De-N nus indéfinis prédicatifs et prédicats incorporants

à paraître dans Corblin, F., Ferrando, S. & Kupferman L. (éds),
Colloque Indéfinis et Prédications, Presses Universitaires de
Paris Sorbonne.
De-N nus indéfinis prédicatifs et
prédicats incorporants
Fabienne Martin
Laboratoire de Linguistique textuelle et de Pragmatique cognitive
Université libre de Bruxelles
Résumé La première hypothèse défendue dans cet article est
que le de-GP des verbes locatifs n’est pas une variante du
complément d’agent en par, mais un complément génitif de
matière ou de partie, qui fait pendant dans le domaine verbal au
de-GP génitif du domaine nominal. La deuxième hypothèse est
que les noms nus enchâssés dans les de-GP génitifs sont des
arguments incorporés contenant un indéfini prédicatif, au sens
de Van Geenhoven 1996/1998. Cette analyse remet en question
la règle de Port-Royal, suivant laquelle * de des se réduit en de
(cf. Gross 1967). On propose ensuite une comparaison entre
noms nus et des-N, à l’issue de laquelle on distingue les des-N
‘purement’ prédicatifs des des-N ‘à portées dissociées’, à la
fois prédicatif et quantificationnel.
1 Introduction
Cet article porte sur les compléments de-N de verbes locatifs.
On appelle de-N les groupes prépositionnels (GP) introduits par
la préposition de dont l’expression nominale est indéterminée
(nue).
Les énoncés (1) et (1’) du tableau 1 contiennent le complément
de-N dont il va être question.
Comme l’illustre le contraste entre les exemples (2) et (3), le
GN introduit par la préposition de ne peut pas toujours être
défini sans être modifié. L’exemple (3) est acceptable, alors que
l’énoncé (2) ne l’est pas complètement. Par ailleurs, cette règle
n’est pas générale. Par exemple, l’exemple (2’) de la colonne de
droite contient un fini non-modifié, et est généralement
mieux accepté que l’exemple (2).
La possibilité d’avoir un complément en de défini non-modifié
1
varie d’un verbe à l’autre.
Dans la colonne de gauche sont regroupés des verbes qui
n’acceptent généralement pas de fini non-modifié, comme
piqueter. La phrase (4), qui contient ce verbe, est marquée pour
les locuteurs consultés. Ces verbes sont en règle générale
dénominaux. Au singulier, le nom enchâssé dans le de-N de ces
verbes est généralement massif.
Les verbes de la colonne de droite peuvent prendre un de-GN
défini non-modifié, comme coiffer. La phrase (4’) contient un
de ces verbes. Au singulier, le nom enchâs dans le de-N de
ces verbes est généralement comptable.
de-N sg massif/pluriel de-N/GN sg
comptable/pluriel
(1) Il s’aperçut que le mur était
couvert de peinture.
(1’) Il s’aperçut que la
trappe était couverte de
tapis.
(2) *? Il s’aperçut que le mur
était couvert de la peinture.
(2’) Il s’aperçut que Marie
était couverte du chapeau.
(3) Il s’aperçut que le mur
était couvert de la même
peinture.
(4) Il s’aperçut que la fenêtre
était piquetée de/* ?des
mouchettes.
(4’) Il s’aperçut que Marie
était coiffée du chapeau.
aromatiser
balafrer
beurrer
bourrer
consteller
éclabousse
r
émailler
enrober
gorger
illuminer
infecter
inonder
ombrage
r
ombrer
parsemer
percer
piqueter
ponctuer
quadrille
r
remplir
teinter
trouer
zébrer
charger
coiffer
couvrir
décorer
orner
surmonter
Tableau 1
Avec un de-N pluriel, il n’est plus possible de différencier les
verbes de la colonne gauche et de la colonne droite par
l’opposition massif/comptable. Par exemple, en (4), « les
mouchettes » est comptable comme « les tapis » en (1’). Par
ailleurs, il existe des verbes, tels couvrir ou décorer, qui
peuvent prendre un de-N singulier ou comptable.
Deux questions sont abordées dans cet article. Premièrement,
2
on voudrait cerner l’interprétation du complément en de-N et
savoir quel rôle thématique y associer. C’est l’objet de la
section 2. Deuxièmement, on voudrait expliquer pourquoi un
nom nu peut servir d’argument. On sait que le de-GP à l’étude
est un argument et non un ajout, parce qu’il rate le test en le
faire. Bonami 1999 montre que le faire n’est compatible
qu’avec les ajouts. En cela, le de-GP diffère du avec-GP ; la
phrase (5) est inacceptable, à la différence de la phrase (6) :
(5) * Couvrir le gâteau, je l’ai fait d’amandes.
(6) Couvrir le gâteau, je l’ai fait avec des amandes.
Qu’un argument autorise un nom nu est en soi très surprenant,
puisque le français est la langue romane la plus restrictive sur ce
point (cf. Longobardi 2001). Ce fait est expliqué en Section 3.
2 – De-N complément génitif
Le de-GP est généralement défini comme une variante du
complément d’agent en par (cf. p.e. Togeby 1983, Gaatone
1998). Si cette analyse est effectivement plausible pour certains
sous-types de de-GP qu’il reste à isoler, elle ne peut en aucun
cas s’appliquer aux de-GP dont il est question, puisque ceux-ci
se combinent avec un complément d’agent en par, comme
l’illustre (7), et qu’ils entrent dans des phrases actives, comme
en (8) :
(7) La place était baignée d’ombres par les platanes.
(8) Les platanes baignaient la place d’ombres.
Je remets en question l’idée que ce de-GP est un complément
d’agent, et le rapproche du de-GP qu’étudient Boons, Guillet et
Leclère 1976 à travers l’alternance illustrée en (9)-(11),
également étudiée en anglais par Dowty 2000 (cf. (10)-(12)) :
(9) Le jardin fourmille d’abeilles. [Boons et al. 1976]
(10) The garden swarms with bees. [Dowty 2000]
(11) Les abeilles fourmillent dans le jardin.[ibid.]
(12) Bees swarm in the garden. [ibid.]
Un des arguments en faveur de ce rapprochement est que le de-
GP de (9) est souvent jugé inacceptable avec un défini non-
modifié. A en croire les locuteurs consultés, les exemples (13)-
3
(15) présentent des problèmes d’acceptabilité :
(13) * ? Le jardin fourmille des abeilles.
(14) * ? Le mouchoir dégouline du sang.
(15) * ? Le jardin mousse des roses.
Je propose d’analyser le de-N/GN de ces verbes locatifs comme
un complément génitif de Matière ou de Partie. Dans la
perspective adoptée, les de-N/GN compléments génitifs de
verbe font pendant aux de-N et de-GN compléments génitifs de
nom. Les de-N/GN compléments de verbe locatif dénotent soit
une relation Contenant/Matière, soit une relation Tout/Partie
entre les entités désignées, au passif, par le sujet et le de-GP,
ou, à l’actif, par l’objet et le de-GP. Trois arguments peuvent
être avancés en faveur de cette analyse.
Le premier argument en faveur de l’idée qu’il existe des génitifs
verbaux est que la relation sémantique RV qu’impliquent ces de-
GP verbaux est comparable à la relation sémantique RN
qu’impliquent les de-GP génitifs nominaux.
Partons du cas du de-GP complément de partie, que prennent
les verbes de droite du tableau 1. Il ressort des données que la
préposition de est nettement préférée à la préposition par
lorsqu’un rapport de Tout à Partie se conçoit naturellement
entre les entités dénotées par le sujet et le de-GP. Ainsi, (16a) et
(17a) sont nettement meilleurs que (16b) et (17b)
respectivement, parce qu’une relation Tout/Partie s’instaure
naturellement entre une fille et un chapeau, ou un lit et des
oreillers. Les énoncés (16b) et (17b) sont marqués parce que la
préposition par suggère bizarrement que les deux entités sont
détachées l’une de l’autre. En revanche, (18a) n’est pas meilleur
que (18b), parce qu’un rapport de Tout à Partie ne se conçoit
pas naturellement entre un village et les champs qui le dominent
à 300 mètres :
(16a) La fille est coiffée du chapeau.
(16b) ?? La fille est coiffée par le chapeau.
(17a) Le lit est surmonté d’oreillers.
(17b) ?? Le lit est surmonté par des oreillers.
(18a) Le village est coiffé de champs dominant de près de
300 mètres.
(18b) Le village est coiffé par des champs dominant de
près de 300 mètres. [Google]
4
L’alternance des prépositions par et de se comprend donc
mieux si l’on prend en considération l’hypothèse que de
exprime avec ces verbes un rapport de Tout à Partie, comme les
constructions génitives nominales équivalentes :
(16c) Le chapeau de la fille.
(17c) Les oreillers du lit.
(18c) #Les champs du village. [inapproprié dans le contexte
de (18b) avec une RPartie/Tout] 1
Une objection potentielle à l’idée qu’il existe un génitif de
partie verbal est que la formation d’un génitif nominal à partir
du génitif verbal supposé requiert l’inversion syntaxique des
deux GN impliqués. Il n’est pas sûr, cependant, qu’il s’agisse
d’une objection sérieuse. Tout d’abord, le fait que les relations
RN et RV encodées par les nitifs nominaux et verbaux ne
soient pas projetées en syntaxe de la même manière
n’empêchent pas qu’elles soient sémantiquement comparables.
Par ailleurs, les de-GP génitifs objectifs ou subjectifs peuvent
également se voir associer, alternativement, le premier ou le
second membre de la relation génitivale dénotée. L’absence de
corrélation systématique entre arguments syntaxiques et rôles
thématiques de la relation nitivale n’est donc pas propre aux
cas étudiés.
La relation entre de-GP de matière nominaux et verbaux est
plus transparente dans le cas du nitif de matière, car le
problème de l’inversion syntaxique n’apparaît plus. Le de-GP
de matière sert d’argument aux verbes de la colonne gauche du
tableau 1. Ces verbes impliquent une relation
Contenant/Matière entre le sujet et le de-GP au passif, et l’objet
et le de-GP à l’actif. A cause de cette relation thématique, il est
souvent possible de former un génitif de matière nominal à
partir d’un génitif de matière verbal :
(19a) La mer [...] inondée de blancs papillons.[Nerval]
(19b) Une mer de papillons.
(20a) Le jardin mousse de roses. [d’après Bertin]
(20b) Le jardin de roses.
1 Ce GN est évidemment acceptable sous l’interprétation discursive du de-
GN, étudiée par Bartning 1996 et Corblin 2001 entre autres. On ignore cette
interprétation en (18c).
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