C’est le linguiste italien G. Ascoli qui, à la fin du siècle dernier (1873)1,
découvrit l’originalité des parlers gallo-romans du centre-est. Il s’aperçut en effet
que ceux-ci comportaient des caractéristiques qui empêchaient de les classer dans
la langue d’oïl comme dans la langue d’oc. Cependant la dénomination de franco-
provençal, qu’il donna au groupe que constituaient ces parlers, n’apparut pas très
heureuse, car elle semblait indiquer que le francoprovençal était une langue hybri-
de formée en partie de français ou langue d’oïl et en partie d’occitan qu’on appe-
lait à l’époque provençal. Aussi les linguistes suivants créèrent-ils de nouvelles
appellations capables, à leurs yeux, de mieux faire apparaître l’originalité de ce
groupe. Parmi les plus célèbres, signalons celle de moyen-rhodanien qu’utilisèrent
Suchier et Philipon et celle de français du sud-est qu’adopta Meyer-Lübke.
Cependant ces nouvelles dénominations, qui avaient peut-être le mérite d’être
moins ambigües sur le plan linguistique, n’étaient pas plus heureuses que celle
d’Ascoli, car la représentation géographique qu’elles évoquaient concordait mal
avec le domaine qu’elles devaient désigner. Aussi, pour représenter cet espace
dont la base est seulement linguistique, est-on revenu à une dénomination de
nature purement linguistique. On a repris le terme de francoprovençal que tout le
monde emploie actuellement. Mais, pour mieux montrer que ce groupe linguisti-
que constitue un ensemble original à l’intérieur du galloroman, on a pris l’habitu-
de, à la suite de P. Gardette, de réunir les deux parties du mot en supprimant le
trait d’union qui les séparait (francoprovençal).
DÉLIMITATION ET REPRÉSENTATION GÉOGRAPHIQUES
Bien que les caractéristiques du francoprovençal ne soient pas uniquement
d’ordre phonétique (cf. traits typologiques), c’est d’après des critères phonétiques
que se définit et se délimite ce groupe dialectal.
Pour tracer la limite, c’est-à-dire pour distinguer le francoprovençal de la lan-
gue d’oïl, on s’est d’abord servi du traitement du A tonique libre non précédé de
consonne palatale. Ainsi étaient considérés comme francoprovençaux les points
qui, pour AMARE et PRATU, par exemple, disaient ama et pra, et d’oïl ceux qui
disaient aimer et pré. Mais ce critère a dû être abandonné car, dans une partie du
nord-ouest du francoprovençal touchant la Bourgogne, il y a eu une avancée
récente de l’évolution a > é dans la partie attenante de la Franche-Comté de lan-
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Le Francoprovençal
Jean-Baptiste Martin - Ingénieur CNRS Institut Pierre Gardette
gue d’oïl il s’est produit, en sens inverse, une évolution récente de é tonique en a2.
Aussi, pour procéder à la délimitation entre la langue d’oïl et le francoprovençal,
les dialectologues ont-ils dû recourir à un autre critère. À la suite de B. Hasserlot,
ils ont considéré que la différence essentielle entre les deux familles était la place
de l’accent. Alors que dans la langue d’oïl, par suite de la chute des voyelles ato-
nes finales, tous les mots sont accentués sur la dernière syllabe (prononcée), en
francoprovençal l’accent peut porter sur la dernière syllabe (phénomène appelé
oxytonisme) ou, en raison du maintien de voyelles atones finales, sur l’avant-der-
nière syllabe (phénomène appelé paroxytonisme). Ainsi le mot latin PORTA a
donné port(e) (une seule syllabe) en français, alors qu’il a donné porta (deux syl-
labes) en francoprovençal. Une opposition telle que chanta (2e personne du singu-
lier de l’impératif = « chante ») - chanta (2e personne du pluriel de l’impératif
=« chantez ») existe en francoprovençal, mais elle est impossible en français
l’accent ne peut changer de syllabe.
Le phénomène du paroxytonisme ne peut intervenir pour distinguer le franco-
provençal de l’occitan puisque ces deux groupes dialectaux connaissent les voyel-
le atones finales. La différence entre les deux familles, que l’on considère comme
essentielle, repose sur l’évolution du A, qu’il soit tonique ou atone. En effet, tan-
dis que l’occitan conserve le A dans tous les cas, le francoprovençal a fait évoluer
différemment le A, selon qu’il était, ou non, précédé de consonne palatale (ex, ch,
j, y). L’opposition principale entre francoprovençal et occitan se réalise de la façon
suivante :
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A tonique frpr oc
A A
cons. cons.
non pal. pal.
a a
A atone frpr oc
A A
cons. cons.
non pal. pal.
a i,é a
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Les enfants visitent l’exposition des travaux du Concours Cerlogne 1983 (photo Andreetto)
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Les exemples suivants illustrent l’opposition actuelle entre les parlers franco-
provençaux et occitans :
frpr oc
CANTARE shanta c(h)anta
MANDUCARE manzhie manja
BARBA barba barba
VACCA vashi vac(h)a
Ainsi, pour donner du francoprovençal une définition simplifiée, on peut utili-
ser la formule de B. Hasselrot qui définit le francoprovençal « comme l’ensemble
des parlers où A final précédé de palatale devient i (é, e) mais se conserve dans
tous les autres cas »3.
Le domaine francoprovençal est représenté sur la carte ci-jointe.
La limite nord du francoprovençal qui est constituée par l’isoglose de l’oxyto-
nisme, c’est-à-dire la limite au-delà de laquelle le a atone final - comme toutes les
autres voyelles finales d’ailleurs - n’existe pas, suit approximativement une ligne
Roanne-Mâcon-Louhans-Poligny-Pontarlier-Neuchâtel. Mais entre Roanne et
Mâcon, c’est-à-dire au nord du Lyonnais, il y a une zone de transition. En effet,
dans cette région, le a atone final s’est amuï récemment dans la plupart des mots
(ex. BARBA > barb, ROSA > roz ou rouz), mais il substiste dans les mots il
était devenu tonique par suite du recul de l’accent de la voyelle tonique en hiatus
sur la voyelle finale primitivement atone (hiatus consécutif à l’amuïssement d’une
consonne intervocalique) : ex. VITA > via > via > vya, ROTA > roa > roa > rwa.
Par ailleurs l’accentuation paroxytonique subsiste encore à la 3e personne du plu-
riel à l’amuïssement de la consonne Y intervocalique et au recul de l’accent de la
voyelle finale initialement atone. Il s’agit donc d’une aire francoprovençale récem-
ment francisée. Sur la carte, cette zone est signalée par des hachures constituées
par des tirets obliques.
La limite ouest et sud du francoprovençal, qui est constituée par l’isoglosse de
la palatalisation du A précédé de consonne palatale, a un tracé peu rectiligne. La
raison de ce manque de régularité est que cette limite traverse des régions géogra-
phiquement très tourmentées et qu’en pays de montagne le tracé suit généralement
les vallées. Cette ligne part de Roanne qui est le carrefour du francoprovençal, de
la langue d’oïl et de l’a détermination du montant à payer pour l’expropriation des
terrains nécessaires à l’aménagement et agrandissement des routee l’occitan et du
piémontais.
À l’est, le francoprovençal touche les parlers alémaniques (Suisse) et les par-
lers piémontais (Italie).
Le domaine francoprovençal est politiquement très divers puisqu’à l’heure
actuelle, il s’étend sur trois États. En France, il comprend les départements sui-
vants : la plus grande partie de la Loire, le Rhône, l’extrémité sud-est de la Saône-
et-Loire, le Sud du Doubs, la plus grande partie du Jura, l’Ain, la HauteSavoie, la
Savoie, la plus grande partie de l’Isère, l’extrémité nord de la Drôme. En Suisse
sont francoprovençaux les cantons de Neuchâtel, Vaud, Genève et la partie roman-
de des cantons de Fribourg et du Valais (toute la Suisse romande à l’exception du
Jura bernois). En Italie, le domaine francoprovençal comprend la Vallée d’Aoste
(71 communes) et les petites vallées montagnardes au sud du Grand-Paradis
(Orco, Stura, Viù) ainsi que les quatre communes de la vallée de la Cenischia
entre le Mont-Cenis et Suse.
Il n’y eut pas davantage d’unité politique dans le passé puisqu’au domaine
francoprovençal ont correspondu un certain nombre de pays plus au moins indé-
pendants, tels que la Savoie, les comtés du Forez, de Lyon, de Bresse et du Bugey,
et des parties d’autres pays telles que le nord du Dauphyné, le sud de la Franche-
Comté, etc. Aux complexités administratives héritées du Moyen Age est venue
s’ajouter une segmentation artificielle au moment de la Réforme : Genève, vérita-
ble métropole qui servait de centre-directeur à la Haute-Savoie, au pays de Gex et
à une partie du Jura, a perdu son influence sur ces régions qui se sont ainsi trou-
vées dépourvues de centre-directeur urbain.
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LE DOMAINE
FRANCOPROVENÇAL
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