FONDATIONS ET NAISSANCES DES DROITS DE L’HOMME L’ODYSSÉE DES DROITS DE L’HOMME I Ce Colloque international s’est déroulé à l’Université Pierre Mendès France Grenoble 2, les 22, 23 et 24 octobre 2001. Il était placé sous la responsabilité du Centre Historique et Juridique des Droits de l’Homme (CHJDH) de la Faculté de Droit de Grenoble, en collaboration avec le Centre de Droit Fondamental (CDF), le Groupe de Recherche sur les Coopérations Européennes et Régionales du CESICE de la Faculté de droit de Grenoble et le Réseau Droits Fondamentaux de l’Agence Universitaire de la Francophonie. Cette manifestation a reçu le soutien financier du Conseil général de l’Isère, de la Mairie de Grenoble, du Conseil scientifique de l’Université Pierre Mendès France, du Pôle européen Jean Monnet, du GRECER-CESICE et de l’Agence universitaire de la Francophonie COMITÉ D’ORGANISATION Gérard CHIANÉA, Professeur à la Faculté de droit de Grenoble (CHJDH), Henri R. PALLARD, Professeur de droit, Université Laurentienne, Québec Pierre MURAT, Professeur à la Faculté de droit de Grenoble (CDF) Jean-Luc CHABOT, Professeur à la Faculté de droit de Grenoble (CHJDH) Catherine SCHNEIDER, Professeur à la Faculté de droit de Grenoble (GRECER-CESICE), Hugues PETIT, Maître de Conférences à la Faculté de droit de Grenoble (CHJDH) Jérôme FERRAND, Maître de Conférences à la Faculté de droit de Grenoble (CHJDH) Marie ZANARDI, collaboratrice du CHJDH, Faculté de droit de Grenoble OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS de la Région Rhône-Alpes et de l’E.D. « Droit, Science politique, Relations internationales » Université Pierre Mendès France, Grenoble 2 Les documents qui illustrent ce livre sont issus du Fonds iconographique du Musée de la Révolution française de Vizille La Librairie des Humanités La Librairie des Humanités est une collection co-éditée par les Editions L’Harmattan et par l’Université Pierre Mendès France de Grenoble. Destinée à recevoir, dans ses diverses séries, des textes couvrant tout le champ des sciences sociales et humaines, son caractère universitaire lui fait devoir et privilège de promouvoir des travaux de jeunes auteurs autant que de chercheurs chevronnés. Collection dirigée par Alain Pessin, Vice-Président chargé de la Culture et de la documentation et Pierre Croce, Chargé de mission sur la politique de publication à l’Université Pierre Mendès France, Grenoble 2. Membres du Conseil scientifique de la collection : Alain Blanc, Sciences de l’Homme Alain Spalanzani, Gestion Fanny Coulomb, Economie Jérôme Ferrand, Droit Pierre Kukawka, Politique et Territoire TABLE ALPHABETIQUE DES AUTEURS AUDÉOUD Catherine Maître de Conférences à la Faculté de Droit, Université de CergyPontoise AVON-SOLETTI Marie-Thérèse Maître de Conférences à l’Université Jean Monnet, Saint Etienne BARICAKO Germain Secrétaire de la Commission africaine des Droits de l’homme et des peuples à Bruxelles BAUZON Stéphanie Professeur à l’Université de Rome 2, Tor Vergata, Italie BEN ACHOUR Yadh Professeur à la Faculté des sciences juridiques à l’Université Laurentienne, Ontario CHABOT Jean-Luc Professeur de sciences politiques, Faculté de droit de Grenoble, Université Pierre Mendès France CHELINI Jean Professeur émérite, Université Aix-Marseille 3 DÉROUSSIN David Professeur d’Histoire du droit, Université Jean Moulin, Lyon 3 DIPPEL Horst Professeur d’Histoire anglo-américaine, Directeur du Groupe de recherche « Constitutionnalisme moderne », Université de Kassel DODET-CAUPHY Isabelle Doctorante en droit public, CERDAP, Université Pierre Mendès France, Grenoble 2 DUFFÉ Bruno-Marie Docteur en philosophie, Directeur de l’Institut des Droits de l’homme de Lyon FERRAND Jérôme Maître de conférences à la Faculté de droit de Grenoble, Université Pierre Mendès France FIERENS Jacques Avocat au Barreau de Bruxelles, Professeur aux Facultés Notre-Dame de Namure, Belgique GANDREAU Stéphanie Doctorante en Droit public, Université Pierre Mendès France, Grenoble 2 GRANGER Tiphaine Doctorante en Histoire moderne, Université Pierre Mendès France, Grenoble 2 GUYON Gérard Professeur à l’Université Montesquieu, Bordeaux 4 KLEBES Heinrich Secrétaire honoraire de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe LECOMTE Catherine Professeur d’Histoire du droit à la Faculté des Sciences juridiques et politiques de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines LEMONDE Lucie Professeur au Département des sciences juridiques à l’Université du Québec à Montréal LIÉBAULT Nathalie Maître de Conférences à la Faculté de droit de l’Université d’Angers OBERDORFF Henri Professeur de droit public à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, Université Pierre Mendès France PAUVERT Bertrand Maître de Conférences en Droit public, Université de Haute-Alsace PETIT Hugues Maître de Conférences à la Faculté de Droit de Grenoble, Université Pierre Mendès France RAVASI Viviana Professeur de Dottrina dello stato, Faculté de droit, Université de l’Insubria, Como REVERSO Laurent Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université AixMarseille SCHNEIDER Catherine Professeur de droit public à la Faculté de droit de Grenoble, Université Pierre Mendès France SOLÉ Jacques Professeur émérite d’histoire moderne Université Pierre Mendès France, Grenoble 2 TRUJILLO Antonio Javier Professeur de droit constitutionnel, Université de Málagua TRUJILLO PÉREZ Isabel Professeur de philosophie du droit à l’Université de Palerme et à l’Université « Tor Vergata » de Rome TZITZIS Stamatios Directeur de recherche au CNRS, Président de l’Equipe internationale, interdisciplinaire de philosophie pénale à l’Université Paris 2 Jérôme Ferrand, Hugues Petit Avant-propos L par le Centre des Droits de l’homme de la Faculté de droit de Grenoble1 avait mis en lumière la diversité des droits fondamentaux et des garanties offertes aux individus par les états contemporains. S’inscrivant dans la continuité du travail de réflexion mené lors de cette manifestation, le Centre Historique et Juridique des Droits de l’Homme (CHJDH), en collaboration avec le Centre de Droit Fondamental (CDF), le Groupe de Recherche sur les Coopérations Européennes et Régionales de l’Université Pierre Mendès France – Grenoble II et le réseau des droits fondamentaux de l’Agence Universitaire de la Francophonie a souhaité dresser un premier bilan de deux siècles de pratique des droits de l’homme et s’interroger sur le destin d’une telle notion à l’aube du troisième millénaire. Ce projet ambitieux a réuni à Grenoble, les 22, 23 et 24 octobre 2001, 71 auteurs originaires de seize pays2 pour un colloque international à l’intitulé de circonstance : 2001, l’Odyssée des Droits de l’homme. Désireux d’inscrire la réflexion dans le passé, sans négliger le présent et l’avenir, les organisateurs ont envisagé une progression logique et thématique transcendant les expériences historiques : après une interrogation préalable sur les fondations d’un idéal permettant de protéger les individus contre les dérives du pouvoir (I), l’évolution des droits de l’homme s’inscrit dans le cadre des naissances nationales et internationales. Le travail déclaratoire exprime alors une ambition (II). Mais passer de l’idéal proclamé à la réalité ne va pas sans poser le problème crucial de la mise en œuvre et de l’effectivité des droits de l’homme. Au regard de la délicate intégration de ceux-ci dans l’ordre juridique positif, un examen critique des théories et des mécanismes destinés à assurer leur respect s’avère nécessaire (III) avant d’envisager, par une démarche comparative, la perspective d’un troisième millénaire placé sous les auspices de droits fondamentaux universellement reconnus et protégés (IV). E DERNIER COLLOQUE ORGANISÉ La progression logique ainsi décrite justifie quatre subdivisions thématiques : Le thème des Fondations permet de poser les cadres culturels et conceptuels dans lesquels la réflexion peut se développer. La notion de droits de l’homme est ainsi confrontée __________ 1. État de droit, droits fondamentaux et diversité culturelle, Paris, L’Harmattan, 1999. 2. Allemagne, Belgique, Bulgarie, Cameroun, Canada, Congo, Espagne, France, Gambie, Grèce, Italie, Liban, Mauritanie, Moldavie, Suisse et Tunisie. AVANT-PROPOS 10 au texte fondateur du décalogue (H. Petit), ainsi qu’à la culture juridique romaine (L. Reverso), avant de l’être aux institutions ou aux acteurs de la pensée chrétienne (G. Guyon, C. Audéoud, M.-T. Avon-Soletti et J. Chélini) ou islamique (Y. Ben Achour). Le siècle des Lumières est également sollicité à travers la doctrine juridique (D. Deroussin) et le glissement des dignités à la dignité humaine (C. Lecomte), concept qui suscite toujours de multiples interrogations (B.-M. Duffé, J. Fierens et S. Tzitzis). Les préalables ainsi posés permettent d’appréhender le thème des Naissances des Droits de l’homme à travers les déclarations, codes et autres textes nationaux et internationaux. Au-delà de l’analyse des constitutions américaines (H. Dippel), de la déclaration universelle des droits de l’homme (J.-L. Chabot), de la charte africaine des droits de l’home et des peuples (G. Baricako), ou de la charte européenne des droits fondamentaux (C. Schneider), les auteurs témoignent de la difficulté d’inscrire les naissances des droits de l’homme dans l’esprit de leurs contemporains, à l’instar de la critique de Sade aux temps des thermidoriens (J. Solé). Ces deux thèmes sont regroupés dans un premier volume (L’Odyssée des Droits de l’homme I) sous le titre Fondations et naissances des Droits de l’homme. Cette réflexion préalable entreprise, un second volume (L’Odyssée des droits de l’homme II) envisage les Mises en œuvre des Droits de l’homme et leur délicate intégration dans les ordres juridiques nationaux : Congo (V. Ngouilou-Mpemba Ya Moussoungou), Liban (G. Saad), Maroc (F.-P. Blanc), Bulgarie (A. Angelova), France (G. Chianéa, M.-F. Brun, M. Frangi) –, continentaux : Afrique (P. F. Nkot), Europe (H. Surrel, M.-A. Tavoso) – ou inter-continentaux : (E. Tucny). Si le XXe siècle offre un vaste territoire d’expérimentation, les historiens revisitent le thème séculaire de la protection de l’individu face au pouvoir politique. Les fors basques (M. Lafourcade) et le Statut delphinal (M. Mathieu) offrent alors de parfaites illustrations d’une protection efficace des libertés collectives dès le XIIIe siècle ; les dernières années du XVIIIe siècle dévoilent également un aspect méconnu de l’histoire de l’effectivité des droits de l’homme : l’application de la déclaration de 1789 par les tribunaux de la Révolution (J. Ferrand). La diversité et la richesse des thèmes abordés dans les deux premiers volumes ouvrent le dernier volet de la trilogie (L’Odyssée des droits de l’homme III) consacrée aux Enjeux et perspectives des Droits de l’homme. Interpellés par le thème de la dernière journée du colloque (« Vers un millénaire des droits de l’homme » ?), les auteurs déterminent les enjeux [éducation (P.-J. Hesse), environnement (J.-M. Breton, E. Goyon), nouvelles technologies (C. Chevallier-Govers)] d’un XXIe siècle placé sous les auspices des droits fondamentaux. Le questionnement achoppe une fois de plus sur le problème du pluralisme juridique (G. Otis) et de la diversité culturelle (A. Badar Fall, L. Scillitani et H. Apchain). L’universalisation des droits de l’homme passe-t-elle par l’occidentalisation de la société (H. Pallard) ? Gageons que les trois volumes des Actes du colloque 2001, l’Odyssée des droits de l’homme fourniront aux lecteurs les éléments nécessaires pour repenser les droits de l’homme (B. Melkevik, C. Eberhard, J. Yacoub) à l’horizon de l’état de droit (J.-Y. Morin). L’ODYSSÉE DES DROITS DE L’HOMME I TITRE I FONDATIONS Laurent Reverso* La pensée juridique romaine face aux « Droits de l’homme » : l’exemple de Cicéron1 La question de l’existence de Droits de l’homme, dans l’Antiquité en général et dans le monde romain en particulier, semblait avoir définitivement trouvé une réponse, négative. Les travaux de Michel Villey et de Jean Gaudemet en particulier avaient – en tout cas le croyait-on – clos le débat2, qui désormais ne devait plus porter que sur les modalités de l’opposition entre conception moderne des Droits de l’homme et conception juridique antique. Si l’influence de l’Antiquité sur les révolutionnaires eux-mêmes a été maintes fois démontrée3, les limites de cette influence ne doivent pas être pour autant négligées. Il est vrai que de nombreux révolutionnaires ont considéré les Droits de l’homme comme des « vérités immuables », des « vérités de tous les temps et de tous les pays », des droits « éternels invariables comme la justice, éternels comme la raison » 4, dont on pourrait donc trouver les traces dans l’Antiquité. Rares furent ceux qui ne partagèrent pas ces illusions ; Anarchasis Cloots, en particulier, vit bien que l’idée des Droits de l’homme n’a pas été empruntée aux Romains : « Les Droits de l’homme rallient tous les individus sous la domination humaine. Si ces droits sacrés avaient été connus du temps des Horaces et des Curiaces, on n’aurait pas versé une goutte de sang pour la réunion de Rome et d’Albe. »5 Peut-être l’origine de cette illusion quant aux racines antiques des Droits de l’homme a-t-elle reçu un écho contemporain, puisque le débat qui semblait clos fut rouvert d’abord par un article d’Adalbert Poláček6, puis à l’occasion d’un colloque intitulé Le monde antique et les Droits de l’homme7. Enfin, une monographie parut en 1999 sur les Droits de l’homme dans la Rome antique8. On ne reviendra pas ici sur ces contributions dont la critique a déjà été efficacement faite9. Toutefois, une telle convergence signifie que même si les solutions proposées par les travaux cités en préambule demeurent parfaitement valables (les Droits de l’homme au sens moderne du terme ne se retrouvent pas dans l’Antiquité romaine), le travail théorique et méthodologique n’est pas achevé10. Il l’est d’autant moins que la plupart des analyses ont porté jusqu’à présent sur la période de l’empire, et très peu sur la période __________ * ATER à la Faculté de droit et de science politique, Aix-Marseille 3 Les notes de cette communication sont reportées en fin d’article, p. 33. FONDATIONS 14 LAURENT REVERSO républicaine, dont l’intérêt est pourtant grand puisque le droit romain y apparaît encore sous son aspect originel. Cela précisé, il paraît difficile de cerner le problème des rapports entre Droits modernes de l’homme et pensée juridique romaine sans entreprendre une analyse systématique des conceptions juridiques de Cicéron. Sans doute les raisons pour lesquelles une telle analyse n’a pas été déjà conduite tiennent-elles pour une grande part dans le refus de la part d’une importante partie de la doctrine de reconnaître Cicéron en tant que juriste; de ce refus au fait de négliger l’importance juridique des écrits cicéroniens, il n’y a qu’un pas11. Pourtant, « on doit prendre conscience d’un fait essentiel: notre connaissance de l’histoire romaine de la république tardive dépend pour une part prépondérante de l’œuvre conservée de Cicéron (qui est d’ailleurs, en volume, une des plus considérables de la latinité) […]»12. Ajoutons que cela n’est pas seulement valable pour l’histoire générale, mais aussi pour la science juridique13. En ce qui concerne par exemple une question comme celle, centrale pour notre sujet, du droit naturel, l’examen de la pensée du sénateur d’Arpinum est indispensable14. Une autre raison pouvant expliquer la sous-évaluation de la valeur de l’œuvre cicéronienne pour la connaissance du droit romain réside dans l’exagération de l’influence de la philosophie grecque sur son œuvre15. Cet argument étant d’ailleurs la plupart du temps lié au fait (résultant sans doute de l’influence du positivisme sur les esprits) de considérer la philosophie et le droit comme deux catégories hermétiquement séparées ; d’où la dévalorisation de Cicéron par certains juristes, qui le «rejettent» dans la catégorie des philosophes, en particulier sur la question du droit naturel, ou du droit des gens16. La pensée de Cicéron ne se laisse cependant pas réduire à de telles catégories : d’une part en ne séparant pas la philosophie du droit et de la politique, et d’autre part en adressant déjà des critiques acerbes aux jurisconsultes de son époque, accusés de compliquer exagérément et sciemment leur science par un savant verbiage, de manière à garder intact leur prestige17. Cette critique est doublée de la constatation de la perte objective de l’influence des jurisconsultes sur la vie de la cité, alors que pour lui, le lien entre connaissance du droit et pouvoir politique devrait aller de soi. De fait, les jurisconsultes de son temps, réduits à un pragmatisme sec, sont caractérisés par une incapacité à assumer les affaires de la république, tâche qui réclame une certaine hauteur de vues et une vision globale de la Cité, à la fois politique, juridique et philosophique18. Politique, juridique et philosophique, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 l’est également19. Mais ce n’est pas ce point commun là qui a poussé certains à chercher dans la Rome antique les précédents antiques du phénomène moderne des Droits de l’homme20. En effet, la notion même de « Droits de l’homme », suppose l’existence d’une conception universelle du droit, s’appliquant concrètement ou virtuellement à un homme dont la nature est elle aussi marquée par la notion d’universalité et donc, dans une certaine mesure, d’égalité. Justement, l’œuvre de l’Arpinate se prête fort bien à cette comparaison puisque l’idée d’un droit universel et d’humanité y est présente. Sur le plan méthodologique, il faudra donc commencer par étudier les concepts qui chez Cicéron expriment cette idée de droit universel, pour ensuite les comparer avec la conception moderne des Droits de l’homme, au lieu de vouloir trouver dans la Rome antique l’écho a priori de conceptions modernes21. L’ODYSSÉE DES DROITS DE L’HOMME I LA PENSÉE JURIDIQUE ROMAINE 15 La notion moderne de Droits de l’homme se base sur une conception à la fois égalitaire et universaliste de la nature humaine, qui sert de fondement à une construction juridique, de nature elle aussi égalitaire et à vocation universelle. La pensée juridique de Cicéron se fonde évidemment aussi sur une vision générale de l’homme et du monde mais qui ne se confond pas avec celle de la Déclaration moderne. En effet, si la pensée de Cicéron se caractérise par son universalisme, la nature de celui-ci diffère de l’universalisme des Droits de l’homme, notamment par son aspect hiérarchique et non égalitaire. En ce qui concerne la notion d’homme, d’humanité, la notion qui chez Cicéron pourrait servir de base à une argumentation visant à faire remonter l’idée de Droits de l’homme à l’Antiquité romaine est celle d’humanitas22. De fait, la notion, telle qu’utilisée par le sénateur d’Arpinum, implique bien la reconnaissance d’une nature humaine potentiellement universelle23. Mais elle est également liée à un socle concret de culture, à ce que Neal Wood appelle des « valeurs partagées », ce qui entraîne une relativisation de cette universalité humaine24. De fait, « il ne fait aucun doute, ensuite, dans ce texte et beaucoup d’autres que nous pourrons citer, que pour Cicéron l’humanitas signifie culture littéraire en entendant ce mot au sens large, bien que dans certains passages […] il s’agisse aussi bien de la culture philosophique et scientifique »25. Culture au sens large donc, au point de comprendre la bonne éducation et aussi le savoir-vivre, jusque dans le sens d’amabilité, courtoisie, jovialité, conséquences d’une culture digne de ce nom26. Selon Paul Veyne, l’humanitas distingue l’homme civilisé et vivant sous l’empire de lois, du sauvage qui vit de cueillette27 ; elle distingue également le lettré des personnes grossières et sans éducation (ce qui peut même s’appliquer à des membres des plus hautes classes de la société qui ne feraient pas honneur à leur rang)28. Ces significations viennent du fait que le mot fut employé à Rome pour rendre le mot grec paideia. Mais humanitas signifiait aussi philanthropia, c’est-à-dire la qualité d’un homme qui n’était ni dur ni hautain, mais juste et à l’occasion sachant faire preuve de clémence, et qui considère son prochain amicalement29. De ce fait, « tous les hommes appartiennent au genre humain, mais, comme on le voit, certains sont plus humains que d’autres : ils ne vivent pas comme les animaux sauvages, ils ne sont pas inhumains ou sont carrément engagés dans ce qui s’appellera un jour les études humanistes »30. Ainsi, les conceptions mêmes que la Déclaration et Cicéron proposent de l’homme paraissent différentes. En ce qui concerne le droit, Cicéron, influencé dans une certaine mesure par la philosophie grecque, stoïcienne en particulier31, développe une vision universaliste, non pas de façon absolue comme pour l’idéologie moderne des Droits de l’homme pour laquelle n’existe qu’un seul droit, mais en respectant les hiérarchies entre les différentes sphères juridiques. Cette vision de cercles juridiques concentriques est exprimée dans un passage du livre III du De officiis dans lequel Cicéron énumère les différents degrés du droit existant : « Quoique la dépravation des mœurs admette l’usage d’une telle conduite [la tromperie, la mauvaise foi], qu’elle n’y attache point de honte, et qu’elle ne soit formellement défendue ni par la loi, ni par le droit civil, elle est cependant réprouvée par la loi de nature. Il y a une société – je l’ai dit souvent et je ne saurais trop le répéter – qui de toutes est la plus étendue : celle qui unit les hommes entre eux. Il en est une autre plus restreinte : c’est celle qui réunit les hommes d’une même nation32 ; enfin celle qui forme une seule cité est plus resserrée encore. Aussi nos ancêtres ont-ils distin- FONDATIONS 16 LAURENT REVERSO gué le droit des gens d’avec le droit civil. Le droit civil n’est pas toujours le droit des gens ; mais le droit des gens doit toujours être le droit civil. Au reste nous n’avons plus conservé du vrai droit, de la vraie justice, aucune solide et réelle représentation. Nous n’en avons qu’une ombre, une faible image. Trop heureux encore si nous la suivions ! Car elle émane des plus saines inspirations de la nature et de la vérité »33. Il ressort de ce passage que Cicéron reconnaît l’existence de plusieurs sphères du droit, du degré le plus universel (la lex naturae), au degré particulier qu’est le ius civile, en passant par le degré intermédiaire qu’est le ius gentium. Parmi ces trois catégories, celles du droit naturel et du droit des gens expriment, bien qu’à des degrés divers, l’idée de droit universel. Catégories qui, il faut le souligner, laissent persister le degré inférieur du droit particulier (ius civile) sans que ce dernier soit obligatoirement conforme aux degrés supérieurs, différence majeure avec le normativisme juridique moderne, dont la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen est une illustration34 et dont la caractéristique réside justement dans une volonté extrême de cohérence entre les différents degrés du système juridique par la conformité absolue du degré inférieur au supérieur. Il est toutefois un domaine du droit, caractérisé par des aspects universalistes, absent de ce passage : le ius fetiale ; cela n’est pas le fruit d’un oubli de la part d’un Cicéron que d’aucuns jugent davantage philosophe que juriste rigoureux, mais résulte de la spécificité romaine et italique de ce droit35, un droit à la fois universel et romain36, qui pouvait difficilement entrer dans les catégories mises en place dans ce passage précis par l’Arpinate. On sait l’importance qu’eut l’idée de droit naturel sous sa forme laïcisée, dans l’élaboration de la Déclaration de 1789 ; nous verrons donc sous quelle forme ce concept est présent chez Cicéron (I). Une fois le concept le plus général exprimant l’idée d’un droit universel dégagé, nous examinerons si les applications particulières que sont le ius gentium et le ius fetiale peuvent elles aussi être comparées à l’idée moderne de Droits de l’homme (II). Nous verrons enfin que la reconnaissance de l’existence d’un droit naturel universel n’entraîne pas la reconnaissance de droits individuels innés (III). I. AUX SOURCES DE L’UNIVERSALISME JURIDIQUE DE CICÉRON, L’IDÉE DE DROIT NATUREL La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est implicitement sous-tendue par une conception universaliste du droit, un droit valable pour tous et partout. Celle-ci ressort particulièrement du fait de l’emploi de la catégorie non juridique d’homme, et par l’emploi d’expressions, de formules dont la généralité confine à l’universalité37. Retrouve-t-on chez Cicéron une telle conception universaliste du droit, parallèle à sa conception universaliste de l’homme ? Les doctrines du droit naturel sont en grande partie à l’origine de la Déclaration ; mais le droit naturel tel que l’entendent les modernes peut-il se confondre avec le droit naturel des anciens ? L’étude de la pensée de Cicéron sur ce point nous donnera des éléments de réponse38. Chez notre auteur, le L’ODYSSÉE DES DROITS DE L’HOMME I LA PENSÉE JURIDIQUE ROMAINE 17 droit naturel apparaît comme un concept à la fois philosophique et juridique, qui se définit par sa fin – la justice – et dont la recherche est l’objet de la science juridique. A. Le droit naturel, concept philosophique et juridique Le concept de droit naturel chez Cicéron a fait l’objet d’études qui, bien qu’en principe nullement hostiles à l’idée de droit naturel, ne valorisent pas sa contribution mais aboutissent à en minimiser la portée. Nous nous attacherons ici aux contributions de Jean Gaudemet et Michel Villey. Jean Gaudemet, tout en reconnaissant que « c’est avec Cicéron que le droit naturel tient pour la première fois une place importante à Rome »39, s’appuie sur une distinction rigide entre philosophie et droit pour écarter l’expression lex naturae de son champ d’investigations40, se privant de sources importantes pour la compréhension de la notion. S’attachant ensuite à l’expression ius naturae, interprétée comme « droit qui trouve son fondement dans la nature», l’auteur conclut: «Sans doute n’est-on pas loin du droit naturel. Mais le mot n’y est pas. »41 À quoi l’on pourrait répondre que la chose importe au moins autant que le mot… D’ailleurs, on ne peut qu’opiner lorsque Jean Gaudemet écrit que l’expression même ius naturale est exceptionnelle chez Cicéron; simplement peut-on préciser que lorsque l’Arpinate utilise cette expression, c’est pour la mettre dans la bouche des adversaires de la notion (d’ailleurs pour bien faire comprendre au lecteur que son opinion est inverse)42, ou pour décrire un état présocial, dans lequel le droit naturel était inconnu aux hommes43. L’auteur en conclut que cela fait peu d’éléments à verser au dossier du droit naturel chez Cicéron, et que la notion « fait figure de notion philosophique», du fait qu’elle est reprise aux Grecs par le Romain. Que l’influence philosophique grecque soit incontestable chez Cicéron est un fait44 ; mais cela signifie simplement : 1. qu’il n’y avait pas de contradiction fondamentale entre la pensée juridique romaine et la philosophie grecque ; 2. que le fait que la notion soit philosophique ne la prive pas de valeur juridique45 ; 3. que la question de l’influence grecque n’est pas le problème, qui est de déterminer le contenu de la notion de droit naturel chez Cicéron. De plus, si parfois Cicéron fait usage d’une terminologie imprécise (lex naturae, ius naturae, ius naturale) pour exprimer la même idée, il faut retenir avant tout l’idée, le signifié, et non le mot, le signifiant : si Cicéron emploie systématiquement ces expressions pour exprimer la même idée, c’est bien qu’existe chez lui un concept général de droit naturel que l’on peut étudier en tant que tel. Michel Villey, que l’on ne peut certes soupçonner d’hostilité au concept de droit naturel46 ou d’adhésion inconditionnelle aux théories du positivisme juridique, aboutit paradoxalement aussi à une dévalorisation de l’apport cicéronien. Selon cet auteur en effet, « on ne comprendra jamais la vraie pensée romaine sur le droit naturel si l’on s’en tient aux textes juridiques romains »47, argument auquel on pourrait éventuellement souscrire s’il ne s’accompagnait d’affirmations visant à démontrer que les juristes ne sont pas des sources fiables sur ce sujet dans la mesure où ils ne sont pas des philosophes du droit ; du coup, la recherche doit plutôt porter sur les sources philosophiques grecques (chez Aristote en particulier)48. Il s’agit du même argument que celui de Jean Gaudemet, mais retourné ; pourtant, la qualité intrinsèque de la philosophie du stagyrite n’avait nul besoin du dénigrement de celle de l’Arpinate pour être mise en valeur. L’analogie entre les deux raisonnements est d’autant plus marquante que Michel Villey opère lui aussi une séparation rigide entre le FONDATIONS 18 LAURENT REVERSO droit naturel d’Aristote, qui serait bien juridique, tandis que la conception stoïcienne (inspirant Cicéron pour beaucoup) serait plutôt morale.49 D’où la conclusion cinglante selon laquelle les juristes auraient confondu le droit naturel d’Aristote et la conception morale stoïcienne50… Cicéron le premier : « Peut-être les premiers responsables de cette déviation sont-ils les stoïciens de l’époque moyenne, qui sont déjà des syncrétistes ; en tout cas, leur élève Cicéron, l’éclectiste par excellence, dont la tendance personnelle, attestée par le De officiis, est de revenir à l’ancienne confusion du moral et du juridique, rhéteur du reste assez peu strict en matière de droit, Cicéron mêle de manière extrêmement confuse la loi morale stoïcienne aux problèmes du droit et de la politique. »51 Ici aussi, le fait d’opposer philosophie et droit, au lieu d’aborder la question de manière globale, compromet la compréhension de la notion, qualifiée un peu excessivement de « confuse. »52 Au contraire, comme le montre Michèle Ducos, « le droit naturel a un contenu très précis dans la pensée cicéronienne : il comprend un certain nombre de vertus qui ont en commun leur caractère social. Ce droit, en effet, ne regroupe pas toutes les vertus mais seulement celles qui s’exercent dans les relations entre personnes : membres d’une même famille, parents, amis, membres d’une même cité. Pour chacun de ces rapports sociaux, il existe une conduite déterminée qui consiste à rendre à chacun son dû : tel est le contenu du droit naturel. »53 Michel Villey a fort bien vu que « le droit se définit par sa fin »54, qui est la justice ; or si une telle définition est aristotélicienne et reprise par le Digeste, c’est également celle adoptée par Cicéron. B. Le droit naturel se définit par sa fin : la justice « Elles sont grandes en effet les questions que j’effleure ici rapidement ; mais de toutes celles qui font l’entretien des savants, la plus importante sans contredit, c’est de bien comprendre que nous sommes nés pour la justice, et que le droit a ses fondements non dans l’opinion, mais dans la nature. »55 L’explication de ce qu’est le droit naturel pour Cicéron tient dans le lien ici exprimé entre justice, droit et nature, lien qui ne va évidemment pas de soi. Encore une fois, on ne peut comprendre ce concept dans toute sa complexité en ayant recours aux catégories modernes, surtout dans leur tendance à compartimenter de façon rigide et à opposer sans nuances « théorie » et « pratique », « droit naturel » et « droit positif ». Ces oppositions sont inaptes à rendre compte des concepts juridiques, philosophico-juridiques, et plus encore juridico-religieux, romains. Selon Cicéron, la source même du droit se trouve dans la nature56 ; comme l’expliquait déjà Émilio Costa, « le ius naturae ou la lex naturae représentent l’ensemble des normes constituées à l’origine dans la force même des choses, pour réguler les rapports des hommes entre eux indépendamment de leur condition libre ou servile et de leur appartenance à une agrégation politique plutôt qu’une autre, et pour réguler dans le même temps les rapports des hommes avec la divinité. C’est en somme le complexe des normes constituées à l’origine pour réguler les rapports de ceux qui participent de la ratio, il est lui-même la ratio summa insita in natura, qui émane de la mens divina par laquelle la nature est préordonnée, qui préexiste à toute agrégation politique et à toute correspondante reconnaissance positive, et est universel et éternel. »57 L’ODYSSÉE DES DROITS DE L’HOMME I LA PENSÉE JURIDIQUE ROMAINE 19 Une telle notion est donc juridique même s’il serait plus approprié de la qualifier de notion juridico-religieuse ou juridico-philosophique. Ainsi, dans une définition donnée dans un ouvrage de jeunesse, le De inventione rhetorica, Cicéron donnait une définition restée fameuse : « Le droit naturel n’est pas issu de l’opinion, mais fut placé en nous par une puissance mystérieuse, comme la religion, la piété, la reconnaissance, la vengeance, le respect, la vérité. »58 Dès le départ donc, l’apport de Cicéron est de souligner l’aspect religieux (pour simplifier) du droit naturel, aspect qui le différencie de la conception rationaliste à l’œuvre dans la Déclaration59. Dans un passage donnant une image particulièrement complète de la conception cicéronienne du droit naturel, dans toute sa complexité, l’Arpinate explique bien le lien existant entre droit naturel, justice et raison : « Il suit donc que si la nature nous a donné la justice, c’est pour nous être, dans nos relations les uns avec les autres, un lien et un secours mutuel; et c’est, dans toute cette discussion, ce que j’entends par nature. Mais telle est la corruption des mauvaises habitudes, qu’elle éteint les rayons précieux de la beauté primitive, et qu’elle développe et fortifie les vices opposés. Si, se conformant à la nature, telle que je la conçois, les hommes pensaient, comme l’écrit un poète, que rien de ce qui tient à l’humanité ne leur est étranger, tous pratiqueraient également la justice : car avec la raison, la nature leur a encore donné la droite raison; donc aussi la loi, qui n’est autre chose que la droite raison ordonnant ou défendant; mais si elle leur a donné la loi, elle leur a aussi donné le droit: or, la raison a été donnée à tous les hommes; donc le droit leur a aussi été donné.»60 Le droit vient donc de la nature61 car celle-ci a mis en l’homme le sentiment de justice et la raison. La comparaison avec le texte français est impossible car cette généalogie du droit est absente de la Déclaration du 26 août 1789 qui est une proclamation, non une explication. La raison tient sans doute dans le fait que, comme l’écrit Marcel Gauchet, « il n’est à peu près personne, en fait, dans l’Assemblée, pour adhérer naïvement à l’antécédence normative de la nature. Tous ceux qui s’expriment sont parfaitement persuadés que c’est à l’homme en société qu’ils ont affaire et que c’est de lui seul qu’ils ont à définir le statut. »62 Du coup, la référence au droit naturel est davantage un alibi idéologique conforme à «l’esprit du temps» et destiné à justifier la mise en place d’un ordre juridique radicalement différent de celui de l’Ancien Régime, que l’expression d’une pensée ayant une conscience claire de son héritage jusnaturaliste63. Pour Cicéron, et le droit romain dans son ensemble, c’est le critère de la justice comme fin du droit qui peut seul constituer un critère de juridicité. La fin du livre I du De legibus montre bien que le droit ne peut se fonder sur l’utilité ou la seule volonté des peuples ou des gouvernants, mais que son objet est de garantir la justice ; or la justice ne peut être réalisée que si le droit est fondé sur la nature64. Logiquement, donc, la tâche incombant au juriste est la recherche des lois de la nature, et à travers elles, de la justice. C. La recherche du droit naturel, objet de la science juridique Reprenant les leçons de Michel Villey de façon particulièrement éclairante, Blandine Barret-Kriegel écrit que « le même terme Dikaion sert à désigner juste et droit, et tout l’effort des juristes antiques est de chercher la solution juste. Le latin de son côté définit le droit jus, id quod justum est ou encore objectum justitiae et la doctrine classique attribue bel et bien à l’activité des juristes une fin transcendante qui est le service de la justice, tandis que le même terme, justitia, désigne, comme il le fait aujourd’hui, la vertu de la justice et l’appa- FONDATIONS 20 LAURENT REVERSO reil judiciaire »65. La mise en valeur du concept cicéronien de droit naturel en tant que processus cognitif, en tant qu’ascèse, recherche jamais totalement terminée de l’adéquation de l’humain au divin, entraîne une critique implicite des objections positivistes au concept de droit naturel le jugeant inutile par manque de précision66. En effet, la conception cicéronienne du droit naturel est incompatible avec celle qui consiste à voir le droit comme obligatoirement lié à une norme fixée à l’avance. Dans l’optique du Romain, le droit est le résultat d’un processus cognitif, c’est une fin que le travail des juristes vise à atteindre67. Ainsi, la vision cicéronienne du droit naturel apporte un éclairage sur l’expérience juridique romaine en général, à laquelle elle est conforme : « Il apparaît en effet que la continuité de la recherche d’un fondement idéal du droit, tout en subissant nécessairement une série de modifications et d’adaptations, ne s’interrompit jamais à Rome, depuis les époques les plus reculées jusqu’au droit de Justinien. »68 Tout cela est le résultat du lien unissant droit et nature : « Car ce que nous avons à expliquer, c’est la nature du droit, et cette nature c’est dans la nature même de l’homme qu’il faut la rechercher. »69 Ainsi donc, le droit est un but à atteindre dont il faut chercher l’origine dans la nature, celle de l’homme en premier lieu70. De ce point de vue, la différence avec l’idée de révélation présente dans la Bible par exemple est évidente71, et le fait de qualifier de transcendante72 la fin de l’activité des juristes se justifie pleinement : il s’agit bien d’une fin transcendante puisque le but assigné aux juristes, la découverte de la justice par la recherche des lois naturelles, dépasse les juristes dans ce qu’ils ont de simplement humain ; mais encore une fois, ce n’est pas pour autant une révélation, une loi donnée une fois pour toutes de l’extérieur. Selon Cicéron, le fait que les dieux aient mis en l’homme la raison, qui les rapproche, permet à ces derniers de s’élever, mais par leurs propres moyens (la recherche, la philosophie, la vertu), jusqu’à la connaissance des lois naturelles donc de la justice. Cette proximité des hommes et des dieux73 est issue d’un modèle religieux bien différent de celui proposé par les religions révélées: «La conception religieuse du droit dans le monde latin ne prit jamais en effet la forme d’une révélation des normes ou carrément d’un système de normes, comme il y eut en partie dans le monde grec, ou avec plus d’ampleur par exemple dans le monde sémitique et indien, dans lesquels la transmission de la volonté divine au peuple survenait à travers la révélation de la loi à des prophètes ou à des hommes divinisés. Un signe fugace de cette conception peut peut-être se voir à Rome dans la légende des rapports entre Numa et la nymphe Egérie ; mais nous sommes toujours en présence d’une inspiration, non d’une révélation. […] Ce qui est caractéristique de la tradition romaine c’est en effet que la volonté divine ne se manifeste jamais une fois pour toutes, avec un caractère d’absolu et d’immutabilité, mais devait être déterminée chaque fois en relation avec le cas concret »74. Les Droits de l’homme modernes, eux, prétendent également être donnés une fois pour toutes puisqu’ils sont sensés fonder un nouvel ordre philosophique et juridico-politique, hors duquel en théorie il n’y aura plus rien à chercher et s’éloignent de ce fait de la vision romaine. De ce fait, ils fondent la possibilité d’une « fin de l’histoire », tandis que l’optique de recherche cicéronienne permet à l’histoire de rester ouverte. De plus, chez Cicéron, cette recherche de la justice à travers la loi naturelle ne peut être le fait que de ceux qui savent soumettre leurs passions à la discipline de la raison75. De cette manière, l’« homme » dont parle le Romain n’est pas le même que celui qui est envisagé par la doctrine moderne des droits du même nom ; seul est digne d’être considéré comme tel celui qui n’est pas esclave de ses passions, le vir bonus, qui par la pratique de la philosophie L’ODYSSÉE DES DROITS DE L’HOMME I