Certains philosophes contemporains s’emploient avec enthousiasme à légitimer ce divorce libérateur. André Comte-Sponville,
par exemple, reprend le schéma de Paul Ricœur, non pour « reconstruire tous les intermédiaires entre la liberté, qui est le point
de départ, et la loi, qui est le point d’arrivée8», mais pour opposer radicalement les deux ordres. À ses yeux, la morale est affaire
de devoir, donc de volonté (le pôle “je” de Ricœur). L’éthique est définie, au contraire, comme souci de l’autre (le pôle “tu” de
Ricœur), affaire d’amour et de sentiments. 9On serait tenté de préciser : de bons sentiments, tant le partage des rôles fait la part
belle à la seconde composante, parée de toutes les générosités, en réservant à la première le lot ingrat de la sévérité. Sévérité laissée,
d’ailleurs, au bon vouloir de l’individu : elle ne procède plus d’un impératif imposé de l’extérieur, mais d’une sorte d’exigence
privée. Cette mise en quarantaine laisse opportunément les deux autres ordres imaginés par le philosophe, celui de l’économique
et celui du politique, faire leurs petites affaires sans souci des principes gênants : on se gardera bien, dit-il, de compter « sur les
Restos du cœur pour faire reculer la misère, […] sur l’humanitaire pour tenir lieu de politique étrangère, sur l’antiracisme pour
tenir lieu de politique de l’immigration ». On ne saurait régler plus commodément l’épineux problème de la valeur et de la règle,
dont « l’étrange quasi-objectivité […] a toujours été la croix des philosophes 10 ».
Ces arrangements avec l’absolu appellent pourtant quelques commentaires. On remarque d’abord que l’éthique ainsi définie,
à la différence de la morale, est centrée sur l’acte, et non sur la personne. On pouvait stigmatiser un individu de “morale douteuse”,
mais on dira difficilement de quelqu’un qu’il est “peu recommandable du point de vue éthique”. Prendre la place du handicapé
sur le parking, refuser de trier ses ordures ménagères ou diffuser des publicités dans un news group suscitera la réprobation, mais
une réprobation sans suite : l’acte seul est condamné, sans que l’individu soit véritablement atteint. Il y aura peut-être mise à
l’amende, mais pas de procès, et encore moins de casier judiciaire. En un sens, on revient ainsi au pragmatisme d’Aristote qui,
dans son Éthique à Nicomaque, définit la vertu comme action (praxis) : bonne quand elle atteint sa fin, mauvaise dans le cas
contraire. On ne naît pas “vertueux”, on le devient à force de pratiquer la vertu, par une sorte d’imprégnation, de conditionne-
ment ; la morale est réduite à un savoir-vivre, une hygiène de l’action, une sorte de méthode Coué : comme la santé, elle consiste
simplement à prendre de bonnes habitudes. C’est probablement cette assimilation ancienne de la morale à une “éthique”, epistêmê
êthikê, une science du “bon comportement” (êthos), qui put rendre les deux termes synonymes. On remarque au passage que
l’éthique moderne s’intéresse de préférence non pas, comme chez Aristote, aux actes graves et importants, mais aux petits actes ;
non pas aux grandes vertus – le courage, la justice, la tempérance, l’amitié, etc. – mais aux petites ; ne pas laisser couler l’eau en
se lavant les dents, utiliser des ampoules basse tension ou ramasser les crottes de son chien fait de vous un sauveur de la planète,
changer son pot d’échappement un “conducteur citoyen”, éteindre son portable au cinéma un spectateur responsable, acheter le
café des petits producteurs un défenseur du tiers-monde, et porter un préservatif un amant modèle. Cette idéologie du “bon
geste” se décline facilement dans tous les aspects de la vie quotidienne, fournissant à chacun des satisfactions “éthiques” à bon
marché.
Par ailleurs, la définition aristotélicienne pose problème par sa simplicité même : la question de la légitimité des moyens
utilisés ne se pose pas, puisque tous ceux qui atteignent leur fin sont réputés bons. L’Antiquité peut encore croire à l’innocence
de techniques udimentaires. Mais le développement exponentiel des moyens mis à notre disposition, dans tous les domaines,
pose justement, et à chaque instant, cette question. Qu’il s’agisse de médecine, de transports, d’agriculture,
d’échanges économiques, d’armement, d’énergie, d’électronique, la complexité des technologies et des enjeux ne semble plus
permettre à un individu isolé de se prononcer sur le bien-fondé du clonage, du nucléaire, de l’euthanasie, de l’avortement, de
l’utilisation des cellules souches, des OGM, du contrôle des naissances ou des fichiers informatiques. Le jugement “moral” per-
sonnel est donc abandonné au profit d’une “éthique” déléguée à des comités de spécialistes, dont les “avis” varieront en fonction
des pays et seront constamment susceptibles de révision. Les “codes” et les “chartes” laborieusement élaborés seront, par définition,
relatifs et provisoires, et ne s’appliqueront qu’à un secteur donné : sport, journalisme, biologie, travail social, sexualité, business,
publicité, etc. Cet éclatement et cette quasi-professionnalisation de l’éthique, désormais assimilée à une déontologie, est un autre
héritage d’Aristote, qui ne concevait la pratique de la vertu qu’en situation.
Il est un dernier point, peut-être le plus inquiétant, par lequel la substitution de “l’éthique” à la “morale” traduit, non un
simple changement de vocabulaire, mais une mutation décisive des valeurs. La seconde s’est longtemps définie comme la recherche
du “bien”, même si la nature de celui-ci n’était évidemment pas facile à déterminer, et sujette à d’infinies discussions. La première,
au contraire, s’interroge presque toujours sur un “mal” qu’il s’agit d’éviter : catastrophes climatiques, dangers sanitaires, brutalités
économiques, crises sociales, etc. Ainsi s’explique sans doute que les prescriptions de l’éthique soient, le plus souvent, négatives :
ne pas utiliser sa voiture en ville, ne pas laisser chiens et chats se reproduire, ne pas jeter les piles usagées, etc. Le principe de base
consiste à “ne pas toucher”, à respecter : la planète, l’environnement, le patrimoine, la vie… Cette logique restrictive finit d’ailleurs
par se retourner contre elle-même, car l’éthique, qui prétend éviter le mal au lieu de prôner le bien, ne vise réellement, la plupart