La pensée sociale de l’Église : approche historique (du XIXe à Vatican 2) 1 Avant Rerum Novarum 2 1890/1930, dans la lancée de Rerum Novarum 3 Après guerre Introduction : - Qu’est ce que la pensée sociale de l’Église ? Différentes termes, cf. doctrine sociale, enseignement social, pensée sociale voire évangile social des expressions qui ne sont pas synonymes mais qui toutes expriment toutes la volonté de l’Église catholique d’avoir une parole fondée et mobilisatrice sur la question sociale. Ce n’est pas une idéologie soit un système de pensée organisé pour justifier un type de pouvoir, ce n’est pas non plus un modèle alternatif entre capitalisme et marxisme. - Quand ? dès les premiers siècles, positionnement sur les problèmes de société, écrits de St Basile, St Ambroise ou St Jean de Chrysostome mais l’enseignement social en tant que réflexion globale portée sur les réalités sociales naît à la fin du XIXe siècle avec Rerum Novarum. Réflexion qui trouve ses fondements dans la méditation de la Bible, nourrie des écrits des Pères de l’Eglise et de l’expérience de tous ceux qui ont essayé d’adapter le message chrétien aux réalités sociales, à la fois en combattant des pratiques inhumaines et des structures sociales d’oppression et en proposant d’autres rapports sociaux fondés sur le respect de la personne, sur la dignité de l’homme. D’où une approche qui va essayer de présenter la genèse de ce positionnement de l’Eglise et ses répercussions. 1 Les chocs de la modernité 1.1 Les ruptures Ruptures début XIXe sur différents plans pour l’Église qui avant la Révolution Française avait le sentiment de contrôler tous les secteurs de la vie humaine et qui voit un monde se constituer en de hors d’elle. La RF introduit une rupture sociopolitique. Fin de la monarchie absolue, où le pouvoir du Roi s’appuie sur des bases théologiques, par le sacre le Roi est l’élu de Dieu, théorie de Bossuet sur la monarchie de droit divin. Rupture sociale, fin de la société d’ordre immuable où chaque corps a une fonction pré déterminée qui le positionne dans la hiérarchie sociale, le clergé premier ordre a pour finalité sociale de veiller au salut de la Nation, ce qui lui vaut un statut privilégié. La RF oppose à cela les notions d’égalité, de liberté affirmées dans la déclaration des droits de l’homme : libertés politiques (contrat entre souverain et citoyens), d’opinion (religieuse), sociale (possibilité de mutation sociale). A cela s’ajoute pour l’Eglise en France et ailleurs la privation de ses biens matériels avec la nationalisation des biens du clergé. Nécessité de se repositionner. Approche historique A ces changements conjoncturels, s’ajoutent des évolutions qui ont joué à plus long terme. Impact des Lumières au XVIIIe siècle qui opposent Raison et Foi, s’attaquant à l’Eglise présentée comme un soutien des pouvoirs autoritaires, contraires aux droits de la personne humaine, succès du déisme. Le XIXe siècle avec le positivisme, le scientisme va dans le même sens. Pour Auguste Comte, l’âge de la religion est terminé, laissant place aux sciences dont le progrès est présenté comme infini. Sur ce progrès des sciences s’appuie l’évolution économique avec la révolution industrielle et urbaine, passage d’une économie agricole fondées sur un ordre social « immuable » à une économie qui fait triompher de nouveaux concepts de rentabilité, de profit, de concurrence. Émergence de nouveaux acteurs sociaux avec d’un côté une bourgeoisie industrielle et de l’autre un monde ouvrier. 1.2 Quelles adaptations ? - tentative de restauration : le Congrès de Vienne en 1815 entreprend de restaurer l’ordre ancien : le pape retrouve ses États. Le tsar Alexandre I, l’Empereur d’Autriche et le Roi de Prusse , qui représentent les trois confessions chrétiennes, s’engagent au nom de la Ste Trinité à prendre comme règle les principes chrétiens et à se porter aide et assistance. S’en suit une restauration politique fondée sur l’alliance du trône et de l’autel (Charles X se fait sacrer à Reims…) et une reconstruction religieuse : réorganisation des séminaires, multiplication des paroisses en milieu rural, multiplication des congrégations, Pie VII reconstitue les Jésuites. , élan religieux très marqué par le romantisme, piété christocentrique (dévotion au Sacré Coeur et à l’Eucharistie, adoration perpétuelle en 1837), culte marial qui donne naissance à de nombreuses confréries ( le Rosaire vivant en 1830, la Médaille miraculeuse en 1830…) - prise de conscience progressive des effets néfastes de l’industrialisation : misère ouvrière, incapacité des villes à accueillir ces nouveaux arrivants. Différents événements jouent le rôle de révélateurs ; les premières révoltes ouvrières dont celles des canuts en 1831 et 34, l’épidémie de choléra en 1832. Impact aussi des révolutions de 1830 qui à partir du soulèvement parisien de juillet 1830 vont embraser toute l’Europe, : en France on dénonce le despotisme de Charles X mais on s’en prend aussi à l’archevêché qui est saccagé, aux prêtres … ailleurs libéralisme et nationalisme sont souvent liés c’est le cas en Belgique, dans l’Empire et en Italie , soulèvement des états pontificaux. Dès 1831 l’ordre est rétabli : monarchie constitutionnelle et libérale en France c’est l’ordre bourgeois, ailleurs retour à l’autoritarisme et Grégoire XVI est intervenu en sa faveur (contre le soulèvement polonais). A partir de là, questionnements, retournement. C’est le cas de Lamennais, prêtre engagé auparavant dans une reconquête religieuse et politique en France, or révélation en 1830 de la nécessité de faire triompher la liberté, liberté régénérée par Dieu, en octobre 1830 il fonde avec Lacordaire et Montalembert un journal L’Avenir qui porte en exergue Dieu et la liberté, il s’intéresse aux peuples en lutte pour leur indépendance, propose un renouveau de l’Eglise et de la société fondé sur la liberté qui passe aussi par la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Désapprouvés par les évêques, Lamennais et Lacordaire portent l’affaire devant le pape qui répondra 2 Approche historique indirectement par l’encyclique Mirari Vos qui condamne les revendications libérales et les remises en cause de l’ordre social. - Mouvement des socialistes dits utopistes, le mot socialiste apparaît en 1830, défini comme voulant réformer la société. Nombreux puisent dans l’Évangile des raisons, des principes de changements, c’est le cas de St Simon (1761-1825) qui veut remplacer un ordre social fondé sur la tradition et qui exalte des « fainéants » par un ordre social valorisant les producteurs, dans Le Nouveau Christianisme (1825) il appelle à un nouveau christianisme basé sur le principe moral de la fraternité, qui se donne pour but l’amélioration du sort des plus pauvres., ce sont aussi les partisans de Buchez dit socialistes chrétiens, christianisme affectif débarrassé des dogmes. Il dénonce la concurrence industrielle, l’exploitation de l’homme et prêche l’établissement pacifique de l’égalité réalisé par l’association ouvrière de production, qu’il rapproche des premières communautés chrétiennes. La question soc est pour eux une question avant tout morale à laquelle répond l’idée chrétienne de dignité humaine. On pourrait citer aussi P Leroux qui fonde une colonie fondée sur des principes égalitaires et démocratiques inspirés du Christianisme. Parallèlement aux penseurs, des catholiques s’engagent sur le terrain par le biais de l’action caritative, avec pour objectif d’évangéliser des milieux en perdition : nombreuses œuvres, cf. Société de charité maternelle, action à Lyon de la Congrégation des Messieurs. C’est dans ce mouvement que s’inscrivent au début les Conférences de St Vincent de Paul créées à Lyon par Ozanam, mais appel à dépasser la charité « la charité ne suffit pas, car si elle soigne les plaies, elle ne prévient pas les coups qui les produisent. » Outre la visite des pauvres à domicile, les conférences ont pour objectif de faire passer les bourgeois privilégiés « aux barbares » il veut en faire des médiateurs . Tous ces gens vont se retrouver dans la révolution de 1848, révolution politique, mais qui d’une part va embraser l’Europe et d’autre part porter au pouvoir ce christianisme social. En France, alliance du trône et de l’autel, les prêtres bénissent les arbres de la liberté, tandis que la nouvelle République proclame toutes les libertés, le Suffrage Universel. Lacordaire devenu dominicain, Ozanam et l’abbé Maret fondent l’Ère nouvelle qui veut travailler au rapprochement de la démocratie et des catholiques. La révolution gagne l’Italie où beaucoup d’espoirs sont mis dans le nouveau pape Pie IX, libéral, en qui on voit le futur chef de l’Italie unifiée. Chant du cygne de ces tentatives d’ouverture des Catholiques car dès l’été la répression l’emporte. En France, c’est l’insurrection de juin 1848 qui inspire à Marx sa théorie de lutte des classes, Mgr Affre est tué en prêchant la conciliation. En Italie, Pie IX s’enfuit de Rome et ce sont les troupes de LN Bonaparte qui en 1849 le réinstalleront à Rome. Véritable tournant, les événements de 48 (révolution, affaire de Rome) rejettent Eglise, catholiques et notables dans le camp conservateur. Rejet par l’Eglise des élans des catholiques sociaux, ce qui l’emporte désormais est une gestion caritative de la question sociale, à partir des années 1850 c’est le triomphe du paternalisme. Cependant la situation diffère selon les états, en Allemagne l’essor industriel est plus tardif, les catholiques en ont mieux compris les enjeux, pour eux la question sociale ne se résume pas à la charité, mais nécessite une réorganisation économique et une 3 Approche historique intervention de l’Etat. Mgr Ketteler (1811-1877) en est le principal représentant, peu libéral, il a la nostalgie des corporations médiévales mais envisage des réformes de structures, cf. La question ouvrière et le christianisme (1864), il souhaite une organisation corporative mais avec un Etat qui intervient pour légiférer sur la condition ouvrière. Un autre prêtre allemand Kolping crée des foyers de jeunes ouvriers pour conduire les ouvriers à s’organiser entre eux. rupture, Rendez-vous raté, dans un contexte de peurs sociales, dans un contexte où la papauté est empêtrée dans les questions d’unification italienne. Les années 1850/1870 sont un temps de reconquête religieuse, dans un sens réactionnaire et ultramontain. A Rome, recentrage autour de l’autorité pontificale qui s’impose face aux dérives contemporaines : 1854 : dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge/ 1864 : Syllabus qui en 10 chapitres condamne les erreurs du monde moderne : I. Panthéisme, naturalisme et rationalisme absolu [...] II. On doit nier toute action de Dieu sur les hommes et sur le monde. [...] II. Rationalisme modéré XI. L' Église [...] ne doit, dans aucun cas, intervenir contre la philosophie [...]. III. Indifférentisme, latitudinarisme XV. Il est libre à chaque homme d' embrasser et de professer la religion qu' il aura réputée vraie d' après la lumière de la raison. [...] XVIII. Le protestantisme n' est pas autre chose qu' une forme diverse de la même vraie religion chrétienne [...]. IV. Socialisme, communisme, sociétés secrètes, sociétés bibliques, sociétés cléricolibérales Ces erreurs sont à plusieurs reprises condamnées dans les termes les plus graves par l' encyclique Qui pluribus, du 9 novembre 1846 [...] ; par l' encyclique Notis et Nobiscum, du 8 décembre 1849 ; [par d' autres encycliques] V. Erreurs relatives à l'Église et à ses droits XX. [...] il appartient au pouvoir civil de définir quels sont les droits de l' Église et les limites dans lesquelles elle peut les exercer. [...] XXIV. L' Église n' a pas le droit d' employer la force ; elle n' a aucun pouvoir temporel direct ou indirect. [...] XXXVIII. Les nombreux actes arbitraires des Pontifes romains ont poussé à la division de l' Église orientale et occidentale. [...] VI. Erreurs relatives à la société civile, considérée soit en elle-même, soit dans ses rapports avec l'Église XXXIX. L' État, étant l' origine et la source de tous les droits, jouit d' un droit qui n' est circonscrit par aucune limite. [...] XLII. En cas de conflit légal entre les deux pouvoirs, le droit civil prévaut. [...] 4 Approche historique XLVII. La bonne constitution de la société civile demande que les écoles populaires [...] soient affranchies de toute autorité de l' Église [...]. LV. L' Église peut être séparée de l' État, et l' État séparé de l' Église VII. Erreurs concernant la morale naturelle et chrétienne LXIII. Il est permis de refuser l' obéissance aux princes et même de se révolter contre eux. [...] VIII. Erreurs concernant le mariage chrétien LXVI. Le sacrement du mariage n' est qu' un accessoire du contrat [...]. IX. Erreurs sur le pouvoir temporel du Pontife romain LXXVI. L' abrogation du pouvoir temporel dont le Saint-Siège est en possession servirait, même beaucoup, à la liberté et au bonheur de l' Église. [...] X. Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne LXXVII. À notre époque, il n' est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l' unique religion de l' État [...]. LXXX. Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et faire un compromis avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. " Et 1870, concile Vatican 1 définit le dogme de l’Infaillibilité pontificale. Opposition des Gallicans en France dont Mgr Dupanloup (évêque d’Orléans) mais aussi de Ketteler. Dans ce contexte, s’opère un réveil religieux autour du culte du Sacré Cœur, du culte marial ( Lourdes début en 1858, La Salette, Paray le Monial) spiritualité très affective et emplie du sentiment d’expiation, de repentance. Vitalité des congrégations, de la pratique dans certaines régions. Mais s’élabore une contresociété qui ignore des milieux sociaux en déperdition, thème de la ville nouvelle, Babylone, déprise religieuse. Impact de la méconnaissance d’un clergé rural, pas d’adaptation ni même de réponse matérielle, le cadre paroissial reste inchangé. Il en résulte une chute de la pratique et un succès des traditions anticléricales, tant dans les milieux ouvriers et artisans que bourgeois voltairiens. Essor des sociétés de LibrePensée, essor aussi du Marxisme (1864 : 1ère AIT). 2 1880/1930, dans la lignée de Rerum Novarum 2.1 Le contexte Les choses évoluent dans les années 1880 : seconde révolution industrielle qui impose le cadre usinier et une rationalisation du travail plus poussée. Maturation du mouvement ouvrier, qui a profité un peu partout d’une législation plus favorable : 1864 en France droit de grève, 1884 droit syndical. Ce mouvement ouvrier se nourrit du marxisme qui joue le rôle de contre-eglise : doctrine du soc scientifique, vision eschatologique avec ses pères fondateurs (Marx, Engels) ses prophètes, cf. Guesde en France. 5 Approche historique En 1880 triomphe en France la République laïque qui engage la lutte contre l’Eglise en l’attaquant dans un de ses bastions : l’école. Dans ce contexte les initiatives des catholiques sociaux sont isolées, rencontrent l’opposition des catholiques attachés à la liberté économique et opposés à toute organisation ouvrière. C’est le cas de l’Oeuvre des Cercles catholiques d’ouvriers en 1871, fondés par A de Mun et La Tour du Pin, volonté de faire rencontrer les différents milieux sociaux pour que la classe dirigeante prenne en charge la classe populaire, peu de succès auprès des ouvriers, en revanche ouverture pour la bourgeoisie chrétienne. Réalisations aussi de l’industriel Léon Harmel qui ds son usine près de Reims cherche à adapter des principes chrétiens : association des ouvriers à la gestion de l’usine, participation aux bénéfices, ceci étant complété par tout un réseau d’œuvres. Il organise des pèlerinages d’ouvriers à Rome et échange avec Léon XIII sur la question sociale. A Vienne, en Autriche, un disciple de Ketteler, le baron de Vogelsang fonde une revue qui devient l’organe d’expression des catholiques sociaux, il y critique le capitalisme libéral pour prôner l’intervention de l’Etat. En Suisse, Mgr Mermillod depuis 1884 rassemble chaque année des catholiques sociaux de différents pays qui constituent l’Union catholique d’Études sociales de Fribourg. Réflexion en Italie aussi avec l’œuvre des Congrès. Contexte à la fois de concurrence sur la question sociale entre les socialismes, les États qui légifèrent, le patronat dans une atmosphère de tensions : grèves, attentats anarchistes… 2.2 Rerum Novarum À tous nos vénérables Frères, les patriarches, primats, archevêques, évêques du monde catholique en grâce et communion avec le Siège apostolique. [...] L' L' erreur capitale dans la question présente, c' est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l' une de l' autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu' ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. C' est là une aberration telle qu' il faut placer la vérité dans une doctrine complètement opposée. Car, [...] dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s' unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l' une de l' autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. La concorde engendre l' ordre et la beauté ; au contraire, d' un conflit perpétuel il ne peut résulter que la confusion et les luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes possèdent une vertu admirable et multiple. Et d' abord toute l' économie des vérités religieuses, dont l' Église est la gardienne et l' interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en 6 Approche historique rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels, et avant tous les autres ceux qui dérivent de la justice. Parmi ces devoirs, voici ceux qui regardent le pauvre et l' ouvrier : il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s' est engagé par contrat libre et conforme à l' équité : il ne doit point léser son patron ni dans ses biens ni dans sa personne ; ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions ; il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours artificieux, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses, lesquelles n' aboutissent qu' à de stériles regrets et à la ruine des fortunes. Quant aux riches et aux patrons, ils doivent ne point traiter l' ouvrier en esclave, respecter en lui la dignité de l' homme, relevée encore par celle du chrétien. [...] Ce qui est honteux et inhumain, c' est d' user des hommes comme de vils instruments de lucre et de ne les estimer qu' en proportion de la vigueur de leurs bras. [...] Que le riche et le patron se souviennent qu' exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l' indigence sont des choses que réprouvent également les lois divines et humaines. Ce qui serait un crime à crier vengeance au ciel serait de frustrer quelqu' un du prix de ses labeurs. Voici que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et la clameur est montée jusqu' aux oreilles du Dieu des armées (Jac. V, 4). [...] L' obéissance à ses lois, Nous le demandons, ne suffirait-elle pas à elle seule pour faire cesser tout antagonisme et en supprimer les causes ? L' Église, toutefois, instruite et dirigée par Jésus-Christ, porte ses vues encore plus haut ; elle propose un corps de préceptes plus complet, parce qu' elle ambitionne de resserrer l' union des deux classes jusqu' à les unir l' une à l' autre par les liens d' une véritable amitié. [...] Mais, dès qu' on a suffisamment donné à la nécessité et au décorum, c' est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres (Luc, XI, 41). C' est un devoir non de stricte justice, sauf les cas d' extrême nécessité, mais de charité chrétienne ; un devoir, par conséquent, dont on ne peut poursuivre l' accomplissement par les voies de la justice humaine. [...] Que chacun se mette à la tâche qui lui incombe, et cela sans délai, de peur qu' en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà grave. Que les gouvernants fassent usage de l' autorité protectrice des lois et des institutions ; que les riches et les maîtres se rappellent leurs devoirs ; que les ouvriers dont le sort est en jeu poursuivent leurs intérêts par des voies légitimes, et puisque la religion seule [...] est capable de détruire le mal, que tous se rappellent que la première condition à réaliser, c' est la restauration des moeurs chrétiennes sans lesquelles mêmes les moyens suggérés par la prudence humaine comme les plus efficaces seront peu aptes à produire des salutaires résultats. - Quant à l' Église, son action ne fera jamais défaut en aucune manière et sera d' autant plus féconde qu' elle aura pu se développer avec plus de liberté, et ceci, Nous désirons que ceux-là surtout le comprennent dont la mission est de veiller au bien public. 7 Approche historique [...] Comme gage des faveurs divines et en témoignage de Notre bienveillance, Nous vous accordons de tout coeur, à chacun de vous, Vénérables Frères, à votre clergé et à vos fidèles, la Bénédiction apostolique dans le Seigneur. Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai de l' année 1891, de notre Pontificat la quatorzième. LÉON XIII, PAPE " L’encyclique donne la réponse de l’Eglise en un temps où toutes les forces politiques se doivent de prendre en compte « la question sociale ». Elle prend le train en marche en se positionnant face aux différentes idéologies en présence. Léon XIII dresse un constat de la situation économico-sociale européenne, qui voit triompher l’industrialisation avec son corollaire social : l’essor de deux classes antagonistes : patronat et monde ouvrier. Dans la 1ère partie, il entend dénoncer « le miroir aux alouettes » de solutions qu’il présente comme dangereuse, qualifiant le socialisme de « faux remède » tandis que dans la seconde partie il insiste sur l’impossibilité d’améliorer le sort du peuple en dehors de l’Eglise porteuse d’une doctrine d’espérance eschatologique. C’’est la 3e partie qui stimulera la plus la pensée chrétienne, Léon XIII rompt avec l’école libérale condamne le capitalisme libéral, et reconnaît à l’État un rôle de subsidiarité important et une obligation d’intervention à l’égard de la classe ouvrière (invitation à une législation sociale pour améliorer la condition ouvrière). Rejetant les solutions individualistes, Léon XIII ne voit de salut que dans les associations professionnelles accordant sa préférence aux corporations. Cette encyclique ne reçoit un accueil chaleureux ni des socialistes ni des ouvriers, en revanche elle revêt une importance fondamentale au sein de l’Eglise : parce que le Pape ne se réfugie plus dans le passé il invite les Chrétiens à s’engager dans le monde en se situant par rapport aux institutions existantes (régimes politiques, syndicats…). Véritable libération pour les catholiques sociaux qui voient leur action légitimée et trouvent donc un nouveau dynamisme. En France, Rerum Novarum conjugue ses effets avec l’encyclique sur le Ralliement Au milieu des sollicitudes (1892) , qui affirme que l’Eglise n’est liée à aucune forme de gouvernent, les catholiques peuvent se rallier à la République. Différentes lectures de cette encyclique : les non-interventionnistes, majoritaires chez les catholiques libéraux, n’acceptent comme seul palliatif que l’économie caritative, refusant de remettre en question l’ordre économique - les interventionnistes, dont les plus radicaux sont les démocrates chrétiens, accordent bcp d’importance à l’engagement démocratique, ce qui signifie cause du peuple, mais aussi refus ’d’une société hiérarchisée, aspiration à une société fraternelle. D’où différentes manifestations : le mouvement syndical, essor des syndicats chrétiens qui permet en France la création en 1919 de la Confédération française des Syndicats chrétiens (concurrent de la CGT), expression politique : les abbés démocrates, Lemire élu député d’Hazebrouk en 1893 (jusqu’en 1928), l’abbé Gayraud élu dans le Léon en 1896, cette présence 8 Approche historique cléricale dans un parlement anticlérical attire l’attention sur un aspect insoupçonné de l’idéal chrétien, la dimension sociale et démocratique. Importance dans le vote de la législation sociale à l’époque. Importance aussi de l’action d’anciens de l’action sociale cf. comme A de Mun, monarchiste converti à la République, député de Morlaix de 1876 à 1914, qui défend aux cotés des socialistes les lois sociales, grandes joutes oratoires avec la gauche cf en 1896 sur la journée de 8h : De Mun : « Laissez moi vous dire avec une ardente conviction que les idées de générosité de justice que les socialistes agitent comme un drapeau, nous appartiennent, elles sortent comme une gerbe mure de la gde semence de l’Évangile. » J. Guesde ;: « 18 siècles, vous avez été les maîtres du monde, vous l’avez dominé dans son cerveau, dans sa puissance politique…18 siècles vous avez pu pétrir l’humanité à votre guise et loin de l’avoir affranchie vous n’avez même pas su lui créer un abri contre les crises fatales qui l’attendaient… le passé vous appartenait qu’en avez-vous fait Messieurs les Chrétiens ? C’est les mains vides que vous vous présentez ! » C’est bien sûr Le Sillon, fondé en 1894 par Renaudin, dirigé à partir de 1899 par M Sangnier, jusqu’en 1905 c’est essentiellement une œuvre d’éducation pop par la création de cercles d’études pour la jeunesse ouvrière, à partir de 1905 après une controverse avec Guesde il s’engage sur le terrain politique, se situant délibérément à gauche. , difficulté à se faire une place entre l’extr. droite (Action Française) qui l’accuse de se rallier aux anticléricaux et le bloc des gauches. Interdit de séjour dans de nombreux diocèses à partir de 1906, Sangnier reçoit en 1910 la lettre de blâme du pape qui lui reproche sa doctrine de nivellement social, son démocratisme politique et religieux et son indépendance à l’égard de l’épiscopat. Disparition en tant qu’institution mais pas en tant qu’esprit. En Italie des mouvements comme celui de Romolo Murri refuse de se soumettre. réflexion sociale : création d’institutions souche comme la Chronique Sociale en 1892 à Lyon, fondée par Marius Gonin qui après avoir participé au mouvement démocrate chrétien prend ses distances vis-à-vis de la politique pour s’intéresser davantage aux problèmes sociaux : création de secrétariats sociaux spécialisés sur diverses questions ( prévoyance, syndicats, coopératives..) et en 1904 création des Semaines sociales, Université ambulante qui choisit chaque année de travailler sur un problème de société étudié à la lumière de l’Évangile et des enseignements pontificaux. Rôle aussi de l’ACJF fondée en 1886 par A de Mun, qui opère une réorientation à son congrès de 1892 , ouverture démocratique, 150 000 adhérents en 1911. Renouveau important, qui affirme la place de la pensée chrétienne sur des domaines clés, 4 majeurs : le mouvement coopératif, le mouvement des femmes (création d’une École Normale sociale, Union des femmes civique et sociale) familial, syndical. Essor jusqu’en 1914, mais les choses se durcissent avec le nouveau pape élu en 1903 Pie X (1903-1914) Réaction face aux mutations jugées trop hardies : Vehementer nos (11 fev 1906) affirme le rôle de la hiérarchie au sein de l’Église « Quant à la 9 Approche historique multitude, elle n’a d’autre droit que de se laisser conduire, toujours docile de suivre ses pasteurs. » Deux documents publiés en 1907 condamnent le modernisme « Rendez-vous de toutes les hérésies ». Par ailleurs, la condamnation du Sillon en 1910 est considérée comme la condamnation du modernisme social, en fait réaction de défense de l’organisation hiérarchique de l’Eglise. Contexte de lutte entre l’Eglise et l’Etat en France, rigidification des positions, nationalismes exacerbés à la veille de la guerre. 3 Les temps modernes 3.1 Le rôle des guerres Le temps des guerres dans les deux cas correspond à une période de brassage, d’ouverture La guerre de 1914 correspond à l’Union Sacrée, les catholiques s’identifient avec les objectifs nationaux, de part et d’autre les évêques font prier pour le succès « de nos armes », en France la guerre permet aux catholiques de retrouver leur place dans la communauté nationale, Mgr Baudrillard recteur de l’Institut catholique de Paris patronne un Comité de Propagande français à l’étranger. Une des seules voix qui s’élève pour la paix est celle de Benoît XV, en 1917, il offre même sa médiation, appel mal accueilli sauf par les socialistes. La Seconde guerre jouera aussi un rôle de brassage et d’intégration pour les Chrétiens. Dans les camps de prisonniers, dans la Résistance, des prêtres, des militants chrétiens entrent en contact avec des hommes et femmes qu’ils n’auraient jamais rencontrés autrement. Rencontre entre Chrétiens et Non croyants socialistes, communistes, engagements communs qui permettent de passer au-delà des barrières idéologiques. L’Après guerre est une occasion de renouveau et pour les Chrétiens de repositionnement sur la scène sociale 3.2 Les renouveaux après guerre Mise en parallèle du contexte global et de la réponse de l’Eglise, Les années 20 sont marquées par des crises démographiques, économiques, morales, par une remise en cause des valeurs du XIXe : foi dans le progrès, la science, dans le rôle civilisateur de l’Europe. A cela s’ajoutent des fragilités internes : révolution russe qui secouent les paysages politiques des pays, traités d’après guerre mal acceptés. C’est dans ce contexte que se développe l’Action Catholique, entendue comme une action spécifique des laïcs, complémentaire de celle du clergé et en union avec elle. Il s’agit d’annoncer l’Évangile dans un monde qui n’est plus chrétien, de rechristianiser la vie sociale, politique mais aussi de faire une proposition de renouveau dans un contexte de malaise global. 10 Approche historique L’ACJF proposait aux jeunes bourgeois une action de christianisation de la société par une vie de piété, par des cercles d’études et des actions précises. La nouveauté dans les années 1925-35 est la naissance d’une action catholique spécifique, ainsi en 1925 un prêtre belge l’abbé Cardijn lance la JOC, il s’agit de d’un mouvement d’évangélisation mais qui entend partir de la réalité sociale (déchristianisée) du milieu auquel il s’adresse « voir, juger, agir » en est le slogan. Apostolat d’un semblable par un semblable, et qui lie action sociale et évangélisatrice, en posant le postulat que si le travailleur est déchristianisé c’est parce qu’il est déshumanisé par son travail, il faut donc agir sur ce milieu social... Après la JOC naissent la JAC en 29, la JEC en 30, …à chaque mouvement masculin correspond son pendant féminin. Age d’or dans les années 30, la nouvelle génération se manifeste par de nombreuses initiatives qui témoignent d’une volonté de présence dans le tps. : étudiants catholiques dans les Écoles et les Universités, essor du syndicat chrétien, cf. CFTC en 1919 qui se réfère à la doctrine sociale de l’Église pour affirmer la primauté de la personne humaine face au concept de lutte des classes (150000 adhérents en 1920, 400 000 en 1939). En 1929, le St Siège défend la légitimité du syndicalisme soutenu par le clergé. Mgr Liénart, évêque de Lille, prend position contre les patrons du Nord, témoignant par là même de nouveaux enjeux. Impact des intellectuels chrétiens Claudel, Mauriac, Bernanos, des savants comme Termier, Branly qui témoignent que foi et science ne sont pas incompatibles. Des penseurs laïcs s’intéressent à la religion d’une manière nouvelle, non plus seulement dans une perspective de défense religieuse: c’est le cas de Maritain, Lacroix, ou de Mounier qui fonde en 1932 la revue Esprit, revue du personnalisme qui se définit contre le matérialisme marxiste et l’individualisme bourgeois, théologie du salut temporel qui repose sur l’idée que tout homme est incarné dans son temps. Ds ce contexte de dynamisme mais aussi de crise globale avec la crise économique, l’essor des totalitarismes dont le communisme stalinien, en 1931, pour le 40e anniv de RN, Pie XI publie Quadragesimo anno où il élargit les perspectives de Rerum Novarum, condamnant le capitalisme sauvage et le communisme, mais en envisageant l’économie au niveau mondial, il fait appel à une réorganisation de l’ordre social et économique dans le respect des préceptes de l’Évangile. Les encycliques sur le nazisme et le communisme en 1937 font aussi référence à une doctrine sociale chrétienne face au paganisme des totalitarismes, même si on en reste à des affirmations théoriques sans que des solutions concrètes ne soient envisagées. L’après seconde guerre présente des similitudes avec les années 1920/30 : mal être après les horreurs commises par les totalitarismes, persécutions, divisions entre résistance et collaboration, malaise face au silence de la plupart des responsables chrétiens, qui fait que les Chrétiens engagés dans la Résistance l’ont fait en France sous leur propre responsabilité. Tps de culpabilisation mais aussi de réflexions. Réflexion sur le rôle des Chrétiens dans la reconstruction tant matérielle que morale ap guerre. Beaucoup d’initiatives ont vu le jour durant la guerre : création en 1941 par l’assemblée des cardinaux et archevêques de France du séminaire de la Mission de France, qui repose sur l’idée que le cadre paroissial ou les mouvements d’Action 11 Approche historique Catholique ne suffisent pas, nécessité d’une immersion dans les milieux à transformer, premiers prêtres-ouvriers en 1944. 1941 c’est aussi la création par le Père Lebret d’Économie et Humanisme qui entend susciter des travaux scientifiques susceptibles d’aboutir à l’élaboration d’une doctrine remettant l’économie au service de l’homme . Dans un contexte de guerre froide, de décolonisation, renouveau de la mission apostolique qui redynamise l’Action Catholique dans les années 1950. Aux mouvements de jeunes d’avant guerre, s’ajoutent des mouvements d’adultes : fondation de l’ACO par les évêques français en 1950, création de l’ACI (action catholique des milieux indépendants), d’anciens groupes de défense religieuse deviennent des mouvements d’action catholique générale (ACGH et ACGF) volonté d’un apostolat direct. Essor des partis démocrates-chrétiens dont le MRP en France, directement issu de la Résistance. Mouvance qui entend par différents moyens agir sur le monde qui les entoure. Le Concile Vatican II convoqué par le nouveau pape Jean XXIII entend réfléchir sur les adaptations possibles de l’Eglise et de l’apostolat ds un monde en pleine transformation. Dans la constitution Gaudium et Spes, le concile engage l’Église dans un dialogue avec le monde, celle-ci doit prendre en compte ces mutations . Appel à un engagement « à remplir avec zèle et fidélité leur tache terrestre en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile ».Document complété par le texte sur la liberté religieuse, sur l’autonomie du pouvoir temporel qui éloignent les craintes d’un retour à une théocratie. Alors que l’Eglise avant le Concile apparaissait à certains comme voulant imposer sa vision du monde, elle se présente désormais comme une Eglise ouverte, recherchant le dialogue, respectueuse des autres religions. Cadre théorique donné à cette mouvance catho qui s’était manifestée depuis la guerre. Conclusion : - L’expression de doctrine sociale va connaître ensuite un silence de 20 ans jusqu’au pontificat de Jean Paul II qui lui donnera un nouveau souffle, à cela différentes explications. Silence relatif car différents partis ou syndicats disent toutefois se référer à cet enseignement social. Le déclin n’est pas étranger à la désaffection subie par la doctrine à laquelle ils se référent. L’émergence d’un laïcat suscite chez certains une méfiance vis-à-vis de ce qui peut apparaître comme une volonté de l’Eglise de régenter la société. Joue aussi l’important brassage d’idées des années 68/70. - Ni doctrine, ni idéologie, on voit bien que l’enseignement social de l’Eglise n’est pas figé, il est incarné dans un monde dont il doit lire les attentes, les angoisses. Les acteurs ont été divers par leur statut, leurs origines, mais tous inspirés par les principes de l’Évangile ont su entendre ces appels et ont cherché à y remédier en puisant des solutions dans leur temps. Bernadette Angleraud 12 Approche historique Quelques pistes bibliographiques : - Jean COMBY, Pour lire l’histoire de l’Eglise, des origines au XXIe siècle, Paris, Cerf 2003 - R.AUBERT, M.D KNOWLES, J.ROGIER, Nouvelle histoire de l’Eglise (5 tomes), Paris, Seuil 1975. - Pierre PIERRARD, l’Eglise et les ouvriers en France (1840-1940), Paris Hachette, 1984. - Pierre PIERRARD, Un siècle de l’Eglise de France 1900-2000, Desclée de Brouwer, 1991 - Denis PELLETIER, Les catholiques en France depuis 1815, Paris 1997 L'Encyclique "Humanum Genus" ( contre "la secte des Francs-Maçons" ) de Léon XIII, 1884 L'Encyclique "Rerum Novarum" de Léon XIII, 1891 L'Encyclique "Vehementer Nos"de Pie X, 1906 (Prise de position contre la loi de séparation) * L'Encyclique "Quadragesimo Anno" de Pie XI, 1931 L'Encyclique "Divini redemptoris" de Pie XI, 19 mars 1937 sur le "Communisme athée" L'Encyclique "Mater et Magistra" de Jean XXIII, 1961 L'Encyclique "Centesimus Annus" de Jean Paul II, 1991 13