B
ERTRAND
L
EMENNICIER
La morale
face à l’économie
Debut Lemennicier.fm Page 3 Jeudi, 20. octobre 2005 4:02 16
© Éditions d’Organisation, 2006
ISBN : 2-7081-3443-4
© Éditions d’Organisation
Introduction
« La vertu de la rationalité signifie la recon-
naissance et l’acceptation de la raison comme
notre seule source de connaissance, notre seul
juge des valeurs et notre seul guide d’action. »
A
YN
R
AND
, « T
HE
OBJECTIVIST
ETHICS
»,
The Virtue of Selfishness
, Signet
Book, 1961
Ce livre traite de questions importantes mais rarement abordées dans
les manuels d’économie : celles des rapports entre l’éthique, cette bran-
che de la philosophie qui juge du bien et du mal, et l’économie. Il est
en effet inhabituel, pour un économiste, d’aborder de front les ques-
tions qui sont du domaine de la philosophie morale. En revanche, les
philosophes et les moralistes ne se privent pas d’aborder les problèmes
économiques et de les discuter de leur propre point de vue : celui du
bien ou du mal. S’il n’est pas dans l’habitude des économistes de discu-
ter de moralité, bien peu de philosophes comprennent ce qu’est un
marché et encore moins la morale qui le sous-tend. Quand le législa-
teur interdit un marché libre des organes à la transplantation au nom
de la morale, c’est en fait le philosophe ou le moraliste qui pénètre le
domaine de l’économie avec ses propres outils d’analyse, et non
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l’inverse. Il est alors paradoxal de reprocher à l’économiste de se mêler
des choses pour lesquelles il ne serait pas compétent.
Les économistes considèrent que, en tant que scientifiques, ils n’ont
rien à dire sur ces thèmes. Ils estiment devoir se contenter de faire des
prédictions sur les résultats qui émergeront du marché ou de l’interac-
tion sociale en général. Un économiste peut convaincre qu’il est
inutile, voire trop coûteux, de lutter contre le trafic de drogue, mais il
doit laisser à d’autres le soin de dire si consommer de la drogue est bien
ou mal. Il peut convaincre qu’empêcher un commerce libre des orga-
nes à la transplantation revient à condamner à mort un grand nombre
de patients ou qu’établir un salaire minimum a pour conséquence un
chômage plus élevé, mais il doit laisser aux philosophes, aux sociolo-
gues, aux politologues, voire aux citoyens et à leurs représentants, le
soin de porter un jugement de valeur sur ceux-ci.
Lionel Robbins
1
, à qui l’on doit une définition célèbre de l’écono-
mie — « l’économie est la science qui étudie le comportement humain
en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages
alternatifs » —, écrit à propos des rapports entre l’éthique et
l’économie :
L’économie s’occupe de faits déterminables ; l’éthique, d’apprécia-
tions et d’obligations. Leurs champs d’investigation ne sont pas sur
le même plan discursif. Il y a, entre les généralisations des études
positives et celles d’études normatives, un abîme logique qu’aucune
ingéniosité ne saurait déguiser et qu’aucune juxtaposition dans
l’espace ou dans le temps ne saurait combler.
Les propositions impliquant le verbe « doit » diffèrent, par le genre,
des propositions impliquant le verbe « est ».
Un auteur plus célèbre encore, le prix Nobel Milton Friedman
2
,
pense que les divergences entre les individus dans les débats de politi-
que économique ou sociale proviennent avant tout de différences de
prévisions concernant les conséquences économiques de telle ou telle
mesure, qui, en principe, peuvent être éliminées par les progrès de
1 Robbins L. 1947,
Essai sur la nature et la signification de la science économique,
Paris, Librairie Médicis, p. 143-144
2 Friedman M. 1953, « The methodology of positive economics », dans
Essays in
Positive Economics
, Chicago, The University of Chicago Press
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Introduction
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l’analyse économique. Elles ne proviennent pas de différences tenant
aux valeurs fondamentales, qui, elles, ne peuvent être tranchées par
l’analyse économique. Ces différences ne pourraient mener qu’à
l’affrontement. L’idée sous-jacente à cette argumentation est la sui-
vante. Dans toute action humaine, on observe deux aspects : l’un lié à
l’efficacité — l’action atteint-elle ses objectifs ? —, l’autre à sa légiti-
mité — l’action est-elle bonne ou mauvaise, légitime ou non ? Ces
deux aspects devraient être discutés séparément. Remarquons que cette
proposition est elle-même une proposition normative qu’il faut
justifier.
Ce comportement « positiviste » est très répandu dans la profes-
sion. Il l’est à tort. En effet, les différences tenant aux valeurs
fondamentales peuvent être tranchées par l’analyse économique, con-
trairement à ce qu’écrivait Milton Friedman dans les années 1950. Les
économistes disposent pour cela de deux outils d’analyse qui sont au
cœur des mécanismes de marché : la notion de droit de propriété et
celle de consentement.
Par définition :
1. Une personne ne peut échanger que ce dont elle a la propriété ;
2. L’échange repose sur le principe d’autonomie de la volonté et sur la
notion de consentement.
Le respect de ces deux principes permet de porter un jugement sur
l’efficacité et la légitimité d’une action humaine. C’est bien parce que
l’on est le premier occupant de son corps, et qu’il n’« appartient » à
personne d’autre que soi, que l’on peut s’approprier les fruits de son
action. On peut alors échanger les droits de propriété acquis par son
action pour d’autres en vue d’améliorer son bien-être. Or, par défini-
tion, la légitimité d’une action découle du mode d’appropriation des
choses.
Par ailleurs, lorsque l’on utilise les services rendus par les autres
individus comme moyens pour arriver à ses fins, la possibilité d’attein-
dre ses objectifs — l’efficacité de son action — dépend
fondamentalement du consentement d’autrui. C’est parce qu’il y a
consentement « unanime » entre des parties à un contrat d’échange de
droits de propriété que les résultats du marché peuvent être jugés
comme efficients, au sens où les deux parties atteignent ou pensent
atteindre leurs objectifs grâce à ce contrat ! Cette question de la mora-
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lité de l’échange volontaire est essentielle à l’économiste parce que la
compatibilité des plans individuels ou leur coordination est centrale en
économie ; or, c’est par l’attribution et l’échange volontaire des droits
de propriété que cette coordination se réalise. Peut-on accepter que
quelqu’un réalise ses anticipations autrement que par l’échange volon-
taire de droits de propriété, c’est-à-dire par la violence ? Peut-on
accepter que l’attribution d’un droit de propriété se fasse par la vio-
lence et non par une règle pacifique du premier occupant ? Peut-on
comprendre l’échange volontaire des droits de propriété et leur émer-
gence à partir de la morale ?
L’interdiction d’établir ou d’attribuer des droits de propriété,
comme d’interférer dans leur échange volontaire pour des raisons
morales a pour conséquence une incompatibilité des plans individuels.
Interdire les transplantations d’organes, c’est sacrifier la vie de certaines
personnes, c’est avoir des morts sur la conscience. Interdire le com-
merce des droits de garde d’enfants, refuser l’appropriation des espèces
animales vivantes ou l’appropriation de la nature environnante, etc.,
c’est interdire certains actes d’appropriation et d’échange au nom
d’une morale, mais c’est aussi créer des situations de désordre social
particulièrement dramatiques quand elles conduisent à la disparition
d’espèces vivantes ou à des souffrances inutiles. Or, quelle justification
morale peut-on apporter à l’interdiction d’un échange entre adultes
consentants sinon à faire appel à une morale qui s’oppose à celle du
consentement et du droit de propriété reposant sur une règle du pre-
mier occupant ? Comment trancher alors entre deux morales et
prétendre que l’une est supérieure à l’autre ? C’est l’objet du chapitre 1
que d’en discuter. En effet, la plupart des conflits qui nous opposent
proviennent d’une méconnaissance de la façon dont nous portons des
jugements de valeur sur le comportement d’autrui. Ce chapitre est
d’autant plus important que les trois suivants, les chapitres 2, 3 et 4,
traitent des lois sur la bioéthique, de l’interdiction d’un marché libre
de la transplantation d’organes et de l’avortement. Interventions légis-
latives où les méfaits d’une certaine conception de la morale sont
désastreux. Il est rare que l’économiste puisse prétendre que son savoir
aide à sauver des vies humaines. Mais s’il est un domaine où la con-
naissance d’un minimum de théorie économique est vitale, c’est bien
celui-là.
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