Les religions et le monde moderne
dossier
64 / mars 2013 / n°429
néoconservateurs qui soutiennent Israël,
des milieux plus sensibles à la question
palestinienne, des milieux qui soutiennent la
politique extérieure des États-Unis, d’autres
qui la critiquent… La question de l’islam en
Europe arrive donc là-bas un peu comme
un cheveu sur la soupe et cette islamisation
supposée de l’Europe permet parfois à
certains d’illustrer des choses n’ayant pas
grand-chose à voir avec l’islam en Europe
en tant que tel, comme le succès ou l’échec
de telle politique américaine. Il y aussi
un argument commercial évident, et il y
a une confusion. Ce qu’on prend parfois
pour une islamisation, aux États-Unis,
mais aussi en Europe, correspond souvent
plutôt en fait à une visibilité accrue de
l’islam et de ses pratiques. Cette visibilité
accrue est un fait. Cela est dû à plusieurs
facteurs : l’enracinement d’une population
musulmane en Europe, la majorité des
musulmans européens sont aujourd’hui nés
en Europe suite au phénomène migratoire,
et également la reconfiguration de l’espace
public lui-même, par rapport au rôle des
minorités dans cet espace public, les
institutions jouant beaucoup moins le rôle
de lieu où le pouvoir et les citoyens peuvent
se retrouver, la rue, la télévision, Internet,
prennent le relais et donne l’impression
d’une islamisation massive. Le problème
est plus celui d’une déconnexion entre les
institutions et les citoyens musulmans en
Europe. Il y a un déficit d’identification à
la culture politique, au pouvoir et à ses
institutions nationales, ce qui fait qu’il y
a un réinvestissement de l’espace public
qui peut donner l’impression d’une forte
islamisation.
L’une des questions les plus fréquemment
soulevées est-celle de la situation des
femmes musulmanes en Europe. Vous
venez ave rédigé un rapport à ce sujet,
pour l’Open Society Institute. Quel bilan
peut-on en faire ?
Le rapport porte sur plusieurs pays
européens, l’Allemagne, les Pays Bas, la
France, la Belgique, la Grande-Bretagne…
Il s’agissait de mettre en avant les formes
multiples de discrimination, qui appellent
des solutions politiques spécifiques. Très
concrètement, les discriminations ne
viennent pas uniquement du fait que l’on est
femme, mais femme musulmane, et parfois
noires et souvent avec un background
social défavorisé. Tous ces facteurs de
discrimination doivent être pris en compte
pour y répondre sur le plan politique. En
Europe, on a l’habitude de répondre à la
question des discriminations sur le plan
de l’antiracisme. La question religieuse
est plus difficile à appréhender. Et en ce
qui concerne les migrants, on réfléchit
également sur le plan institutionnel et
sur le plan des droits humains. Lorsqu’il
s’agit des femmes musulmanes viennent
s’entrechoquer un certain nombre d’enjeux,
il y a les migrantes et celles qui sont nées
en Europe, celles qui portent le voile et
celles qui ne portent pas, etc.
Y-a-t-il une spécificité française parmi les
pays que vous avez étudié ?
Oui, c’est que les institutions (l’école,
l’hôpital, les lieux où s’exerce l’autorité de
l’État…) sont apparues comme étant les
premières productrices de discrimination.
Les médias jouent également un rôle
important, en écho à ces discriminations.
Une autre spécificité française est la faible
réponse apportée par la communauté
musulmane et la fragmentation de cette
communauté dans les réponses à apporter
aux discriminations. C’est dû à la difficulté
des musulmans de France à se positionner
en tant que musulmans dans l’action
publique. En Angleterre, en Belgique,
au Pays-Bas et en Allemagne, il y a des
initiatives de la société civile qui se font
en solidarité avec les non musulmans,
pour prévenir les discriminations contre les
femmes musulmanes, comme partie d’un
tout. En France, c’est beaucoup plus difficile
et on se rend compte que les musulmans
ont du mal à se positionner. Le débat
fonctionne souvent de façon binaire : pour
ou contre le voile etc., et on ne parvient
plus à s’abstraire de cette vision binaire
pour agir en tant que citoyens vis-à-vis
des institutions, pour être proactifs et non
pas uniquement réactifs face aux diverses
polémiques.
Diriez-vous, comme certains, que la
conception française de la laïcité accentue
le risque de discriminations ?
Je ne le pense pas, parce que d’un point de
vue juridique, les choses sont relativement
simples. En 2009, lorsque le président
Sarkozy a lancé le débat et que la polémique
sur le niqab commençait à enfler, on se
posait la question des termes du débat, la
question de savoir si la question du niqab
devait être traitée sous l’angle sécuritaire,
sous l’angle de l’atteinte morale au droit
des femmes ou sous l’angle de l’aspect
indivisible de la République et des citoyens.
Le problème n’est pas lié à la conception
française de la laïcité mais plutôt à certains
usages de la laïcité, très récents d’ailleurs,
qui amènent par exemple à refuser à une
femme voilée de passer son permis de
conduire ou à l’obliger à enlever son voile
avant de consulter un médecin etc. Ce sont
des usages et des interprétations récents
et aléatoires, en raison de l’absence d’une
parole d’État sur ces questions. L’État a
du mal à articuler une politique claire sur
ce que peut être la visibilité des femmes
musulmanes. Ces sujets sont souvent le
prétexte à des campagnes, à des querelles
politiciennes et à des débats philosophiques.
On passe donc souvent à côté de la question
des discriminations. Il faudrait revenir aux
fondamentaux, au-delà de ce que peut-être
la position de chacun.
Quel avenir pour le soufisme ? Peut-on
assister à un renouveau politique soufiste ?
Dans quelle mesure peut-il concurrencer
les autres mouvances islamistes ?
Mes recherches au Maghreb et en Europe
m’ont amené à rencontrer un certain nombre
de personnes qui étaient passées par des
mouvements islamistes inspirés par les
Frères musulmans ou par le Tabligh, qui en
avaient été déçus, et qui par conséquent ont
cherché à intégrer des groupes qui pouvaient
leur offrir une identification à l’islam, mais
à un autre niveau, un niveau individuel
même s’il y a aussi un groupe qui permet de
créer une solidarité entre ses membres. Le
soufisme remplit parfaitement cette fonction
et l’on observe donc un réinvestissement du
soufisme, qui est beaucoup plus identitaire
qu’il ne l’avait été jusqu’à présent. Il ne
s’agit pas d’une vérité des pratiques soufies.
On retrouve dans le soufisme le même
phénomène de réislamisation volontaire
que l’on a pu observer au sein d’autres
mouvements d’inspiration islamiste. D’un
côté, ils considèrent que le soufisme fait
partie de leur identité traditionnelle, et
de l’autre côté, beaucoup de ceux qui
investissent aujourd’hui le soufisme y
recherchent un projet de qualification, un
« empowerment », une façon d’être actif