Extrait du livre PDF

publicité
La cosmologie des Ioniens
Collection Culture et Cosmologie
dirigée par Pierre Erny
Toute culture contient, d'une manière ou d'une autre, une vision du
monde. L'homme a besoin de pouvoir se représenter d'où l'univers vient,
où il va et comment il fonctionne, car cela conditionne dans une large
mesure l'image qu'il se fait de lui-même et de son destin. La présente
collection a pour but de rassembler des études sur la manière dont les
différentes civilisations ont véhiculé dans le passé ou véhiculent dans le
présent de telles" cosmovisions", où interfèrent inévitablement mythe,
science et idéologie dans des proportions propres à chacune.
Déjà parus
Dominique ZAHAN, Le feu en Afrique
Pierre ERNY (ed), Des astres et des hommes
Joseph ROUZEL, Ethnologie du feu. Guérisons populaires
et
mythol 0gieschrétienne
Robert TRIOMPHE, Sur la terre comme au ciel, Images antiques et
modernes, profanes et sacrées, de la Communion Cosmique
Georges OULÉGOH KÉYÉW A, Vie, énergie spirituelle et moralité en
pays Kabiyè (Togo)
Jacquy CHEMOUNI, Psychanalyse et anthropologie: Lévi-Strauss et
Freud
Pierre ERNY, Clés pour une anthropologie ouverte
Castor KESNER, Ethique vaudou, herméneutique de la maîtrise
Pierre ERNY, Cultures et habitats
Michel FROMAGET, Dix essais sur la conception anthropologique
« corps, âme, esprit».
Pierre ERNY, Contes, mythes, mystères.
Pierre ERNY, Enfants du ciel et de la terre.
(Ç)L'Harmattan,
2000
ISBN: 2-7384-9981-3
Ivan GOBRY
La cosmologie des Ioniens
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
L 'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) CANADA
H2Y 1K9
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALlE
Du même auteur
Philosophie fondamentale
Les Niveaux de la vie morale, PUF, 1956. 3e édition épuisée.
La Personne, PUF, 1960. 3e édition épuisée.
Le Modéle en morale, PUF, 1962. Épuisé.
Couronné par l'Académie française (Prix Paul Tessonière).
Prix Roland de Jouvenel.
De la Valeur, Vander, 1974. Épuisé. Publié avec le concours du CNRS.
Couronné par l'Académie française.
Les Fondements de lëducation, Téqui, 1974. Épuisé.
L'Essencede la philosophie, Le Fennec, 1994. Épuisé.
Procèsde la culture, Régnier, 1995. Épuisé
Morale et destinée, F.-X. de Guibert, 1999.
Histoire de la philosophie
Pascal, Alsatia, 1963. Épuisé.
Pythagore et la naissance de la philosophie, Seghers, 1973. Épuisé.
Pythagore, colI. «Grandes leçons», Éditions universitaires, 1992. Épuisé.
Le De Claustra animae d'Hugues de Fouilloy, Eklitra, 1995.
La Philosophie pratique d~ristote, Presses Universitaires de Lyon, 1995.
Premières leçons sur le Phédon, PUF. SIt , 1999.
Vocabulaire grec de la philosophie, PUF, 2000.
Essais
Lexpérience mystique, Fayard, 1964. Nouvelle édition: Téqui, 1985.
Nietzsche, ou la compensation, T équi, 1975. 2e édition, 1997..
Pascal, ou la simplicité, Téqui, 1985.
Mozart et la mort, Thionville, Le Fennec, 1994.
I
Les origines de la cosmogonie ionienne
Les Ioniens ont été les fondateurs de la culture européenne. On
invoque le Miracle grec; on pourrait parler, plus précisément, du
Miracle ionien. Ce fut l'Ionie, en effet, qui donna naissance aux premiers littérateurs1 de l'Occident, puis aux premiers philosophes et
aux premiers savants. Surtout, ce fut sur cette terre que naquit lepro
grès. Quand les émigrés achéens, qui s)appelèrent aussitôt ioniens,
débarquèrent sur les côtes de l'Asie, ils sortaient tout juste de la préhistoire; ils étaient entourés de peuples qui, depuis de longs siècles,
possédaient une culture brillante et multiforme. Or, tandis que cette
culture demeurait semblable à elle-même, les Ioniens, saisis par une
ardeur inouïe pour la recherche intelleCtuelle, donnèrent à celle...ci
plus de résultats en deux siècles que les Égyptiens et les Mésopotamiens en deux millénaires et, poursuivant sur leur lancée, léguant aux
autres Grecs le flambeau du progrès ininterrompu, établirent le règne
d'une raison sans cesse renouvelée et sans cesse insatisfaite.
Les Grecs, rameau de la gigantesque ethnie aryenne, étaient venus
s'installer dans l'Hellade et le Péloponnèse au début du deuxième
millénaire avant notre ère. Tandis que les Indiens envahissaient la
plaine indogangétique et les Perses le plateau d)Iran, que les Celtes,
suivis par les Germains puis par les Slaves, se dirigeaient vers les
plaines de l'Ouest, les Grecs, après avoir contourné le Caucase et la
Mer Noire, s'enfoncèrent vers le sud. Cette orientation était un
contresens pour ces peuples de la steppe, qui ne se déplaçaient qu'à
cheval. Pourquoi cette dérogation? Parce que les autres Aryens,
-
1. Le père d'Hésiode était certes éolien, mais il a lui-même écrit son œuvre
en ionien.
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
déferlant vers l'est ou l'ouest, laissaient aux autres conquérants le sud
en héritage? Parce que la réputation des riches civilisations de la
Méditerranée était parvenue à la connaissance de ces conquérants, et
qu'ils espéraient y trouver une proie facile? Ou simplement par
l'effet d'un hasard inexplicable? Toujours est-il que, arrivant pour la
première fois dans cette tranquille portion de la Méditerranée orientale, ils y trouvèrent deux éléments que ne trouvèrent pas leurs cousins de l'ouest..
Le premier, naturel, était géographique: les côtes, très découpées,
de cette région leur permettaient des communications faciles entre
eux et avec les peuples plus anciens, devenant ainsi une incitation à
la navigation. Le second, humain, était culturel: le bassin de la
Méditerranée orientale était habité par des populations variées, mais
toutes avancées dans les arts plastiques, l'écriture, la technique et le
commerce. Tandis que les Celtes et les Germains stagnaient dans
leurs coutumes ancestrales, les bédouins analphabètes qu'étaient les
Grecs se trouvaient tout à coup transportés dans un milieu humain
inimaginable, dans des villes aux maisons de pierre, où régnait le raffinement du confort, du luxe, du mobilier, de l'organisation politique. Ce qui était coutumier pour les indigènes constitUa pour les
aventUriers un choc mental qui devint une impulsion créatrice.
La terre sur laquelle pénétraient les Grecs était occupée par un
peuple non aryen, les Pélasges, probablement de la même famille que
les Crétois. Ils le submergèrent et l'assimilèrent, non sans en recevoir
une influence culturelle, qui constitua leur première transformation.
Cette région septentrionale de la Méditerranée avait subi l'empreinte de la civilisation égéenne, fon ancienne, et la plus occidentale des
aires de culture de cette époque, qui avait produit dans les Cyclades
(Naxos, Paros, Mélos, Amorgos), dès le Ne millénaire, un art sculp-
tural avancé; elle avait gagné au
Ille
millénaire l'île de Crête, où elle
s'était épanouie en architecture: le palais royal de Cnossos, avec ses
colonnades, l'ordonnance de ses pièces, ses nombreuses et admirables
fresques qui couvraient les parois, représentait l'apogée de l'art
6
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
plastique égéen; en même temps, l'urbanisme y arrivait à un stade
éminent: portiques, jardins, théâtres, égouts, voirie.
La première vague de finvasion grecque fut, vers - 2000, celle.des
Achéens, guerriers dont la description ressemble fort à celle des Gaulois: teint blanc, yeux bleus, longue chevelure blonde, esprit entreprenant et belliqueux. Ils pénétrèrent progressivement en Hellade et
s'installèrent dans le Péloponnèse au moment où s'y développait la
culture mycénienne. Comme tout peuple qui passe de la conquête à
r occupation, ils s'organisèrent selon un système féodal. Le roi le plus
puissant, dont les autres étaient à la fois les concurrents et les vassaux,
choisit pour capitale Mycènes, qui était, avant l'arrivée des vainqueurs, la cité la plus brillante et la plus vaste. Ce fut cette confédération achéenne qui, au XIVe siècle, sous la direction d'Agamemnon,
roi de Mycènes, alla assiéger et prendre la cité asianique de Troie.
La deuxième vague, vers - 1200, fut celle des Doriens. Ils avaient
sur les Achéens cette supériorité militaire d'être encore barbares et de
s'attaquer à une nation pacifiée et installée. Les Achéens durent se
soumettre; mais un grand nombre d'entre eux n'acceptèrent pas
cette condition humiliée et, utilisant leurs talents de navigateurs, cinglèrent vers l'Asie. Au nord, les Éoliens, peuplades de la Thessalie et
de la Béotie, occupèrent la côte, où ils élevèrent douze villes, et les
îles, où ils en bâtirent sept. Après eux, c'est-à-dire au xe et IXesiècles,
une autre émigration, celle-là très disparate, gagna la côte centrale de
l'Anatolie, où elle bâtit douze cités!. Ce nombre ne fut pas dû au
hasard, mais aux douze villes originaires2. Ces Achéens émigrés en
1. Du sud au nord: Milet, Myonte, Priène, Samos, Éphèse, Colophon,
Lébédos, T éos, Clazomènes, Érythrée, Chios, Phocée. Par la suite, les
Ioniens enlevèrent Smyrne aux Éoliens, et Halicarmasse aux Doriens,
établis au sud.
2. Dans l'ordre où les nomme Hérodote (I, 145) : Pellème, Égire, Eges,
Bure, Hélice, Egium, Rhypes, Patres, Phares, Olenos, Dyme, Tritéis.
Ensuite, un certain nombre d'autres migrants vinrent les rejoindre, de
provenances diverses, notamment d'Athènes.
7
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
Asie fondèrent une confédération politique et religieuse, qui prit le
.
nom d' Ion le :'" , c..:>
v lOtI.
'
Hérodote loue sans mesure cette région côtière: «Ils ont bâti leurs
cités dans la contrée la plus agréable que je connaisse, soit pour la
beauté du ciel, soit pour la température. En effet, les régions qui
environnent l'Ionie, soit au nord, soit au sud, à l'est ou à l'ouest, ne
peuvent se comparer à elle; les unes sont exposées aux pluies et aux
froids, les autres aux chaleurs et à la sécheresse.»2
Le bénéfice cultUrel de cette installation en Asie fut exceptionnel.
Politiquement, la rupture avec les cités originaires abolissait les liens
hiérarchiques; ce fut la fin du système féodal; dans les nouvelles fondations, il y eut encore des rois, mais au pouvoir beaucoup plus
réduit. Cette sitUation politique était une puissante excitation à l'initiative ; mais la situation économique le fut plus encore. Jetés dans
un pays neu£: les colons ioniens se trouvèrent, mutatis mutandis, dans
le cas des émigrants européens aux États-Unis durant le XlXesiècle;
avec cette différence qu'au lieu d'avoir devant eux d'immenses territoires à explorer, ils étaient coincés entre la mer et des peuples étrangers, d'abord hostiles. «Les Ioniens, écrit A. Jardé, rencontrèrent des
populations douces et accueillantes, les Lélègues et les Cariens...
Lunion se fit rapidement entre émigrants et indigènes.»3 Pas si rapidement que cela! Et il faut là-dessus lire Hérodote: les Cariens,
s'opposant à l'invasion de leur sol, furent massacrés par les Ioniens,
qui, comptant dans leurs rangs de nombreux célibataires, épousèrent de force leurs veuves; celles de Milet refusèrent jusqùà la mort
de considérer ces bourreaux comme leurs maris, et inculquèrent
cette haine à leurs filles4.
1. Sans doute faut-il faire dériver l'appellatio% \ ~v, Ionien, de fC:)V,
participe du verbe &i I , aller: les Ioniens sont ceux qui s'en vont,
~
qui émigrent.
2. I, 142.
3. La Formation du Peuplegrec,Paris, 1938, p. 235.
4. I, 146.
8
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
Ces premières difficultés vont aviver chez les Ioniens deux vocations. D'abord celle de la navigation, qui fera d'eux bientôt les
maîtres économiques de la région, au point que la drachme de Milet
sera le dollar de la Méditerranée; en deux siècles, ils fondèrent deux
cents colonies, dont quatre-vingt-dix par la seule Milet; les Phocéens
iront jusqu'en Gaule constituer Marseille, Nice et Antibes. Ensuite
celle de l'urbanisme; poussés à la solidarité par leur isolement, tirant
leur principale subsistance du commerce, ils concentrèrent leurs activités autour des ports, regroupant la plus grande partie de la population dans l'industrie et le négoce. De cette exigence naîtra une puissante bourgeoisie, enrichie par le trafic, construisant des navires et
des fabriques, imposant sa suprématie économique.
Dans une deuxième phase de leur installation en terre étrangère,
les Ioniens, montrant plus de goût pour le commerce que pour la
guerre, et plus pour la conciliation que pour la conquête, pratiquèrent avec leurs voisins terrestres, surtout avec les Lydiens, des relations cordiales, qui aboutirent à de nombreux mariages interethniques; de là la présence constante d'étrangers utiles et de foyers
mixtes. Bientôt, non contents de sillonner la mer en tous sens et de
tisser des relations avec tous les peuples riverains, les Ioniens s'intéressèrent aux voyages terrestres; ils s'avancèrent au-delà de la Lydie et
de la Carie pour gagner jusqu'à la Mésopotamie. Hérodote a décrit
un itinéraire typique au VIesiècle, passant non plus par le sud (Carie,
Lycie), mais par le nord (Phrygie, Cappadoce), pour arriver sans
dommage en Cilicie et de là gagner l'Euphratel.
Cet intérêt mercantile se changea vite en intérêt culturel, pour les
peuples, les langues, les mœurs, les religions, les écrits. Les Ioniens,
déracinés de leurs traditions et devenus de remarquables polyglottes,
étudiaient avec intérêt les croyances et les sagesses des peuples et,
doués de la sorte d'un esprit critique aigu, devinrent des historiens,
des penseurs et des savants. I.:inlassable curiosité de ces marchands
sut trouver chez leurs clients deux instruments essentiels de la diffu-
1. V, 52.
9
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
sion de la culture. Le premier fut l'alphabet, employé par les Phéniciens, avec lesquels ils étaient en relations commerciales continues
(Thalès et Pythagore appartenaient à des familles phéniciennes, l'une
émigrée à Milet, l'autre à Samos). Cette écriture, loin du système
monosyllabique des Chinois, de la figuration hiéroglyphique des
Égyptiens et de la graphie syllabique cunéiforme des Babyloniens,
était la plus simple qùun peuple eût jamais trouvée: simple à la fois
par le nombre des signes et par le caractère sommaire de leur tracé.
Le trait de génie des Ioniens, en adoptant cette écriture faite pour une
langue sémitique et avec les seuls signes consonantiques, fut de la
plier à une langue indo-européenne, en lui ajoutant des consonnes et
en transformant certaines d'entre elles en voyelles. Du coup, contrairement aux autres systèmes que leur complication destinait à une
élite, celui-ci fut accessible au grand nombre.
De cette conjonction de la démocratisation de la cité et de la
démocratisation de l'écriture sortit récole: à peine eut-il organisé sa
signinouvelle vie que le peuple exilé fut scolarisé. Le mot crXQÀ
~
fie originellement loisir, otium, et ensuite seulement école; les habitants de Milet et de Phocée, enrichis par le négoce, et n'ayant pas
besoin de livrer leur progéniture au labeur, lui firent donner une éducation par des maîtres compétents. Lurgence des problèmes humains
et l'abondance des relations sociales avaient produit le bouillonnement des intelligences; le parfait moyen d'expression que constitua
l'écritUre permit de fixer correctement et rapidement la pensée, de
l'approfondir et de la répandre; la multiplication des utilisateurs de
r écriture produisit la profusion des penseurs.
Un second événement vint, au vue siècle, renforcer ces avantages
et achever de conférer aux Ioniens la suprématie culturelle: la découverte du papyrus. Celui-ci, employé exclusivement par les Égyptiens,
était inconnu aux Grecs, qui utilisaient des tablettes (de pierre ou de
bois) et des peaux d'animaux. Vers 650, sous le pharaon Psammétik 1er, les Milésiens fondèrent dans le delta du Nil le comptoir de
Naucratis; cette initiative économique et politique permit aux
10
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
Ioniens de s'approprier un nouvel instrument de facilitation de la
transmission du savoir: celui du support de récriture lui-même. A
partir de ce moment, l'Ionie multiplia les ouvrages intellectuels,
constitua des bibliothèques et s'adonna au commerce de l'édition.
Malheureusement, la fragilité de ce matériau ne résista pas au
temps, aux intempéries et aux bouleversements humains. Des cinq
cents philosophes et historiens cités par Diogène Laërce, seule
l'œuvre de Platon nous est parvenue entièrement, et la plus grande
partie des autres ne nous est connue que par ouï-dire.
Ainsi les Ioniens ont-ils mérité le titre de fondateurs de la culture
grecque. Et la précocité de leur génie a incité les historiens de la pensée à les montrer comme créateurs, dès le VIle siècle, c'est-à-dire dès
l'aurore de cette pensée, de la première cosmologie rationnelle.
Mieux: comme ceux de la philosophie elle-même.
Eduard Zeller affirme que l'histoire de la philosophie grecque
commence avec Thalès (640-548) : «Il est en effet le premier, à notre
connaissance, qui ait recherché les principes des choses suivant une
méthode différente du procédé mythique.»1 Et plus loin: «Thalès est
considéré comme le fondateur de la philosophie ionienne.»2 Si
Theodor Gomperz se montre mesuré dans l'éloge de Thalès, du
moins prend-il sa revanche quand il célèbre Anaximandre, son successeur à la tête de l'École de Milet: «Le premier, il n'a pas craint
d'aborder scientifiquement les graves questions de l'origine de l'univers... Anaximandre a le premier, et presque complètement, rompu
avec les conceptions enfantines de la haute antiquité.»3 Il parle ensuite de «l'immense progrès que l'induction d'Anaximène a fait faire à
la théorie de la matière.»4
1. La philosophie des Grecs, trad. d'Émile Boutroux, t. l, Paris, 1877, p. 153 ;
Récidive p. 201.
2. ibid., p. 197.
3. Les penseurs de la Grèce, traduCtion de A. Reymond, t. I, Paris, 1928,
pp. 80 et 82.
4. ibid, p. 89.
Il
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
Nietzsche fut l'un de ceux qui proclamèrent avec le plus d'acharnement, et en outre avec une emphase répétitive, la grandeur originelle des Ioniens. Son ouvrage La Naissance de la Philosophie en est,
en quelque sorte, une tentative de démonstration. Lui fut-elle inspirée par la lecture des Grecs eux-mêmes, ou par le panégyrique que
constitue l'œuvre de Zeller, publiée vingt ans plus tôt? «Les véritables philosophes grecs, écrit-il, sont les présocratiques.»! Mais lesquels? Les cosmologues de la première génération, simples échos de
la mythologie orientale, ou les métaphysiciens de la seconde, génies
novateurs? C'est simple: la série de ces penseurs fondateurs commence avec Thalès2. Car «ces vieux sages, de Thalès à Socrate, ont
parlé... de tout ce qui constitUe pour nous r essence de l'esprit hellénique.»3. «Car, lorsque Thalès dit: «Leau est le principe de toute
chose», l'homme tressaille et sort du tâtonnement animal et de la reptation des sciences particulières, il pressent la solution ultime des
choses et triomphe, par ce pressentiment, de la trinité vulgaire propre
aux degrés inférieurs de la Connaissance.»4 Que de grands mots pour
ne rien dire, ou encore pour dire beaucoup sur rien! Le dithyrambe
continue encore sur une page, et avec la même ferveur verbeuse.
C'est encore Nietzsche qui va accréditer, pour plus d'un siècle, le
«caractère tragique» de cette pensée balbutiante: «On en arrivera à
considérer avec Anaximandre que tout devenir est une émancipation
coupable à l'égard de l'Être éternel, une iniquité qu'il faut payer par
la mort.»5 Et encore: «Pour un homme qui soulève de pareils problèmes, et dont la pensée, dans son essor, déchire sans cesse les liens
de r empirisme pour s'élancer au-delà des astres, les formes banales de
1. La Naissance de la philososphie à lëpoque de la tragédie grecque, Paris,
Gallimard, 1838, p. 17.
2. ibid., p. 24.
3. ibid., p. 29.
4. ibid., p. 39.
5. ibid., p. 41.
12
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
la vie ne pouvaient pas être les bienvenues.»1 On cherche en vain,
dans les quelques lignes qui nous restent de cet élève des Babyloniens
et des Phéniciens, ce qui peut justifier un tel éloge..
Les professeurs français emboîtent le pas à leurs collègues allemands : «Celui, écrit Léon Robin, qui a inauguré la philosophie...
c'est Thalès.»2 «La partie philosophique de r œuvre de Thalès, c'està-dire la physique, sa doctrine sur le principe qui produit et fait évoluer les choses, la lp ver te., nous met au contraire en présence de
quelque chose de tout à fait nouveau
Au lieu d'expliquer la diversité du réel par des représentations anthropomorphiques
Thalès
leur donnait pour fond et pour principe une réalité d'expérience.»3
Même jugement en ce qui concerne Anaximandre: «Le caractère
scientifique de l'investigation d'Anaximandre ... se manifeste dans
son effort pour expliquer comment s'est constitué le monde, et quelle place il tient dans l'ensemble des choses..»4
On pourrait continuer ainsi l'inventaire; car les élèves ont recueilli
des leçons de leurs maîtres. De sorte que de maître en disciple, on
répète cette affirmation enthousiaste que les Milésiens sont les inventeurs de la philosophie européenne, parce qùils ont purifié de sa
mythologie la pensée traditionnelle, et qu'ils ont introduit la raison
là où ri était que l'imagination. Or, è est là un énorme contresens: les
premières générations d'Ioniens qui ont répandu dans la Méditerranée orientale leurs grands poèmes De la Nature n'ont été les créateurs
ni de la philosophie, ni de la science; ils n'ont, dans le flot abondant
de leurs vers, rien réclamé à la raison; et il a fallu une myopie étrange, chez nos historiens de la pensée grecque, pour déceler dans ces
récits prolixes autre chose qu'une nouvelle mythologie.
Nouvelle par rapport aux modèles grecs, qui offraient en effet, eux,
une cosmologie sommaire: sur les origines du cosmos, il riy a pas
1. ibid., p. 43.
2. La Penséegrecque et les origines de tesprit scientifique, Paris, Albin Michel,
1963, p.41.
3. ibid., p. 50.
4. ibid., pp. 45-46.
13
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
plus, chez Hésiode, de quarante vers; mais non pas nouvelle par rapport aux modèles orientaux, dont Thalès, Anaximandre et Anaximène reproduisent les récits mythiques presque mot à mot. Cette
curieuse méconnaissance vient de ce que pendant tout le XIXesiècle,
siècle de la critique historique et de la ferveur archéologique, les spécialités sont restées cloisonnées; tandis que les historiens classiques et
les philosophes, convaincus de l'originalité de la Grèce-mère, se préoccupaient fort peu des antiquités limitrophes, les égyptologues
n' étai en t qu'égyptologues et les assyriologues n' étai en t qu' assyriologues; les continuateurs des études classiques, considérant que le
grec était la seule langue qui pût leur apporter un enseignement utile,
dédaignaient de cultiver les idiomes sémitiques; les autres chercheurs, persuadés que les sources qu'ils inventoriaient étaient antérieures aux écrits des Hellènes, se préoccupaient fort peu de chercher
en elles les influences exercées. Ainsi s'affirma, avec une obstination
croissante, cette théorie dichotomique selon laquelle l'antiquité avait
connu deux cultures, l'orientale et l'occidentale.
Pourtant, les anciens Grecs étaient là pour le dire à nos historiens
de la philosophie: ces deux cultures étaient restées en osmose permanente, au bénéfice de la dernière venue, la grecque, qui s'était faite
l'élève de l'autre. Hérodote fait gloire aux Égyptiens d'avoir enseigné
aux Grecs non seulement la science du calendrier1, mais la religion
elle-même. «Presque tous les noms des dieux sont venus d'Égypte en
Grèce... Je m'en suis convaincu par mes recherches.»2 Et il ajoute
que les poètes grecs, dans leurs récits, se sont inspirés des traditions
égyptiennes3. Platon raconte que Solon, son grand-oncle, l'un des
plus vénérés parmi les sages de la Grèce, avait tiré sa science de
l'Égypte, où un prêtre lui disait: «Vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants... Vous n'avez aucune opinion ancienne, venue
d'une vieille tradition, ni aucune science blanchie par le temps.»4
1.II, 4.
2. II, 50.
3. II, 82.
4. Timée, 22 b.
14
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
Dans un autre endroit de son œuvre, Platon élargit les sources auxquelles ont puisé les Grecs; et, tout en proclamant ceux-ci supérieurs
à leurs voisins, il reconnaît leur dette: «Tout ce que les Grecs ont reçu
des Barbares, ils l'embellissent et le portent à sa perfection.»! Clément d'Alexandrie, à son tour, insiste sur cette influence: «La philosophie fut, dès les temps anciens, en honneur chez les Barbares, et
rayonna au milieu des nations. Ce fut seulement plus tard qu'elle
parvint aux Grecs.» Il nomme alors les prophètes de l'Égypte, les
Chaldéens de r Assyrie, les Druides de la Gaule et les Mages de la
Perse2. Linfluence de la Gaule peut sembler une aimable plaisanterie, mais n'oublions pas que, dès le début du VIe siècle, les Ioniens y
avaient des comptoirs..
Retenons surtout) sans entrer pour l'instant dans les détails, l'Égypte et la Chaldée, c'est-à-dire la Mésopotamie. Nous avons vu que
les caravanes des Ioniens s'y rendaient fréquemment, et tous les premiers biographes de Pythagore nous le montrent séjournant à Babylone. D'ailleurs, il n'était nul besoin d'aller jusque là pour recevoir
l'influence akkadienne, car celle-ci avait pénétré la Lydie, elle-même
en rapports permanents avec les cités de l'Ionie. Gomperz le confesse d'ailleurs volontiers: «La Lydie était sous l'influence de la civilisation babylonico-assyrienne.
Il n'est pas douteux que les Ioniens,
avides de science comme ils l'étaient, et voisins de la magnifique
capitale de Sardes, qu'ils visitaient (Hérodote, I, 29), ne s'y soient
familiarisés avec les éléments de la culture babylonienne.»3
Ces faits et ces textes étaient connus de nos maîtres, et pourtant,
ils ne cherchèrent pas leur explication dans la filiation intellectuelle
des Ioniens par rapport aux Égyptiens, aux Phéniciens et aux Babyloniens.. Il est vrai qu'ils ont pour eux Diogène Laërce, qui affirme
péremptoirement:
«Ce sont les Grecs qui ont créé la philosophie.»
1. Epinomis, 987 c.
2. Stromates, I, X\1, 71, 3-4.
3. Les Penseurs de la Grèce, t. I, p. 78, n. 1.
15
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
Quel est le premier argument avancé en faveur de cette thèse? Il fait
sourire: c'est que le mot philosophie est typiquement grec. Les autres
ne sont pas plus acceptables. Le Thrace Orphée n'est pas philosophe,
puisqu'il a une mauvaise théologie; les Chaldéens non plus, puisqu'ils s'adonnent simplement à l'astronomie et à la divination; les
Mages de la Perse non plus, «puisqu'ils ont écrit des traités sur la
Nature et sur l'origine des dieux, parmi lesquels ils rangeaient le feu,
la terre et l'eau.» 1 Des traités sur la nature, des thèses sur l'origine et
sur les éléments: voilà bien la cosmologie des Ioniens. Si encore Diogène bannissait les Ioniens de la philosophie, et faisait commencer
celle-ci avec la métaphysique, on comprendrait son souci de refuser
l'influence des cultures de l'Orient; mais la première série de philosophes qu'il nous présente sont précisément ceux qu'Aristote appellera «les physiciens» : Thalès, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore,
Archélaos. Diogène invoquera d'ailleurs ensuite les Égyptiens, sans
évidemment discerner chez eux quelque influence sur les Grecs, mais
il se réfère à l'Abrégé de la nature de Manéthos et à La Philosophie des
Égyptiens d'Hécatée2. Voilà qui contredit sa première affirmation de
l'absence de philosophie chez ce peuple.
Les devanciers des Zeller et des Gomperz, tout en traçant d'amples
fresques d'histoire de la civilisation, ont passé par dessus le fait de la
filiation
de la cosmologie
ionienne.
Herder,
dans son Autre philoso
phie de l'histoire, composée en 1773, tout en affirmant l'influence
subie par les Grecs, a méconnu le lieu géographique où elle s'est spécialement exercée, c'est-à-dire l'Ionie. «Égyptiens et Phéniciens
étaient, malgré tout le contraste de leur mentalité, les jumeaux d'une
même mère orientale, qui ensuite contribuèrent ensemble à former la
Grèce et par là le développement ultérieur du monde.)3 Après cette
affirmation prometteuse, on attend une démonstration en règle, qui
1. Praem., 4-6.
2. ibid., 10.
3. Herder, Une autre philosophie de l'histoire, trad. de Max Rouché, Paris,
1964, p. 151.
16
-
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
passera par des exemples typiques. Mais l'auteur invoque l'esprit de
la liberté et le sens de l'humanité; et il ajoute, comme une évidence
sur laquelle il est inutile de s'étendre: «Il en fut de même de la
mythologie, de la poésie, de la philosophie, des beaux arts : développements de germes très anciens qui trouvèrent ici la saison et l'endroit voulu pour fleurir et répandre leur parfum dans le monde
entier.»I On ne peut trouver plus énigmatique.
Hegel respecte le rigoureux parallèle entre les pensées de l'Orient
et de l'Occident antiques. Traitant d'abord du «monde oriental», il
nous dépeint de façon hâtive et en s'appuyant sur les auteurs grecs,
les mœurs des Babyloniens puis des Égyptiens, sans paraître soupçonner un instant leur influence déterminante sur la pensée ionienne ; il mentionne simplement que «l'Égypte a été considérée par les
Anciens comme le modèle d'un état moralement ordonné.»2 Puis,
sous le titre de «Passage au monde grec», il remarque que les penseurs
grecs furent tout à fait originaux par leur «esprit libre et serein» ; et
qu'on peut, d'une certaine façon, trouver dans le «Connais-toi toi...
même» de l'Apollon delphien, un accomplissement de la parole de la
déesse Neïth à Saïs: «Je suis ce qui est, fut et sera; personne n'a soulevé mon voile.»3 Comme source utilisée, on ne trouve guère qu'Héradote; mais Hegel en dit moins que lui.
Au moins espère-t-on trouver un correctif et un développement
dans les Leçons sur l'histoire de la philosophie. En effet, une division,
intitUlée «Philosophie des Ioniens», comporte un abondant exposé
des doctrines de l'École de Milet. Qu'y lisons-nous? Que «c'est avec
Thalès que nous commençons à proprement parler l'histoire de la
philosophie.»4 Que, «de l'avis de tous», Thalès «apparaît comme le
premier philosophe de la nature»5, que sa théorie cosmologique
I. ibid., p. 155.
2. Leçonssur la philosophiede l'histoire,trad. Gibelin, Paris, 1970, p. 157.
3. ibid., pp. 166-167.
4. Leçonssur l'histoirede la philosophie,trad. Garniron, Paris, 1971, t. I, p.
41.
17
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
«prend une signification spéculative» 1, et que «la thèse de Thalès
affirmant que l'eau est l'absolu ou, pour parler comme les Anciens, le
principe, cette thèse est philosophique, la philosophie commence
avec elle... »2 La pensée de Thalès n'a ainsi aucune généalogie, elle
naît de génération spontanée. On voudrait trouver une amorce des
origines, comme une espèce de repentir, en abordant Anaximandre;
en effet, considérant que, chez cet auteur, le principe fait tout naître
et tout périr, Hegel constate: «C'est là un ton tout à fait oriental.»3
Quel Orient? Quels prédécesseurs? Mais nous n'en saurons pas
plus: le ton est oriental, mais l'origine ne semble pas l'être.
Pouvons-nous espérer quelque trouvaille chez Nietzsche, qui est
philologue, d'origine et de profession? Mais sa philologie est seulement indo...européenne ; et, ne trouvant aucun modèle des Ioniens
dans cette sphère étroite de la pensée, il décerne à ces initiateurs
grecs tous les éloges. «En exposant cette hypothèse de l'unité de
l'univers fondée sur la présence de l'eau», Thalès a «franchi d'un
bond» les théories physiques de son temps, et ce qui l'a conduit à
cette théorie, «c'est un axiome philosophique dont l'origine est une
intuition mystique.»4 En face de Phérécyde, son contemporain,
«Thalès est un créateur et un maître qui a le premier sondé du
regard les profondeurs de la nature sans y mêler d'affabulation fantaisiste.»S A son tour, Anaximandre, successeur de Thalès à la tête de
l'École de Milet, est «le premier écrivain philosophe des Anciens...
La pensée et sa forme sont des bornes milliaires sur le chemin de la
sagesse suprême.»6 Mieux encore: «Pour échapper à ce monde
d'iniquité, à cette trahison envers l'unité primitive des êtres,
1. ibid., p. 48.
2. ibid., p. 49.
3. ibid., p. 55.
4. La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, trad.
Geneviève Bianquis, Paris, 1938, p. 35.
5. ibid., p. 38.
6. ibid., p. 40.
18
LES ORIGINES DE LA COSMOGONIE IONIENNE
Anaximandre se réfugie dans une forteresse métaphysique d'où il
jette un vaste regard circulaire sur l'ensemble des choses. Puis, après
un silence méditatif: il pose à tous les êtres cette question: Quelle est
la valeur de votre existence ?»l Si Nietzsche avait connu un tant soit
peu le monde culturel et préhellénique qui environnait Anaximandre, il se serait épargné cet effort d'imagination et cette emphase
gratuite: le fameux principe des penseurs milésiens n'est rien d'autre
que le chaos babylonien, déjà exposé d'ailleurs pour les Grecs par
Hésiode.
Schelling, lui, s'est posé la question de l'influence de la mythologie orientale sur la mythologie occidentale;
mais il en reste aux
poètes, à Homère et à Hésiode, en négligeant de recourir aux penseurs ioniens, supposant probablement que ceux-ci sont à ranger
dans une autre série culturelle. Et pourtant, il défend énergiquement cette thèse que la mythologie est la source commune de la
poésie et de la philosophie.2 Mais Schelling traite cette filiation
à l'intérieur de chaque peuple, considérant ainsi une évolution
parallèle des cultures. Il s'élève d'abord contre ce qu'il appelle
«l'indomanie»,
c'est-à-dire cette tentative propre à un certain
nombre de philologues de son époque, de trouver une origine
indienne à la mythologie grecque. Ces théoriciens, évidemment, se
mouvaient dans la philologie classique, qui ne leur laissait le choix,
au-delà du grec, que le recours au sanskrit. Mais Schelling s'avance
plus loin, et écarte d'un revers de main l'influence des cultures
limitrophes de la Grèce antique. Les Égyptiens? Les Phéniciens et
les Babyloniens? Leur poésie est trop différente de celle des Grecs
pour avoir pu l'influencer3. De sorte que la pensée mythique
véhiculée par cette poésie ne s'est pas communiquée d'un peuple
à l'autre.
1. ibid., p. 42.
2. Introduction à la philosophie de la mythologie, trade S. Jankelévitch, Paris,
1945, t.I, pp. 58-59.
3. ibid., pp. 29-30.
19
LA COSMOLOGIE DES IONIENS
C'est donc dans les limites d'une influence interne que Schelling
étudie la Théogonie traditionnellement attribuée à Hésiode.1 Il y
trouve et commente le Chaos originel, sans tenter de trouver le lien
qui l'unît aux cosmologies ioniennes. Et il se penche en particulier
sur Érèbe, la nuit initiale, sans remarquer que ce mot a une origine
babylonienne, qu'il aurait pu peut-être connaître par son dérivé
hébraïque (ereb, le soir. Cependant, bien que gardant sa théorie du
parallélisme des mythologies égyptienne, grecque et indienne, il finit
par leur reconnaître une concordance, sinon dans les termes, du
moins dans le contenu théologique, et il en tire, à l'instar de Friedrich Creuzer2, la dépendance commune de ces mythologies à l'égard
d'un monothéisme primiti£3
Schelling aurait-il lu Tiedemann? Le contraire serait étonnant,
car cet érudit est considéré comme l'un des créateurs de l'histoire de
la philosophie grecque. Or, Tiedemann publia en 1787, c'est-à-dire
trente-huit ans avant la Philosophie de la Mythologie, un ouvrage
qui, certes, fut moins remarqué que ceux qui le suivirent, mais dont
le titre cependant était fort évocateur:
Quae fuerit artium
magicarum origo ,. quomodo illae ab Asiae pop ulis ad Graecos
atque Romanos~ et ab his ad caeteras gentes sint propagatae4.
On ne pouvait désigner plus nettement la filiation. Mais cet auteur,
tout en proposant une piste toute différente de celle de Schelling,
n'inclut pas les penseurs ioniens parmi les bénéficiaires de cette
influence.
Cette piste aurait pu pourtant être féconde. Attira-t-elle l'attention des historiens qui reprirent le travail un siècle plus tard? Dans
une simple note, Zeller fait gloire à Tiedemann d'avoir le premier
1. ibid., pp. 45-55.
2. Symbolik und Mythologie den alten Volker, pp. 106-113.
3. op. cit., pp. 106-123, 144-150.
4. «Quelle fut l'origine de la pensée magique, et comment die fut propagée
des peuples de l'Asie aux Grecs, aux Romains, et par eux aux autres
nations»
20
Téléchargement