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Jésus et les béatitudes
(Matthieu 5, 1-12)
Nous abordons ce matin ce que certains ont appelé les « macarismes » grecs, d’après le mot
µαχαροζ
qui veut dire « heureux ». La langue hébraïque nous dit tout autre chose que le grec.
Car si le grec rend compte d’une notion de béatitude, disons statique, « heureux » en hébreu
est une notion dynamique. Le mot hébreu le plus fréquent est ‘aSheRel, de la racine ‘aSHAR
(marcher, guider, conduire). C’est-à-dire que le bonheur procède d’une marche en avant, ou
encore d’un guidage. Quand nous lisons donc « heureux » dans les béatitudes, il vaut mieux
lire « promis au bonheur », ou « conduit vers le bonheur ». André Chouraqui traduit « en
marche » ! C’est un peu littéral, mais c’est l’idée fondamentale et elle correspond très bien au
processus d’expression eschatologique1. Un avenir est devant la personne concernée, une
meilleure vie est promise que ce qu’elle connaît dans l’instant. Cette notion dynamique du
mot « heureux » s’inscrit parfaitement dans la perspective messianique de Jésus.
Quitte à chercher dans notre langue un mot correspondant, à savoir un verbe d’action, nous
pouvons proposer : « que se réjouissent ». Cela porte le sens d’une promesse en cours
d’accomplissement et la marque d’un travail positif qui va vers la joie. Ou encore on peut
reprendre Chouraqui en disant « en marche vers la vie ». Ou : « sur la route de la joie ». Ou
« entraînés vers la joie ». Ainsi Jésus garde l’initiative, mais c’est nous qui avançons. Nous
marchons vers la promesse.
« Heureux ! » Il s’agit de la formule qui, depuis deux mille ans, résume au mieux l’Evangile.
Les béatitudes forment la Bonne Nouvelle, car elles annoncent le bonheur. Tous ces gens dont
Jésus parle sont heureux car ils ont une grande espérance. Les béatitudes sont tournées vers
l’avenir en raison de la promesse qu’elles contiennent. En fait, le bonheur est le véritable
signe que l’être humain vit en Christ. Le chrétien, et même celui qui ne l’est pas mais que
Christ rencontre, est promu au bonheur. Mais de quel bonheur s’agit-il et pour quand : pour
cette vie présente ou pour « l’au-delà » ? Devons-nous espérer être heureux qu’une fois mort ?
Première béatitude : « Heureux les pauvres en esprit, le royaume des cieux est à eux ».
Crier : « Heureux les pauvres » en plein milieu d’un bidonville, ne fera que nous attirer de
l’hostilité, au mieux de l’incompréhension. En vérité, nous devons voir, dans l’enseignement
de Jésus, une double entente. Dans l’intelligence de la foi, il nous faut prendre en compte le
paradoxe des béatitudes et l’interrogation multiple qu’elles nous lancent.
En prenant cette phrase à la lettre, le christianisme a souvent transformé cet appel au bonheur
en une religion triste, en une religion du devoir et de la soumission à la fatalité. Les béatitudes
ont longtemps fonctionné comme un opium destiné à soulager les pauvres en les maintenant
dans leur condition. C’est la critique classique de Marx : les béatitudes ont servi à écraser les
pauvres au lieu de les libérer. Jésus appelle, au contraire, à la joie et à la liberté. La bonne
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1 D’après le grec eschatos, « fin ». Il s’agit du discours sur la fin des temps.
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nouvelle qu’annonce Jésus, c’est que Dieu vient établir son Règne. Et comme un bon roi de
l’époque, celui-ci commencera par restaurer la justice.
« Heureux les pauvres ! Dieu en a assez de vous voir pauvres ; il vient établir son règne et
désormais, c’est fini, vous ne serez plus pauvres ! » Les béatitudes sont la bonne nouvelle que
Dieu vient délivrer tous les malheureux de leur misère. Or, par un contre-sens tragique, elles
ont souvent servi, au cours des âges à maintenir en place un ordre social injuste, comme si
Jésus déclarait : « Les pauvres, vous en avez de la chance d’être pauvres… donc, restez-
y ! Plus tard, au ciel, Dieu vous récompensera »…
Mais cette béatitude dit-elle vraiment cela ? Attardons-nous à l’addition « en esprit » qui vient
qualifier « les pauvres ». Ce déterminatif nous apprend qu’il ne s’agit pas de pauvreté au sens
d’indigence, mais d’une disposition entièrement spirituelle. Nous en avons un autre exemple
plus loin : « Heureux les purs de cœur ». La pureté de cœur dont il est question indique que
l’esprit doit être libre de toute mauvaise pensée et de préoccupation matérielle. La pauvreté,
elle non plus, n’est pas physique, mais spirituelle. On pourrait la traduire en parlant d’humilité
ou de détachement à l’égard des biens de la terre.
La leçon est plus que jamais d’actualité. Dans le monde moderne, la surconsommation et le
gaspillage font bon ménage. On se croit malheureux quand on ne possède pas le dernier
gadget électronique, ou les pantalons à la mode, ou tout le surplus de babioles et du prêt-à-
jeter dont nous sommes désormais accrocs. L’injonction chrétienne vise ici à se satisfaire avec
moins. Elle milite pour une moindre croissance et non pour une relance économique.
La pauvreté, prise dans le sens d’une conscience spirituelle, loin d’être une humiliation, est en
fait un phénomène positif de sobriété. Elle vise la vie intérieure et non le statut social. Elle est
en parfaite cohérence avec le récit du jeune homme riche. Jésus a mis devant lui la valeur du
dépouillement volontaire comme liberté supérieure, mais ce jeune homme n’en a pas été
capable. Jésus privilégie cette conscience spirituelle qui mise sur l’être plutôt que sur l’avoir.
Deuxième béatitude : « Heureux les affligés, ils seront consolés ».
On peut être affligé par la contrariété, par la malveillance d’autrui, par la perte d’un emploi ou
d’un être cher. Le terme grec penthountès nous oriente plus nettement vers le deuil : les
endeuillés. La TOB traduit : « ceux qui pleurent ». C’est la plus proche traduction.
Les raisons de pleurer sont multiples. Les séparations, les détresses individuelles, tous les
malheurs. La souffrance est le lot de tout un chacun, le deuil atteint chaque humain, et par
chaque drame individuel est une parcelle de la détresse humaine universelle. La bonne
nouvelle, c’est que Jésus intervient directement auprès des affligés : il accueille l’exclu, guérit
le malade, fait revivre ceux qui était morts, etc…
On agrandira cependant l’espace de cette béatitude en n’y voyant pas seulement une
souffrance personnelle, mais aussi une détresse communautaire, voire nationale, à savoir
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l’affliction globale d’Israël. On peut évoquer la mémoire encore fraîche du peuple juif de la
domination grecque ou de la domination romaine et les tracas et misères qu’elle lui impose.
Dans le contexte, il est certain que la foule rassemblée autour de Jésus voit surtout dans cette
béatitude une promesse de consolation pour le peuple d’Israël. En outre, à la notion collective
d’Israël souffrant correspond la notion collective du salut. Le Messie, pour les Juifs, est
collectif. Ce messianisme consiste en l’attente d’une justice humaine et de miséricorde divine.
Il faut pourtant admette que cet espoir a été brisé bien des fois dans l’histoire : la destruction
du Temple au 1er siècle, la Shoah durant la Seconde Guerre Mondiale et aujourd’hui encore
on assiste, impuissant, à une nouvelle vague d’antisémitisme en France...
Troisième béatitude : « Heureux ceux qui sont doux, ils hériteront la terre ».
Après avoir décrit divers maux, il nous faut à présent définir les mots de cette béatitude.
Qu’est-ce qu’être doux ? Qu’est-ce qu’hériter ? Qu’entend Jésus par le mot ‘‘terre’’ ?
a) La douceur.
Il y a manifestement un lien entre les deux expressions « pauvres en esprit » et « doux ». Il
s’agit d’une seule et même attitude d’âme. On sait que Jésus se désigna lui-même comme un
maître « doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). On peut comprendre que Jésus vit cette
douceur comme une attitude intérieure. Mais en quoi Jésus est-il doux, lui qui put tout aussi
bien se faire violent, lorsqu’il chassa les marchands du Temple ?
Le terme grec praüs a le sens général de doux mais on peut le traduire par bon, indulgent,
facile, et aussi par le terme « apprivoisé ». Il y a quelque chose de juste dans cette traduction
du fait que l’homme naturel dans sa violence peut être « apprivoisé » par le message de la
Torah et passer de la barbarie à l’humanité. On trouve encore dans des synonymes grecs
épieikès, le sens de doux de caractère, ou glukus, dans le sens de saveur douce, ou de charme,
de personnalité affable. Mais tout ceci a trait à des éléments innés, c’est-à-dire implantés
autrement que par une construction consciente. Or ce dont il s’agit ici, c’est d’une douceur
présentée comme le fruit d’un long travail sur soi-même. Il s’agit du développement d’une
conscience où l’Esprit Saint a toute sa part évidente.
L’hébreu livre la racine « MaLaTS », qui s’approche de ce que nous cherchons puisqu’il
s’agit d’une douceur morale. On peut y adjoindre l’expression de Jacques 3, 13 : « dans une
douceur de sagesse », ce qui va bien avec l’esprit sapientiel des béatitudes.
b) Qu’est-ce qu’hériter ?
L’hébreu désigne très souvent le projet de Dieu de donner la terre d’Israël en héritage à son
peuple. La notion est donc directement liée à celle de la Terre Promise. L’héritage devient
ainsi le résultat du cheminement spirituel d’Israël qui reçoit de Dieu cette Terre Promise.
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La TOB traduit « ils auront la terre en partage ». Rappelons que la béatitude s’adresse avant
tout à des Juifs. Dans le livre des Jubilés 22, 19, Dieu s’adresse à Jacob en lui disant : « Je
donnerai à ta race toute la terre qui est sous le ciel2».
D’habitude on voit plutôt que ce sont les violents qui conquièrent la terre et qui transmettent
ce qu’ils ont conquis à la génération suivante. L’histoire de France est faite de cette brutalité,
ainsi que les autres nations. Il faut donc chercher ailleurs, en direction de la douceur construite
avec l’outil de la Torah (ou de la Bible). La douceur unit humilité, douceur, patience, non-
violence, thème que l’on retrouve chez Paul : « Comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés,
revêtez donc les sentiments de tendre compassion, de bonté, d’humilité, de douceur, de
patience, vous supportant les uns les autres et vous pardonnant mutuellement » (Col 3, 12).
c) La terre.
Nous savons que l’interprétation chrétienne traditionnelle envisage la terre sous l’angle du
Royaume de Dieu. La vision chrétienne s’est défaite d’une espérance qui envisage la terre au
sens concret. Autant les Juifs ont un regard très porté sur la terre Promise, terre concrète
d’Israël, autant le christianisme s’en est détaché. La terre promise des chrétiens s’appelle le
Royaume de Dieu ou des cieux, selon les évangiles.
Conclusion
Nous sommes heureux quand nous n’accordons pas aux biens matériels une importance
inconsidérée, quand nous n’envisageons pas l’avenir de manière sombre mais avec espérance,
quand nous cultivons la patience et la tolérance, au lieu de toujours revendiquer nos droits et
exprimer nos frustrations. Nous sommes heureux quand nous avons la certitude que le
Royaume de Dieu est en marche. En fait, le bonheur que promettent les béatitudes est devenu
réalité dans la personne de Jésus. Il trouve en lui sa garantie. Le chrétien se doit d’être
heureux. S’il ne l’est pas, c’est qu’il n’a pas rencontré le Christ dans sa vie. Le bonheur n’est
pas une vaine promesse concernant « l’au-delà », mais nous est offert comme un présent. Ce
présent que les béatitudes caractérisent comme un temps de pauvreté, de douceur et de pureté
de cœur, de persécution pour la foi et la justice, c’est aussi le présent que Jésus a assumé dans
son existence terrestre. Les béatitudes ne sont pas l’expression d’un idéal abstrait, mais elles
reflètent l’expérience vécue par Jésus dans son existence humaine. Il sait de quoi il parle et
c’est son expérience qu’il faut savoir reconnaître dans les béatitudes : une expérience qu’il
nous invite à partager. Le bonheur dont parle Jésus ici, c’est d’abord son bonheur à lui. Un
bonheur qui sera à la mesure de notre foi en lui. N’a-t-il pas dit à ses disciples qu’il est venu
« pour que la joie qui est mienne soit en vous et que votre joie trouve sa plénitude » (Jn 15,
11) ? Que ce soit donc lui qui nous apprenne à être heureux !
JC PERRIN
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2 Jacob représente le « tout Israël ». Son nom fut d’ailleurs changé pour Israël, après avoir combattu contre Dieu.
Ses douze fils sont les ancêtres éponymes des douze tribus dIsraël. En outre, la Tradition juive regarde Jacob
comme un doux attaché à l’étude sous sa tente.
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