sans rien connaître de qui les envoie ni de leur destinataire, se balader autour de Beaubourg,
dans Londres et décrire ce que l’on y voit ici et maintenant, décrire les bureaux imaginés des
grands de ce monde, comme sur ce qui se donne à voir sur son propre bureau, non pas
seulement dans une approche romantique de ce que peut évoquer la belle table sur laquelle le
poète créé mais tout le détail de ce qu’il a sous les yeux lorsqu’il créé, y compris cette
« gomme blanchâtre sur laquelle est écrit en noir STAEDTLER MARS PLASTIC »
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passée
par là-même sans aucun mérite qui puisse lui incomber à une étrange postérité. Décrire,
jusque dans ce qui peut paraître trivial à force de banalité, comme dans ce chapitre qui semble
friser l’obsessionnel : « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai
ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze »
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. Il n’y a pas de sens, ou
plutôt Perec part dans tous les sens, et l’on ne s’y retrouve plus dans cet inventaire du
quotidien trop singulier, où s’enchevêtrent des détails sans importance. Ses descriptions ne
mènent nulle part, elles laissent dériver le lecteur d’une banalité à l’autre. Perec fait des listes
de détails sans vue d’ensemble, sans direction. Il écrit sans aucune autre fin que de porter
l’ordinaire de nos vies à l’existence.
Dans cette multitude de détails infra-perçus qui font notre quotidien, se dessine notre
présence, notre manière d’être là. Parler de présence c’est s’intéresser au simple fait d’être, en
dehors de toute intentionnalité, finalement tout ce qui peut nous échapper dans le fait d’être, et
qui fait que nous sommes autre chose qu’un sujet rationnel, qu’un acteur du jeu social qui
n’agit qu’en réponse aux enjeux de sens non plus des situations mais des interactions qu’il
traverse. L’homme rêvasse, se prend à regarder de plus près sa « gomme blanchâtre sur
laquelle est écrit en noir STAEDTLER MARS PLASTIC » sans raison, et en y regardant de
plus près, il prend de la distance, il suspend le cours des choses et leurs enjeux de sens, pour
être simplement là.
Cet essentiel que nous cherchons dans les presque riens de nos existences se prêtait
difficilement à une somme conséquente, tel que l’on pourrait être en droit de l’attendre de la
publication d’actes, interrogeant les différentes traditions intellectuelles, croisant une
multitude de regards pour mieux cerner les enjeux d’une telle pensée et faire le tour de la
question. Comment faire le tour du presque rien ? Nous avons joué le jeu du presque rien
jusque dans l’écriture de ces actes qui n’en sont pas vraiment, tout au plus une rencontre de
quelques regards (anthropologique, théologique, philosophique, psychologique et médical)
autour de notre perception du détail pour voir en quoi il s’inscrit, en toute discrétion, au cœur
de notre rapport au monde et aux autres.
Dans cette optique, nous ne pouvions faire l’économie dans un premier chapitre d’une
lecture d’Albert Piette, qui a inspiré cette journée, et de sa notion de « mode mineur de la
réalité ». En s’attachant à construire une ethnographie minutieuse des modes de présence de
l’homme, Albert Piette situe leur spécificité dans une approche minimale du monde. Ainsi,
l’homme ne serait jamais pleinement absorbé dans les enjeux de sens des situations qu’il
traverse. Le détail préserve alors l’homme de tout effet saturant du sens pour l’introduire dans
une présence minimale au monde. Dans un deuxième chapitre « action et présence ou la
reposité comme mode de vie ensemble », Albert Piette revient sur ces restes de la présence.
Ces détails nous montrent que l’homme n’est jamais pleinement là, entièrement à la situation,
totalement identifié à la trame de ce qui se déroule. L’homme est toujours un peu là et en
même temps un peu ailleurs. Notre humanité se donne dans ces petits restes de la présence,
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Georges PEREC, L’infra-ordinaire, op.cit., p.107-108.
4
Georges PEREC, L’infra-ordinaire, op.cit., p.97-106.