Klaus Bruhn Jensen
Université de Copenhague,
Karl Erik Rosengren
Université de Lund
CINQ TRADITIONS
À LA RECHERCHE DU PUBLIC
Traduit de l'anglais par Eric Macé,
et Daniel Dayan
Au commencement, le verbe était directement transmis, même aux masses.
Les praticiens et les théoriciens de la rhétorique et de la poétique ont peu à peu accumulé
un vaste ensemble de connaissances raisonnées concernant les caractéristiques de messages
verbaux (oraux ou écrits, informatifs ou fictionnels) censés influencer l'auditeur. Ce savoir a été
codifié dans les écrits classiques, en particulier ceux d'Aristote, de Cicerón et de Quintilien.
Enseigné dans les écoles et les académies, il a traversé le Moyen-Age et a été réactualisé à partir
de la Renaissance (Arnold et Frandsen, 1984).
En dépit du caractère indirect, médiatisé des communications de masse modernes, une
part de ce savoir issu de la rhétorique antique
s'est
diffusé au sein des recherches modernes sur
le public.
Retracer cette influence en détail n'est cependant pas notre objet. Notre tâche, plus large,
concerne de façon plus spécifique le champ de la recherche en communication tel qu'il se
présente actuellement : il
s'agit
de présenter de façon critique les grandes traditions de
recherches qui étudient l'articulation entre les mass-médias et leurs publics.
Les nombreuses approches en la matière sont issues de différentes disciplines au sein des
études littéraires et des sciences sociales. Malgré des similitudes évidentes entre ces différentes
traditions, leurs représentants respectifs n'ont pas toujours semblé avoir connaissance de
l'existence de travaux parallèles. Récemment cependant, dans ce domaine comme dans d'autres
domaines du champ des recherches en communication, on voit apparaître de nombreux signes
HERMÈS 11-12, 1992 281
Klaus Bruhn Jensen, Karl Erik Rosengren
de rapprochement entre les différentes traditions (Blumler et al., 1985 ; Dervin et al., 1989 ;
Jensen, 1987a ; Rosengren, 1985 ; Schroder, 1987).
Cet article1 vise à expliquer, en partant des principales caractéristiques des différentes
approches, les convergences qui sont récemment apparues dans les recherches sur la réception,
les usages, les effets des mass-médias ; il vise aussi à identifier les controverses apparues entre
des orientations théoriques et politiques distinctes. Issus de deux traditions différentes, ses
auteurs suggèrent que ce processus de dialogue et de détente peut conduire à une coexistence
dynamique plutôt qu'à une unification finale.
Pour les besoins de l'analyse, nous avons défini cinq grandes traditions de recherche sur le
sujet : 1) la recherche sur les effets, 2) la recherche sur les usages et les gratifications (U & G),
3) l'analyse littéraire (Literary Criticism), 4) l'approche culturaliste (Cultural Studies), 5) les
analyses de réception.
Nous évoquerons d'abord de façon concise les origines historiques de chacune des cinq
traditions, et leurs conceptions distinctes de la nature et des buts de la connaissance scientifique.
Après ce survol historique, nous analyserons de façon plus méthodique chacune des cinq
traditions. Notre analyse portera sur : a) leur conception des trois composantes du processus de
communication de masse que sont le message, l'audience et les aspects micro et macro du
système social dans lequel le procès d'ensemble est inscrit ; b) leurs méthodes et modes
d'analyse.
Notre conclusion dégagera certaines conséquences pratiques des recherches présentées et
de nos propres analyses : elles concernent les politiques de recherche sur l'audience en général,
la pertinence sociale et les applications des études sur l'audience2 ; les enjeux des recherches à
venir.
Historique
La recherche sur les effets
L'histoire des communications de masse est celle d'une succession de nouveaux médias :
livres,
journaux, cinéma, radio, télévision. De nos jours, les développements de la télévision
structurent la scène internationale des médias, en de multiples combinaisons faisant appel au
câble, aux satellites et à la technologie vidéo.
L'arrivée de chaque nouveau médium est généralement marquée par une panique ; ses
effets pourraient être catastrophiques, spécialement pour des esprits prétendument « faibles »
(enfants, femmes, populations peu instruites). Des «paniques morales» de ce type ont
accompagné l'apparition du cinéma, de la bande dessinée, de la télévision et de la vidéo.
Directement ou indirectement, de telles paniques ont déclenché de nombreuses recherches sur
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Cinq traditions à la
recherche
du public
les effets de tel ou tel médium (Cohen, 1980 ; Roeh, 1985 ; cf. DeFleur et Ball-Rokeach, 1989).
Les recherches en communication de masse ont souvent eu pour fonction de répondre à des
frayeurs confuses et parfois exagérées (McQuail, 1987).
Au cours des ans, les recherches en communication de masse ont procédé à un va et vient
entre des options diverses concernant l'importance des effets des mass-médias. Il est maintenant
communément admis que ces options ont varié de façon cyclique, allant de l'idée d'effets
puissants à celle d'effets faibles, et vice versa. Ceci dit, les caractéristiques de ces effets ont
changé de façon substantielle : on est passé globalement d'effets spécifiques, directs et à court
terme, à des effets diffus, indirects et à long terme (Mahle, 1986 ; Rosengren, 1988). Dans le
même temps, l'image du récepteur a changé. D'un récepteur, passivement soumis à l'influence
des messages, on est passé à un usager actif et sélectif vis à vis des contenus (Klapper, 1960 ;
Levy et Windahl, 1985).
Complétant ces variations dans le temps, des variations sont apparues entre différents types
de recherches. Les recherches expérimentales ont probablement été plus enclines que les
recherches quantitatives à chercher et à trouver des effets directs, puissants et immédiats, subis
par des récepteurs passifs. Ces recherches expérimentales sur les effets ont récemment procédé
à une remise à jour de leurs méthodes. Elles ont fait appel à des théories et des modèles
classiques en psychologie, en psychosociologie et en sociologie (Bradac, 1989 ; Bryant et
Zillmann, 1986 ; Schenk, 1987). De plus l'émergence de sous-disciplines au sein de la recherche
sur les effets, allant de la fonction d'agenda des médias (McCombs et Shaw, 1972 ; McCombs et
weaver,
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Gaziano, 1983), a permis de diversifier considérablement ce domaine d'études (Rosengren,
1988).
Un mouvement, presque parallèle, de diversification a eu lieu dans l'autre grande tradition
de recherche en sciences sociales sur l'audience, la tradition des «
usages
et
gratifications
».
Les recherches sur les usages et les gratifications (U & G)
« Que font les médias à l'individu ?» ; « Qu'est-ce que l'individu fait des médias
?
». Ces
deux questions symétriques résument la différence entre deux grandes traditions de recherche
qui pendant longtemps ont dominé les travaux sur l'articulation entre médias et individus. La
première question fait, bien évidemment, référence à la recherche sur les effets, la seconde à
celle des
usages
et
gratifications.
Cependant, la formule a perdu sa justesse originale. De récents
développements ont en effet brouillé les frontières entre les deux traditions distinctes.
Les recherches sur les effets telles que nous les connaissons maintenant plongent une part
de leurs racines dans les recherches américaines des années 20 sur le cinéma (Lowery et
DeFleur, 1988). La naissance des U & G peut être localisée à peu prés vingt ans plus tard, au
début des années 40. Dans le cadre de l'ambitieux programme de recherche sur la communica-
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Klaus Bruhn Jensen, Karl Erik Rosengren
tion de masse initié par Paul F. Lazarsfeld, Herta Herzog entreprit de révéler quelles
gratifications les auditeurs de radios pouvaient tirer des feuilletons, des émissions de jeux, etc
(Herzog, 1942, 1944). Depuis lors, on peut dire que les U &G ont connu quatre phases :
d'abord celle des descriptions impressionnistes, puis celle des typologies fondées sur le
caractère méthodiquement opératoire de variables centrales, puis celle des efforts d'inter-
prétation et enfin celle de la construction méthodique d'une théorie (Palmgreen et al., 1985).
Dans leurs tentatives de construire une théorie formelle, les U & G ont fait appel à de récents
développements en psychosociologie, en particulier avec l'approche dite des «
expectancy-
values » (Palmgreen et Rayburn, 1985 ; Babrow, 1989). Cette étape n'est pas sans évoquer un
développement similaire au sein de la recherche sur les effets.
En fait, l'évolution récente de la recherche sur les effets et des U & G pourrait bien
conduire à une convergence finale entre ces deux traditions. Une telle convergence est en cours
depuis un certain temps, elle a été notée par de nombreux chercheurs qui parlent de «
recherche
sur les usages et les effets » (Belson, 1972 ; Klapper, 1960 ; Rosengren et Windahl, 1972 ;
Trenaman, 1967 ; Windahl, 1981).
Ce courant dynamique de recherche est confronté aux courants hétérogènes des
recherches issues de la tradition littéraire qui investissent maintenant le domaine des études sur
la communication.
L'analyse littéraire (literary Criticism)
Depuis au moins 2500 ans, le développement des arts et des sciences en Occident a été
intimement lié à l'émergence de l'écrit (Havelock, 1963 ; Ong, 1982). Une grande importance
est traditionnellement donnée à l'exégèse de textes porteurs d'expériences cognitives ou
esthétiques. Les règles de leur interprétation ont généralement modelé vie sociale et pratiques
culturelles, même dans des cultures où le domaine religieux est tenu séparé des autres domaines
culturels et sociaux. Comme on le sait pour la tradition chrétienne, l'interprétation de la bible et
des autres textes canoniques a produit des controverses qui ont pu faire ou défaire le sort des
individus ou des sociétés.
Avec le développement de l'organisation sociale moderne, la littérature se voit redéfinie
comme une forme de communication destinée à des lecteurs d'abord conçus comme des
personnes privées inscrites dans la sphère des loisirs (Watt, 1957). Ceci entraîne un processus
complexe de redéfinition de l'objet de l'analyse littéraire (Williams, 1977 ; Eagleton, 1983),
aboutissant notamment à soutenir que la littérature pratiquée par des auteurs classiques
particuliers, peut conduire à des expériences esthétiques affranchies des contraintes de temps et
d'espace. D'où une approche normative de l'éducation des lecteurs. Apprenant à interpréter les
textes en accord avec la tradition littéraire, les lecteurs s'exposent, avec la communication
littéraire, à des effets qu'ils ont en quelque sorte « appris ». Cependant, l'étude empirique de
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Cinq traditions à la recherche du public
tels effets n'a jamais été la tâche principale de l'analyse littéraire. Grosso modo, ces effets ont
toujours été considérés comme acquis. Néanmoins, un certain nombre d'études empiriques et
parfois expérimentales portant sur ce type d'effets apparaissents le début du siècle. Un
nouvel élan est donné à un tel travail par I. A. Richards et par ses successeurs américains et
européens (Richards, 1929 ; Hansson, 1959, 1985 ; Purves, 1971 ; Segers, 1978 ; Svensson,
1985).
Dans les études littéraires actuelles, on peut distinguer trois conceptions de l'audience.
D'abord, en élargissant le cadre historique de l'analyse du rôle du lecteur, l'esthétique de la
réception en particulier celle de l'école allemande a étudié les transferts et les
transformations historiques de thèmes littéraires, mais aussi les conditions de compréhension de
la littérature (Iser, 1970
;
Jauss, 1970 ; Holub, 1984). Ensuite, un intérêt similaire pour l'aspect
« micro » de l'interaction entre le texte et le lecteur
s'est
manifesté dans une variété d'autres
approches rassemblées sous la dénomination de «
reader-response
theory » (Fish, 1980 ; Sulei-
man et Crosman, 1980 ; Tompkins, 1980). Enfin, depuis les dernières décennies, les études
empiriques sur la réception de la littérature se sont multipliées dans une orientation sociolo-
gique ou psychologique en Europe et aux Etats-Unis. En témoignent des revues comme
Poetics
et SPIEL (Siegener Periodicum zur Internationalen Empirischen Literaturwissenschaft ; voir en
particulier Poetics, 14, 1-2, 1985 ; SPIEL, 1, 2, 1988).
Cependant, en paraphrasant la formule que nous avons déjà citée, il est probablement juste
de dire que, pour l'essentiel, l'analyse littéraire porte sur ce que la structure des textes littéraires
fait aux lecteurs, plutôt que ce que les lecteurs font de la littérature.
L'approche culturaliste (Cultural Studies)
L'articulation des recherches sociologiques et des recherches sur le texte
s'est
construite au
sein de l'approche culturaliste. Combinant des hypothèses structuralistes sur la nature des
sociétés capitalistes industrielles avec des hypothèses sur la relative autonomie des formes
culturelles et leur rôle en termes de changement social (Hall, 1980), cette tradition analyse le
procès des communications de masse comme un aspect des « pratiques » quotidiennes. On peut
brièvement définir les « pratiques » comme des activités sociales signifiantes (Williams, 1977).
Le concept permet de privilégier une perspective globale de la vie sociale, en reconnaissant à la
fois la possibilité d'intervention des individus et le rôle joué par la production du sens dans
l'orientation de l'action sociale. Pour l'approche culturaliste, l'objet des recherches sur les
communications de masse se situe en dehors des médias : ces derniers renvoient, tout comme
leurs publics, à des pratiques sociales et culturelles plus larges.
Les sources des recherches culturalistes actuelles sont multiples, comprenant de nombreux
classiques du siècle dernier (Durkheim, Marx, Weber), tout comme de modernes pionniers
européens et américains tels qu'Adorno et Horkheimer (1977), Hoggart (1957), Williams
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