EN DIRECT DE LA RECHERCHE (SOCIO) Xavier Molénat 01/12/2015 La sociologie excuse-t-elle les terroristes ? " ", s'est exclamé le 26 novembre le Premier Ministre Manuel Valls à propos des attentats. ©Eric Feferberg/pool/REA Au Sénat, le jeudi 26 novembre, le sénateur communiste Christian Favier a demandé à Manuel Valls quelles politiques publiques il comptait mettre en œuvre après les attentats du 13 novembre Ce à quoi le Premier ministre a répondu qu'il fallait bien entendu Manuel Valls et les "excuses sociologiques" manuel-valls-et-les-excuses-sociologiques Une rhétorique vieille de 15 ans en France Le propos n'a, hélas, rien d'original. Voilà plus de quinze ans que revient régulièrement dans la bouche des responsables politiques et de certains journalistes l'argument selon lequel la sociologie – et les sciences sociales en général – " " les comportements les moins acceptables en mettant en évidence le poids des déterminismes sociaux, tendant à nier par là le fait que les individus 1 sont responsables de leurs actions. Le terme " " apparaît pour la première fois en France dans une interview de Lionel Jospin datant de 1999. Interrogé sur les " " qui occupaient le débat public, celui qui était alors Premier ministre répond : Le terme "excuses sociologiques" apparaît pour la première fois Sus au " " !Cette rhétorique a depuis été reprise de nombreuses fois, à droite comme à gauche. dans une interview de Lionel Jospin datant de 1999 Peu avant, Philippe Val avait publié un ouvrage, intitulé une critique de ce qu'il appelle le " ", autrement dit cette " laquelle " ". Une importation américaine Ce n'est cependant pas Lionel Jospin qui a inventé cette curieuse expression. Elle nous vient - comme souvent - des Etats-Unis 1 . Elle semble y avoir été créé par Robert Biniditto, journaliste-romancier libertarien, à la fin des années 1980. Selon lui, les sciences sociales forment une véritable "industrie de l'excuse", déresponsabilisant les criminels de leurs actes en leur déniant tout libre-arbitre. , largement consacré à " selon "Les excuses sociologiques sont une insulte faite aux millions de personnes issues des milieux défavorisés qui se sont tenues à l'écart du crime" (Robert Biniditto, 1989) S'il n'utilise pas encore le terme, une telle critique est déjà présente dans les discours de Ronald Reagan dès 1983, et on la retrouve chez George H.W. Bush ou plus récemment chez Barack 1 Merci à Sylvain Laurens, qui est l'auteur de cette recherche généalogique 2 Obama. On le voit, l'expression " " est lourde d'une philosophie sociale conservatrice qui, sans pouvoir nier que les individus existent dans un environnement contraignant, estime que le destin de chacun dépend en dernier ressort des décisions qu'il prend en son for intérieur. Une confusion des perspectives Tous ces responsables seraient bien en peine, naturellement, de citer un seul sociologue qui aurait littéralement excusé un comportement répréhensible au nom des déterminismes que subirait son auteur. De même qu'on n'a jamais vu un chercheur déclarer devant une cour Comme l'explique Bernard Lahire dans un livre à paraître en janvier prochain 2, accuser la sociologie d'excuser les terroristes ou les malfrats relève d'une " ": Qu'est-ce qu'être pauvre ? Bernard Lahire interroge par ailleurs la vision que ces gens " " ont de la pauvreté, qui n'est pas un simple attribut mais une situation qui façonne tout un rapport au monde : La pauvreté fačonne tout un rapport au monde Dans ces conditions, ceux qui invoquent le libre arbitre face aux déterminismes sociaux La haine des causes En montrant que les candidats au jihad sont souvent issus des groupes sociaux qui subissent le plus la pauvreté et les discriminations (Manuel Valls n'avait-il pas dénoncé en janvier dernier, 2 Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue "culture de l’excuse", La Découverte, à paraître le 7 janvier 2016 3 qui régnerait en France ?), en expliquant comment cela peut faire naître des frustrations et du ressentiment qui les rendent sensibles aux discours de haine, les sciences sociales n'absolvent pas les terroristes : elles décrivent des causes. Elles fournissent en même temps des pistes d'action (qui ne contredisent pas nécessairement une action répressive) pour que cela ne se reproduise plus. Caricaturer cela en " " révèle l'inquiétante " " dont fait de plus en plus souvent preuve un monde politique et intellectuel qui semble ne plus savoir quoi faire, ni même quoi penser, des inégalités. Xavier Molénat Pour en savoir plus: ➤ Comment les attentats bousculent la société française ➤"Les terroristes ont grandi dans nos villes et nos banlieues" ➤ La sociologie en 20 questions Pour tout comprendre à la sociologie, ne ratez pas notre hors-série publié en septembre 2015 (Dossiers d’Alternatives Economiques, Hors-série n°2). A commander sur notre site. Commentaires Pierre Thomé Très bien cet article, c'est nécessaire à dire face aux propos stéréotypés des politiques BONNAMOUR L'article est bien, mais pourquoi ne pas respecter la langue française: à écouter, le premier ministre a dit" ce qui s'est passé". Pourquoi le journaliste écrit "ce qu'il s'est passé" : il y a maintenant des correcteurs d'orthographe, pourtant j'ai rencontré cette faute souvent chez les journalistes. Michel Utiles, à mon avis, quoique sur un plan plus général : http://pgesblog.canalblog.com/pages/penser%2Dle%2Dcomplique/32959419.html http://icilleurs.hautetfort.com/archive/2015/11/30/institut-de-systemique-appliquee-5724381.html 4 Pierre Musseau Je suis tout à fait en phase avec cet article mais en même temps je suis complètement d'accord avec Paul Berman qui dans le monde d'hier expliquait pourquoi "il n’y a pas de causes sociales au djihadisme" selon le titre -discutable- du Monde. Il y dénonce en fait la doctrine des "causes profondes" selon laquelle de fortes pressions sociales sont toujours à l’origine de la rage meurtrière. Il ne croit pas que la cause soit nécessairement à chercher dans un principe de destruction extérieur aux terroristes eux-mêmes. Il propose plutôt cette explication : "La rage terroriste repose sur la haine, et la haine est une émotion qui est aussi un discours, en l’occurrence un discours élaboré composé de tracts, de poèmes, de chants, de sermons et de tout ce qui peut alimenter un système idéologique parfaitement huilé. Pour comprendre le discours, il faut disposer de ce que l’on pourrait appeler une "poétique"." Il préfère donc faire appel aux poètes pour comprendre le djihadisme. Cela apparaît contradictoire avec ce qu'expose Xavier Molénat, mais je pense au contraire que c'est complémentaire. Je pense que les sciences sociales sont utiles et nécessaires pour comprendre le fondement de Daesh, le recrutement et la radicalisation. Cependant elles auront des limites quand il s'agit d'expliquer le nihilisme, en tout cas pour ce qui concerne celles qui doivent utiliser des outils quanti/quali habituellement utilisés par la sociologie ou l'économie. On pourrait cependant faire appel à des travaux de René Girard qui parvenait à expliquer l'origine de la violence dans le désir mimétique, mais ses travaux n'étaient-ils pas plus du domaine de la poésie (il était d'abord professeur de littérature comparée) que des sciences sociales? Je pense utile d'allier les deux approches pour comprendre le terrorisme, comme cela est utile selon Bruno Latour pour comprendre la question climatique. Lui aussi dénonce les modernes qui au nom de la rationalité refuse d'agir pour le climat. Lui aussi appelle les poètes en faisant jouer sur la scène des négociation climatiques le délégué de l'Amazonie, le délégué des Océans ou le délégué des sols. Mais en même temps Bruno Latour reconnaît la place indispensable à donner à la science, et en particulier des sciences sociales, dans le nouveau régime climatique, ce régime de ceux qui ne veulent pas tourner le dos à la réalité du changement climatique. Réfléchir en semble la question du terrorisme et du changement climatique est riche d'enseignement. Je prolonge ces réflexions ici : https://medium.com/@PierreMusseau/lutter-contre-le-terrorisme-lutter-contre-le-changement-climatique-lutter-pour-d es-universalismes-9890fcf3a261#.6rwu95r0p PROFIZI "Celui à qui la morsure d’un chien donne la rage est assurément excusable, et cependant on a le droit de l’étouffer." Spinoza : Lettre à Oldenburg 5