux philosophes étaient matérialistes que
Diderot était d’accord avec le scandaleux nihilisme
éthique de La Mettrie.
(<
53
Aujourd’hui nous n’avonspas les mêmes motifs pour
tenir La Mettrie en aversion, mais il faut quand même
regarder en face les aspects discutables de sa pensée.
Disons d’abord que,si la conception de l’homme-machine peut fonder l’autonomie humaine vis-à-visdu divin,
elle ne suffit pas pour penser l’autonomiepolitique.Libre
envers Dieu, l’homme-machinene l’est envers le Prince
que si celui-ciest convaincu de la thèse de La Mettrie selon
laquelle l’Étatsera mieux gouverné lorsque le souverain
laisse les philosophes libres pour penser et s’exprimer,quitte
à gouverner le vulgaire avec une main de fer. C‘est vrai
qu’ilcritique les préjugés,mais seulement ceux qui gênent
le travail des philosophes. Le droit au plaisir est reconnu,
mais seulement pour la minorité aristocratiqueet philosophique qui peut en jouir sans troubler l’ordrepublic.
D e ces objections de principe découlent des objections plus concrètes. La Mettrie pourrait être ((inculpé H
de réductionnisme théorique, de nihilisme moral et
d’autoritarisme politique.
Premièrement, La Mettrie exagère quand il prive
l’humainde toute caractéristique qui puisse établir une
rupture par rapport à la matière non-vivanteet au règne
animai. Pour lui,l’homme est (( de la boue organisée ».
Rien ne le distingue des animaux,ni en son comportement, car beaucoup d’entre eux sont capables de vertus
morales,comme la reconnaissance,ni par l’anatomie,car
54
certains singes, comme les orang-outans (d‘ailleurs
connus au XVIII’
siècle comme des ((hommes sauvages D),
sont anatomiquement comparables aux êtres humains.
En ce qui concerne l’intelligence,une simple obstruction
du foie aurait transformé Platon en un idiot, intellectuellement inférieur à la plupart des animaux. Reste le
langage. Mais La Mettrie est convaincu que même cette
barrière peut être surmontée.A l’avenircertains animaux
pourront apprendre à parler en imitant les humains.Les
perroquets possèdent déjà le don du langage,et même du
langage intelligent,à en croire un récit que La Mettrie
envisage très sérieusement, d’après lequel le prince
Maurice de Nassau se serait entretenu sur les coutumes
de l’Amériqueet de l’Europeavec un perroquet brésilien.
Vous vous souvenez du texte fameux où Freud fiait
une liste des trois blessures narcissiques infligées à ïorgueil humain :la blessure cosmologique,due à Copernic,
qui a montré que la terre n’occupaitpas le centre de l’univers;la blessure biologique,due à Darwin,qui a montré que l’hommen’avaitaucune place privilégiée dans le
monde animal;et la blessure due à la psychanalyse,qui a
montré que la conscience n’étaitqu’uneprovince mineure dans l’empirede l’âme.La Mettrie a, lui aussi,infligé
une blessure narcissique à l’orgueilhumain,et à ce titre
il mériterait de figurer dans la liste de Freud,peut-êtreà
côté de Darwin.
55
En deuxième lieu,la philosophie morale de La Mettrie
est la partie de sa pensée qui a suscité le plus d’indignation
parmi ses contemporains. II l‘a exposée dans Le discours
sur le bonheur, le sulfureux Anti-Sénèque, considéré
comme tellement dangereux que même le roi-philosophe,
Frédéric de Prusse,chez qui il s’était réfugié,a cru nécessaire den confisquer la plupart des exemplaires. Pour La
Mettrie, est bon ce qui contribue à notre bonheur,qui à
son tour dépend du bon fonctionnement de nos organes,
et,en ce sens,même les êtres les plus vils,même les criminels,même les parricides,pourront être heureux.La morale n’est qu’untissu de fictions socialement nécessaires. La
condition indispensable à toute action morale, la liberté,
n’existepas, parce que toutes nos actions sont déterminées
par notre organisme. Par exemple, Henri III était de son
naturel un prince fort doux,mais il devenait cruel quand
il avait froid. I1 a ordonné l’exécution du duc de Guise
parce qu’ilfaisait froid à Blois.
En troisième lieu,la pensée de La Mettrie était clairement autoritaire.Le peuple,le ((vil troupeau », comme
il le disait, ne devrait avoir aucun rôle dans la direction
de l’État,parce qu’il n’avaitpas les lumières nécessaires
pour savoir ce qui convient au bien public. I1 n’y a que
les philosophes qui le sachent,surtout ceux qui ont une
formation médicale, car seuls ils connaissent les lois gouvernant le comportement des hommes.
56
Cet autoritarisme,on le sait,n’étaitpas exceptionnel à
l’époquedes Lumières.Tout le monde connaît le mépris
de Voltaire pour la canaille ». Même l’idéalisationde la
médecine était commune parmi les philosophes. Le désordre social était en quelque sorte comparable au désordre provoqué par la maladie,et les philosophes se voyaient
un peu comme les médecins de la société. Plus de vingt
médecins ont travaillé 5 l’Encyclopédie, comme
Théophile Bourdeu et Théodore Tronchin.Voltaire avait
assisté à Leyde aux conférences du grand savant et médecin Boerhave, dont La Mettrie avait été le disciple. En
tant qu’éternelvalétudinaire,Voltaire s’intéressaitparticulièrement à cette science,et disait avoir lu plus de livres de
médecine que D o n Quichotte n’avaitlu de livres de chevalerie. Dans la (( Sainte Famille )), Marx attribue aux
médecins (dontLa Mettrie) l’avènementdu matérialisme
mécaniciste en Europe.
(<
Mais ce qui est nouveau chez La Mettrie est d‘avoir
associé ces deux lieux communs des Lumières,I’autoritarisme éclairé et le culte de la médecine. I1 n’y a que les
médecins qui puissent conseiller les rois dans leur tâche,
parce qu’ils connaissent les ressorts qui déterminent le
comportement des sujets.Ils peuvent aider le monarque
dans l’élaborationdes fictions morales nécessaires pour
assurer la tranquillité du royaume.D e même qu’onapprend dans une école d‘équitation à dompter les chevaux
57
trop fougueux,on peut apprendre avec les médecins à
rendre les sujets plus dociles,en leur mettant des freins.
La Mettrie fait un plaidoyer indirect pour une dictature
des savants,mais pas de n’importequels savants :les dirigeants de l’Étatdoivent être des experts en sciences naturelles, surtout dans le domaine de la biologie et plus particulièrement de la médecine.
Je pense avoir dit assez pour faire comprendre pourquoi la pensée de La Mettrie redevient actuelle aujour&hui. I1 est à l’originedu nouveau paradigme,qui met la
biologie à la place de la société. Mais ce qui est curieux
est que ce n’estpas seulement La Mettrie qui ressuscite,
mais aussi l’ambivalencequi caractérisait les jugements
sur La Mettrie. D e même que sa pensée avait des aspects
lumineux et des aspects sombres,le nouveau paradigme
peut être l’objetd’une évaluation positive et d’une évaluation négative.
D u côté positif, il faut souligner la contribution du
nouveau paradigme pour faire progresser le grand idéal
des Lumières, celui de l’autonomie.D e même que la
notion de l’homme-machinecontribua à émanciper
l’hommede la tyrannie du sacré,en montrant les ressorts
matériels et immanentistes de l’actionhumaine,on peut
dire que le paradigme biologique qui vient prendre la
relève du paradigme social contribue à renforcer la
notion de l’hommecomme créateur de son propre des58
tin,ce qui n’estpas négligeable à une époque où la montée furieuse des nouveaux intégrismes fait plutôt croire à
un processus de ré-enchantementdu monde. I1 faut être
aveuglé par l’idéologiepour ne pas voir le gain de liberté
personnelle qui résulte du progrès de la bio-technologie
dans le domaine médical, surtout en ce qui concerne la
thérapie génétique.
D u côté négatif,on n’apas manqué de faire au nouveau paradigme les mêmes reproches qu’on a adressés à
La Mettrie, et que j’ai groupés en trois catégories :réductionnisme théorique, nihilisme moral et autoritarisme
politique.
Premièrement, en remplaçant le dualisme cartésien
par un monisme radical qui supprimait l’âme,La Mettrie
a certainement contribué à la valorisation du corps,mais
a aussi,paradoxalement,encouragé sa banalisation,parce
que le corps n’était plus le dépôt dune substance spirituelle infiniment précieuse.C’est ce qui arrive aujourd’hui. Le corps n’a plus de valeur,ce qui fonde une sorte
de gnose moderne,mais par là même il a du prix. O n
vend des organes,comme on pourrait vendre les engrenages de la machine de La Mettrie. Le corps est instrumentalisé,transformé en marchandise.Les gènes deviennent brevetables. Ce corps dévalorisé, mais ayant du
prix, peut être perfectionné,comme une machine peut
être réparée,ou remplacée par une machine plus efficace.
59
O n améliore les corps,comme on voulait jadis améliorer
les âmes. Saint Ignace de Loyola y a consacré un livre,les
Exercices spirituels. Pour perfectionner le corps,on songerait aujourd‘huiplutôt à des exercices de ((body-building ». Thomas a Kempis a proposé une autre voie pour
améliorer l’âme : l’imitationdu Christ. O n se contente
aujourd’hui d’imiter la puissante musculature de
Schwarzenegger.
Mais la biologie génétique offre des techniques plus
sûres pour l’améliorationdes corps.O n peut produire des
embryons génétiquement parfaits, sans déformations et
sans maladies chroniques. Le film Gattaca,de Andrew
Niccols,situé dans un avenir très proche,illustre une bioutopie de ce genre. I1 n’y a rien en soi à objecter à l’idée
d’éviter des anomalies,mais un pareil projet présuppose
une définition de la normalité et de l’anormalitéqui reste
subjective ou culturellement déterminée.Par exemple,un
médecin du Ghana a raconté qu’étantné avec sept doigts,
il aurait pu ou bien être tué tout de suite,s’il était né dans
une tribu qui croit que cette anomalie porte malheur à
communauté, ou bien être révéré comme un dieu, s’il
était né dans une tribu qui considère cet attribut comme
un présage favorable,ou encore,ce qui a été son cas,être
accueilli d’une façon toute naturelle, par une communauté qui n’attribueà cette caractéristiqueaucune importance particulière,positive ou négative.
60
O n a vu parmi les exemples du réductionnismede La
Mettrie sa tendance à annuler les frontières entre le
monde humain et le règne animal.Cette annulation est
un fait consommé aujourd’hui.O n a démontré que le
génome humain (à peu près 30 O00 gènes) contient à
peine le double des gènes de la mouche drosophile.Nous
avons vu que La Mettrie se fondait sur la ressemblance
anatomique de l’homme avec les grands singes pour
affirmer l’existenced’uncontinuum entre l’hommeet le
reste du monde animal. La science moderne a prouvé
que 90 Yo du génome des primates supérieurs est identique au génome humain.
C’est dans cette continuité entre les différents génomes que se fondent les expériences transgéniques. Ces
expériences ont produit des aliments génétiquement
modifiés qui font l’objetdune bataille entre l’Europeet
les États-Unis beaucoup plus féroce que celle qui s’est
engagée récemment entre les deux parties du monde
Occidental concernant l’invasionde l’Irak.C’estnaturel :
le cas du soja était sérieux,celui de l’Irak n’était qu’un
principe. En l’occurrence,il s’agit,paraît-il,dun croisement de gènes de soja et de gènes de cacahuète.Mais il y
a des croisements autrement intéressants entre des animaux. O n a croisé des gènes de poule avec des gênes de
porc.La Mettrie serait ravi de savoir qu’untaureau a reçu
des hormones humains,et que, par la suite,cet animal
61
dont Zeus aimait prendre la forme est devenu le père
orgueilleux d‘une vache qui produit plusieurs foisplus de
lait que ses sœurs moins favorisées.Je suis sûr qu’ànotre
prochaine réunion un de nos collèguesva lire un ((paper ))
prouvant que les dieux de l’Olympeétaient en réalité des
biologistes déguisés,qui,en croisant des gènes humains
avec des gènes de poisson,de cheval et de bouc,ont produit, respectivement, des sirènes, des centaures et des
satyres.
Deuxièmement, le nihilisme moral reproché à La
Mettrie venait de sa tendance à nier le libre arbitre,par
le biais d’un déterminisme rigoureux qui faisait dépendre chaque action,tant celles considérées comme vertueuses que celles qui passaient pour blâmables, des prédispositions organiques de l’individu.O n croit entendre
Renan, quand il affirme que la vertu et le vice sont des
produits, comme le sucre ou le vitriol.Or,la science de
nos jours tend à un déterminisme qui ressemble curieusement à celui de La Mettrie. Seulement,alors qu’ilparlait d’organes,la biologie d‘aujourd‘hui parle de gènes.
Nos actions dérivent de prédispositions qui viennent de
notre patrimoine génétique.Il y a un gène pour ïhomosexualité,comme il y en a un pour l’agressivité.C’est du
pur La Mettrie, énoncé par des scientifiques et des techniciens qui n’ontvraisemblablementjamais entendu parler de La Mettrie.
62
Mais tout n’estpas perdu. Dans certaines limites,on
peut agir sur ces prédispositions,y compris les criminelles. La Mettrie croyait, lui aussi, qu’avec l’assistance
paternelle des médecins le criminel pourrait être réhabilité. D e nos jours,on a découvert que le criminel a un
taux de sérotonine inférieur au taux normal. Ne pourrait-onessayer d’éleverce taux,dans l’espoirde guérir le
criminel ?
Je ne veux pas être ironique. I1 ne s’agit pas, bien
entendu,de nier les bienfaits de ces recherches,dans le
domaine,par exemple,de la détection de criminels par
des tests de l’ADN.
Mais le problème,encore une fois,
dépend dune définition préalable. Qui décide ce qui est
un crime ? Peut-on appliquer ces techniques aux crimes
politiques ? O u aux crimes religieux,comme l’hérésie,ou
le blasphème ? O u à la sodomie ? Est-ce qu’ily a un gène
de la sorcellerie,et doit-onl’extirperin ovo, ce qui éviterait,au grand regret des enfants du monde entier,la prolifération de futurs Harry Potter ?
Troisièmement,on a vu que,pour la Mettrie,dans un
État rationnel les grandes décisions devraient être prises
par des médecins-philosophes.En cela, La Mettrie anticipe la logocratie et la technocratie modernes, et plus
particulièrement l’utopie négative d’un pouvoir exercé
par les biologistes et les médecins,qui réduisent la population à une condition d’esclavage.
63
Cet esclavage a été anticipé dans la littérature et dans
le folklore.O n connaît l'exemple du Golem,esclave d'argile produit par un rabbin de Prague, et du monstre
fabriqué avec des fragments de cadavres par l'étudiant de
chimie Victor Frankenstein, dans le livre de Mary
Shelley. Ce sont des créatures terrifiantes, qui finissent
toujours par se révoltercontre leurs créateurs.Le fantasme
de l'homme artificielsurvit dans la littérature contemporaine sur les robots, et dans des films comme Blade
Runner, de Ridley Scott,qui se passe dans une ville peuplée par des androïdes,les (<réplicants », presque identiques aux humains et qui,d'ailleurs,se croient humains.
Mais il ne s'agit dans ces cauchemars que du pouvoir
exercé sur des hommes artificiels. Ce qui semble plus
effrayant est une dictature exercée sur de vrais êtres
humains, quelle que soit la forme sous laquelle ils sont
nés. Dans une société organisée sur ces bases, on peut
songer à une nouvelle forme de stratification, où ceux
qui ont le pouvoir de re-programmergénétiquement les
hommes ou bien ceux qui ont été eux-mêmesprogrammés pour devenir des surhommes sont au sommet de la
hiérarchie sociale,et.lesautres sont dans un état qu'on a
déjà appelé (( esclavage génétique ». Cette situation est
très bien décrite dans le film déjà mentionné,Gattaca,où
il est question d'une société où tout pouvoir est exercé
par une caste d'hommes génétiquement supérieurs,pro64
duits en laboratoire,avec une santé parfaite et une intelligence exceptionnelle,tandis que les autres,engendrés
par la méthode archaïque des rapports sexuels entre les
parents, sont sujets à toutes les tares et maladies de la
fécondation traditionnelle, et par conséquent sont
condamnés à une existence de parias, ne pouvant travailler que dans des emplois subalternes.
Selon Jürgen Habermas, le clonage pourrait conduire
à une forme d’esclavagegénétique. Par le clonage, une
personne s’arrogele droit de déterminer le programme
génétique d’une autre, en la privant d’une part de sa
liberté et en détruisant par là même le fondement de
toute action morale,l’autonomiede la volonté.
O n le voit : les défauts du nouveau paradigme viennent pour l’essentielde son excessive fidélité à ce que j’ai
appelé la deuxième lignée des Lumières. Il reprend les
thèmes et quelquefois même le vocabulaire de cette
lignée,au lieu d’en repenser les présupposés. Il est clair,
d’autre part, qu’un retour pur et simple à la première
lignée n’estni possible ni souhaitable.En réalité,les deux
lignées se sont révélées insuffisantes.La première lignée,
associée à la pensée de gauche,a toujours eu une tentation angéliste,en surestimantle rôle de la société et quelquefois en oubliant que l’homme avait aussi un corps.
C’est un reproche qu’on ne peut pas faire à la deuxième
lignée,associée à la pensée de droite,et qui a connu son
65
apothéose aux Jeux Olympiques de 1936,quand Hitler
a poussé jusqu’auparoxysme homosexuel la passion hellénique pour les beaux corps.
Et si on faisait une expérience transgénique originale,
en croisant les deux lignées ? Peut-être pourrions-nous
atteindre quelque chose comme une synthèse,qui,d’une
part, rendrait plus robuste le matérialisme de la première lignée,en l’affranchissantde son côté gnostique,antiphysis, et,d‘autrepart, rendrait la deuxième lignée plus
sensible à la dimension sociale.Dans cette pensée synthétique,il n’yaurait plus de déterminisme - ni le déterminisme économique,typique de la première lignée,ni
le déterminisme du génome, typique de la deuxième
lignée. Tous seraient conscients de l’influence, de la
pesanteur, de la matérialité du patrimoine génétique.
Mais personne n’oublierait que, s’il y a bien une prédisposition génétique pour le cancer,aucun savant n’a
encore découvert le gène du capitalisme, et que c’est le
capitalisme qui actualise cette prédisposition génétique,
en créant et faisant prospérer l’industriedu tabac.
Cette nouvelle synthèse devrait permettre aussi de
réconcilier deux conceptions de l’autonomie,qui nous
ont été léguées par les Lumières.D’unepart, il y a l’autonomie de l’espèce. En tant qu’être générique,
Gattungswesen,dans les mots de Marx,l’hommedevient
autonome lorsqu’ilassume son destin,refuse la transcen66
dance,devient en quelque sorte un démiurge.C’est l’autonomie de Prométhée. Elle s’inscritdans l’horizon de
l’actuelle recherche génétique, pour laquelle l’homme
prend la place de Dieu.D’autrepart,il y a l’autonomiede
l’hommeen tant qu’individu,titulaire de droits,membre
d’une communauté politique. C’est l’autonomiede l’esclave qui se libère de ses chaînes, du citoyen qui gère les
affaires de sa cité. C‘est l’autonomiede Spartacus.
Les deux versants du concept d’autonomie ne coïncident pas nécessairement.Le rêve surhumain de conquérir l’autonomie de l’espèce est trop souvent un projet
autocratique. C’était le rêve du rabbi Judah Ben Loew,
créateur du Golem,ou de Victor Frankenstein,créateur
d’un monstre qui n’avait même pas de nom. C’était le
rêve de Hitler, et celui de Pol Pot.
Pourtant ces deux versants sont nécessaires. Sans son
visage prométhéen,l’hommedevrait renoncer à son désir
immémorial de dépasser ses limites, de vaincre la maladie,la décrépitude et la mort.La biologie actuelle est au
service de ce désir. Mais sans l’autonomieindividuelle,le
désir devient pulsion de mort, Ed- und Macbttrieb,
instrument d’exterminationet d‘asservissement.
La synthèse ne pourra se faire que politiquement,par
l’intermédiairedes instances démocratiques appropriées,
nationales ou mondiales. Seul le débat démocratique a la
67
légitimité pour arbitrer entre les deux lignées.Contre le
dogmatismede la première lignée,il faut fairevaloir l’ouverture et l’indéterminationprincipielle de la démocratie
délibérative. A la dictature du gène, il faut opposer la
suprématie du demos. Seul l’espacepublic peut créer les
conditions pour qu’advienneun homme vraiment nouveau, suffisamment courageux pour vivre dans un
monde sans transcendance, suffisamment humaniste
pour ne pas transformer la pédagogie en dressage,et suffisamment démocratique pour ne pas remplacer la politique par la biologie.
68
Philosophie, science et éthique :
aspects d’un problème
Luca M.Scarantino
Proclamée à l’initiative de la Fédération internationale
des sociétés de philosophie,la première Journéeinternationale de la philosophie a été célébrée à l’Unesco le
21 novembre 2002. Dans son programme, une Table
ronde consacrée à Science,philosophie et éthique. C’est de
cette rencontre,et des discussions qui l’ontsuivie,qu’émanent les textes que l’onréunit ici.
Quelque temps avant la date fixée pour cette manifestation,Jérôme Bindé, directeur de la Division de la
philosophie de l’Unesco, avait proposé à Maurice
Aymard, Secrétaire général du Conseil international de
la philosophie et des sciences humaines, d‘associer le
Conseil à ces assises philosophiques,assumant la conception et l’organisationd’une des sessions dans lesquelles
s’articulaitle programme de la journée.Je fus par la suite
contacté par Mme Mika Shino,qui suivaitla préparation
de cet événement depuis la Division de la philosophie,et
qui me proposa de réunir quelques collègues autour du
sujet qui est devenu,depuis,le titre de ce volume.Cette
proposition venait s‘inscriredans une série de préoccupations alors très vives au sein du Conseil.
I1 s’agissait d‘aborder les problèmes inédits soulevés à
l’échelleglobale par l’avancementextrêmement rapide de
la recherche scientifique et, en même temps,d’envisager
les nouvelles responsabilités que ce progrès technologique adosse aux pratiques scientifiques.Or j’avais assisté, quelques mois auparavant,à la séance de clôture d’un
séminaire sur la pensée libérale que dirigeaient au CREA
Jean Petitot et Philippe Nemo. Lors de cette séance,une
intéressante discussion s’était engagée dans l’auditoire à
partir d’une communication de Jean-Pierre Dupuy,
opposant deux visions d‘avenir,d‘une part un ((catastrophisme éclairé ))et, d’autre part, une confiance critique
mais ferme dans le pouvoir de la science.
Le souvenirde cette journée était encore vif lorsque la
proposition de l’Unescovint susciter une nouvelle occasion de rencontre,qu’onimagina,avec Maurice Aymard,
ouverte à des horizons culturels et disciplinaires variés.
Quelques circonstances favorables devaient influer sur la
mise au point du programme.
70
Les spécialistes sollicités souscrivirent immédiatement à notre proposition.Jean-PierreDupuy et Gérard
Toulouse,l’unet l’autreà Paris,marquèrent aussitôt leur
accord. Par ailleurs, nous venions alors de rentrer de
Cotonou où,à l’initiativede Paulin Hountondji et en
liaison avec l’Assembléegénérale du Conseil,un colloque
sur (< La rencontre des rationalités )) avait réuni des
savants venant de plusieurs pays d’Afrique (les textes
essentiels de cette réunion ont été publiés par la suite
dans un numéro spécial de la revue Diogèm). Nous
demandâmes à Paulin Hountondji de porter le regard
d’unchercheur africain qui avait fait de l’oppositionau
relativisme de l’ethnophilosophie l’un des axes de sa
contribution intellectuelle. Puis, grâce à la complicité
amicale de Frances Albernaz, elle aussi à la Division de
philosophie de l’Unesco,il nous fut possible d’obtenir
l’accord de Sergio Paulo Rouanet.
*
Rédigés à partir d’expériencesdifférentes, les écrits
que l’on réunit ici reflètent une multiplicité de regards
essentielle pour reconnaître, avant même de penser à
résoudre, la foule de problèmes nouveaux que pose le
repoussement progressif des barrières techniques. O n
verra se succéder des expressions comme principe de précaution,nouvel équilibre entre responsabilité individuelle
et action collective, expériences de modification géné71
tique et savoirs traditionnels,prolifération et missions de
comités éthiques, ... Cette diversité de thèmes suffirait
pour témoigner de la vitalité du débat actuel sur les
enjeux philosophiques,économiques et politiques soulevés par l’accélération technologique. Les pages qui suivent en examinent quelques volets majeurs.
Dans sa réflexion sur les rapports entre rationalité
scientifique et raison pratique,Jean-PierreDupuy vise,à
l’aide de trois études de cas, l’écart existant entre la
démarche rationnelle propre à la recherche (au savoir) et
la logique de l’action,qui semble obéir à des règles et à
des normes différentes.Le problème se pose de réconcilier aujourd’hui une action collective aux effets de plus
en plus grandioses et écrasants et une rationalité scientifique reconnue comme valide et efficace, mais qui est
fondée sur un concept de prévision auquel semblent
échapper la complexité et l’irréversibilitédes transformations engendrées par la technologie contemporaine.
Dans ce décalage se trouvent toute la place et l’avenirde
la science dans la culture et, dirions-nouspresque,dans
la mentalité collective contemporaine.
L‘enjeu est historique et politique en même temps
que philosophique.Paulin Hountondji étudie une répartition du travail scientifique qui,à l’échelleinternationale, centralise la recherche à des endroits privilégiés,
instaurant une forme subtile de dépendance au détri72
ment d’autres régions,marginalisées et
(
(
extraverties D.
Les effets de cet appauvrissement scientifique dépassent
largement le niveau savant,ils affectent l’ensemblede la
vie intellectuelle,de l’organisationsociale et économique
et des structures politiques des régions concernées - en
l’occurrence,du continent africain. C e déséquilibre
croissant désenchaîne aujourd‘hui des formes troublantes de rétroaction sur les pays dominants, et semble
appeler à une révision profonde de cette organisation.
Les racines de ce déséquilibre sont complexes,et puisent loin dans l’histoire.Au cœur de la culture moderne,
l’idéalrationnel des Lumières est remis dans une perspective critique et historique par Sergio Paulo Rouanet,qui
en examine l’héritage à l’aune dun matérialisme biologique et technologique dont nous percevons aujourd’hui
les opportunités en même temps que les dangers. C’est
toute l’ambivalencedun matérialisme qui fut jadis libération révolutionnaire de l’hommeet qui autorise aujour&hui des extrêmes qui prétendent échapper à tout contrôle
éthique,donc social,au nom dune faisabilité technique
conçue comme souveraine et inviolable. Ce sont des
modèles mêmes de notre vie associée qu’onretrouve sous
la double (< lignée ))intellectuelle issue des Lumières.
Finalement,c’estsur le caractère wergsei de la science
que s’interroge Gérard Toulouse, retraçant d’abord le
détachement progressif entre science et moralité, qui a
73
conduit les scientifiques à se défaire progressivement de
la responsabilité sociale de leurs disciplines,puis plaidant
pour une éthique qui imprègne l’ensembledes formes du
savoir,comme un (( carrefour )) moral,voire un N espace
de rencontre ».C’est un processus progressifde réévaluation morale qui,nous dit-il,doit être suscité et modérer
les enjeux les plus pressants de la recherche technologique. La mission même des organismes à vocation
éthique devrait s’inspirer de cette vision d’ensemble,et
s’étendresur un vaste éventail de matières.
*
Si nous devions chercher un leitmotiv dans les contributions qui forment ce volume, nous l’indiquerions
peut-être dans la tension irrésolue entre action collective
et sentiment individuel de la responsabilité.Cet écart est
le résultat dun basculement survenu dans la recherche
scientifique :à l’origine mode pour assurer la survie de
l’espèce humaine, elle est devenue une force suffisamment capable de transformer notre environnement biologique pour que les formes connues de vie associée en
soient transformées de manière irréversible. Le cumul
des connaissances semble avoir atteint, voire dépassé
aujourd‘hui, un seuil critique, imposant une nouvelle
distribution de la responsabilitéà l’échelle individuelle et
collective.L‘effet de globalisation qu’on observe aujourd’hui doit être perçu, dans sa portée, au niveau de
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chaque acteur individuel.C’est bien à ce niveau que l’on
doit mesurer les effets de nos actions.
Ce n’est donc pas un hasard si, parmi d’autres
auteurs,le nom de Hans Jonas revient souvent dans ces
pages. I1 s’agit bien d’expliciter les caractères essentiels
d’uneéthique adaptée à notre civilisation technologique
et globalisée,dans laquelle démarches et produits de la
recherche sont indissociablement liés, et affectent l’ensemble des rapports humains.
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Présentation des auteurs
Jean-PierreDupuy (France)
Philosophe et épistémologue, Jean-PierreDupuy est
professeur de philosophie socialeet politique à l'Écolepolytechnique à Paris et à l'universitéde Stanford.I1 est également directeur de recherche au CNRS,basé au Centre de
recherche en épistémologie appliquée (CRFA)qu'il a COfondé en 1982 à l'École polytechnique, et directeur du
Groupe de recherche et d'intervention sur la science et l'éthique (GRISE)
à l'Écolepolytechnique.I1 est aussi membre du Comité d'éthique et de précaution de l'INRAet a été
élu en 2003 à l'Académiefrançaise des technologies.
Ses travaux portent sur l'éthique et sur la philosophie de
l'actionet des sciences,en particulier des sciencescognitives.
Parmi ses derniers ouvrages : Avions-nous oziblié le
mnl ? Penser la politique après le I I septembre (Bayard,
2003), Pour un catastrophisme éclairé (Seuil,2002),A u x
origines des sciences Cognitives (La Découverte,1999), Les
limites de la rationnlité, Tome I :Rntionalité, Éthique et
Cognition (LaDécouverte,1997),Éthique et Philosophie
de l'action (Ellipses, 1997),Libéralisme et justice sociale
(Hachette/Pluriel, 1992). The Mechanization of the
Mind, Princeton University Press, 2000.
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Paulin Hountondji (Bénin)
Philosophe,agrégé de philosophie et docteur ès lettres, né en 1942, Paulin Hountondji est professeur à
l'université nationale du Bénin à Cotonou depuis 1972
et directeur du Centre africain des hautes études à Porto
Novo. I1 a enseigné aux universités de Besançon,
Kinshasa et Lubumbashi et a été ministre de l'Éducation,
ministre de la Culture et de la Communication et chargé
de mission auprès du Président du Bénin. Son domaine
d'expertise est celui de la philosophie africaine - on lui
doit notamment le concept d'ethnophilosophie.
Au nombre de ses ouvrages figurent:Combatspour le
sens. U n itinéraire afiicain (Éditions du Flamboyant,
1997),Afiica and theproblem of its identity (éditeur avec
Alwin Diemer,Verlag Peter Lang, Frankfurt am MainBern-New-York, 1985), Sur la philosophie afiicaine.
Critique de L'ethnophilosophie (François Maspero, 1977).
Sergio Paulo Rouanet (Brésil)
Philosophe, politologue et essayiste né en 1934,
Sergio Paulo Rouanet est professeur à l'université de
Brasilia. I1 a été formé en sciences juridiques,économie,
science politique et philosophie. Également diplomate,il
est ancien ministre de la Culture du Brésil et ambassadeur du Brésil en Allemagne, en République tchèque et
en Suède.I1 est le fondateur de l'Institut culturel brésilien à Berlin. I1 est membre de l'Académie des lettres au
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Brésil, et collabore au Jornal does Brasil et à la Folba de
Siïo Paulo. Son œuvre reflète une préoccupation au sujet
des vicissitudes que connaissent actuellement les valeurs
héritées des Lumières.
Parmi ses ouvrages : Os dez amigos de Freud (2 vol.)
(2003),ImwogaçOes (2003),I d é a (2003),Moderno ephmoderno (1994), Teoria critics e psicandise (1983), O
bomem e O discztrso -arqueologia de Michel Foucault (1971).
Luca Scarantino (Italie)
Chercheur à l’École des hautes études en sciences
sociales (EHESS),depuis 1996 Luca Maria Scarantino est
l’adjointdu secrétaire général du Conseil internationalde
la philosophie et des sciences humaines (CIPSH).
Spécialiste de la philosophie contemporaine italienne,ses
recherches portent sur le rationalisme critique italien,sur
les traditions épistémologiques italienne et française
(GiulioPreti,JeanCavaillès,Federigo Enriques) et,à partir de là,sur les structures épistémologiques fondamentales de la violence.I1 a notamment traduit des ouvrages de
Jean Cavaillès,Giulio Preti et Macedonio Fernindez.
Parmi ses derniers livres ; Giulio Preti, Écrits pbilosophiques (Cerf,2O02), Ilpensiero JilosoJico di Giulio Preti
(avec Paolo Parrini,Guerini,Milan, 2004) et Science et
philosophie en France et en Italie entre les deuxguerres (avec
Jean Petitot) (Vivarium,Naples,2001).
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Dumas-Titoulet imprimeurs
42100 Saint-Etirnne
Dépôt légal :novembre LOO4
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