1-LivreDSn°12-bat_HD-1-29:Mise en page 1 10/09/10 10:38 Page2 DOSSIER Les fossiles et l’évolution 1 Les fossiles et Pascal Tassy Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, département d’Histoire de la Terre, spécialiste de paléomammalogie et de phylogénétique Les fossiles font partie des illustrations les plus spectaculaires de l’évolution biologique. Qu’il s’agisse de l’origine des tétrapodes, de celle des cétacés, ou des premiers pas de l’évolution des éléphants, les fossiles nous racontent une histoire étonnante. Les cétacés-à-pattes : squelette de Pakicetus attocki (© B. Faye/MNHN) D C Professeur LES FOSSILES ET L’ÉVOLUTION Ce squelette de Pakicetus attocki, cétacé terrestre de l’Eocène du Pakistan (environ 50 millions d’années ou 50 Ma), a été montré lors de l’exposition « Incroyables cétacés » au Muséum national d’Histoire naturelle en 2008-2009. De la taille d’un loup, cet animal a d’abord été identifié, au début des années 1980, à partir d’un fragment de crâne et de quelques dents. C’est seulement en 2001 que son squelette a été décrit. La région auditive indique que Pakicetus était un cétacé, tandis que son squelette postcrânien est celui d’un artiodactyle (regroupant bovins, ovins, antilopes, chameaux, cochons, girafes, hippopotames). On appelle alors l’ensemble des artiodactyles et cétacés les 1-LivreDSn°12-bat_HD-1-29:Mise en page 1 10/09/10 10:38 Page3 3 et l’évolution D C Élève cétartiodactyles. Pakicetus avait un cou allongé, une colonne vertébrale rigide dans la région lombaire, des membres locomoteurs fins et allongés : c’était un animal coureur et digitigrade (pendant la course, seuls ses doigts touchaient le sol). Comme les artiodactyles, Pakicetus possédait une cheville particulière. L’astragale (l’os qui s’articule avec le tibia et la deuxième rangée du tarse) était « à double poulie », ce qui améliorait les per formances de l’articulation lors de la course. Avant d’être nageurs, les cétacés étaient coureurs n Les cétacés que nous connaissons (dauphin, baleine, cachalot, etc.) sont des animaux terrestres (précisément, des artiodactyles, comme les bœufs, les moutons, les cochons, les girafes) qui ee se sont peu à peu adaptés à la vie aquatique n 1-LivreDSn°12-bat_HD-1-29:Mise en page 1 10/09/10 10:38 Page4 DOSSIER Les fossiles et l’évolution 1 A ujourd’hui, les preuves paléontologiques de l’évolution figurent parmi les plus spectaculaires. Les fossiles – les restes d’organismes anciens conservés dans les sédiments – sont devenus pour le grand public l’image même de la réalité de l’évolution. Le paradoxe historique est qu’ils n’ont pas toujours été interprétés dans une perspective évolutionniste. La première étape pour installer la science des fossiles dans les sciences de l’évolution est de concevoir la notion d’espèce éteinte et son corollaire, l’extinction. C’est définitivement fait en 1778 lorsque Buffon admet que de grosses molaires découvertes en 1739 en Amérique du Nord, au bord de la rivière Ohio, appartiennent bien à une « espèce perdue » (autrement dit, éteinte). La deuxième étape consiste à archiver, illustrer, expliquer l’histoire des faunes et des flores. C’est l’affaire du XIXe siècle avec notamment les travaux de l’anatomiste Georges Cuvier. Allant plus loin que ses prédécesseurs en matière d’anatomie compa rée appliquée aux fossiles, Cuvier décrit un nombre impressionnant d’espèces éteintes. Cependant, pour que le fossile devienne véritablement acteur de l’évolution, il convient de s’abstraire, à l’instar de Lamarck, du dogme de l’immutabilité des espèces. La troisième et dernière étape est donc l’organisation des descriptions d’organismes selon des schémas de filiation, appelés d’abord arbres généalogiques (selon une analogie que l’on comprend aisément) puis arbres phylogénétiques (étymologiquement : genèse des groupes), où les espèces actuelles figurent en compagnie d’espèces éteintes. Le saut est franchi avec Charles Darwin et son Origine des espèces. Les premiers schémas évolutionnistes intégrant la paléontologie remontent à 1866 avec les travaux du paléontologue darwinien Albert Gaudry sur les mammifères fossiles. La paléontologie entre dans la modernité de façon irréversible. L’ENTRELACS DU PASSÉ ET DU PRÉSENT : BALEINES ET ÉLÉPHANTS Les études paléontologiques, sur quelque groupe que ce soit, sont toutes en ellesmêmes des preuves de l’évolution. Les trois milliards d’années (et plus) d’histoire de la vie sur Terre sont jalonnées de fossiles de toutes sortes, même si, par définition, les archives sont fort lacunaires. La difficulté du problème des hiatus, pour autant, ne doit pas être surestimée. L’exposition « Incroyables cétacés », organisée en 2008-2009 par le Muséum national d’Histoire naturelle, a fait découvrir au grand public le squelette des cétacés du temps où ces animaux étaient encore de vrais tétrapodes* au sens fonctionnel du terme, c’est-à-dire des animaux munis de membres antérieurs et postérieurs faits pour marcher sur la terre ferme. La découverte en 1994, au Pakistan, dans des terrains de 47-48 Ma, d’Ambulocetus, un cétacé amphibie muni de deux paires de membres adaptés à la vie terrestre, a concrétisé ce que les paléontologues recherchaient : un « cétacé-à-pattes ». Ambulocetus pagayait dans l’eau avec ses membres de tétrapode et, à terre, se déplaçait un peu comme uneotarie. Aujourd’hui, rien ou presque n’est obscur dans la différenciation des cétacés, avec notamment la description du squelette de Pakicetus (voir p. 3) et d’Ichthyolestes (50 Ma), cétacés dont le mode de vie s’apparentait à celui du cerf d’eau asiatique actuel (Hydropotes), petit animal coureursauteur qui aime se réfugier dans l’eau. Ces deux genres ont un squelette extrêmement proche de celui des artiodactyles (dans la nature actuelle, les cerfs, girafes, antilopes, sangliers, etc.). En particulier, la morphologie de l’astragale (l’os de la cheville qui s’articule avec le tibia et avec la deuxième rangée des os du tarse) est en « double poulie », disposition exclusivement connue chez les artiodactyles. La conclusion est claire : les cétacés actuels, aussi divergents que soient la baleine bleue et le cachalot, sont des artiodactyles adaptés à la vie aquatique. De la sorte, le grand groupe comprenant ces animaux est nommé : cétartiodactyles. 1-LivreDSn°12-bat_HD-1-29:Mise en page 1 10/09/10 10:38 Page5 5 Le plus ancien crâne connu de proboscidien, celui de Phosphatherium escuilliei (© J. Tassy) Cette reconstitution de la tête osseuse de Phosphatherium escuilliei, proboscidien de l’Eocène du Maroc (environ 55 Ma), a été réalisée pour l’exposition « Dans l’ombre des dinosaures » au Muséum national d’Histoire naturelle en 2010. Le crâne tient dans la main : même les éléphants ont commencé petit. Plusieurs caractères diffèrent du crâne de l’éléphant : on citera les molaires à couronne basse, munies de deux crêtes transversales qui n’ont rien à voir avec celles des éléphants. En revanche, l’orbite, qui s’ouvre dans le maxillaire et non dans l’os jugal, est déjà éléphantine. Grâce à la paléontologie, on connaît de nombreuses espèces éteintes entre 50 et 10 Ma, qui illustrent la mise en place des différents caractères anatomiques reliant Phosphatherium aux éléphants qui vivent aujourd’hui en Afrique et en Asie. Reconstitution réalisée par Dominique Visset, sous la direction d’Emmanuel Gheerbrant et Pascal Tassy n D C Professeur D C Élève Ce proboscidien a vécu il y a 55 Ma. Son crâne est bien différent de celui des éléphants d’Asie et d’Afrique. L’observation de ce crâne reconstitué permet de mieux comprendre l’évolution de l’anatomie des proboscidiens, jusqu’aux éléphants actuels n 1-LivreDSn°12-bat_HD-1-29:Mise en page 1 10/09/10 10:38 Page6 DOSSIER Les fossiles et l’évolution 1 On suivra le même type de raisonnement pour un autre groupe de mammifères, celui des proboscidiens (littéralement, les « porteurs de trompe »). Dans la nature actuelle, l’éléphant d’Afrique et l’éléphant d’Asie, deux éléphantidés, sont les seuls représentants du groupe des proboscidiens. Le groupe frère* (c’est-à-dire un groupe de mammifères actuels proche parent des éléphants) est celui des siréniens (mammifères aquatiques : lamantins et dugongs). Les archives paléontologiques jettent une lumière nouvelle sur la différenciation des proboscidiens aux alentours de 60 Ma. Les seules espèces actuelles de proboscidiens et de siréniens sont tellement divergentes qu’elles ne nous permettent que difficilement d’imaginer les étapes de transformations évolutives qui ont caractérisé les deux groupes. Les événements évolutifs qui ont marqué l’émergence des proboscidiens il y a 60 Ma sont notamment illustrés par deux genres récemment découverts au Maroc, Phosphatherium (voir p. 5) et Eritherium. Si ce dernier n’est connu que par un fragment de crâne, le premier est représenté par de nombreux fossiles, crânes, mandibules et dents. Hormis une phalange, on ne sait malheureusement rien de son sque lette postcrânien. Mais l’anatomie crâniomandibulaire de Phosphatherium est déjà zoom significative. Le crâne tient dans la main et la taille n’est pas la seule différence par rapport à un crâne d’éléphant. Au premier coup d’œil, un crâne d’éléphant se distingue, par ses proportions, de celui de n’importe quel autre mammifère : c’est un crâne haut et court. L’énorme fosse nasale reculée au-dessus des orbites témoigne de la présence d’une trompe même si cette dernière ne laisse aucune trace fossile directe. Les prémaxillaires, dans lesquels sont insérées les défenses, sont vastes et allongés. Enfin, la base du crâne est très redressée, projetant par contrecoup les orbites en avant. Il n’y a rien de tout cela chez Phosphatherium. Le crâne est bas et allongé (rappelant les proportions du crâne des siréniens). Les fosses nasales sont antérieures : le premier « porteur de trompe » n’avait pas de trompe. Le paradoxe n’en est pas un. Dans l’histoire du groupe, ce caractère est apparu plus tard, à l’Oligocène (période entre 34 et 25 Ma). En fait, les proportions de ce crâne sont celles du crâne de la plupart des mammifères qui vivaient au Tertiaire ancien. Tout au plus pourrait-on remarquer des arcades zygomatiques puissantes et écartées, une mandibule massive. Ces caractères, peu évidents pour le profane, font pourtant de Phosphatherium un proboscidien. Ne citons qu’un caractère : les orbites s’ouvrent dans l’os maxillaire, comme chez les éléphants et à l’inverse des mammifères en général où elles s’ouvrent dans l’os jugal. Grâce aux fossiles, depuis le petit Phosphatherium est ainsi connu le tempo de la mise en place des différentes transformations morphologiques qui, par héritage lors des différenciations SUR Les oiseaux et les dinosaures à plumes L a conception dinosaurienne des oiseaux est bien connue, avec la mise au jour d’oiseaux très primitifs au Jurassique supérieur et de dinosaures non volants apparentés, les « raptors », appelés droméosaures et troodontidés. Les sceptiques faisaient valoir l’argument selon lequel ces espèces n’étaient pas synchrones, les premiers oiseaux connus datant du Jurassique supérieur (comme Archaeopteryx) et les « raptors » ne remontant pas au-delà du Crétacé inférieur. Cependant un petit dinosaure à plumes, datant du Jurassique supérieur et plus ancien qu’Archaeopteryx, a été décrit à l’automne 2009 : il s’agit du troodontidé Anchiornis huxleyi. C’est une découverte magnifique qui élimine l’argument chronologique et conforte l’idée que les oiseaux font bien partie du groupe des dinosaures n 1-LivreDSn°12-bat_HD-1-29:Mise en page 1 10/09/10 10:38 Page7 7 taxinomiques*, s’accumulent pour aboutir à la forme actuelle du crâne des éléphants. PREMIERS TÉTRAPODES Remontons le temps pour aboutir au Paléozoïque, il y a plus de 360 Ma, afin d’aborder la question de l’origine même des vertébrés tétrapodes. Dans la nature actuelle, les proches parents aquatiques des tétrapodes sont les dipneustes (littéralement : « double respiration », respiration branchiale et pulmonaire) : trois espèces subsistent en Australie, en Afrique et en Amérique du Sud. Les actinistiens, représentés dans la nature actuelle par le cœlacanthe (une espèce découverte en 1938, vivant au large des Comores), forment le groupe proche parent de l’ensemble formé par les dipneustes et les tétrapodes. Au Paléozoïque, non seulement les dipneustes et les actinistiens étaient nettement plus abondants, mais, surtout, il existait une multitude de formes aquatiques éteintes encore plus proches des tétrapodes, souvent appelées ostéolépiformes*. Ces formes aquatiques permettent aujourd’hui de comprendre comment se sont transformés les organes liés à la vie en milieu aérien. Les genres Ichthyostega et Acanthostega du Dévonien supérieur du Groenland sont des icônes représentatives des premiers tétrapodes encore pourvus d’une nageoire caudale. Le modèle aquatique du proche parent desdits tétrapodes a longtemps été fourni par le seul Eusthenopteron, ostéolépiforme répandu en Amérique du Nord et en Europe, dont on connaît de nombreux fossiles particulièrement bien conservés (notamment dans le gisement de Miguasha, au Québec), avec des nageoires construites comme des pattes (sans les doigts, bien sûr). Depuis une vingtaine d’années, la paléobiodiversité de ces formes a été considérablement enrichie avec le tétrapode de Russie Tulerpeton, mis au jour dans les années 1980, avec le genre aquatique de Lituanie Panderichthys, dans les années 1990, et, en 2006, avec les genres aquatiques Titktaalik du Canada (île d’Ellesmere) – un magnifique squelette – et Gogonasus d’Australie. Enfin, les douze pistes de tétrapodes découvertes en Pologne en janvier 2010, inscrites dans la boue d’un lagon marin très peu profond, déposée il y a 397 Ma, et les fentes de dessiccation et traces de gouttes de pluie présentes dans ce sédiment, sont fort riches d’enseignements paléoécologiques. Il est vraisemblable que les premiers tétrapodes vivaient dans un environnement marin-côtier, peut-être lagunaire, dans la zone d’estran. N’imaginons donc pas les premiers tétrapodes comme de fiers coursiers. Sur le plan chronologique, ces pistes vieillissent de six à dix millions d’années l’âge présumé des premiers tétrapodes. Comme de telles pistes, un peu plus récentes, existent en Australie, les premiers tétrapodes montrent une distribution pangéenne, cosmopolite. On voit, force est de constater, une nouvelle fois, que de nombreux fossiles restent à découvrir pour mieux illustrer encore ce que l’on appelle, depuis longtemps, la sortie des eaux n Q LEXIQUE Différenciation taxinomique Multiplication des taxons (espèces et groupes d’espèces) par le biais de spéciations, d’apparitions de nouvelles espèces au cours de l’évolution. Groupe frère Se dit d’un groupe d’êtres vivants qui partage avec un autre groupe un ancêtre commun exclusif. Exemple : les proboscidiens (éléphants) sont le groupe frère des siréniens (lamantins et dugongs). Ostéolépiformes Vertébrés éteints, munis de deux membres pairs en forme de nageoire dont l’organisation interne est dichotomique (se divise en deux) et qui s’articulent aux ceintures par l’intermédiaire d’un seul os (humérus à l’avant et fémur à l’arrière). Tétrapodes Vertébrés munis de deux membres pairs pourvus de doigts composés de métapodes (les métacarpiens et métatarsiens : les os allongés auxquels s’articulent les phalanges) et de phalanges. N en savoir PLUS Les fossiles et l’évolution LIVRES • Duranthon F., Histoires de mammifères, Bréal, 2005. • Steyer S., La Terre avant les dinosaures, Belin-Pour la Science, 2009. • Tassy P., Le Paléontologue et l’Évolution, Le Pommier, 2000. SITE INTERNET • Paléobiodiversité et paléoenvironnements www.mnhn.fr/paleo/