LE PHILOSOPHE MAUDIT

Mehdi Belhaj Kacem LE PHILOSOPHE MAUDIT Un des penseurs français les plus intrigants de notre époque, bien que seulement titulaire d’un diplôme de lycée, touche là où ses collègues, qui ne veulent pas quitter les salons ou les écrans télévisés, ne le font pas. Au cœur du mal. Ecrit par : Stojan Sinadinov Photo par : Igor Todorovski Mehdi Belhaj Kacem (42), invité la semaine dernière par l’Institut français de Skopje, a tenu une conférence intitulée « Le philosophe face à l’actualité : Introduction à la philosophie du mal ». Kacem a complètement mérité sa présentation d’être l’un des philosophes les plus intrigants de nos temps : son œuvre jusqu’à présent, mais on dirait également son style intellectuel, fait de lui une sorte de pirate dans la philosophie, comme l’a appelé autrefois son maître Alain Badiou, un des philosophes les plus importants de notre époque, de provenance gauchiste des années 68. Kacem est né à Paris, mais il a vécu jusqu’à l’âge de 12 ans en Tunisie, le pays d’origine de ses parents. Jusqu’à l’âge de 8 ans, il a fait des études en arabe, mais à la maison on parlait le français, de sorte qu’il a continué son éducation en français à l’Ecole ministérielle en Tunisie. Son père était informaticien de haut niveau, donc la famille est rentrée à Paris. Déjà à l’âge de 17 ans, il a écrit son premier roman, alors qu’à l’âge de 19 son deuxième. Il les a publiés cependant à l’âge de 21 ans. Jusqu’à présent, à part une dizaine de livres philosophiques, il a publié 4 romans au total. Une carrière d’acteur Avec son aura de « poète maudit », Kacem joue le rôle principal dans le film « Sauvage innocence » de Philippe Garrel, dont la signature de réalisateur se base sur la soi‐disant « cinéma‐vérité », c’est‐
à‐dire des films inspirés de personnages réels. Le film a eu une assez grande réussite aux festivals, il a été nommé pour quelques prix nationaux, mais ce qui est intéressant est que son rôle a été destiné au début au réalisateur français controversé Leos Carax (que l’on connaît du film « Holy motors » d’il y a deux ans), qui devait jouer le rôle de l’artiste tragique qui n’avait jamais réalisé une grande carrière comme le méritait son talent. Kacem dit que dans un des films suivants de Carax, le réalisateur a fait le portrait d’un personnage faisant l’allusion au philosophe. Kacem remplace l’aura du « poète maudit » par le philosophe autodidacte. Contrairement aux parcours universitaires déterminés des philosophes et des intellectuels, il n’a jamais fait des études supérieures. ‐Presque quatre‐vingt quinze pourcent de la philosophie pendant ces deux derniers siècles se passe dans le cadre universitaire. J’appartiens au cinq pourcent restants. De façon similaire aux « poètes maudits », les philosophes qui ont essayé de philosopher hors des sphères universitaires ont eu un destin tragique. Kierkegaard est mort à l’âge de 42 ans, Nietzsche est devenu complètement fou à la fin de sa vie, Walter Benjamin s’est suicidé avant l’arrivée des nazis – énumère fièrement et sans regrets de ne pas avoir eu de diplôme universitaire le « philosophe maudit » avec baccalauréat pendant notre conversation, soulignant le fait qu’il y a cependant au moins une trentaine de philosophes importants hors cadre universitaire. Les prochaines dix années, il sera le plus proche collaborateur de Badiou, mais en 2011 il rompt avec lui. Kacem publie son œuvre « Après Badiou » dans laquelle il déconstruit son système d’extrême gauche (appelé également polpotien, d’après Pol Pot, le dictateur communiste de Cambodge) et crée son propre système appelé l’esprit du nihilisme. Pendant que les philosophes parisiens de 68 attendent toujours le moment idéal pour l’établissement de l’utopie communiste, en analysant le Bien, Kacem a commencé à s’occuper de la philosophie du Mal. La philosophie de la pléonectique (le désir d’accumuler et de posséder plus de capital que les autres), qui pourrait librement être traduite par la philosophie de la cupidité, est le nouveau projet de Kacem qu’il prévoit de développer dans les dix prochaines années. Kacem et son épouse Chiara, Italienne, ont récemment eu leur fils Lelio Isaac (un prénom par parent), et vivent actuellement à la « Villa Médicis » à Rome, puisque le philosophe a obtenu une bourse d’un an du gouvernement français. Nous avons demandé Kacem si en effet son développement en tant que philosophe s’était déroulé de la manière la plus classique, comme dans l’école d’Aristote – un maître et un élève, mais avec le parallèle ironique qu’un processus similaire existe(ait) dans le métier de la mafia. La différence étant que les jeunes mafieux « obtiennent leur diplôme » en tuant leur maître. ‐Dans votre ironie complètement légitime, il y a plus de vérité que d’ironie, sauf que je trouve Aristote moins proche à moi que Platon, rit Kacem, rajoutant que la rupture avec Badiou n’était pas simple, et qu’il attend qu’un chercheur connaissant également bien sa philosophie et celle de Badiou dise dans quelle mesure Kacem ne fait que déconstruire et non détruire l’œuvre de Badiou. L’essence du mal D’autre part, il se pose la question sur l’essence du mal, exploré par Kacem. Notre conversation a été menée le jour où il y a eu la première mondiale de la nouvelle suite de « La guerre des étoiles », une saga qui représente un exemple scolaire de l’illustration par la culture pop hollywoodienne de la lutte éternelle entre le bien et le mal. Darth Wader était un Jedi, mais il est passé au côté obscur de la force en raison de l’amour pour sa femme, et c’est le principal adversaire de son fils, Luke Skywalker. Qu’est‐ce qui pousse l’Homme vers le mal ? ‐J’ai aimé les trois premiers épisodes, alors que je n’étais pas très intéressé par les suivants. L’essence de ma rupture avec Badiou se trouve dans le fait qu’il traitait uniquement le bien, mais placé dans un récipient en verre, dans un système quasi autiste. Avec toute cette bonté sur le plan théorique, vous devenez aveugle pour le mal dans le monde, de sorte que vous soutenez les régimes dictateurs – dit Kacem. Dans la civilisation occidentale, le maître du mal est Lucifer, l’ange déchu qui s’est révolté contre Dieu. Est‐ce que toute révolte, comme les révoltes les plus récentes dans le monde arabe, mène au mal ? ‐Bonne question ! Les sociétés arabo‐musulmanes ne sont pas nécessairement condamnées à la dictature, mais les derniers événements peuvent être comparés à la révolution de la bourgeoisie française qui a résulté avec les guerres de Napoléon, de sorte qu’il fallait passer beaucoup de temps jusqu’à la mise en place de la démocratie en Europe – dit Kacem. Le lauréat du prix Nobel, Ivo Andric, il y a 80 ans, a eu peur d’avoir raison lorsqu’il affirmait que le destin des peuples balkaniques était soit de souffrir soit de faire du mal. Kacem reconnaît que le destin de toute l’humanité est similaire. ‐Mon philosophe préféré, Reiner Schurmann dit que la tragédie est imminente. Mais la rationalité en nous doit nous mener vers quelque chose de meilleur – considère Kacem qui fait aussi appel à la déclaration de Theodor Adorno que la capacité technologique de l’Homme est telle à pouvoir faire de la Terre un paradis pour la vie. La pléonectique de Kacem est une déconstruction de la notion de l’égalité et des idéaux de la gauche. Selon Kacem, la vie apparaît de manière contingente, elle existe comme elle est et se déroule entre l’appropriation (du bien général) et l’expropriation (confiscation du privé) en tant que constantes. ‐La vie se base cependant sur l’inégalité comme chez toutes les espèces animales. La lutte entre les sexes chez les espèces animales réfute toutes les théories. Vous avez des baleines mâles qui pèsent 3 tonnes et des baleines femelles qui pèsent 300 kilos. La pathologie sociale dans laquelle une minorité de l’humanité possède la plupart de la richesse totale doit disparaître, non en raison des envies de la gauche, mais en raison de la survie de l’humanité – conclut Kacem. « Je nourris la mère, la mère nourrit l’enfant. D’après certaines recherches, une mère de jumeaux, donc, dépense autant d’énergie qu’un athlète de haut niveau », c’est la philosophie de la vie quotidienne de Kacem