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La morale face à l’économie
l’inverse. Il est alors paradoxal de reprocher à l’économiste de se mêler
des choses pour lesquelles il ne serait pas compétent.
Les économistes considèrent que, en tant que scientifiques, ils n’ont
rien à dire sur ces thèmes. Ils estiment devoir se contenter de faire des
prédictions sur les résultats qui émergeront du marché ou de l’interac-
tion sociale en général. Un économiste peut convaincre qu’il est
inutile, voire trop coûteux, de lutter contre le trafic de drogue, mais il
doit laisser à d’autres le soin de dire si consommer de la drogue est bien
ou mal. Il peut convaincre qu’empêcher un commerce libre des orga-
nes à la transplantation revient à condamner à mort un grand nombre
de patients ou qu’établir un salaire minimum a pour conséquence un
chômage plus élevé, mais il doit laisser aux philosophes, aux sociolo-
gues, aux politologues, voire aux citoyens et à leurs représentants, le
soin de porter un jugement de valeur sur ceux-ci.
Lionel Robbins
1
, à qui l’on doit une définition célèbre de l’écono-
mie — « l’économie est la science qui étudie le comportement humain
en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages
alternatifs » —, écrit à propos des rapports entre l’éthique et
l’économie :
L’économie s’occupe de faits déterminables ; l’éthique, d’apprécia-
tions et d’obligations. Leurs champs d’investigation ne sont pas sur
le même plan discursif. Il y a, entre les généralisations des études
positives et celles d’études normatives, un abîme logique qu’aucune
ingéniosité ne saurait déguiser et qu’aucune juxtaposition dans
l’espace ou dans le temps ne saurait combler.
Les propositions impliquant le verbe « doit » diffèrent, par le genre,
des propositions impliquant le verbe « est ».
Un auteur plus célèbre encore, le prix Nobel Milton Friedman
2
,
pense que les divergences entre les individus dans les débats de politi-
que économique ou sociale proviennent avant tout de différences de
prévisions concernant les conséquences économiques de telle ou telle
mesure, qui, en principe, peuvent être éliminées par les progrès de
1 Robbins L. 1947,
Essai sur la nature et la signification de la science économique,
Paris, Librairie Médicis, p. 143-144
2 Friedman M. 1953, « The methodology of positive economics », dans
Essays in
Positive Economics
, Chicago, The University of Chicago Press
Texte Lemennicier Page 8 Jeudi, 20. octobre 2005 4:00 16