court. Mais parce que mon ami Pierre pense que Dieu aussi existe, de sorte que la Nature n'est
qu'une partie de l'Ensemble des choses, j'ajoute, pour faire une place à son discours - le croyant
faux, certes, mais irréfutable -, que ce que je dis est vrai «pour moi». Vous parlez de mon
«scepticisme ». Ici, je puis redire ce que j'ai écrit dans Présence de la Nature: «De ce qui est pour
moi la vérité, je ne puis faire la preuve de manière à convaincre autrui. C'est pourquoi, je me dis
"sceptique", mais c'est un scepticisme à l'intention d'autrui. Il ne signifie pas que j'aie le moindre
doute quant au bien-fondé de ma position métaphysique, mais seulement que, de ce qui est pour
moi la vérité, je renonce à faire la preuve pour les autres, et cela non par incapacité de trouver une
telle preuve, mais parce que, par principe, dans le domaine de la métaphysique - dont l'objet est la
totalité des choses en tant que Totalité -, il ne saurait y avoir de preuves. En d'autres termes, je ne
doute pas en fait: mais j'admets qu'en droit, le doute est permis et le sera toujours» (p. 87). Je
philosophe, comme il convient, sur le fond de mes propres évidences, qui ne sont pas des évidences
naïves, des évidences de début, mais des évidences méritées, des évidences advenues. Et mes
convictions ne sont pas des opinions, variables au gré des événements, des hasards psychologiques
et des influences, mais des Gesinnungen, mot de Hegel, que Éric Weil traduit par «convictions
vécues ». Je ne nie pas que les convictions de mon ami Pierre, homme de foi chrétienne, ne soient
aussi des convictions vécues. La Vérité qui nous mettrait d'accord, ni lui ni moi ne la connaîtrons
jamais: «lapalissade», si vous voulez, mais nullement «incertaine ». Mais ma conviction n'en est pas
moins ce qu'elle est et, avec elle, le sentiment très fort de vivre pour et dans la vérité. Tout cela peut
sembler paradoxal. Mais c'est ainsi que sont les choses aujourd'hui. D'une part, la Vérité qui nous
éclairerait, nous les hommes, de façon définitive sur ce que nous sommes et sur ce que cela signifie
pour nous être au monde, cette Vérité est certes, en principe, hors d'atteinte; mais pratiquement - par
cette pratique qu'est la philosophie -, je l'atteins néanmoins: car, à mes yeux, le naturalisme est le
vrai. Je «l'atteins» : je pense l'atteindre - illusion peut-être! Ce «peut-être» constitue l'élément
tragique de la condition du philosophe. Mais je dois dire qu'il ne pèse guère: il a le poids d'un fétu -
puisque, je le répète, pour moi, le naturalisme est le vrai. Si je parle de je ne sais quelle « Vérité
hors d'atteinte », ce n'est que par respect pour mon ami Pierre, pour qu'il puisse croire être dans le
vrai une telle croyance correspondant, chez lui, à un besoin et étant nécessaire à son équilibre. Bref,
si je déclare la Vérité «hors d'atteinte», c'est par égard pour mes semblables. Je ne suis pas comme
Nietzsche qui, en voulant substituer l'annonce et le prêche du retour éternel aux prêches d'espérance
- religieux ou non -, entendait séparer les «forts» et les «faibles », ceux-ci ne pouvant supporter de
revivre éternellement et identiquement la même vie, avec les mêmes échecs, les mêmes malheurs.
Si mes semblables prennent pour vérité ce qui n'est qu'illusion, pourquoi pas s'ils trouvent dans leur
foi un soutien de leur tranquillité et de leur bonheur ? Pour moi, je préfère la vérité au bonheur;
pour les autres, je préfère le bonheur à la vérité.
Vous définissez la philosophie, «une pratique théorique qui a le tout pour objet, la raison pour
moyen et la sagesse pour but» (art. «Philosophie» de votre Dictionnaire). J'admets cette définition,
excepté que je remplace le mot «sagesse» par le mot «vérité». Cependant, définir la philosophie,
selon l'étymologie, comme «amour de la sagesse », n'est nullement obsolète. Vous êtes ici en la
compagnie de Nietzsche. Voici ce qu'il écrit en 1864: «La philosophie amour de la sagesse; s'élever
jusqu'à la conception du sage qui, étant l'homme le plus heureux, le plus puissant, justifie tout le
devenir et en veut le retour; non pas l'amour des hommes, ni des dieux, ni de la vérité, mais l'amour
d'un état, d'un sentiment de perfection spirituelle et corporelle à la fois; l'affirmation, l'approbation
qui naît du sentiment débordant de la puissance créatrice. La suprême distinction» (o. c., p. 150;
mais je cite la traduction de G. Bianquis). «Ni de la vérité» : voilà les mots qui me séparent, ici, de
Nietzsche. Il a en vue un certain état de sagesse vécu par l'être humain. Je ne nie pas l'intérêt de cet
état: non pour moi, cependant, car le premier souci du philosophe ne doit pas être lui-même - et ses
«états». Jadis, dans l'Orientation philosophique, j'étais porté à voir, avec Kant, dans la question
«Qu'est-ce que l'homme? », la question ultime de la philosophie. Dès lors, la question «Comment
vivre en sagesse? » me paraissait fondamentale. Comme vous connaissez bien mes écrits, et
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