SCHELLING (1775-1854)
Cinquième leçon : Sur les objections que l’on fait ordinairement contre l’étude de la philosophie.
Je dois expliquer ce que j’entends par raison commune. Ce
n’est ni seulement ni principalement la raison ignorante et
sans culture aucune, mais aussi la raison développée par une
éducation fausse et superficielle, dont le résultat est une
manière de raisonner creuse et vide, qui se regarde comme
arrivée au plus haut degré de perfection, et qui, dans ces
derniers temps, s’est principalement signalée en ravalant
tout ce qui s’appuie sur les idées absolues.
Ce vide d’idées, qu’on est convenu d’appeler
rationalisme, est ce qu’il y a de plus opposé à la philosophie.
On nous accordera qu’aucune nation na poussé plus loin
que les Français cette prédominance d’une logique
raisonneuse sur la raison qui conçoit les idées. C’est donc la
plus grande absurdité, même historique, de dire que la
philosophie est funeste au maintien des maximes
fondamentales du droit. […] Précisément, cette nation qui,
à l’exception de quelques hommes des temps antérieurs (et
encore ne doit-on leur attribuer aucune influence sur les
événements politiques qui se sont passés plus tard), n’avait
eu de philosophes à aucune époque (ou au moins dans celle
qui précéda la révolution), fut celle qui donna l’exemple
d’un bouleversement politique marqué par d’atroces cruautés, et qui est tombée dans des
excès tels qu’ils l’ont ramenée depuis à une nouvelle forme de despotisme. Je sais bien que
les raisonneurs, dans toutes les sciences et dans toutes les directions de la pensée, ont usurpé,
en France, le nom de philosophes.
Aujourd’hui, une chose est utile, demain ce sera le contraire. En outre, ce principe, de
quelque manière qu’il agisse, doit, en se propageant, éteindre toute grandeur et toute énergie
dans une nation. Avec cette règle d’appréciation, l’invention d’une machine à filer sera plus
importante que la découverte du système du monde ; l’introduction dans une contrée, de la
manière espagnole d’élever les moutons, sera considérée comme un plus grand événement
que la civilisation d’un monde par la puissance presque divine d’un conquérant. S’il était une
philosophie capable de rendre une nation grande, ce serait celle qui réside entièrement dans
les idées, qui ne raffine pas sur le plaisir, et ne préconise pas l’amour de la vie comme le
premier penchant de l’homme, mais qui enseigne le mépris de la mort, sans s’amuser à
classer psychologiquement les vertus des grands caractères. […] Il est certain qu’une petite
population, obscure et paisible, qui n’est appelée à aucune grande destinée, n’a pas non plus
besoin de grands mobiles. Il semble que ce soit toujours assez pour elle de pourvoir à sa
subsistance et de s’adonner à lindustrie. Dans de plus grands États même, la disproportion
entre les moyens que fournit une pauvre contrée et les fins de la société, force le
gouvernement lui-même à se contenter de ce principe de l’utilité et à rapporter les arts et les
sciences à cette tendance. Il est hors de doute que la philosophie ne peut être en rien utile à
de pareils États ; et quand les princes commencent à devenir de plus en plus populaires, les
rois eux-mêmes à rougir d’être rois, et à vouloir n’être plus que les premiers citoyens, la
philosophie aussi peut se transformer en une morale bourgeoise et descendre de ses hautes
régions dans la vie commune.
La constitution de l’État est une image de la constitution de l’Empire des idées. Dans
celui-ci l’absolu est comme la puissance devant laquelle tout s’efface ; c’est le monarque. Les
idées sont, non la noblesse ou le peuple (parce que ce sont des catégories qui n’ont de
réalité que dans leur mutuelle opposition), mais les hommes libres. Les réalités sensibles sont
les esclaves et les serfs.
Les changements apparents de la philosophie n’existent que pour les ignorants. De
deux choses l’une : ou ces changements ne la concernent pas ; en effet, il existe, et même
aujourd’hui, un assez grand nombre dessais qui se donnent pour philosophiques et qui ne
contiennent pas la moindre trace de philosophie ; mais précisément pour distinguer de la
philosophie ce qui se donne pour elle, sans l’être, il faut examiner, et comme ceux qui sont
jeunes maintenant doivent encore faire cet examen plus tard, il faut étudier sérieusement la
philosophie ; ou ce sont des changements qui ont un rapport réel avec la philosophie, ce
sont des métamorphoses de sa forme. Son essence est invariablement la même, depuis le
premier qui l’a formulée ; mais elle est une science vivante, et il existe un penchant artistique
en philosophie comme en poésie.
Si des changements s’accomplissent encore dans la philosophie, c’est la preuve
qu’elle n’a pas encore atteint sa forme dernière et son existence absolue. Il existe des formes
inférieures et des formes plus élevées, des formes plus exclusives et des formes plus
compréhensives ; mais chaque nouvelle philosophie, comme on l’appelle, doit avoir fait faire
un nouveau pas dans la forme. Que les systèmes se succèdent rapidement, cela se conçoit,
puisque le dernier venu aiguise immédiatement l’esprit et allume son désir de connaître. Mais
lors même que la philosophie serait exposée sous sa forme absolue (et elle ne l’a pas encore
été autant que cela est possible), personne ne serait dispensé de la saisir en même temps dans
ses formes particulières.
Quant à cet épilogue : La philosophie est une affaire de mode, il ne faut pas non plus le
prendre trop au sérieux. Ceux qui parlent ainsi n’en auraient que plus de facilité à se
l’approprier. Or, s’ils ne veulent pas tout-à-fait suivre la mode, ils désirent cependant n’être
pas non plus tout-à-fait en arrière, et quand ils peuvent attraper çà et là, ne fût-ce qu’un mot
de l’ancienne ou de la nouvelle philosophie, ils ne dédaignent pas de s’en parer. Si ce n’était
réellement qu’une affaire de mode, comme ils le disent, et quà ce titre il fût aussi facile que
de changer la coupe d’un habit ou la forme dun chapeau, de fonder un système de
médecine, de théologie, etc., d’après les principes les plus récents, ils ne tarderaient
certainement pas à le faire. Il faut bien pourtant que la philosophie ait aussi ses difficultés
toutes particulières.
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