Confession d`un philosophe, Réponses à Comte

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XIX. Métaphysique de la Nature et sagesse tragique
Qu'on ne puisse pas voir le Tout, ce n'est pas moi qui le contesterai! C'est évidemment impossible,
puisqu'on ne peut rien voir que d'un certain point de vue, toujours partiel, subjectif, relatif, limité ...
Mais qu'on ne puisse le voir tout entier, cela n'empêche pas qu'on soit dedans! Aucune clairière
n'est «le tout de la forêt» ; mais elle n'en fait pas moins partie ... La sagesse, de mon point de vue,
n'est pas la possession de la vérité (comment pourrait-on posséder ce qui nous contient ?), mais
une certaine façon de l'habiter, de la vivre, et même de la chercher (toute quête de la vérité fait
partie de ce qu'elle cherche: ma quête de la vérité est une partie de la vérité). Et une vraie joie,
même portant sur le Tout (joie d'être au monde, et que le monde soit), ne suppose nullement que
tout, dans le monde, soit joyeux ou réjouissant ... Mais laissons mon point de vue. Ce que j'ai du
mal à penser, dans le vôtre, c'est la conjonction du scepticisme et de ce que j'appellerais volontiers,
faute d'un meilleur mot, votre théoricisme, à savoir l'idée que la philosophie est, et n'est que, « la
recherche de la vérité au sujet du Tout de la réalité ». Non que cette définition me dérange
particulièrement (quoiqu'elle me paraisse quelque peu unilatérale: j'y verrais une définition
possible de la métaphysique, mais la métaphysique n'est pas le tout de la philosophie .. .), mais en
ceci que j'ai du mal à comprendre comment on peut consacrer sa vie à cette recherche de la vérité,
y voir l'essence même de la philosophie, etc., quand on pense par ailleurs que la vérité est
définitivement hors d'atteinte, qu'on ne pourra jamais la posséder, ni même, peut-étre bien s'en
approcher (Puisqu'on ne pourrait savoir qu'on s'est approché de la vérité qu'à la condition de la
connaître). Cela ne voue-t-il pas la philosophie à l'échec? Ou plutôt, et pire (car l'échec fait partie
de la condition humaine), cela ne réduit-il pas la philosophie à une espèce de peau de chagrin
théorique, qui n'échappe au délire spéculatif comme on voit chez les auteurs de système, que pour
tomber dans la tautologie? Sur l'univers des physiciens, on sait beaucoup de choses, et de plus en
plus. Mais vous me direz que ce n'est pas le Tout ... Soit. Mais sur le Tout lui-même, que pouvonsnous savoir, sinon qu'il est, qu'il est infini (quoique cela même, malgré Lucrèce, me paraisse
douteux) et qu'il change? Est-il bien raisonnable d'avoir consacré tant de milliers de livres, depuis
vingt-cinq siècles, à ces quelques lapalissades d'ailleurs incertaines?
La philosophie, comme métaphysique (qui est la partie inamovible de la philosophie), est recherche
de la vérité au sujet du Tout de la réalité. Ces deux notions, «Tout » et «réalité », sont
essentiellement problématiques. Considérons d'abord le mot «Tout », ensuite le mot « réalité ».
Je puis parler de « ce qu'il y a » , ces maisons, ces collines, ces fleurs ... Mais qu'en est-il de « tout
ce qu'il y a » ? Pour mon ami Pierre, qui est chrétien, « tout ce qu'il y a » comprend Dieu et le
monde. Mais Nietzsche dit: «Il n'y a pas de Dieu; il est aussi bien réfuté qu'une chose peut l'être »
(Œuvres philosophiques, t. X, Gallimard, 1982, p. 96). Le Tout comprend-il Dieu et le monde? ou
seulement le monde? ou seulement la Nature? La question est-elle même décidable? Il fut un temps
où l'on « prouvait » l'existence de Dieu : il y avait la « preuve » ontologique, la « preuve »
cosmologique, la « preuve » physico-théologique. Mais pourquoi plusieurs preuves? N'est-ce pas
qu'aucune de ces « preuves » n'était probante? Car une seule vraie preuve eût rendu les autres
inutiles. Vous-même les énumérez dans vos Présentations de la philosophie, pour conclure que ces
«preuves» ne prouvent pas. L'existence de Dieu est-elle pour autant «réfutée» ? Nietzsche le dit, et
c'est aussi ce que j'ai cru. J'ai invoqué le «mal absolu» à l'encontre de la Bonté divine. Mais il est
toujours possible de contourner un argument; les «avocats de Dieu» - le mot est de Leibniz - n'ont
pas manqué de le faire. Après avoir dit que Dieu est «réfuté », Nietzsche ajoute: «Il faut se réfugier
dans l'incompréhensible pour maintenir la thèse de son existence.» Il montre le moyen de se tirer
d'embarras: l'incompréhensible, le suprarationnel, le mystère. De là Pascal: «Athéisme marque de
force d'esprit, mais jusqu'à un certain degré seulement» (fr. 225 Br.) ; « La dernière démarche de la
raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent» (fr. 267 Br.). Ainsi la
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question de savoir ce qu'il en est du Tout est indécidable. Je tiens les dogmes et les promesses de la
religion pour illusoires; mais ce n'est là que ma conviction et, si l'on veut, «ma» vérité. Quant à «la»
Vérité, elle est bien «définitivement hors d'atteinte », car il ne saurait y avoir de réfutation du
monothéisme qui fasse l'accord des esprits. À mes yeux, le Tout de ce qu'il y a est la Nature; mais il
n'y a pas non plus de démonstration du naturalisme qui s'impose à tous les esprits. Il n'y a pas de
preuve irréfragable en métaphysique. Aussi toute métaphysique est-elle particulière: il y a des
métaphysiques. Tel est le pluralisme philosophique, lequel ne serait pas possible sans un
scepticisme de fond, qui n'est lui-même que la reconnaissance par l'homme de l'essentielle
ignorance liée à sa condition. Que de «la » Vérité on ne puisse, selon ma façon de voir, même pas
«s'approcher», ou du moins savoir si l'on s'en approche ou non, vous avez raison de le dire; et aussi
de dire que la philosophie est, de ce fait, vouée à l'échec: eu égard à l'idéal d'un savoir absolu, la
philosophie est vouée à l'échec par sa nature même. Les questions métaphysiques sont indécidables
- telle la question de savoir ce qu'il en est, métaphysiquement, du sens de l'homme. Au mieux,
chacun aura-t-il «sa» vérité.
Si la notion de «Tout » est problématique, la notion de «réalité» ne l'est pas moins. D'abord, faut-il
dire «être» ou «réalité» ? Platon parle de ce qui est όυτως όυ (Phèdre, 249c), «véritablement étant»
; mais Robin traduit «réellement réel». Heidegger renouvelle, dans Sein und Zeit la «question de
l'être ». L'influence de ce livre est perceptible dans l'admirable Philosophie de l'histoire de la
philosophie, que Gueroult a écrit à partir de 1933 (et qui n'a pas été publié de son vivant) ; mais au
mot «être », il préfère le mot «réalité ». Avec raison si «être» a une extension plus restreinte, comme
lorsque Nietzsche écrit qu'«il faut nier l'être» (o. c., p. 166). Il nie 1'« être», il ne nie pas le
«devenir» : l'être et le devenir sont «réels ». S'il n'y avait là que des significations allant de soi, on
pourrait rêver d'une vérité une et la même pour tous. Mais il n'en va pas ainsi. Pour Descartes, le
sens du mot «être» est suffisamment clair. De même pour Canguilhem: «Je ne pose pas la question
de l'être, puisque je suis: je suis, donc il y a de l'être; il n'y a pas de question» (Cahiers de
philosophie,janv. 1967, p. 54). Mais Montaigne se demande si n'être qu'un bref instant dans la durée
infinie, c'est vraiment être. Toutefois, vous-même diriez - je songe à L'Être-temps, p. 10: être, si
brièvement que ce soit, c'est être encore; l'être est «un moment du devenir» (p. 152). De mon côté,
je parle, dans L'Aléatoire, d'une «réification préphilosophique des événements en «êtres» (p. 150) et
d'une réduction philosophique des «êtres» en événements. «Êtres» ou événements ? N'y aurait-il,
entre les philosophes, que des différences de terminologie ? Ne feraient-ils qu'exprimer, par des
mots différents, une même vérité? J'incline plutôt à distinguer, avec Gueroult, ce qu'il nomme le
«réel commun» des «réels» philosophiques, lesquels sont divers: chaque philosophie se fonde sur
une décision touchant ce qui est réel - ce qui mérite d'être dit «réel» - et ce qui ne l'est pas. En vertu
de quoi, Aristote nie la réalité des atomes de Démocrite, Epicure nie presque tout ce qui est réel
pour Aristote, et les idées n'ont pas pour lui la réalité que leur accorde Platon; Descartes ne
reconnaît d'autre réalité dans les corps que celle de l'étendue et du mouvement, etc. Pour certains
philosophes, les idées sont des substances, pour d'autres ce ne sont que des concepts, d'autres les
réduisent à des noms. Pour certains, la réalité - ou du moins la «vraie» réalité - se donne aux sens;
pour d'autres, à l'intelligence; pour d'autres, à une intuition sui generis. Bref, au sujet de la «réalité»
comme du «Tout », la philosophie hésite. Dans les sciences, on parle d'« expérience cruciale»
permettant de trancher entre les hypothèses; il n'y a pas d'expérience cruciale en philosophie.
«Platon n'a jamais pu réfuter Protagoras» , disait Jules Vuillemin. Les philosophies authentiques
sont mutuellement irréfutables. La quête de la Vérité avec un grand V, c'est-à-dire d'une Vérité qui
puisse achever la philosophie, avait peut-être un sens à l'époque des systèmes: aujourd'hui, ce serait
une quête désespérée - mais ce n'est la quête de personne. Il est acquis que la philosophie ne
pourrait qu'échouer nécessairement à vouloir être une science. Est-ce là la fin de la philosophie? Au
contraire: ç'en est le commencement.
D'abord, toute philosophie authentique a un sens de vérité. J'avoue que ce qui m'intéresse n'a jamais
été autre chose que de dire et d'écrire ce qui me semble vrai. Vrai pour moi ? Nullement ; vrai, tout
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court. Mais parce que mon ami Pierre pense que Dieu aussi existe, de sorte que la Nature n'est
qu'une partie de l'Ensemble des choses, j'ajoute, pour faire une place à son discours - le croyant
faux, certes, mais irréfutable -, que ce que je dis est vrai «pour moi». Vous parlez de mon
«scepticisme ». Ici, je puis redire ce que j'ai écrit dans Présence de la Nature: «De ce qui est pour
moi la vérité, je ne puis faire la preuve de manière à convaincre autrui. C'est pourquoi, je me dis
"sceptique", mais c'est un scepticisme à l'intention d'autrui. Il ne signifie pas que j'aie le moindre
doute quant au bien-fondé de ma position métaphysique, mais seulement que, de ce qui est pour
moi la vérité, je renonce à faire la preuve pour les autres, et cela non par incapacité de trouver une
telle preuve, mais parce que, par principe, dans le domaine de la métaphysique - dont l'objet est la
totalité des choses en tant que Totalité -, il ne saurait y avoir de preuves. En d'autres termes, je ne
doute pas en fait: mais j'admets qu'en droit, le doute est permis et le sera toujours» (p. 87). Je
philosophe, comme il convient, sur le fond de mes propres évidences, qui ne sont pas des évidences
naïves, des évidences de début, mais des évidences méritées, des évidences advenues. Et mes
convictions ne sont pas des opinions, variables au gré des événements, des hasards psychologiques
et des influences, mais des Gesinnungen, mot de Hegel, que Éric Weil traduit par «convictions
vécues ». Je ne nie pas que les convictions de mon ami Pierre, homme de foi chrétienne, ne soient
aussi des convictions vécues. La Vérité qui nous mettrait d'accord, ni lui ni moi ne la connaîtrons
jamais: «lapalissade», si vous voulez, mais nullement «incertaine ». Mais ma conviction n'en est pas
moins ce qu'elle est et, avec elle, le sentiment très fort de vivre pour et dans la vérité. Tout cela peut
sembler paradoxal. Mais c'est ainsi que sont les choses aujourd'hui. D'une part, la Vérité qui nous
éclairerait, nous les hommes, de façon définitive sur ce que nous sommes et sur ce que cela signifie
pour nous être au monde, cette Vérité est certes, en principe, hors d'atteinte; mais pratiquement - par
cette pratique qu'est la philosophie -, je l'atteins néanmoins: car, à mes yeux, le naturalisme est le
vrai. Je «l'atteins» : je pense l'atteindre - illusion peut-être! Ce «peut-être» constitue l'élément
tragique de la condition du philosophe. Mais je dois dire qu'il ne pèse guère: il a le poids d'un fétu puisque, je le répète, pour moi, le naturalisme est le vrai. Si je parle de je ne sais quelle « Vérité
hors d'atteinte », ce n'est que par respect pour mon ami Pierre, pour qu'il puisse croire être dans le
vrai une telle croyance correspondant, chez lui, à un besoin et étant nécessaire à son équilibre. Bref,
si je déclare la Vérité «hors d'atteinte», c'est par égard pour mes semblables. Je ne suis pas comme
Nietzsche qui, en voulant substituer l'annonce et le prêche du retour éternel aux prêches d'espérance
- religieux ou non -, entendait séparer les «forts» et les «faibles », ceux-ci ne pouvant supporter de
revivre éternellement et identiquement la même vie, avec les mêmes échecs, les mêmes malheurs.
Si mes semblables prennent pour vérité ce qui n'est qu'illusion, pourquoi pas s'ils trouvent dans leur
foi un soutien de leur tranquillité et de leur bonheur ? Pour moi, je préfère la vérité au bonheur;
pour les autres, je préfère le bonheur à la vérité.
Vous définissez la philosophie, «une pratique théorique qui a le tout pour objet, la raison pour
moyen et la sagesse pour but» (art. «Philosophie» de votre Dictionnaire). J'admets cette définition,
excepté que je remplace le mot «sagesse» par le mot «vérité». Cependant, définir la philosophie,
selon l'étymologie, comme «amour de la sagesse », n'est nullement obsolète. Vous êtes ici en la
compagnie de Nietzsche. Voici ce qu'il écrit en 1864: «La philosophie amour de la sagesse; s'élever
jusqu'à la conception du sage qui, étant l'homme le plus heureux, le plus puissant, justifie tout le
devenir et en veut le retour; non pas l'amour des hommes, ni des dieux, ni de la vérité, mais l'amour
d'un état, d'un sentiment de perfection spirituelle et corporelle à la fois; l'affirmation, l'approbation
qui naît du sentiment débordant de la puissance créatrice. La suprême distinction» (o. c., p. 150;
mais je cite la traduction de G. Bianquis). «Ni de la vérité» : voilà les mots qui me séparent, ici, de
Nietzsche. Il a en vue un certain état de sagesse vécu par l'être humain. Je ne nie pas l'intérêt de cet
état: non pour moi, cependant, car le premier souci du philosophe ne doit pas être lui-même - et ses
«états». Jadis, dans l'Orientation philosophique, j'étais porté à voir, avec Kant, dans la question
«Qu'est-ce que l'homme? », la question ultime de la philosophie. Dès lors, la question «Comment
vivre en sagesse? » me paraissait fondamentale. Comme vous connaissez bien mes écrits, et
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notamment ce livre, Orientation philosophique, que vous avez préfacé, mes réponses d'aujourd'hui de ce mois d'avril 2002 - vous paraissent, n'est-ce pas, quelque peu surprenantes et même
déconcertantes? J'ai évolué, il me semble. Mais quant à cette «évolution », c'est un problème que je
laisse à Pilar Sanchez Orozco, dont c'est le sujet de thèse. Je ne suis pas historien, surtout pas
historien de moi-même. Que voulez-vous, je vis aujourd'hui, non hier. Et je philosophe aujourd'hui.
Or, il se trouve que j'éprouve beaucoup moins que dans ma jeunesse d'intérêt pour l'homme - qui
m'a, au xxe siècle, énormément déçu, et qui me paraît bien peu de chose dans l'immense Nature - et
fort peu d'intérêt pour moi-même (je me croirais ridicule de tenir un journal intime). Vous le savez:
avec Socrate, la philosophie change de cap: elle se détourne des études sur la Nature pour regarder
vers l'homme et les choses humaines - les vertus morales, la politique; l'éthique prend le pas sur la
métaphysique. En remontant aux philosophes d'avant Socrate, j'ai pour ce qui me concerne - remis
au premier plan la préoccupation de la totalité des choses et de la Nature comme totalité.
Je mets au premier plan la vérité, et «le vrai est le Tout», dit Hegel; une philosophie est une «vision
unique et globale du Tout», dit Bergson (Œuvres, P.U.F., p. 657). Mon intérêt de philosophe est
celui-ci: rechercher la vérité; ou, pour m'exprimer plus naïvement: chercher à comprendre. Que le
Tout soit infini, cela vous semble «douteux». Certes, cela est douteux si la notion de «Tout» reste
problématique; mais si le Tout est égalé à la Nature, que son infinité soit encore douteuse, telle est
bien votre pensée, que vous exprimez en prenant vos distances à l'égard soit de Lucrèce, soit de
Pascal et de sa «sphère infinie» (art. «Infini» de votre Dictionnaire). Alors, je cherche à comprendre
et ne comprends pas: comment, si la Nature est le Tout, pourrait-elle être finie puisqu'il n'y aurait
rien pour la limiter? Mais je ne veux pas inverser les rôles et devenir questionneur ... Que la Nature
doive être dite «infinie», comme l'admettent les naturalistes et matérialistes grecs aussi bien que
modernes, cela me semble juste. Qu'en est-il maintenant de cette infinité? La Nature est infinie dès
lors qu'enveloppant tout ce qu'il y a, il n'y a rien de surnaturel pour la limiter. Elle est infinie sous
l'aspect de l'étendue sans limites (je parle de l'étendue naturelle, non de l'espace construit, qui est
infini ou non, selon les géométries), infinie également sous l'aspect du temps sans commencement
ni fin, infinie aussi sous l'aspect du nombre; et puis infinie en diversité, infinie en complexité
(Poincaré parle d'un «écheveau inextricable »), infinie en fécondité. La Nature - j'entends la phusis
grecque - est une force créatrice de formes, qui, après toutes ses créations, est toujours autant
capable de nouvelle créations. Certes, qui dit «infini» dit «incompréhensible», si comprendre, c'est dit Descartes - «embrasser par la pensée» ; mais, ajoute-t-il, nous «entendons» (intelligimus) ce fait
même que nous ne comprenions pas l'infini, de sorte que disant «infini », nous savons ce que nous
voulons dire (cf. Réponses aux premières objections, AT, IX, 89). Comprendre que l'infini est tel
que nous ne pouvons le comprendre, c'est, d'une certaine façon, le comprendre. Bref, disant que la
Nature est infinie, j'ai le sentiment de comprendre (au sens d'« entendre ») ; disant qu'elle est
«finie», je ne l'ai pas.
Je veux expliquer maintenant le passage de la philosophie à la sagesse. La recherche philosophique
m'a conduit à ce qui me semble vrai (je précise «me semble », disais-je, uniquement parce que la
vérité que j'ai atteinte - et qui est bien pour moi «la» vérité - est incapable de réaliser l'accord des
esprits). La Nature est le Tout. L'homme est, comme tous les vivants, voué à une mort «naturelle»
qui est non -vie. N'est-ce pas alors une vision désespérante, accablante, que celle que nous
représente Roger-Pol Droit dans ce passage de son livre 101 Expériences de philosophie
quotidienne: «Considérez que l'humanité est un hasard, un ratage, un accident biologique. Elle s'est
développée sans ordre, sur un caillou perdu, dans un coin infinitésimal. Elle disparaîtra un jour à
jamais, sans que nul en ait mémoire, sans que personne s'en soucie. Au cours des dizaines de
milliers d'années où elle aura survécu, cette curieuse espèce aura interminablement stagné. Puis elle
se sera multipliée inconsidérément en saccageant son lieu de vie. Elle aura aussi accumulé, avant de
disparaître, une quantité de souffrances inimaginables et inutiles, des massacres et des famines, des
servitudes et des oppressions. Observez lucidement cette espèce absurde et violente. Regardez en
face son absence de justification, son existence éphémère et insensée. Exercez-vous à endurer cette
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idée que l'humanité n'a fondamentalement ni raison d'être ni avenir» (pp. 187-188). Je ne
m'exprimerais pas tout à fait comme Roger-Pol - qui, d'ailleurs, reconnaît que, sur un fond de nonsens et d'horreur, se détachent des dons sans pareils; j'aurais quelques réserves au sujet de ce que
certaines de ses formules impliquent. Reste que dans la conception naturaliste, l'homme n'est qu'un
mode passager de la grande Nature, qui une fois aura ouvert cette parenthèse qu'est l'homme, puis
l'aura refermée.
Dans ces conditions, le problème de la sagesse, c'est-à-dire de la meilleure façon de vivre, se pose
tout autrement que pour mon ami Pierre, qui croit, lui, en l'immortalité des âmes. Comment vivre,
sachant que je mourrai et qu'il ne restera aucune trace de moi au bout d'un certain temps? Je puis me
contenter de vivre heureux, prenant plaisir à ce que m'offre la vie: je réduirais la sagesse à n'être que
l'art du bonheur. Que ce soit là un choix possible, voire raisonnable pour certaines natures
d'hommes, j'en conviens. Mais ce n'est pas le mien. Le grand bonheur est toujours extraordinaire et
impréparé; on ne peut ni le choisir ni l'organiser. Quant au petit bonheur courant, je n'y vois
qu'ennui et promesse d'ennui. J'ai choisi ce qui seul s'accordait à ma nature et à l'ardeur que j'ai: ce
que j'appelle une sagesse «tragique» - donner le plus de valeur possible à ce qui va périr. Cette
sagesse est celle, au fond, de tous ceux qui s'appliquent à réaliser quelque chose d'aussi parfait que
possible, quoique sans durée. Je ne la crois pas d'un ordre plus élevé que celle de ma femme qui,
dans sa cuisine, comme une fée, faisait des tartes merveilleuses - dont il allait ne rien rester. J'ai
parlé de deux sagesses: la sagesse «d'avant» (et de « pendant»), qui est une condition de la saine
démarche du philosophe, la sagesse «d'après », médiatisée par la pratique théorique, qui en est le
résultat, sans en avoir été le but. Quelle doit être ma vie, étant donné ce qu'est ma philosophie? Telle
est la question qui se pose au philosophe, qui se pose à moi. La sagesse d'avant est «tragique », car
je veux la vérité, dût-il m'en coûter le bonheur. La sagesse d'après est «tragique », car je choisis le
meilleur et le plus difficile sous l'horizon de la mort. Ce choix est-il une conséquence nécessaire du
naturalisme? Nullement. Le naturalisme ne nécessite rien. La sagesse est libre. Elle implique un
saut hors de la philosophie, qui ne peut être accompli que dans et par la liberté.
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XXIV. Être «vraiment» : être causa sui
Si les valeurs que le chevreuil apporte au monde ne sont "pas moindres que les valeurs que
l'homme y apporte, simplement différentes", comment penser cette singularité humaine qu'est la
morale? Car enfin, si la Nature est le Tout, la morale ne saurait par définition être surnaturelle ...
Et si elle est dans la Nature - et dans une Nature qui n'a pas de morale -, comment échapper au
relativisme? Si "ce qui est limité est, par là-même, relativisé ", comme vous venez de l'écrire, "seul
le tout peut être vraiment absolu". J'en suis d'accord. Mais alors la morale ne peut être que relative,
et son universalité, même à la supposer avérée (et l'on ne peut nier, en tout cas, que la morale soit
universalisable), reste très particulière - puisqu'elle ne vaut que pour et par l'humanité. Bref,
comment articulez-vous votre «mysticisme naturaliste", en métaphysique, avec ce que j'appellerais
volontiers votre" rationalisme universaliste" en philosophie morale (l'idée qu'il existe une morale
fondée en raison, et une seule, qui est la morale des droits et des devoirs universels de l'homme) ?
Dans ma précédente réponse, j'ai dit que je laissais de côté la question de 1'« être» en ce qui
concerne l'homme. Pour répondre complètement à ce que vous me demandez aujourd'hui, il faut que
je vous explique, selon ma façon de voir, ce qu'est l'homme.
« L'être au sens premier, dit Aristote, est le "'ce que c'est" (τό τί εστι), notion qui n'exprime rien
d'autre que l'essence existante (ουσία) » (Métaphysique, Z, l, 1028a 13-15). Cela vaut entièrement
pour les minéraux, les plantes, les animaux ; mais si cela vaut aussi pour l'homme, ce n'est pas dans
le même sens. Car tout homme est cet homme; Socrate est une ousia, mais singulière. Certes, un
chien est aussi Médor, mais le «chien» en lui décide de Médor - alors que ce n'est pas une essence
ou un existential qui décide de ce que je suis en tant que moi-même: c'est, au contraire, cet homme,
c'est moi qui décide de l'homme. C'est pourquoi, il était non pas naturel mais, au contraire,
paradoxal, de vouloir, comme Heidegger et à l'encontre de la méthode cartésienne, aborder la
question de l'être à partir de l'être le plus compliqué : l'homme.
L'être «se dit en plusieurs sens », dit Aristote, et il songe aux acceptions de l'être selon les
catégories. Mais quelle est la signification de l'être, et du fait d'être, pour l'être que je suis? Il est
clair que ce n'est pas dix acceptions que l'on trouvera, mais une infinité, car les manières d'être
homme, depuis les origines, sont innombrables. En droit, le sens de l'être se décide en chacun - en
droit, dis-je, non en fait, étant donné le nombre de vies absentes d'elles-mêmes, cela parce que
l'homme a abandonné à la collectivité, aux autres, la responsabilité de son être. La plupart des
hommes sont des hommes collectifs, que leur éducation a faits. C'est avec un grand étonnement que
je lis, sous la plume de Cavaillès, dans le Jean Cavaillès de Gabrielle Fenières: «Nous sommes en
tout, menés ... » (p. 155.) Certes, voilà un sentiment que je n'ai jamais eu ! Que des influences se
soient exercées sur moi, c'est une chose que j'ai reconnue, mais qu'on ne s'y trompe pas : ces
influences, je les ai choisies - même si j'ai pu faire semblant du contraire.
«Deviens celui que tu es », dit-on; « Sois toi-même », etc. Mais quant à savoir ce que cela signifie,
nul ne le sait pour un autre. À Versailles, où j'ai longtemps vécu, nous recevions, à intervalles
réguliers, la visite d'un clochard. Ma femme lui donnait cinquante francs - qu'il allait boire. Un jour
d'automne, je lui proposai de gagner un peu d'argent en balayant les feuilles tombées. Il me regarda
d'un air outré: «Monsieur ! me dit-il, vous ne pouvez pas me demander cela ! » Sans avoir lu - je le
suppose - La Paresse comme vérité effective de l'homme, de Kazimir Malevitch, il rejetait le travail
comme signe d'esclavage. Il tenait à garder l'estime de soi. Un homme de la «bonne société», qui est
«quelqu'un», dira volontiers du clochard qu'il n'est «rien». Il résoudra ainsi, pour le clochard la
question de l'être. L'homme est-il la «mesure de toutes choses» ? Il l'est en tout cas, de l'être et du
non-être, pour les autres et pour lui même. «Il appartient à la constitution d'être du Dasein, dit
Heidegger, d'avoir en son être un rapport d'être à cet être» (Sein und Zeit, p. 12). Oui, mais cela
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signifie que tout homme vit un drame ontologique. André Malraux écrit ceci : par l'érotisme,
«Lawrence ne veut être ni heureux ni grand; il veut être ». Étrange! Ce qui, pour Lawrence,
signifierait être, pour moi serait non-être, perte, négation de soi. Je lis, dans le très beau livre de
Roland Jaccard et Romain Slocombe, L'Homme élégant (Zulma, 2002) :« L'homme élégant n'aime
pas la même femme deux jours de suite de manière identique.» Il n'en faut pas plus pour me laisser
perplexe ...
Mon être est un être de philosophe et je vis dramatiquement mon éloignement de la vérité. Mon être
est un être inaccompli. Encore y a-t-il, pour moi et pour tout homme, des hauts et des bas. On «est»
plus ou moins. Il m'est arrivé d'être bouleversé lorsque j'ai entendu un ami dire: «Je suis nul », «je
ne suis rien» - cela après un échec. Mais il laissait le jugement d'autrui décider de son être. Il se
voyait, dans le miroir qu'autrui lui tendait, n'être rien. Mais chacun n'a à se mesurer que selon sa
plus intime mesure: «Il n'y a que vous qui sçache si vous estes lache et cruel, ou loyal et devotieux
... » Si l'on veut parler non du Dasein en général, mais de ce Dasein singulier que chacun est seul à
être, on peut dire que l'estime de soi est l'essence de l'homme, entendant par «essence» ce qui décide
de ce que l'on est, de même que l'essence du tilleul décide que ce sera un tilleul, non un frêne. Mais
un tilleul n'est pas plus ou moins tilleul: il n'y a pas de degrés d'être. Mais pour l'homme,
indépendamment du jugement d'autrui et quelle que soit la prégnance de celui-ci, il y a des degrés
d'être, entre n'être rien, si nulle est l'estime que l'on a pour soi-même, et être vraiment. L'estime de
soi donne le ton fondamental de la manière d'exister sa vie, d'où résultent l'humeur et la couleur des
jours.
L'homme a à être - et cela veut dire: à être vraiment. Ce que cela signifie, nul ne peut en décider
pour un autre, pas plus que nul ne peut vivre, ou mourir, pour un autre. La décision étant libre en
son fond, on peut dire que la liberté de l'homme est, par essence, liberté ontologique. Or, être
«vraiment », pour chacun « devenir ce qu'il est », réaliser son essence singulière, cela a-t-il quelque
chose à voir avec cette notion d'être au sens fort ou «absolu» que nous avons trouvée chez Aristote,
où la question τί τό όν signifiait on l'a vu : qu'est-ce qui est l'être ? qu'est-ce qui mérite d'être dit être
? quelle est l' Ousia absolue ? Aristote évoque les réponses des Antésocratiques, puis apporte sa
propre réponse: c'est la Forme (τό τί εστι) qui est l'ουσία (Métaphysique, Z, 17, 1041b 7-9),
autrement dit: qui constitue l' ousia comme être vrai. Or, les Formes, quoique non «séparées », sont
éternelles, et ainsi toutes ces réponses ont en commun de signifier quelque chose d'éternel. D'une
part, donc, les choses sensibles, qui ne durent pas et, bien que semblant être, sont non-êtres relativement à l'être vrai -, et ne sont que des apparences. D'autre part, ce qui est vraiment et qui est
éternel: les Formes, séparées pour Platon, non séparées pour Aristote; pour les Antésocratiques et
aussi selon ma façon de voir, la phusis.
Entre ces êtres qui viennent à être, cessent d'être et sont bientôt comme s'ils n'avaient jamais été, et,
d'autre part, ce qui est éternel et qui mérite d'être dit «être» au sens fort, qu'en est-il de l'être
composé de l'homme? Des quatre niveaux en lesquels nous l'avons analysé, les trois premiers - qui
le font étant, vivant, sentant - ne le distinguent pas, et il n'y a pas de difficulté à admettre qu'il est, à
cet égard, périssable, qu'il est - créature éphémère - le «rêve d'une ombre», comme dit Pindare. Mais
au niveau de la quatrième «marche», où intervient le pouvoir de décision de l'homme quant à la
signification de l'être, plus rien ne va de soi, ni que l'homme en son être propre, qu'il est seul à être,
soit périssable, ni qu'il soit impérissable. L'homme, eu égard au non-être ressent deux angoisses
essentiellement différentes. D'une part, cet être qui enveloppe l'assurance de durer, me manque, et
une angoisse m'étreint relativement à ma privation d'être, et aussi à cette fragilité que je me sens,
étant lié à un corps. Et, d'autre part, je m'angoisse d'être inégal à moi-même, à mon être vrai, ayant
toujours à être vraiment, car, quelle que soit mon estime de moi-même et le contentement que je
puis avoir, aucun repos ne m'est accordé: à peine, en effet, me suis-je donné un satisfecit que je dois
le mériter à nouveau. Un tel «être vrai» est tout autre que l'être de tout repos de ce qui simplement
«est». Le rapport de chacun à son être vrai est vécu, disais-je, dramatiquement. Le mot drama
signifie «action». Mais je préfère parler d'« activité ». Je suis en ayant à être vraiment, et cela ne se
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peut que par une activité et, disons, une sorte de vie - mais tout autre que la vie biologique.
Entre la vie biologique de l'animal et la vie pensante de l'être humain, il y a un abîme. Le mot «vie
» n'a pas la même signification dans les deux cas. Il y a équivocité, ce qu'Aristote nomme
«homonymie ». Toutefois, les différents sens de l'être se réfèrent, selon Aristote, à un même terme,
l'ουσία : l'être est un πρός έν λεγόμενον (« qui se dit relativement à un terme unique »). Et certes,
cela est valable si l'on songe aux ousiai, qui ont quantité, qualité, etc. - toutes acceptions qui
s'entendent relativement à un terme unique, 1'« essence existante ", l' ousia. Mais, qu'en est-il dans
le cas des humains? Qu'il y ait autant de significations de l'être qu'il y a d'individualités
irréductibles, de sorte que le nombre de ces significations est infini, cela doit-il empêcher que toutes
se rapportent πρός έν, à un terme unique? Pierre Aubenque soutient qu'il est essentiel à la liste des
catégories d'Aristote d'être «toujours inachevée ». Le rapport πρός έν ne paraît donc pas
contradictoire avec l'infinité. Il y a, pour l'homme, un nombre infini de possibilités d'être
«vraiment». Dans le cas d'un être dont l'être se fonde dans la liberté, le nombre des acceptions de
l'être est bien infini. Toutefois, ces significations multiples sont relatives à un terme unique, comme
je vais le montrer.
J'entends par «homme philosophe », celui qui mesure qu'il n'appartient qu'à lui-même de décider de
ce que signifie «être» et de la façon, pour lui, d'être «vraiment». Philosophe, tout homme l'est
virtuellement. Mais la plupart des humains sont des «hommes collectifs », qui abdiquent en autrui la
responsabilité de leur être. «Ils ne se connaissent pas eux-mêmes et ils répètent ce que disent les
autres », écrit Karl Jaspers (lettre à Hannah Arendt, 16 mai 1947). L'homme philosophe est l'homme
créatif, qui existe à partir de lui- même. Tu as choisi toi-même, dit le chœur à Antigone, tu es
αύτόνομος : tu es toi, de toi-même; ton être est de toi. L'homme philosophe a une sorte de sentiment
infaillible de ce à quoi il est appelé. Veut-on des exemples? Je dirai Thémistocle, Socrate, Diogène,
Épictète, Bruno, mais aussi Van Gogh ou Rimbaud. Autant de figures. Autant de singularités et
d'extrêmes différences. Thémistocle est celui qui a été capable de l'initiative d'où est venu le salut;
Socrate est le sage de légende, si réel pourtant; Diogène est celui qui .A. enseigne l'indépendance qui n'est pas l'indifférence -, et ainsi de suite. L'homme philosophe est celui qui ne place sa
confiance en nul autre que lui-même, pour gagner en hauteur selon l'idéal qu'il porte en lui.
Mais dira-t-on, le philosophe, c'est Platon, ce n'est pas Thémistocle. Cependant, que faut-il entendre
par «philosophe» ? Le philosophe «interprète» le réel ou l'étant, dit Heidegger (Questions I, p. 24).
Or, interpréter n'est pas le propre du philosophe au sens strict. Tout homme interprète sa vie à la
lumière de sa mort. Et tout homme créatif s'interprète d'abord lui-même. «Je me suis reconnu
poète», dit Rimbaud. À un certain moment de son adolescence, Platon s'est reconnu philosophe; au
temps de l'invasion perse, Thémistocle s'est reconnu comme l'homme du moment, du kairos - et de
Gaulle aussi, en juin 1940. Devenir philosophe - au sens strict - plutôt que poète, peintre ou homme
d'Etat, est l'une des possibilités qui s'offrent à l'homme philosophe - l'homme créatif.
Le problème de l'être vrai de l'homme est maintenant celui-ci: qu'en est-il de l'être de l'homme
créatif? Ou: qu'est-ce que cela veut dire, être Thémistocle, ou Socrate, ou Diogène, etc., et ces
diverses significations de l'être renvoient-elles à un terme unique? Ce qui, ici, peut nous égarer, est
la pensée des œuvres. «L'homme est ce qu'il se fait », dit Sartre - formule qu'il ne faut pas changer
en celle-ci: «L'homme est ce qu'il fait.» Car les œuvres ne sont pas l'essentiel. Elles signifient
seulement que l'homme a eu à devenir ce qu'il fut - ou qu'il est -, ce qui le met d'un ton au dessous
de l'être à qui il suffit d'exister pour rayonner, sans qu'il ait besoin de «faire ses preuves» par des
œuvres. Au dessus de celui qui écrit des livres est celui qui n'a nul besoin d'en écrire pour être au
sommet de la présence humaine. Ce n'est plus l'homme qu'il faut connaître par ses œuvres. C'est
l'homme qu'il faut rencontrer. J'ai cité Socrate. Son œuvre, c'est d'abord lui-même, et l'évidence de
sa présence, de son énigmatique attrait. L'homme créatif qui s'exprime par des œuvres, s'éprouve
comme à distance de lui-même, comme ayant à «se réaliser », à être. Mais l'homme à son sommet,
qui n'a rien à faire mais seulement à être et à rayonner pour les autres, c'est à son sujet d'abord qu'il
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faut demander ce que signifie «être» selon la vérité de son être et comment penser la signification
de l'être. Mais cela a-t-il un sens, de poser la question d'une manière générale? Y a-t-il quelque
chose de commun entre être comme Socrate, et être comme telle personne anonyme, disons MarieThérèse, que je perçois comme étant, elle aussi, à son sommet, c'est-à-dire comme ne pouvant pas
être plus parfaitement elle-même qu'elle n'est (qu'elle ne fut) ? La réponse ne fait pas de doute: je
discerne chez Socrate et chez Marie-Thérèse, mais aussi, dans la forme de l'effort, chez les auteurs
d'œuvres dont j'ai parlé, cet esprit de créativité qui, chez l'homme collectif, brille par son absence,
cet esprit d'innovation qui peut surprendre, déconcerter et que, dans Le Destin de solitude, j'ai
appelé l'élément «démonique». Devant l'être que l'on voit, dans la spontanéité, être le générateur de
soi-même, on s'étonne, on admire, on attend. Etre vraiment, pour un être humain, est-ce être causa
sui? Il le semble, et je m'arrête à cette idée. Certes, une telle signification ne saurait valoir pour les
pierres, les plantes ou les animaux. Elle est bien, parmi tous les étants, particulière aux humains. Tel
est donc le terme unique auquel se réfèrent les significations multiples de l'être de l'homme. Ce n'est
pas une signification purement abstraite puisqu'elle permet, de fait, de saisir une parenté entre des
humains créatifs très différents.
Être soi, être «cause de soi», créateur de soi-même, voilà qui ne va pas sans obstacle. Cet obstacle:
la morale. Car la morale signifie une borne pour la créativité. «L'homme choisit sa morale », dit
Sartre. C'est là confondre morale et éthique. La morale ne se choisit pas, ne s'invente pas. Il est
d'autres obstacles à la créativité que la morale: par exemple, une cause noble que l'on se sent tenu de
servir - bien que la morale n'en fasse pas une obligation. Cavaillès s'est choisi philosophe des
mathématiques. Là est, pour lui, le domaine de la créativité. Mais surviennent la guerre, la défaite,
l'occupation. Cavaillès s'engage dans la Résistance et, «par choix totalement libre, se fait chef de
réseau, d'abord et toujours payant de sa personne, chef d'agents de renseignements, de plastiqueurs,
de saboteurs» (Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, p. 37). La morale n'en demandait pas
tant, n'en demande pas tant; mais ce qu'elle demande, c'est sans nous laisser le choix. Je ne suis pas,
au sens rigoureux du terme, moralement tenu d'entrer dans la Résistance: l'impératif «tu dois» n'est
pas ici universalisable. Mais supposons qu'un résistant, que l'ennemi recherche, me demande asile.
Je dois l'accueillir, lui assurer toute la protection que je peux. L'impératif « tu dois être secourable à
autrui », est ici universalisable: tout homme, dans la situation où je me trouve, devrait venir en aide
à l'homme menacé. Surviennent les agents de l'ennemi. Ils me demandent si l'homme recherché est
chez moi. Ils me somment de répondre par oui ou par non, précisant qu'une non-réponse équivaudra
à un oui. Ai-je le droit de mentir, en disant non? Selon Kant, «la véracité dans les déclarations que
l'on ne peut éviter est le devoir formel de l'homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu'il
puisse en résulter pour lui ou pour un autre». «Devoir formel» ? Soit ! mais il y a quelque chose de
plus haut que la «forme» , la réalité humaine concrète et la vertu d'humanité. Il y a bien un «droit
de mentir », lorsque la forme doit céder le pas à une valeur plus haute. Je m'efforcerai donc de
sauver le résistant de la prison et de la mort, fût-ce au prix d'un mensonge.
Un enfant sur la plage risque de se noyer. Je ne sais pas nager, mais j'ai un téléphone portable qui
me permet d'alerter les secours. Qui niera que je doive le faire? Qu'il s'agit là d'un devoir non pas
conditionnel, mais bien inconditionnel? Qui dit «inconditionnel» dit «absolu», entendant par là selon la définition que j'ai admise lorsque j'ai parlé de «mal absolu» (Orientation philosophique,
P.U.F., p.45, n. 3) : « qui reste tel à quelque point de vue que l'on se place». Il n'y a rien qui puisse
nous justifier, si nous pouvons «faire quelque chose», d'abandonner l'enfant à son sort.
J'ai souvent dit que la morale n'est pas affaire d'opinion, qu'il y a une «absoluité» de la morale - la
relativité étant laissée à l'éthique. Or, «seul le Tout peut être vraiment absolu », ai-je écrit. Vous vous
êtes demandé et me demandez si, disant cela, je ne mettais pas en question mon propos constant sur
l'absoluité de la morale. Nullement! Car autre est l'absoluité morale («axiologique», si je voulais
être pédant), autre l'absoluité ontologique. Or, l'ontologie ne décide en aucune façon des valeurs.
Mais alors, la morale est-elle au moins relative du poinl de vue ontologique? Oui, certes, puisque,
de ce point de vue, «seul le Tout est absolu». Mais cela, je rai reconnu, très clairement, je crois.
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Voici, en effet, ce que récrivais dans Le Fondement de la morale à propos des vérités que je crois
avoir dégagées dans ce livre: «Nous ne donnons pas ces vérités, si nécessaires et si universelles
qu'elles nous paraissent et doivent nous paraître, comme des vérités de toujurs, des vérités
éternelles. Non que, humainement, nous en doutions, et que nous craignions un démenti, mais que
savons-nous du «toujours» ? que savons-nous de l'«éternel» ? Elles n'expriment que la vérité de
l'homme, et non pas la vérité de l'homme pour un être autre que l'homme mais la vérité de l'homme
pour l'homme lui-même, et non pas pour l'homme en général mais pour l'homme vivant, l'homme
d'aujourd'hui, pour l'homme de la civilisation d'aujourd'hui, héritière d'un événement universel - la
Révolution française -, inconcevable sans lui. Bref, il s'agit ici du langage susceptible d'être parlé
par les hommes d'une certaine civilisation, et donc, en vérité, de la définition d'une civilisation,
c'est-à-dire d'un ensemble de traits qui expriment tous une même figure de l'homme» (p. 133). Les
civilisations sont mortelles. La nôtre est une entre beaucoup d'autres. Chaque civilisation a ses
absolus. Les nôtres sont définis et fixés par la morale des droits (et des devoirs) universels de
l'homme.
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