135 I Parroci Quand on était malade Alexis Bétemps Autrefois, vivre c’était aussi savoir survivre : s’adapter et savoir tirer du territoire et des savoirs traditionnels les ressources indispensables. L’éloignement, les difficultés de communication, l’absence de services sociaux réguliers et institutionnalisés, ainsi que la nature des lieux ont fait en sorte que les montagnards ont dû développer à l’intérieur de leurs communautés, souvent très petites, les compétences nécessaires non seulement pour se nourrir ou se couvrir, mais aussi pour se soigner en cas de maladie ou d’accident. La communauté de Saint-Christophe a dû aussi apprendre à faire face aux défaillances physiques, cherchant les solutions en son sein, au moins pour les urgences et pour certaines maladies, les moins graves d’abord, laissant à la médecine officielle, éloignée, coûteuse et peu accessible, les cas réputés insolubles. Il y avait, dans la communauté, des personnes particulières qui assuraient ce type de prestation. Il y a eu des « médicón »1 à même de soigner toutes les maladies à l’aide de plantes et de conseils comportementaux. Rappelons l’instituteur Julien Petitjacques de Fontanalles, dont la renommée dépassait largement les confins de la commune et dont certaines recettes sont encore utilisées aujourd’hui. Rappelons des rebouteux bons à tout faire, puisqu’ils faisaient même la sage-femme, comme Evariste Bétemps de Sorreley ou Camille Cornaz de Pin, décédés depuis plus d’un demi-siècle, mais dont le souvenir n’est pas encore éteint; ou encore comme Germain Cheney, plus récemment décédé. Et n’oublions pas les guérisseuses, puisqu’il s’agissait surtout de femmes, dépositaires d’anciens secrets pour guérir une infinité de maux, pour enlever la douleur, pour arrêter les hémorragies, le tout gratuitement… Chaque village avait sa guérisseuse et certains l’ont encore. Rappelons, parmi tant d’autres, certainement la plus connue, même en dehors de sa propre commune, Giuseppina Pallais de La Plaine, décédée en 2003. Au-delà des qualités individuelles particulières des guérisseuses réputées, la connaissance des plantes et de leurs vertus thérapeutiques était généralement répandue, surtout parmi les femmes, plus rarement chez les hommes, qui se chargeaient de la récolte, souvent à des dates bien précises ( la Saint-Jean ), du séchage, de la conservation et de l’utilisation successive. Les maux étaient regroupés par catégories, suivant les symptômes ou la localisation de la douleur. On soignait la toux indépendemment de ses L’agrou, l’impératoire en français, panacée pour tous les maux 1 On appelait ainsi, sans la moindre nuance péjorative, les hommes qui avaient des connaissances médicales populaires. 136 Saint-Christophe L’oratoire de Saint-Préject à Lumian causes ou le mal à la tête, qu’il soit conséquence d’une mauvaise digestion ou de pathologies plus complexes. Pour intervenir, il fallait d’abord formuler un diagnostic, puis trouver un remède. La cure se basait toujours sur les vertus expérimentées de certaines substances, végétales surtout, souvent reconnues par la suite par la médecine officielle aussi, et des pratiques rituelles plutôt ésotériques. Science et magie étaient constamment en contact et bien souvent mêlées. Ces connaissances sont encore répandues mais, à juste raison, les détails, prétendus magiques, ont été progressivement mis de côté, difficilement évoqués et toujours avec un brin de scepticisme manifeste. Mais, de temps en temps, ils percent encore dans les récits… Voyons un peu quelques exemples : pour le mal à la tête, il fallait mettre sur le front un chiffon imbibé de vinaigre ; pour le mal aux pieds, il fallait marcher nu-pieds dans la rosée du matin ou bien faire un bain de pied dans de l’eau salée bien chaude ; il fallait bien frotter les hernies avec de l’huile de noix ; pour les vomissements, il fallait préparer une tisane avec six ou sept graines de laurier et une dizaine de fibres ligneuses qui séparent les quartiers des noix, faire bouillir le tout pendant cinq minutes et boire bien chaud avec un petit peu de sucre ; pour l’indigestion, une petite cuillère de confiture de baies de Quand on était Malade genévrier ( dzén-évroù ) avec de l’eau chaude ou une tisane d’impératoire et une bonne prière à saint Victor ; on préparait aussi une tisane au romarin, aux graines de fenouil sauvage, aux noisettes ( olagne ) ou au laurier ; pour les ulcères à l’estomac, on disait de sortir les escargots de leur coquille, les laver à l’eau courante et de les avaler le matin à jeun ( en alternative aux escargots, des têtards ou des petites grenouilles ) ; pour l’inflammation de l’appendice prendre, à jeun, une cuillerée d’huile d’olive, avec un peu de miel si c’est le cas, ou bien un bol de lait caillé ( caillà ) ou encore appliquer des compresses d’eau bien froide ; pour les hémorragies, plusieurs procédés sont bons : le « papier » de mélèze, la « chemise » des grillons ou celle des serpents, la toile d’araignée, les feuilles de plantain ou même le papier de cigarette ; pour l’inflammation on pouvait boire une cuillérée de graines de lin dans un bol d’eau, laissé toute une nuit au froid ( a la sén-én-où ou sérénoù ) ou sinon, une tisane de mauve, feuilles, fleurs et tige comprises ; pour les hémorroïdes, on conseillait du beurre frais ou bien de se laver avec de l’eau à la mauve bien froide ; pour les plaies, on utilisait les feuilles de plantain ou bien on les enduisait de beurre fondu ( beuro coloú ), lavé aux neuf eaux, c’est-à-dire qu’il fallait mettre une cuillerée de beurre fondu dans un bol et le laver, réciter un pater et répéter l’opération neuf fois jusqu’à ce que le beurre ne devienne blanc ; pour les escarres, il fallait tremper des bluets dans de l’eau de vie, frotter les plaies et prier Jésus-Christ ; pour les rhumatismes, utiliser des feuilles de choux imbibées d’huile de ricin ou bien des feuilles de bardane, ( en prenant soin de mettre le dessus de la feuille sur la partie du corps malade ), de l’arnica ou, encore, des fleurs d’une variété autochtone de lys ; pour les furoncles, mélanger du soufre végétal avec du beurre fondu et en prendre une cuillerée le matin à jeun, ou bien leur appliquer une tranche de pomme reinette pourrie ; pour les rhumes et les bronchites, préparer des tisanes aux violettes de montagne cuites au lait, au lichen, à la sauge, au tilleul ; on pouvait aussi frotter l’estomac ou le dos avec du beurre fondu dans une feuille de papier bleu imperméable ( papé perse ) ou avec le gras de marmotte ( caillón ) ; pour le cathare, faire des inhalations ( teuf ) avec des fleurs de camomille ou bien prendre toujours un papier bleu, l’enduire de beurre fondu et de fleurs de camomille et appliquer le tout sur l’estomac avec un chiffon de laine chaud ; pour la toux, on préparait une tisane avec des noix, des amandes et des noisettes, avec leur coque, et une cuillerée de miel ; ou bien, toujours pour la toux, y compris la coqueluche, on devait couper des raves en tranches, les mettre dans une assiette creuse et les recouvrir de sucre, exposer l’assiette au froid de la nuit, boire le jus qui se forme, le matin à jeun, ou bien encore préparer une tisane avec des clous de girofles, un bâton de cannelle, une cuillerée de miel et un peu d’eau, ajouter à la fin un peu de jus de citron ; pour la pleurésie, il fallait prendre un ou plusieurs verres larges et bas ( toujours un nombre impair ), mouiller du coton avec de l’alcool, faire prendre feu et appliquer les verres chauds contre le dos ( lé vantouze ). Pour la pneumonie plusieurs remèdes 137 138 2 Sainte Lucie, fait tourner le moule, l’œil dedans et le fétu dehors. Saint-Christophe étaient recommandés: au printemps, on conseillait de prendre la pointe des branches de pin, les mettre dans un pot avec du sucre, laisser le pot fermé au soleil pendant quarante jours et filtrer le liquide qui en sort ; bien langer le corps avec la peau d’un agneau qu’on venait de peler, avec de la laine crue, c’est-à-dire pas encore lavée ; frotter avec de la graisse de marmotte; empâter de la poussière de foin avec des orties ou bien du thym. La saignée aussi était considérée un remède efficace pour « décailler » le sang ( remoué lo san ) et combattre ainsi la pneumonie. Le serpolet était indiqué pour la pleurésie et pour la pneumonie. Pour l’asthme, on conseillait un peu de miel dans de l’eau, le matin à jeun ; quand on avait une pointe de côté, il fallait chauffer un chiffon de laine dans une marmite pleine de son de blé, le sortir, l’enduire d’huile et puis frotter la partie malade. Pour le mal aux reins, on utilisait la reine des prés ou bien, pour défaire les calculs, le raisin d’ours ( farnasse ) ; contre la rétention d’urine, on utilisait la «pissin-alla», plante qu’on trouvait en altitude, dans les endroits escarpés, qu’on faisait sécher suspendue à la poutre de l’intérieur de la maison, ou l’herbe chevaline ( la variété qui pousse dans les endroits secs ) ou bien encore la tisane avec la barbe des épis de maïs ; quand on avait mal aux yeux, il fallait prendre des bluets ou bien les feuilles ou les pétales d’une ancienne variété de rose blanche double, les passer à l’eau chaude et les mettre dessus ; on disait aussi que le Vendredi Saint, quand les cloches recommencent à carillonner, il fallait aller au ru ou à la fontaine se laver les yeux… La prière à saint Jean ainsi qu’à sainte Lucie était considérée efficace pour les maladies des yeux et, quand on avait quelque chose dans l’œil, on le lavait avec une décoction de graines de cresson alénois ( natoù ) ; il ne fallait pas non plus oublier la formule : « Sènte Lusia, vionda la moula, lo joué dedeun, la bolaille de foua. »2. Il existait au moins quatre remèdes contre les orgelets ( ordzoù ) : faire cuire un œuf dans la braise, l’éplucher, le couper à moitié, sortir le jaune et mettre le blanc sur l’œil, ou bien regarder dans une bouteille d’huile, l’enduire de suie de bois, ou le frotter avec le lait d’une nourrice. Quant au mal d’oreilles, il fallait réchauffer de l’huile avec de la camomille et vider cela dans l’oreille, ou bien cuire dans le lait des fleurs de sureau et vider le liquide bien chaud dans l’oreille, ou encore laver l’oreille avec le lait de nourrice ( arié deun lo bouigno ). Pour le mal de gorge, on conseillait de lier autour du cou, pendant la nuit, la chaussette utilisée ou bien mettre des épluchures de pomme de terre ou encore préparer une tisane avec des feuilles de roses ou les fruits de l’épine vinette ( pepeun ). Pour le mal aux dents, il fallait casser avec les dents une graine de sel, ou mâcher un bout de racine d’impératoire ( agroù ) ou bien des graines de l’« erba d’ous » ( herbe de l’os ), ou les fleurs de sureau cuites au lait ( lo pâtón ) ou encore, une « chemise » de serpent et, naturellement, prier sainte Apollonie. Les racines de l’impératoire sont aussi un excellent désinfectant, aussi bien pour les Quand on était 139 Malade hommes que pour le bétail, ainsi que la tomate avec un peu de sucre. Pour faire remonter la pression artérielle, on invitait les malades à boire du lait tiède, qu’on venait de traire, avec du sucre et une goutte de vin, ou bien de la soupe de farine de blé, tandis que pour la faire baisser, il fallait faire une saignée ( terié lo san ), manger de l’ail ou bien boire une tisane des baies d’églantier ( grattacù ). On conseillait aux personnes nerveuses de prendre une tisane de basilique ou d’herbe au chat. En cas de jaunisse, (can-t-on vouidje la fé ), on avalait cinq poux dans une hostie ou dans une boule de beurre frais. On enduisait les verrues de lait de figue ou de saindoux qu’on enterrait ensuite à la cave. Une recette un peu plus ésotérique conseillait de compter d’abord les verrues, puis de prendre un papier blanc, de le remplir avec autant de cailloux qu’on avait de verrues, de lier le papier avec un ruban rouge et, tout en marchant, de le jeter derrière les épaules sans se retourner. Pour l’onglet, le panaris ( lo mou blan ), on utilisait du pain trempé dans du lait. Pour les brûlures, il fallait prendre l’écorce fraîche du tilleul, la mettre dans l’eau et quand elle caillait, on devait l’appliquer sur la partie brûlée, ou bien battre le blanc d’œuf avec un peu d’huile ou encore les enduire de fleurs de lys trempées dans de l’huile. Pour les meurtrissures ( casseun ), on les frottait avec un chiffon imbibé d’un bouillon de roses blanches et de leurs feuilles, ou bien avec du beurre fondu qu’on faisait chauffer dans une louche sur le feu ou bien encore avec de l’eau de vie avec de l’arnica. On pouvait aussi prendre une tisane de graines de cresson alénois ( natoù ) ou d’herbe au chat ( gneudda ). L’eau de vie était aussi considérée comme un excellent remède pour les foulures, à utiliser après s’être fait « rabeillé »3. L’eau de vie était aussi réputée pour prévenir la grippe, un petit verre le matin à jeun. Quant aux fractures, on les immobilisait avec deux planchettes de bois ou bien on utilisait le « solorgno », de la poix mélangée à l’encens qui, en séchant, devenait très dure. Ensuite, pour « renforcer » le membre affaibli, on le pansait avec une couenne de porc recouverte de persil et si jamais « de l’eau » se formait, il fallait frotter avec du saindou. Si la douleur persistait, on appliquait sur la fracture une feuille de bardane ( logne ). Pour sortir les échardes, il fallait leur appliquer de la graisse de poule fondue ou de la résine de sapin argenté ( vouargno ). Contre le hoquet, on disait de tenir la lame d’un couteau droite dans un verre d’eau et de boire sans enlever la lame. En cas de morsure de vipère, il fallait lier le membre touché, élargir la blessure avec un couteau stérilisé au feu, sucer le sang et le cracher. On pouvait aussi mettre du lait sur la blessure et en rajouter quand le premier était devenu vert. Quand on se faisait piquer par une guêpe ou une abeille, il fallait Petitjacques Julien 3 Remettre les membres démis à leur place par un rebouteux. 140 Saint-Christophe mettre dessus une motte de terre mouillée et prier sainte Brigitte. Pour les douleurs menstruelles, il y avait la fameuse tisane aux sept ( ou neuf ) herbes : trois noyaux de pêches, cinq amandes, cinq feuilles d’artémise, cinq de matricaire ( matricalla ), variété de camomille, cinq de citronnelle, cinq d’herbe au chat. Il fallait faire bouillir le tout et y ajouter un jaune d’œuf, une petite cuillérée de beurre fondu et du sucre. Cette recette aux sept herbes pouvait varier légèrement : quelqu’un y mettait du laurier et de la mélisse, la transformant ainsi en neuf herbes. La roquette et la mauve aussi étaient très indiquées contre les douleurs féminines. Avant l’accouchement, on faisait boire aux femmes des graines de lin pour les rafraîchir. Pour les accouchées, on préparait la « panada », la soupe de pain, le « sambayón », des œufs battus, sucrés et cuits au vin, la « mandolà ». Pour la faire, on fait passer à la poêle des amandes avec un peu de beurre fondu jusqu’à ce qu’elles soient bien rousses, puis on ajoute de l’eau dessus ; ou bien le « fiondolet »: un jaune d’œuf, du sucre une petite cuillère de beurre fondu, une cuillerée d’eau et deux de vin; on mélangeait le tout et on faisait cuire à bain-marie jusqu’à ce que cela ne givre; on prenait une cuillerée à la fois et on faisait suivre une prière à sainte Marguerite. Evariste Bétemps de Sorreley avait un remède bien particulier et, paraît-il, efficace: il fondait les serpents après leur avoir enlevé le gras et en faisait une potion. Il en avait toujours sur lui et il l’offrait aux accouchées. Pour que les femmes conservent le plus longtemps possible leur lait, il fallait qu’elles veillent sur leur alimentation : elles devaient boire beaucoup de lait, manger des mets « nourrissants », mais pas trop de légumes et surtout pas de haricots verts ni de persil. Les croûtes du lait se soignaient en les frottant avec de l’huile ou avec du lait tiède, à peine trait, et pour les «vers», on trempait du coton dans l’encens mélangé avec de l’eau de vie et on le mettait sur le nombril ( lamboueuille ) jusqu’à ce qu’il ne se détache naturellement, signe que les vers s’en étaient allés… On les combattait aussi avec du sirop de raves ou avec de l’ail, en le frottant sur les différentes parties du corps ou, plus simplement, en cachant une tête sous l’oreiller. Pour les enfants qui tardaient à parler ou qui bégayaient, on faisait appel à saint Préject ( Prédzet ), dont on trouve encore un oratoire à Lumian, sur Sorreley, ou bien à Bionaz ou à Saint-Marcel. On amenait un coq et, si le rite était fait avec la foi nécessaire, le coq chantait et l’enfant parlait correctement. Souvent, les mêmes remèdes étaient utilisés aussi pour les animaux, les vaches en particulier. Toutes les années, au printemps, ont les saignait, cinq ou six litres, pour «renouveler» le sang ( remoué lo san ); avant qu’elles ne vêlent on leur donnait à boire des graines de lin trempées dans l’eau et, après qu’elles aient vêlé, pour les renforcer, on leur donnait du pain noir et du beurre fondu ou, plus simplement, de la soupe au pain de seigle ( panada ) ou à la farine de maïs ( assolette ). On désinfectait l’étable en brûlant des racines d’impéra- Quand on était 141 Malade Giuseppina Pallais, la Djeppina toire ou, le cas échéant, du bois de laurier. Au printemps, quand l’herbe était fraîche et risquait de faire enfler les vaches, surtout si elles broutaient du trèfle mouillé, on leur donnait du saindoux ( sondze ) avec du tabac et du persil. Et si elles enflaient trop, il fallait leur crever la panse pour faire sortir « l’air ». Quand elles se foulaient un membre ou le cassaient, c’était les mêmes rebouteux ( rabeilleur ) que ceux appelés pour les hommes qui s’en occupaient. Les blessures étaient désinfectées avec de la résine de mélèze ( larze ) et le mal aux pieds ( mou blan ) était soigné par le vert-de-gris dilué dans de l’eau tiède.4 4 Ce chapitre a pu être écrit grâce aux témoignages de Giuseppina Pallais, Pina Isabel, Ildo Bétemps et l’excellent travail du Concours Cerlogne des écoles maternelles de Pallein (Voir bibliographie).