Les monnaies complémentaires L’émission « Du grain à moudre » du 23 août 2013 portait sur « Les monnaies complémentaires vont-elles le rester ? ». Invités : Invité(s) : Philippe Herlin, économiste, chargé de cours au Conservatoire national des arts et métiers Patrice Baubeau, historien spécialiste de l'histoire économique financière et monétaire, Maître de Conférences en Histoire contemporaine à l'Université Paris Ouest Nanterre-La Défense Christophe Destais, économiste au CEPII, il a travaillé plusieurs années à l'ambassade de France à Washington A écouter sur Il y a 5000 monnaies complémentaires dans le monde, une vingtaine en France – dont le sol violette mais aussi le bit coins – monnaie virtuelle qui ne dépend d’aucune banque centrale ou institution financière. Georg Simmel le philosophe allemand disait : « les questions monétaires déterminent aussi le type de société dans laquelle cet argent opère ». Bientôt, à Toulouse, à l’initiative d’un ami de LCA, naîtra une nouvelle monnaie ; le MIPY. Proximité, liens sociaux, accès facilité au crédit : voilà ce que veulent ceux qui se lancent dans l’aventure des monnaies alternatives. Mais que gagne-t-on vraiment à court-circuiter le système bancaire ? Qu’y a-t-il de nouveau dans ces initiatives ? Et pourquoi ne suffit-il pas de créer de l’argent pour effacer les dettes ? En général, les monnaies complémentaires circulent en parallèle de la monnaie officielle. On les achète dans la monnaie officielle – ici l’euro – avec une petite marge pour alimenter la structure gestionnaire de la MC qui circule ensuite en général dans une seule ville auprès des commerçants locaux. L’intérêt c’est que cet argent sera en principe utilisé localement (re localisation de l’activité économique). Le commerçant bénéfice de clients un peu captifs et ils peuvent faire des promotions sur cette cible – une façon de fidéliser une clientèle. Mais qu’est-ce que la monnaie ? La plus ancienne réponse consiste à parler des fonctions de la monnaie (déjà évoquées par les auteurs grecs). Trois fonctions : intermédiaire des échanges, réserve de valeur et enfin unité de compte (ce dernier aspect étant considéré comme fondamental par Keynes, ce qui fait éventuellement débat). Notons que les monnaies complémentaires s’efforcent par un caractère « fondant » de limiter la fonction de réserve de valeur afin d’encourager l’activité. Les MC sont-elles de véritables monnaies ? On peut les considérer davantage comme des bons d’achat – proches du ticket restaurant. Les commerçants y trouvent leur compte : les gens en possession de cette monnaie autour d’eux ont intérêt à s’en débarrasser. Ces monnaies circulent donc beaucoup, ce qui peut faciliter les échanges (voire encourage la consommation) mais ne permet pas de thésauriser. Et les banques ? Elles ne voient pas forcément d’un bon œil une partie de la circulation monétaire leur échapper. Mais les banques fonctionnent elles-mêmes à partir d’une monnaie parallèle qui a réussi. Leur monnaie est la monnaie scripturale qui permettait de court circuiter le système de la monnaie officielle. Le monopole des états sur la création monétaire n’est pas très ancien et d’ailleurs sauf pour l’euro. Ce monopôle concerne une forme particulière de monnaie : principalement la monnaie frappée en métal. Ce qui est nouveau c’est qu’au cours du XVIIe siècle l’ensemble du système monétaire devient régulé par l’état. A ce moment, les monnaies locales sont abolies pour des raisons multiples qui dépendent du contexte. En 1803 la loi confie le monopôle de l’émission de billets à la Banque de France et définit clairement que l’émission de billets est un monopôle d’état qui peut être confié à des banques autorisées. C’est une monnaie bancaire imposée par l’état. Napoléon crée la Banque de France et 1802 et impose le franc et élimine les monnaies complémentaires. C’est la même logique qui fait qu’on impose la langue française sur tout le territoire national en interdisant les langues régionales, ce dernier point n’étant d’ailleurs pas forcément une très bonne idée. Entre Charlemagne et Napoléon il y a eu une multitude de monnaies en circulation. L’or, la plus connue, circulait très peu car il avait une très grande valeur. Des monnaies locales en cuivre ou en argent qui étaient frappées par le seigneur local et circulaient localement. Nous avons perdu cette diversité monétaire. Mais dès les années 30, en Autriche, une ville de 4000 habitants qui compte de nombreux chômeurs fait imprimer des attestations de travail d’une valeur de 10 shillings qui serviront à payer les employés municipaux, ce qui permet de refaire la voirie, construire une piscine et d’engager des travaux publics. Une communauté qui a besoin d’argent peut-elle donc créer de la monnaie ? Oui mais seulement si la monnaie inspire confiance. Dans le cas autrichien évoqué il y avait une mine de charbon qui s’est trouvée en faillite suite à la crise de 29. La mairie a décidé de la rouvrir et la monnaie qui était émise était nantie sur le charbon de la mine. Elle avait donc une valeur concrète. De nos jours, au Japon, la monnaie qui s’appelle le wat est basée sur un KWh d’électricité produit par l’énergie renouvelable et elle circule dans tout l’archipel, basée, donc sur une matière première. La monnaie a un rapport très complexe avec le pouvoir dont elle constitue un instrument. Les seigneurs l’avaient bien compris et ils diminuaient progressivement la teneur en matière précieuse de leur monnaie pour se l’approprier par le seigneuriage. C’est ce que fait aujourd’hui une banque centrale par la différence entre ce que lui rapporte son actif et ce que lui coûte son passif. Néanmoins la monnaie est avant tout une question de confiance. Comment produit-on cette confiance ? Peut-on imaginer une monnaie sans institution ? Les banques centrales, dont le fonctionnement laisse certes à désirer, repose en tout cas sur la garantie implicite qu’apporte l’état. La crise de l’euro vient de ce qu’il n’a pas de garantie implicite. Pour palier cette fragilité les états ont prêté aux plus défaillants, levé des fonds sur les marchés avec leur garantie pour soutenir les banques, donc mis en jeu une garantie implicite. Il existe cependant une monnaie complémentaire basée sur une confiance très forte et hors des institutions :le bitcoin. Ce n’est pas une monnaie locale puisqu’elle est universelle. Elle est aussi originale parce quelle est basée sur un réseau décentralisé : il n’y a pas un serveur ou une banque centrale qui la possède. Un algorithme qui est public circule et les transactions sont validées par des participants du réseau qui mettent à disposition une partie de leur puissance machine tout en, étant récompensés en recevant des bitcoins lors de ces transactions. Le système est donc autogéré. Le bitcoin est une vraie monnaie. Comme la vraie monnaie, il est créé ex nihilo. Parmi les monnaies complémentaires on peut donc distinguer les monnaies « parallèles » qui circulent à côté de la monnaie principale sans lui faire concurrence et d’autre part les monnaies qui font concurrence à la monnaie principale – et c’est le cas du bitcoin. Celui-ci représente, pour la première fois depuis plusieurs siècles, une forme nouvelle de « cash ». Le cash est une monnaie qui a un actif mais pas de contre partie au passif de l’émetteur. Par exemple un billet de 10 euros est inscrit au passif de la Banque Européenne : c’est une dette de la BCE. Ce qui est particulier au bitcoin, c’est que ce n’est la dette de personne. C’est une invention un peu mystérieuse qui est en quantité finie (21 millions). C’est la même logique que les coquillages qui ont pu servir de monnaie pendant très longtemps en Afrique – il est très difficile de faire des cauries artificielles. De même l’or a servi d’ancrage des valeurs. C’est un retour de la pensée de l’étalon or. Si cette monnaie réussit, les premiers possesseurs de bitcoins pourraient bien faire fortune car le bitcoin prendrait toujours de la valeur. Notons que sa valeur est passée de 9 euros en octobre 2012 à 200 euros puis 66 en avril dernier (actuellement autour de 75 euros). Il y a donc de la spéculation – une bulle spéculative a eu lieu en mars et avril 2013. On ne sait pas quel sera son avenir mais il y a eu un phénomène de « ruée vers l’or » du fait même que la quantité totale est fine (comme pour l’or). C’est une monnaie supérieure, une monnaie « matière première », comme l’or. L’or n’est inscrit au passif de personne. Même chose pour un bien immobilier ou une œuvre d’art. Bien sûr, il faut acheter les bitcoins. Il y a là de l’anonymat alors que les monnaies locales ambitionnent de recréer du lien social. Contrairement au bitcoin, l’abeille ou la luciole ou le sol violette ne donnent pas lieu à spéculation. Une unité est égale à un euro : aucune marge de spéculation possible. Mais par contre le wat au Japon pourrait donner lieu à de fortes variations si le yen bascule dans l’hyper inflation. Si le yen s’écroue, le wat verra son prix exploser puisqu’il est basé sur quelque chose de réel. Dans ce cas le prix de l’or exprimé en yen explosera aussi, comme celui du bitcoin. C’est là l’intérêt des vraies monnaies complémentaires qui ne dépendent pas des monnaies étatiques : elles peuvent constituer des réserves de valeur si les grandes monnaies auxquelles nous sommes habitués – le dollar, l’euro ou le yen –s’écrouent. C’est un scénario qu’il faut prendre en compte parce qu’on n’est sorti temporairement de la crise de 2008 qu’en faisant fonctionner la planche à billets. Le volume du bilan de la BCE et de la FED ont explosé en volume et l’histoire montre que l’inflation suivra. C’est la raison qui fait que les gens se tournent vers les monnaies complémentaires : ils se rendent compte que les monnaies officielles sont manipulées et qu’elles risquent de perdre de la valeur. C’est pourquoi ils vont vers des monnaies non manipulées et basées sur des valeurs concrètes. Ceci dit le bitcoin c’est de l'anarcho-capitalisme alors que pour les monnaies locales on est des fonctions sociales. Elles sont supposées relocaliser les échanges. Et en effet le commerçant qui reçoit des abeilles ne pourra les dépenser que chez les commerçants de la même ville. Note personnelle : il peut aussi les convertir en euros… Les monnaies complémentaires présentent un autre intérêt. Souvent, elles sont inscrites dans un système de rémunération ou de communautaire issu d’une pensée très souvent mutualiste ou coopérative. Beaucoup de collectivités locales contribuent à financer l’institution qui met en place et distribue ces monnaies parallèles par exemple pour des versements pour des petites activités sociales. Jean Marc Ayrault, avant sa fonction actuelle, alors député maire de Nantes, a soutenu cette démarche. L’impôt Problème : l’impôt. En France, les transactions sont la base du principal impôt, la TVA, et il faut donc éviter que les monnaies complémentaires soient une source d’évasion fiscale. Mais quand on fait une transaction en monnaie locale ou en bitcoin on paie la TVA de la même façon – le commerçant la paie dans sa comptabilité. D’ailleurs l’Allemagne a officiellement reconnu le bitcoin comme monnaie d’échange – c’est une première. Mais aux USA on parle de réguler les bitcoins. On peut avec le bitcoin faire un parallèle avec la dérégulation des marchés dans les années 80 et 90, qui a entraîné un formidable développement des marches – mais aussi des accaparement de rentes et de l’instabilité financière et monétaire. On a dès lors du mal à imaginer qu’un outil monétaire se développe d’une manière significative sans que la régulation intervienne. Le bitcoin fonctionne comme l’or : il n’est plus détenu pour acheter, il est détenu pour se valoriser. Il risque donc de perdre du fait de la spéculation son caractère d’échange. Il faudrait donc une règle d’émission et par conséquent un organe régulateur. Soit les créateurs du bitcoin enchaînement la création de bitcoins en cascade de manière à fournir de la liquidité en permanence pour éviter que le cours du bitcoin se déconnecte du cours de référence d’origine, soit il se transforme en actif qui fait l’objet de spéculation – y compris des utilités non légales, comme les trafics, le paiement d’activités illicites, le blanchiment d’argent. Mais si on cherche à réguler le bitcoin on va le tuer. Que le bitcoin soit moins moral qu’une autre monnaie n’est pas un argument : on n’a pas attendu le bitcoin pour les places offshore. Les m^mes banques qui accusent le bitcoin sur cet aspect ont d’ailleurs toutes des filiales dans les places offshore. Le trafic des armes et de la drogue n’est pas nouveau non plus avec des montants incomparablement supérieurs au bitcoin. Ce qui est vrai c’est que le bitcoin peut permettre des transactions invisibles pour le fisc, mais ce n’est pas ce qui construit sa valeur. S’il y a eu une bulle sur le bitcoin c’est davantage dû aux atteintes sur les comptes chypriote ou au contrôle des changes en Argentine et aussi parce le bitcoin a un coût de transaction largement inférieur à celui des cartes bleues, Paypal et Western Union. C’est cet aspect « low cost » qui fait vraiment peur aux banques. Parmi les monnaies complémentaires, l’or pourrait reprendre son rôle monétaire. La confiance On connaît Fort Knox comme étant une forteresse imprenable. Cet endroit a été créé pendant le New Deal pour abriter tout le stock d’or que le président Roosevelt avait imposé aux américains de céder à l’état pour démonétiser l’or qu’il considérait comme un obstacle à la reprise économique. Il a utilisé la puissance de l’état pour empêcher les transactions en or et jusque dans les années 70 les Américains ne pouvaient posséder que quelques bijoux. Par contre, les bitcoins ne sont pas une menace pour les monnaies officielles parce que dans le cas d’une menace … le pouvoir interviendra. Pour autant de telles monnaies pourraient bien concurrencer ou remplacer les monnaies officielles. Ce n’est pas impossible. Ainsi en ex Yougoslavie, lors de la guerre dans les années 90. La monnaie nationale était le dinar yougoslave, très largement manipulée par le pouvoir central serbe et Milosevic pour financer son effort de guerre. La banque centrale a fait marcher la planche à billet, ce qui a généré une hyper-inflation. Les Monténégrins, les Croates et les Slovènes ont alors utilisé une monnaie complémentaire qui état le deutschemark, ce qui a évité que les gens soient ruinés. D’ailleurs le Monténégro en 1993 a déclaré que le DM était sa monnaie officielle – et aujourd’hui il déclare officiellement que l’euro est sa monnaie officielle bien que ce pays n’appartienne pas à la zone euro. Leur balance commerciale positive grâce au tourisme a permis de récupérer les euros nécessaires aux échanges et à la thésaurisation. Ce scénario peut se produire compte tenu du comportement de la BCE, de la FED et du Japon. Cependant, l’euro au Monténégro ou le dollar dans certains pays d’Amérique Latine ne peuvent pas être considérés comme des monnaies complémentaires. C’est plutôt un phénomène de fuite d’une monnaie nationale trop menacée vers une monnaie internationale reconnue. Ce qui fait la réalité d’une monnaie c’est l’existence de règles d’émission. La point fondamental, encore une fois, est la confiance. La confiance précède la monnaie. Par exemple, au XVIIe siècle, les navires français qui ravitaillent le Canada arrivent en retard avec la paie des soldats. Pour payer ses soldats, le gouverneur du Québec décider alors d’employer un jeu de cartes à jouer sur lequel il signe. Le support est important :il doit être difficile à reproduire. Même chose pour les monnaies émises dans les villes assiégées. Mais pour une monnaie il faut trois personnes : un émetteur, la personne qui accepte de recevoir cette monnaie et il faut un tiers garant. Au final, avons-nous besoin de monnaies complémentaires ? Ce besoin peut être local. D’autre part l’évolution de la technologie aura forcément un impact sur la monnaie. Ensuite les banques centrales vont continuer à faire « n’importe quoi » avec la monnaie : taux à 0%, planche à billets, prêts gigantesques aux banques pour éviter la faillite et l’écroulement du système – ce qui ne fait que reporter dans le temps cet effondrement. Ces comportements vont dans la sens de la nécessité des monnaies complémentaires, notamment celles qui sont gagées sur des matières premières, l’or … ou le bitcoin. La monnaie reflète la société mais surtout la hiérarchie des différentes monnaies correspondant aux différentes formes sociales que l’on trouve dans cette société : une grande entreprise ou une banque ne peut pas utiliser la m^me monnaie qu’un particulier. Quand votre fille vous fait un bisou parce que vous avez préparé un bon dessert … c’est une forme de monnaie !