sera-t-il nécessaire d’apprivoiser l’être humain, de le rendre moins farouche, plus
familier au sens strict – apte à la vie en famille – et au-delà de la famille plus
sociable – capable de vivre pacifiquement en société – pour en faire précisément
ce qu’il est, à savoir un homme. En d’autres termes, afin de dilater chez l’homme
(Mensch) l’espace de sa propre humanité (Menschheit), il faut affaiblir l’animalité
(Thierheit) en lui, le domestiquer et le cultiver. La culture commence par la
domestication : toutes deux sont un affaiblissement du caractère sauvage de l’hu-
main. Rien d’étonnant donc à ce que le travail de Kant sur le caractère du genre
débouche sur une pensée de l’éducation, concernant notamment les liens étroits
que celle-ci entretient avec la discipline (la Zucht,laDisciplin) (Kant, Anth. : 323).
De cette éducation, il ajoute un peu plus loin qu’elle « est salutaire, mais rigou-
reuse et sévère » (heilsam, aber rauh und strenge) (Kant, Anth. : 328). Or comment
ne pas remarquer la nouvelle violence qu’accompagne cette procédure ? Dans sa
traduction, Foucault y a été sensible, peut-être même un peu trop sensible, par
exemple lorsqu’il a hardiment rendu Zucht non pas par discipline, mais par répres-
sion (trad. : 163). Il n’était pourtant pas nécessaire de solliciter aussi fortement le
texte de Kant pour lui faire dire que l’anthropologie noue des relations évidentes
avec la violence, et ceci par trois voies au moins : d’abord parce que la violence se
trouve au cœur de son objet (c’est-à-dire au cœur de l’homme) sous la forme
de l’animalité première et plus puissante dans ses expressions, caractéristique du
genre humain ; ensuite, parce que la violence de l’animalité est notamment celle
susceptible d’être exercée par chacun d’entre nous sur tout autre, cela même dans
la société qui à la fois représente et promeut le développement le plus haut des
bonnes dispositions de l’espèce ; enfin, parce que la manière de déjouer cette pro-
pension au débordement met elle-même en branle une autre force – l’éduca-
tion associée à la rigueur et sévérité de la discipline – assez proche encore d’un
affaiblissement par domestication. Pour favoriser la culture et la civilisation il est
donc nécessaire à l’homme d’user de force sur les autres hommes, comme le fait
l’éducateur, dans une sorte de paradoxe qu’exprime Kant en expliquant que l’édu-
cateur « doit produire chez l’autre ce dont lui-même a besoin » (Kant, Anth. : 325 ;
trad. : 164). De surcroît, l’homme achevé ne peut exister qu’en tant que résultat de
cet usage de la force, de cet apprivoisement et de cette discipline. L’anthropologie
rend ainsi visible une violence triple, celle de l’animalité dans l’homme (violence
première), celle des débordements de chacun contre ses voisins (violence toujours
possible), celle enfin de l’éducation par la discipline (violence nécessaire). C’est
seulement en ce point d’intersection que naît l’homme. Kant aurait eu la vertu de
nous le faire voir, en nous menant au cœur de la violence anthropologique entendue
comme lieu de rencontre d’une anthropologie de la violence avec la violence de
l’anthropos.
Et pourtant, aussi cohérente que puisse paraître cette lecture, elle n’en est pas
moins problématique. Car on ne trouvera pas, dans ces pages, un mot qui réunisse
les différents aspects ramassés ici sous le nom de violence. Kant procède autrement
dans la dernière section de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique :ily
distingue une « disposition innée » [angeborne Anlage] pour le bien et une « incli-
L’humanité dans l’animalité 13