Pesons les idées. La philosophie française du dix-huitième siècle avait osé dire : la matière est Dieu, et le grand Tout,
c'est-à-dire la foule des modifications de la matière, est la seule chose existante. La philosophie allemande fait un pas de
plus. Elle déclare la matière elle-même une modification de la raison impersonnelle, comme l'un de vos philosophes les
plus spirituels a nommé la cause première. Est-ce là le langage de l'athéisme ?
Vous avanciez ensuite que l'essence divine n'est pas limitée et bornée pour être personnelle, et que vous nous le
prouveriez tantôt ; j'attends avec avidité vos arguments. En attendant, permettez que je doute de leur solidité. Permettez-
moi quelques réflexions qui iront peut-être au-devant de vos preuves, et qui les absorberont tout en les consommant.
Je suis aussi d'avis que la personnalité et la conscience de soi-même ne sont pas hors de l'être divin, qu'elles
constituent, au contraire, un élément nécessaire de son existence infinie. La conscience implique l'opposition d'un sujet
et d'un objet, c'est-à-dire l'état fini de l'esprit. Or, comme le véritable infini n'est pas hors du fini, puisque autrement le fini
serait la limite de l'infini qui cesserait ainsi d'être ce qu'il est, les esprits finis sont des modifications, selon Spinoza, des
fulgurations (comme dit votre Leibniz) de la divinité. La personnalité et la conscience divine sont l'homme individuel lui-
même, en tant que, dans sa forme finie, il réveille et fait jaillir l'étincelle divine cachée sous les cendres terrestres.
L'être divin n'est pas une substance abstraite vivant hors du monde, comme les dieux d'Epicure. C'est l'essence des
choses apparaissant dans les phénomènes ; et le phénomène coïncidant avec la nature divine, c'est l'humanité. Dieu
s'est fait homme (citation en grec à ajouter).
Celui qui parle de la sorte ne vous paye pas de mots, à ce que vous prétendiez dans la continuation de notre entretien,
comme s'il substituait le nom de Dieu à ce qui n'est plus Dieu. Car, en saine philosophie, il s'agit justement de substituer
la chose à ce qui n'est qu'un simple mot. Or, prononcer le nom de Dieu, d'un Dieu ultramondain, dont vous ne faites que
vaguement admettre l'existence sans la connaître et l'expliquer, c'est là ce que j'appelle moi se payer de mots. D'ailleurs,
la philosophie allemande dût-elle, en vous annonçant ce nouveau Dieu, se tromper, parce qu'il n'aurait pas droit à ce titre,
vous avez toujours tort de l'accuser d'athéisme pour cela. Nous jugeons votre ancienne croyance avec bien moins de
sévérité, quoique, à notre tour, nous n'y retrouvions pas les véritables attributs de la divinité. Et envers les peuples
païens, vous aussi, vous usez de cette indulgence. Pourquoi donc la refuser à nous seuls ? Vous louiez la sincérité de M.
Proudhon, que vous nommiez le dernier rejeton de la philosophie hégélienne en France, pour avoir avoué franchement
qu'il ne croyait ni en Dieu ni au diable. Eh bien, lui encore s'est payé de mots comme vous le faites vous-même. Car,
dans son livre sur la nécessité de la misère, il croit à un principe éternel constituant le bonheur final de l'humanité, et à
des passions humaines qui tâchent vainement d'en contrarier et reculer l'application. Sachez, Monsieur, que ce que la
vieille orthodoxie nommait Dieu et le diable, nous ne l'avons pas aboli pour avoir expliqué leur nature.
Ceci m'amène enfin au reproche d'immoralité que vous faisiez à cette doctrine, et ici je crois notre justification plus facile
encore : c'est de ne croire de véritable morale possible qu'avec un Dieu intrinsèque dont la présence dans l'âme
humaine est elle-même la vertu et sa récompense. Celui qui, de son propre mouvement, fait agir en lui la raison
impersonnelle, ne saurait être ni fourbe ni malheureux. La fortune est pour lui ; car il ne fait qu'exécuter les projets de
ce que vous nommez la Providence. Dans votre système vous êtes vertueux pour jouir plus tard dans un autre monde.
Vous n'aimez pas la vertu pour elle-même, mais pour les suites qu'elle peut avoir et dans votre intérêt personnel.
C'est donc vous qui prêchez la morale d'Helvétius ? Ce n'est pas nous qui le faisons. Mais je ne veux pas passer de la
défensive à l'offensive. J'en viens aux effets sinistres que vous croyez attachés à ces croyances nouvelles.
Ici la monarchie constitutionnelle vous paraît le dernier mot de l'humanité. Vous vous récriâtes même sur le reproche
que je fis à Charles X pour avoir voulu octroyer une loi électorale, et vous prôniez la gloire de la France sous ce Bourbon.
A la bonne heure, mais la monarchie constitutionnelle n'est bonne que sous un prince qui n'a pas de volonté à lui ou qui
ne veut pas en avoir, qui laisse absorber sa personne dans la personnalité générale du peuple. Mais à quoi bon alors
cette personnalité particulière qui n'est, pour ainsi dire, que le symbole de la personnalité générale ?
Sur ce point encore, vous avez fait preuve de sagacité, en trouvant la liaison étroite qui existe entre la croyance à la
personnalité divine et la monarchie constitutionnelle. Si la loi, comme on l'a prétendu, est athée en France, la France,
en se constituant en république, a accompli entièrement ce soi-disant athéisme. Car si le véritable Dieu est le seul
agent dans l'univers, comme Leibniz l'a dit encore, s'il est par conséquent l'esprit universel qui seul vit et se manifeste
dans les individus, la véritable constitution est celle où chacun est le symbole ou le représentant de la volonté
générale, où la souveraineté n'est pas attachée plus ou moins à un seul individu. Le Christ a été le premier symbole de
Dieu-Personne aux yeux des chrétiens. Le pape a pris sa place dans le monde catholique. L'empereur de toutes les
Russies et les princes protestants ont, par la grâce de Dieu, succédé au pape dans les autres confessions chrétiennes.
Ils ont été, de fait et de droit, les premiers évêques de leurs cultes respectifs ; ils y resteront jusqu'à ce que les
véritables principes de la démocratie aient pénétré les masses, et qu'ainsi, il n'y ait plus un seul, comme dans les
monarchies absolues, ni quelques élus, comme dans les gouvernements aristocratiques, ni un mélange bâtard de ces
deux formes de gouvernement, comme dans la monarchie constitutionnelle, mais la majorité du peuple entier qui aura
conscience de la volonté universelle et voudra l'exécuter. Alors il ne sera plus nécessaire de la symboliser dans un ou
dans plusieurs individus, dans les classes privilégiées, puisque les masses la produiront spontanément dans leurs
mouvements associés et par le suffrage universel.
Un ou plusieurs individus seront, il est vrai, toujours à la tête des affaires, mais non pas pour leur donner la direction par
une pensée immuable ; au contraire, ils ne seront que les agents exécuteurs de la souveraineté universelle, de cet
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