à paraître dans Corblin, F., Ferrando, S. & Kupferman L. (éds), Colloque Indéfinis et Prédications, Presses Universitaires de Paris Sorbonne. De-N nus indéfinis prédicatifs et prédicats incorporants Fabienne Martin [email protected] Laboratoire de Linguistique textuelle et de Pragmatique cognitive Université libre de Bruxelles Résumé – La première hypothèse défendue dans cet article est que le de-GP des verbes locatifs n’est pas une variante du complément d’agent en par, mais un complément génitif de matière ou de partie, qui fait pendant dans le domaine verbal au de-GP génitif du domaine nominal. La deuxième hypothèse est que les noms nus enchâssés dans les de-GP génitifs sont des arguments incorporés contenant un indéfini prédicatif, au sens de Van Geenhoven 1996/1998. Cette analyse remet en question la règle de Port-Royal, suivant laquelle * de des se réduit en de (cf. Gross 1967). On propose ensuite une comparaison entre noms nus et des-N, à l’issue de laquelle on distingue les des-N ‘purement’ prédicatifs des des-N ‘à portées dissociées’, à la fois prédicatif et quantificationnel. 1 – Introduction Cet article porte sur les compléments de-N de verbes locatifs. On appelle de-N les groupes prépositionnels (GP) introduits par la préposition de dont l’expression nominale est indéterminée (nue). Les énoncés (1) et (1’) du tableau 1 contiennent le complément de-N dont il va être question. Comme l’illustre le contraste entre les exemples (2) et (3), le GN introduit par la préposition de ne peut pas toujours être défini sans être modifié. L’exemple (3) est acceptable, alors que l’énoncé (2) ne l’est pas complètement. Par ailleurs, cette règle n’est pas générale. Par exemple, l’exemple (2’) de la colonne de droite contient un défini non-modifié, et est généralement mieux accepté que l’exemple (2). La possibilité d’avoir un complément en de défini non-modifié 1 varie d’un verbe à l’autre. Dans la colonne de gauche sont regroupés des verbes qui n’acceptent généralement pas de défini non-modifié, comme piqueter. La phrase (4), qui contient ce verbe, est marquée pour les locuteurs consultés. Ces verbes sont en règle générale dénominaux. Au singulier, le nom enchâssé dans le de-N de ces verbes est généralement massif. Les verbes de la colonne de droite peuvent prendre un de-GN défini non-modifié, comme coiffer. La phrase (4’) contient un de ces verbes. Au singulier, le nom enchâssé dans le de-N de ces verbes est généralement comptable. de-N sg massif/pluriel (1) Il s’aperçut que le mur était couvert de peinture. de-N/GN sg comptable/pluriel (1’) Il s’aperçut que la trappe était couverte de tapis. (2’) Il s’aperçut que Marie était couverte du chapeau. (2) *? Il s’aperçut que le mur était couvert de la peinture. (3) Il s’aperçut que le mur était couvert de la même peinture. (4) Il s’aperçut que la fenêtre (4’) Il s’aperçut que Marie était piquetée de/* ?des était coiffée du chapeau. mouchettes. aromatiser gorger piqueter charger balafrer illuminer ponctuer coiffer beurrer infecter quadrille couvrir bourrer inonder r décorer consteller ombrage remplir orner éclabousse r teinter surmonter r ombrer trouer émailler parsemer zébrer enrober percer Tableau 1 Avec un de-N pluriel, il n’est plus possible de différencier les verbes de la colonne gauche et de la colonne droite par l’opposition massif/comptable. Par exemple, en (4), « les mouchettes » est comptable comme « les tapis » en (1’). Par ailleurs, il existe des verbes, tels couvrir ou décorer, qui peuvent prendre un de-N singulier ou comptable. Deux questions sont abordées dans cet article. Premièrement, 2 on voudrait cerner l’interprétation du complément en de-N et savoir quel rôle thématique y associer. C’est l’objet de la section 2. Deuxièmement, on voudrait expliquer pourquoi un nom nu peut servir d’argument. On sait que le de-GP à l’étude est un argument et non un ajout, parce qu’il rate le test en le faire. Bonami 1999 montre que le faire n’est compatible qu’avec les ajouts. En cela, le de-GP diffère du avec-GP ; la phrase (5) est inacceptable, à la différence de la phrase (6) : (5) (6) * Couvrir le gâteau, je l’ai fait d’amandes. Couvrir le gâteau, je l’ai fait avec des amandes. Qu’un argument autorise un nom nu est en soi très surprenant, puisque le français est la langue romane la plus restrictive sur ce point (cf. Longobardi 2001). Ce fait est expliqué en Section 3. 2 – De-N complément génitif Le de-GP est généralement défini comme une variante du complément d’agent en par (cf. p.e. Togeby 1983, Gaatone 1998). Si cette analyse est effectivement plausible pour certains sous-types de de-GP qu’il reste à isoler, elle ne peut en aucun cas s’appliquer aux de-GP dont il est question, puisque ceux-ci se combinent avec un complément d’agent en par, comme l’illustre (7), et qu’ils entrent dans des phrases actives, comme en (8) : (7) (8) La place était baignée d’ombres par les platanes. Les platanes baignaient la place d’ombres. Je remets en question l’idée que ce de-GP est un complément d’agent, et le rapproche du de-GP qu’étudient Boons, Guillet et Leclère 1976 à travers l’alternance illustrée en (9)-(11), également étudiée en anglais par Dowty 2000 (cf. (10)-(12)) : (9) (10) (11) (12) Le jardin fourmille d’abeilles. [Boons et al. 1976] The garden swarms with bees. [Dowty 2000] Les abeilles fourmillent dans le jardin.[ibid.] Bees swarm in the garden. [ibid.] Un des arguments en faveur de ce rapprochement est que le deGP de (9) est souvent jugé inacceptable avec un défini nonmodifié. A en croire les locuteurs consultés, les exemples (13)- 3 (15) présentent des problèmes d’acceptabilité : (13) * ? Le jardin fourmille des abeilles. (14) * ? Le mouchoir dégouline du sang. (15) * ? Le jardin mousse des roses. Je propose d’analyser le de-N/GN de ces verbes locatifs comme un complément génitif de Matière ou de Partie. Dans la perspective adoptée, les de-N/GN compléments génitifs de verbe font pendant aux de-N et de-GN compléments génitifs de nom. Les de-N/GN compléments de verbe locatif dénotent soit une relation Contenant/Matière, soit une relation Tout/Partie entre les entités désignées, au passif, par le sujet et le de-GP, ou, à l’actif, par l’objet et le de-GP. Trois arguments peuvent être avancés en faveur de cette analyse. Le premier argument en faveur de l’idée qu’il existe des génitifs verbaux est que la relation sémantique RV qu’impliquent ces deGP verbaux est comparable à la relation sémantique RN qu’impliquent les de-GP génitifs nominaux. Partons du cas du de-GP complément de partie, que prennent les verbes de droite du tableau 1. Il ressort des données que la préposition de est nettement préférée à la préposition par lorsqu’un rapport de Tout à Partie se conçoit naturellement entre les entités dénotées par le sujet et le de-GP. Ainsi, (16a) et (17a) sont nettement meilleurs que (16b) et (17b) respectivement, parce qu’une relation Tout/Partie s’instaure naturellement entre une fille et un chapeau, ou un lit et des oreillers. Les énoncés (16b) et (17b) sont marqués parce que la préposition par suggère bizarrement que les deux entités sont détachées l’une de l’autre. En revanche, (18a) n’est pas meilleur que (18b), parce qu’un rapport de Tout à Partie ne se conçoit pas naturellement entre un village et les champs qui le dominent à 300 mètres : (16a) La fille est coiffée du chapeau. (16b) ?? La fille est coiffée par le chapeau. (17a) Le lit est surmonté d’oreillers. (17b) ?? Le lit est surmonté par des oreillers. (18a) (18b) Le village est coiffé de champs dominant de près de 300 mètres. Le village est coiffé par des champs dominant de près de 300 mètres. [Google] 4 L’alternance des prépositions par et de se comprend donc mieux si l’on prend en considération l’hypothèse que de exprime avec ces verbes un rapport de Tout à Partie, comme les constructions génitives nominales équivalentes : (16c) Le chapeau de la fille. (17c) Les oreillers du lit. (18c) #Les champs du village. [inapproprié dans le contexte de (18b) avec une RPartie/Tout] 1 Une objection potentielle à l’idée qu’il existe un génitif de partie verbal est que la formation d’un génitif nominal à partir du génitif verbal supposé requiert l’inversion syntaxique des deux GN impliqués. Il n’est pas sûr, cependant, qu’il s’agisse d’une objection sérieuse. Tout d’abord, le fait que les relations RN et RV encodées par les génitifs nominaux et verbaux ne soient pas projetées en syntaxe de la même manière n’empêchent pas qu’elles soient sémantiquement comparables. Par ailleurs, les de-GP génitifs objectifs ou subjectifs peuvent également se voir associer, alternativement, le premier ou le second membre de la relation génitivale dénotée. L’absence de corrélation systématique entre arguments syntaxiques et rôles thématiques de la relation génitivale n’est donc pas propre aux cas étudiés. La relation entre de-GP de matière nominaux et verbaux est plus transparente dans le cas du génitif de matière, car le problème de l’inversion syntaxique n’apparaît plus. Le de-GP de matière sert d’argument aux verbes de la colonne gauche du tableau 1. Ces verbes impliquent une relation Contenant/Matière entre le sujet et le de-GP au passif, et l’objet et le de-GP à l’actif. A cause de cette relation thématique, il est souvent possible de former un génitif de matière nominal à partir d’un génitif de matière verbal : (19a) La mer [...] inondée de blancs papillons.[Nerval] (19b) Une mer de papillons. (20a) Le jardin mousse de roses. [d’après Bertin] (20b) Le jardin de roses. 1 Ce GN est évidemment acceptable sous l’interprétation discursive du deGN, étudiée par Bartning 1996 et Corblin 2001 entre autres. On ignore cette interprétation en (18c). 5 (21a) Le ciel est constellé d’étoiles. (21b) Un ciel d’étoiles. (22a) Le toast est tartiné de confiture. (22b) Un toast de confiture. (23a) Le gâteau est couvert d’amandes. (23b) Le gâteau d’amandes. Par ailleurs, le complément de matière nominal défini est généralement inacceptable s’il est non-modifié, comme le complément de matière verbal : (19c) * Une mer des papillons. (20c) * Un jardin des roses. (22c) * Un toast de la confiture. Ces deux séries de données appuient la comparaison entre deGP nominaux et verbaux. Cependant, l’hypothèse défendue n’est pas que les génitifs de matière verbaux et nominaux expriment de la même façon la relation Contenant/Matière (cf. aussi Martin 2002). Trois différences doivent être soulignées. Tout d’abord, la relation Contenant/Matière est lexicalement spécifiée par le verbe, alors qu’elle est sous-spécifiée par le génitif nominal. Par exemple, le génitif de matière nominal Une ville de lumière sous-détermine la relation spécifiée lexicalement par le génitif verbal Une ville remplie/faite/parsemée/illuminée de lumière. De ce fait, le génitif de matière nominal peut exprimer des relations Contenant/Matière de types très divers, alors que cette même relation se voit imposer une interprétation plus contrainte lorsque le génitif de matière est verbal. Par exemple, la RC/M encodée par (23a) n’est vérifiée que si le gâteau est couvert d’amandes. Dans un contexte par défaut, où l’on ne couvre pas d’amandes un gâteau d’amandes, les énoncés (23a) et (23b) s’appliquent donc à des gâteaux différents. Deuxièmement, le verbe peut spécifier, à partir de sa racine nominale, que seules certaines parties de l’entité dénotée par le sujet contiennent la matière désignée par le de-GP. Par exemple, le prédicat zébré de la phrase (24) signale que seules des zébrures de tapis sont envahies de fourmis. Au contraire, le génitif de matière nominal implique que l’entièreté du premier terme est rempli de la matière que décrit le de-N. Ainsi, la RC/M du génitif nominal (25) n’est vérifiée que si tout le tapis est envahi/fait/chargé de fourmis. De même, (27) spécifie que 6 l’intégralité de la surface tartinable est couverte de miel, alors que (26) spécifie que le miel est réparti en bandes sur la tartine : (24) Le tapis est zébré de fourmis. (25)Le tapis de fourmis. (26) La tartine est zébrée de miel. (27) La tartine de miel. La troisième différence entre génitifs de matière nominal et verbal concerne l’identité des termes de la relation. Alors que la relation qu’encode le génitif nominal a pour termes des entités (un Contenant et la quantité de Matière qui y est contenue), celle qu’encode le génitif verbal a pour termes les éventualités impliquant ces mêmes entités (voir Martin 2002 pour une présentation plus motivée de (28)) : (28) Champ de fleurs. λx ∃Y (Champ (x) ∧ RC/M (x,Y) ∧ Fleurs (Y)) (29) Le champ est parsemé de fleurs. ∃s ∃s’ ∃Y (Parsemé(s) ∧Thème(s, Champ)∧ Parsemant (s’) ∧ Thème (s’,Y) ∧ Fleurs (Y) ∧ RC/M (s,s’)] Différencier la représentation sémantique de la relation génitivale du de-GP verbal de celle du de-GP nominal s’impose pour trois raisons. La première est que les représentations proposées pour le de-GP verbal permettent de rendre compte, à travers les constantes prédicatives verbales, de ce que seules certaines parties de l’entité dénotée par le sujet sont remplies de la matière (cf. les exemples (24) et (26)). De même, si le génitif verbal de (29) dénotait une relation Contenant/Matière entre deux entités comme celle du génitif nominal correspondant (28), on établirait incorrectement que l’intégralité du champ contient des fleurs. La deuxième raison de traiter différemment génitifs nominaux et verbaux est qu’il existe des phrases qui contiennent les deux types de génitifs de matière, l’un verbal, l’autre nominal. La solution proposée a l’avantage d’éviter que la forme logique ne présente ces deux relations Contenant/Matière comme identiques. Voyez (30). Pour que cet énoncé soit vrai, il faut que le champ soit plein de violettes et uniquement parsemé de coquelicots, ce qu’on rend correctement en (31) : 7 (30) Le champ de violettes est parsemé de coquelicots. (31) ∃s ∃s’ ∃Y ∃Z [Parsemé (s) ∧ Thème (s, Champ) ∧ Parsemant (s’) ∧ Thème (s’,Y) ∧ Coquelicots (Y) ∧ RC/M (s,s’) ∧ RC/M (Champ, Z) ∧ Violettes (Z)] Le raisonnement vaut aussi pour le génitif de partie. Alors que le génitif de partie nominal établit une relation Tout/Partie entre entités, le génitif de partie verbal établit la même relation entre éventualités. Un même énoncé peut contenir à la fois un génitif de partie nominal et verbal. La forme logique (34) de l’énoncé (33) permet de rendre compte de l’apport sémantique respectif de RV et de RN. Est alors captée la différence sémantique entre (32) et (33) : (32) Le lit est surmonté d’oreillers. (33) Le liti est surmonté de sesi oreillers. (34) ∃ s ∃s’ [Surmonté (s) ∧ Thème (s, Lit) ∧ Surmontant (s’) ∧ Thème (s’, Oreillers) ∧ RTout/Partie (s, s’) ∧ RTout/Partie (Lit,Oreillers)] Le troisième argument en faveur d’un rapprochement entre deGP nominaux et verbaux concerne uniquement le génitif de matière. Ce qui va être montré est que la relation Contenant/Matière supposée entre le sujet et le de-GP de matière change les conditions de vérité de la phrase, et doit donc effectivement être encodée dans la FL. Voyez l’énoncé (35) : (35) La place était encore baignée du soleil de l’aprèsmidii, alors qu’il#i était déjà couché. Si le pronom il avait pour antécédent le soleil de l’après-midi, une contradiction temporelle devrait surgir, puisqu’il serait dit que le soleil est déjà couché au moment même où il baigne la place. Or, il n’y a pas de contradiction temporelle. Le fait que (35) ne soit pas contradictoire est dû à la préposition de. En effet, une phrase comparable avec la préposition par est précisément contradictoire : (36) #La place était encore baignée par le soleil de l’aprèsmidii, alors qu’ili était déjà couché. J’explique l’absence de contradiction temporelle en (35) comme suit. Comme toute interprétation de cette phrase doit préserver 8 la relation Contenant/Matière encodée par la préposition de, le GN le soleil de l’après-midi réfère métonymiquement au soleil en tant que chaleur et lumière baignant la place. Le pronom il crée lui-même son antécédent par accommodation. L’énoncé (37) est un exemple de Proust du même type : (37) [les yeux de la Duchesse] où était captif comme dans un tableau le ciel bleu d’une après-midi de France, largement découvert, baigné de lumièrei même quand elle ??i/j ne brillait pas. Le pronom elle n’a pas pour antécédent lumière ; le propos de Proust est justement de suggérer que la lumière émane des yeux de la Duchesse de Guermantes, fait confirmé cinquante pages plus loin : (38) La Duchesse de Guermantes laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu. Il faut donc bien comprendre que la lumière est contenue dans le ciel bleu — les yeux de la Duchesse. Maintenant qu’a été cernée la contribution des de-N/GN étudiés à la sémantique de la phrase, on va aborder dans la section suivante la question de savoir pourquoi un nom nu est autorisé dans une position argumentale. 3 – Un argument nu Depuis Port-Royal, l’une des réponses à cette question est que le de-N n’est en réalité pas nu, et qu’il faut poser un article phonétiquement non-réalisé entre la préposition et le nom : couvert de tapis est dérivé de * couvert de des tapis. C’est la règle de cacophonie de Port-Royal, reprise dans le cadre transformationnel par Gross 1967, qui stipule que la séquence [ deprép + du/de la/desarticle] se réduit en [de]. Gross 1967, qui n’étudie pas les verbes locatifs examinés ici mais des verbes qui prennent également un de-N nu tel accabler, fait du de-GP une variante du complément d’agent. La solution proposée ici remet en question la présence d’un élément non-réalisé phonétiquement du/de la/des. L’idée défendue est que le N dans le complément de-N est un indéfini prédicatif, et que le de-N est un argument incorporé tel que les définit Van Geenhoven 1996/1998. La thèse de Van Geenhoven 9 est que les noms incorporés du groenlandais de l’ouest et les pluriels nus des langues germaniques sont des indéfinis prédicatifs, c’est-à-dire des indéfinis qui ne dénotent qu’une propriété. Cette propriété est sémantiquement incorporée (‘absorbée’) par le verbe comme le prédicat de l’argument interne du verbe. Les indéfinis prédicatifs n’introduisent pas de variable dans la forme logique comme les indéfinis de la DRT standard, ni n’introduisent de référents de discours dans la DRS. Ces deux tâches sont déléguées au verbe, qui fournit également le quantificateur existentiel qui lie la variable. Ce quantificateur est investi de force dynamique, dans le sens où le verbe peut fournir l’antécédent d’un pronom subséquent. Suivant Van Geenhoven, les verbes sont soit (i) intrinsèquement incorporants, comme les verbes existentiels qui ont pour argument une expression nominale de type <e,t> (voir aussi McNally 1998, Dobrovie-Sorin 1997a et 1997b), soit (ii) intrinsèquement non-incorporants, soit (iii) se voient associer une variante incorporante et une variante non-incorporante dans le lexique, liées par des règles de redondance lexicales. Je répète en (39)-(40) les deux représentations lexicales associées au verbe to eat. La variante incorporante est sélectionnée lorsque l’argument interne est un nom nu ou est implicite, et la variante non-incorporante est sélectionnée lorsque l’argument est une expression quantificationnelle (voir Van Geenhoven 1998 : 132-133, simplifié) : (39) EATincorp. : λPλx ∃y [EAT (x,y) ∧ P(y)] Tim ate apples/Tim ate. (40) EATnon-incorp. : λx λy [EAT (x,y)] Tim ate every apple. La proposition avancée ici est donc que le de-GP génitif de matière ou de partie contenant un nom nu est un argument incorporé. Sont présentées en (41)-(44) les variantes incorporantes et non-incorporantes des prédicats qui prennent ces de-N nus. Beurrer en est un exemple. Ces représentations lexicales sont identiques à celles que propose Van Geenhoven, mis à part que c’est le second argument interne qui est incorporable, et que l’on prévoit également deux variantes aux participes passés adjectivaux dérivés de ces verbes. Ceux-ci se voient adjoindre les mêmes représentations lexicales, modulo la disparition de la variable correspondant à l’argument externe : (41) BEURRERincorp.: λP λx λy ∃z [BEURRER (x,y,z) ∧ P(z)] 10 La tartine est beurrée de margarine (par Pierre). La tartine est beurrée (par Pierre). (42) BEURRERnon-incorp. : λx λy λz [BEURRER (x,y,z)] La tartine est beurrée de toute la margarine (par Pierre). (43) BEURRÉincorp. : λPλx ∃y [BEURRÉ(x,y) ∧ P(y)] La tartine est beurrée de margarine. La tartine est beurrée. (44) BEURRÉnon-ncorp. :λx λy [BEURRÉ (x,y)] La tartine est beurrée de toute la margarine. On présente ici trois arguments en faveur de l’assimilation du de-N à un indéfini prédicatif incorporé. Tout d’abord, le nom est nu. Le nom nu est l’expression nominale prédicative par excellence, et le français a des noms nus en position prédicative. Deuxièmement, le de-N nu a toujours une portée étroite sous la négation (voir les gloses de l’énoncé (45)). C’est une propriété définitoire de l’argument incorporé. En effet, comme l’opérateur de négation a le verbe dans sa portée, il a automatiquement tous les composants sémantiques du verbe dans sa portée également, y compris les variables introduites et liées éventuellement par ce verbe (Van Geenhoven 1998) : (45) La maison n’est pas bordée d’arbres. i. « Il n’est pas vrai que la maison soit bordée d’arbres » ii. # « Il existe des arbres tels qu’ils ne bordent pas la maison » Troisièmement, les verbes qui prennent un génitif de matière ou de partie peuvent fournir l’antécédent d’un pronom en l’absence de l’argument correspondant. Cela confirme que c’est le verbe, et non l’expression nominale du de-GP, qui introduit le référent de discours correspondant : (46)Quand on beurrei un toast encore chaud, çai/#ili fond. Que la reprise en ça/cela soit acceptable s’explique par le fait que le référent du pronom n’est pas un groupe nominal au sens étroit (cf. Corblin, 1995 : 89-91). Par ailleurs, l’inacceptabilité 11 de la reprise en il/elle remet directement en cause l’idée défendue par Ward & al. 1991 suivant laquelle l’acceptabilité des outbound anaphoras dépend uniquement du degré d’accessibilité du référent de discours. Avant de conclure, je vais comparer les noms nus aux des-N, et montrer que les des-N ne peuvent pas tous être assimilés à des indéfinis prédicatifs comme les noms nus étudiés ici. De fait, les phrases négatives contenant un par-des-N ne sont pas aussi naturelles que leur contrepartie en de-N (voir (47)). Cependant, les phrases en par-des-N redeviennent pleinement acceptables si la négation a valeur constrastive (voir (48)). Ce que nie le locuteur de ces phrases négatives contrastives, c’est la prédication nominale : l’énoncé (47) devient bon s’il équivaut à « Ce n’est pas par des arbres que la maison est bordée ». Pour que cet énoncé soit complètement naturel, il faut donc que le locuteur assume qu’il existe quelque chose de bordant (tout en niant qu’il s’agisse d’arbres) : (47)???La maison n’est pas bordée par des arbres. (48)La maison n’est pas bordée par des arbres, mais par des fleurs. Ces données viennent infirmer l’hypothèse que ces arguments en par-des-N sont des arguments incorporés contenant un indéfini prédicatif. En effet, si tel était le cas, l’opérateur de la négation devrait avoir dans sa portée la variable correspondant à l’argument incorporé, et aucune entité ne devrait être interprétée, comme cela se passait pour les phrases négatives à de-GP génitif (cf. (45)). Je propose donc de distinguer le des1-N ‘purement’ prédicatif de type <e,t>, et le des2-N de l’énoncé (47). Suivant l’hypothèse défendue ici, ces des2-N introduisent non seulement une (nouvelle) propriété, mais introduisent également une variable d’individu déjà liée. Ces indéfinis sont donc à la fois prédicatifs et quantificationnels. Le point crucial est que les des2-N n’ont pas la même portée sous la négation sous leur aspect prédicatif et sous leur aspect quantificationnel. En effet, ils sont de portée large pour la quantification (l’existence d’un individu est présupposée sous la négation) et de portée étroite pour la prédication (la prédication est niée). Je propose donc d’appeler les des2-N ‘indéfinis à portées dissociées’. Le des1-N et le des2-N se distinguent formellement sous la négation. Le des1-N, ‘purement’ prédicatif, devient de-N sous la négation, alors que le des2-N, à la fois prédicatif et 12 quantificationnel, ne change pas de forme sous l’opérateur logique. Le contraste entre les phrases (49) et (50) illustre le point. Dans un contexte où le locuteur est pieds nus, (49) est tout à fait acceptable, mais (50) ne l’est pas, du moins en français standard. Selon l’analyse proposée ici, cela est dû au fait que sous la négation, des est obligatoirement un indéfini à portées dissociées ; comme ce type d’indéfini est quantificationnel, il est incompatible avec le contexte proposé, car si le locuteur est pieds nus, l’existence d’entités chaussantes ne peut être présupposée : (49)Je n’ai pas mis de pantoufles. [négation du des1-N] (50)Je n’ai pas mis des pantoufles ! [négation du des2-N] Une preuve indépendante de ce qu’il est justifié de distinguer deux types de des-N est que certains prédicats réputés incompatibles avec un des-N prédicatif (cf. Dobrovie-Sorin 1997b) acceptent un des-N à la fois prédicatif et quantificationnel : (51) ?? Jean aime des femmes. [Dobrovie-Sorin 1997b :90] (52)En somme, vous aimez des femmes à travers ces hommes. Contrairement à (51), l’énoncé (52) est complètement acceptable parce qu’il est clair, dans le contexte suggéré, que le locuteur présuppose l’existence d’entités. La valeur indéfinie de ce des-N vient de ce que la propriété est nouvellement introduite en discours. 4 – Conclusion Je voudrais conclure par une comparaison générale entre les génitifs verbaux et les génitifs nominaux dont il a été question ici, formulée dans les tableaux 2 et 3. Kolliakou 1999, Strauss 2002 et Koptjevskaja-Tamm 2002 soutiennent qu’il existe deux classes de génitifs nominaux. Dans le premier cas, le nom dépendant — en français le de-GN — dénote une propriété, et dans le second, un individu. Koptjevskaja-Tamm observe que dans les langues européennes où le génitif est prépositionnel, le nom dépendant dénotant une propriété est généralement nu. Suivant ce qui a été défendu ici, semblable bi-partition peut être 13 proposée pour les de-N/GN compléments génitifs de verbe. Dans la colonne gauche du tableau 3 sont regroupés les de-GP qui enchâssent un nom nu. Ces de-N sont des arguments incorporés par le verbe. Il s’agit soit de compléments de matière, soit de compléments de partie. La colonne de droite du tableau 4 regroupe les de-GP génitifs dénotant des individus, complément de matière ou de partie. Génitifs nominaux de type Génitifs nominaux de type <e,t> <e> Possesseurs non-ancrants Possesseurs ancrants la maison de pierres la maison du professeur un chapeau d’homme Le chapeau de Pierre Tableau 2 Génitifs verbaux de type Génitifs verbaux de type <e> <e,t> Complément de matière Complément de matière Le verre est rempli de vin Le verre est rempli du vin *(que j’y ai mis). Complément de partie Complément de partie La fille est coiffée d’écouteurs La fille est coiffée du chapeau. Tableau 3 Références BONAMI, O. (1999), Les constructions du verbe : le cas des groupes prépositionnels argumentaux. Analyse syntaxique, sémantique et lexicale, Thèse de doctorat, Linguistique, Université de Paris VII. BOONS, J.-P., A. GUILLET & C. 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