12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 364 CHAPITRE 12 LES PLANTES EXOTIQUES ENVAHISSANTES Christophe Lavergne A Page de droite : Le longose, Hedychium gardnerianum, envahit particulièrement les sous-bois, ici celui de la laurisylve, aux Açores. Cette herbe se propage à la fois par la croissance de ses rhizomes au sol et par la dispersion de ses graines par les oiseaux. vec la banalisation des transports internationaux, les importations volontaires et involontaires de végétaux, les boisements artificiels d’essences exotiques, nous assistons à des intrusions intempestives d’espèces et à des extensions rapides et imprévues de plus en plus nombreuses. Elles peuvent prendre une allure de catastrophe écologique quand les nouveaux venus, trouvant dans le pays d’accueil un territoire favorable où aucun facteur ne limite leur expansion, se font envahissants au point d’éliminer parfois la flore indigène. Pourquoi une espèce végétale non envahissante dans son milieu d’origine, où elle vit en équilibre dans la végétation naturelle, est-elle capable de devenir une «peste» si elle est introduite dans un site étranger? Cette transformation est-elle due à des aptitudes architecturales, à des traits d’histoire de vie ou à l’absence de parasites et de prédateurs naturels? Implique-t-elle des changements dans le génome de la plante ? Bien que les invasions concernent divers groupes taxonomiques, nous n’aborderons ici que le problème des plantes vasculaires envahissant les milieux naturels et semi-naturels ; les mauvaises herbes et les plantes adventices des cultures seront exclues. Nous entendons par plantes exo- 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 366 Les plantes exotiques envahissantes 366 tiques envahissantes, ou invasives, des espèces introduites par l’homme, volontairement ou non, sur un territoire où elles n’existaient pas, produisant souvent de nombreux descendants fertiles pouvant être dispersés à des distances considérables des pieds mères, avec la capacité de recouvrir de grandes surfaces et de menacer les plantes indigènes et leurs habitats (Richardson et al., 2000). Nous discuterons ici les activités humaines à l’origine de l’introduction de plantes dans de nombreux pays, puis les mécanismes aboutissant à une invasion. Nous verrons ensuite les conséquences de cette dernière sur la biodiversité, et enfin les moyens de lutte et les frontières de la connaissance en écologie des invasions. Histoire des invasions et mondialisation « The history of weed is the history of man. » Anderson (1952) La dérive des continents et les barrières géographiques – océans, lacs, montagnes, déserts, îles – ont permis, au cours de l’évolution, l’apparition et la diversification des espèces. La mondialisation actuelle, avec les échanges internationaux et les introductions multiples de plantes, entraîne une sorte d’évolution inversée ou de dérive des continents à rebours. Des espèces éloignées les unes des autres pendant des millions d’années se trouvent à nouveau réunies. Ces rapprochements subits des flores ne sont pas sans conséquences : les barrières étant rompues, les espèces les plus compétitives déploient leurs stratégies d’établissement et colonisent, avec l’aide de l’homme, de nouveaux territoires. Pour survivre, de nombreuses espèces indigènes se réfugient dans des sanctuaires de végétation originelle ou, ne pouvant résister à l’envahisseur, elles disparaissent. Au cours de l’évolution, « toutes les espèces sont ou ont été des envahisseurs à un moment de leur histoire » (Gouyon et al., 1989). Nous connaissons mal les paléoinvasions, mais il est certain que les invasions biologiques sont naturelles et ont toujours existé. Si le tamarin des Hauts, Acacia heterophylla, est endémique de la Réunion, son ancêtre est arrivé sur l’île depuis l’Australie, sous la forme de graines transportées par un cyclone ou bien par des courants marins ; sur les hauteurs de l’île, les graines ont pu germer, puis se différencier en une nouvelle espèce. Comme de nombreux acacias, il a probablement colonisé d’importants espaces vierges avant de trouver un équilibre entre 1 200 et 2 300 m d’altitude, où il forme actuellement une forêt indigène typique. À l’heure actuelle, le rythme des migrations de plantes assistées par l’homme s’accélère et celui des invasions aussi. À la Réunion, avant l’arrivée de l’homme il y a 300 ans, un genre s’installait tous les 5 000 à 6 000 ans, et la radiation évolutive des genres a produit 833 espèces indigènes. Le taux d’introduction actuel est 50 000 à 60 000 fois plus rapide. COMMENT UNE PLANTE EST-ELLE INTRODUITE? Les activités humaines jouent un rôle crucial dans l’introduction et la dispersion des plantes. Les introductions sont pour la plupart volontaires, mais certaines espèces franchissent clandestinement les frontières et empruntent des chemins insoupçonnés. Selon son intérêt, ornemental, médicinal ou agricole, une plante va être propagée plus ou moins rapidement, l’homme étant le vecteur le plus efficace pour rompre l’isolement géographique. Les plantes ornementales, beautés fatales Le marché des plantes ornementales est actuellement la source la plus importante d’introduction de belles créatures parfois envahissantes. L’industrie végétale, aujourd’hui en pleine expansion, propose à travers les hypermarchés, les jardineries et les pépinières un choix considérable d’espèces, variétés ou cultivars, sans se soucier du potentiel invasif que présentent certaines d’entre elles. Ce commerce vert entraîne des flux de plantes venant des quatre coins du monde ; des milliers d’espèces, avec ou sans fleurs, sont introduites officiellement, en vertu d’un fâcheux libre-échange dicté par l’Organisation mondiale du commerce. Il est facile de commander et de recevoir par Internet des graines en provenance du Japon, d’Australie, d’Amérique ou d’Afrique. En Europe, aucune loi n’empêche la circulation de graines par colis postal. Peut-être avez-vous déjà ramené de vos voyages, pour votre jardin, des fruits, des graines ou des boutures ? Chez combien de passionnés de plantes succulentes, palmiers, bambous ou orchidées, ce geste est-il devenu une obsession ? Mimosa, buddleia, berce du Caucase, herbe de la pampa, rhododendron, griffe de sorcière en Europe, Cryptostegia, Thunbergia, tamaris ou troène en Australie, chèvrefeuille, clématite vigne blanche, genêt à balai ou passiflore-banane en Nouvelle-Zélande, lantana, jacinthe d’eau, tulipier du Gabon, longose dans les régions tropicales : toutes ces espèces sont devenues des « beautés fatales » dans leur pays d’introduction. L’agriculture, source d’introductions La diversification agricole a entraîné la culture à grande échelle de nombreuses plantes introduites à valeur économique ; débarrassées de leurs ennemis naturels, elles fournissent des récoltes rentables. Certaines d’entre elles, devenant prolifiques, échappent à la domestication, envahissent les espaces naturels et menacent la survie des plantes indigènes. Les Légumineuses fourragères ou antiérosives détiennent le record du nombre d’espèces envahissantes. Des paysages évoquant la Bretagne, dominés par l’ajonc d’Europe, Ulex europaeus, sont apparus en Amérique, en Afrique, à la Réunion, en Asie, en Indonésie, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Japon. Dans les années 1930, le service américain de protection des sols a multiplié et vendu aux agriculteurs des millions 367 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 368 Les plantes exotiques envahissantes 368 de kudzus, Pueraria montana var. lobata, une liane d’Asie, afin de prévenir l’érosion des sols arables. Aujourd’hui, le kudzu a transformé les paysages, recouvrant tout sur son passage, en Floride, à Hawaii et dans le Transvaal, en Afrique du Sud. Recommandé pour le reboisement et comme plante fourragère, le petit arbre Leucaena leucocephala forme actuellement d’immenses fourrés impénétrables dans toutes les îles indopacifiques où il a été introduit. Quant à Prosopis juliflora, il a colonisé des millions d’hectares dans le Queensland australien. Des plantes introduites pour l’aménagement du territoire Pour végétaliser les bords de route, voies ferrées et espaces publics, les paysagistes choisissent leurs plantes selon des critères esthétiques et économiques, leur type biologique, leur forme, le volume final occupé, la commodité de culture et d’entretien ; leur potentiel envahissant n’est pas pris en compte, négligence très onéreuse quand il s’agit de contrôler l’herbe de la pampa, Cortaderia selloana, en Aquitaine, aux abords des autoroutes transformées en prairies argentines, ou dans le Midi, en Camargue en particulier. Certaines espèces exotiques sont utilisées pour lutter contre l’érosion des sols ou pour stabiliser les dunes : le genêt à balai, Cytisus scoparius, d’Europe atlantique et centrale, a été volontairement propagé en Amérique du Nord, où il a recouvert plus de 800 000 ha de prairies et de forêts. Les genêts étant très inflammables, l’intensité et la fréquence des incendies ont augmenté. Des bactéries fixant l’azote atmosphérique vivent en symbiose dans leurs racines, d’où un enrichissement du sol en azote qui exclut diverses espèces indigènes ne pouvant tolérer ce processus. Des ligneux exotiques pour la sylviculture La surconsommation de bois a entraîné l’introduction de centaines d’espèces ligneuses exotiques. Des milliers d’hectares d’essences à croissance rapide, demandant peu d’entretien, assurent une production rentable. Les programmes d’aide aux pays en voie de développement font la promotion de pins et d’eucalyptus. Binggeli et al. (1998) estiment que 235 espèces d’arbres et d’arbustes introduits se sont établies et propagées dans les milieux naturels à travers le monde. En Afrique du Sud, les plantations d’acacias, d’eucalyptus et de pins ont conduit à l’épuisement des ressources en eau et à l’envahissement du fynbos, l’un des milieux naturels les plus riches du monde. La responsabilité des botanistes et des industriels Introduit comme plante fourragère, Leucaena leucocephala (ici en fleur) est devenu très envahissant dans les îles indo-pacifiques. Il est extrêmement difficile de l’éliminer car ses graines peuvent persister dans le sol pendant des dizaines d’années. Les jardins botaniques sont la porte d’entrée de nombreuses plantes envahissantes. Certains, comme le jardin de Pamplemousse à l’île Maurice (1729), celui de Jamaïque (1774) ou celui de Peradeniya au Sri Lanka (1821), ont été les lieux privilégiés d’introductions à des fins économiques, médicinales ou ornementales. Un réseau d’échanges entre jardins botaniques existait à l’époque coloniale, dirigé depuis la ville de Kew. 369 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 370 Les plantes exotiques envahissantes 370 La liane papillon Hiptage benghalensis est capable d’étrangler littéralement son support – ici le tronc et les branches du bois d’ortie (Obetia ficifolia), une espèce endémique menacée aux Mascareignes. Hiptage benghalensis agit comme un véritable « cancer végétal » pour les restes de forêt indigène : elle recouvre la végétation en formant un matelas au-dessus de la canopée et étouffe les arbres, qui disparaissent écrasés sous son poids. Il est impossible d’empêcher le vent d’emporter des graines, un oiseau de consommer des fruits ou un visiteur de prélever des graines ou une bouture. C’est ainsi que les samares de la liane papillon, Hiptage benghalensis, se sont envolées du jardin de Pamplemousse pour coloniser toutes les reliques de forêts sèches. Le laurier de Victoria, Pittosporum undulatum, originaire d’Australie et introduit en Jamaïque en 1883, s’est échappé du Cinchona Botanic Garden, envahissant plus de 1 300 hectares de forêts primaires (Goodland et Healey, 1996). En 1990, au cours d’un programme de diversification des fruits tropicaux, le département des productions fruitières et horticoles du CIRAD a introduit à la Réunion la grenadine-banane, Passiflora tripartita var. mollissima, une passiflore très envahissante en Nouvelle-Zélande et à Hawaii ; cette liane connaît un certain succès et commence à se naturaliser. De même, l’icaquier, Chrysobalanus icaco, a été officiellement introduit sur l’île alors qu’il était connu pour être invasif aux Seychelles et en Polynésie française. Cette introduction volontaire à la Réunion montre à quel point est faible la prise de conscience des risques d’invasion. Les voies d’introductions involontaires ou accidentelles Des graines d’espèces envahissantes sont parfois introduites accidentellement, mélangées à des semences importées. Des akènes de Parthenium hysterophorus, une mauvaise herbe d’Amérique subtropicale, ont ainsi été introduits involontairement avec des céréales importées pour venir en aide à l’Éthiopie touchée par la famine dans les années 1980. Depuis, le Parthenium ne cesse de s’y propager, créant de graves problèmes agricoles, d’environnement et de santé humaine – intoxications dues à sa tisane, plante et pollen allergènes. Certaines pestes végétales ont fait gratuitement le tour du monde dans des conteneurs de marchandises, des sacs de terre ou des pots de fleurs. Des graines font de l’« auto-stop », collées aux vêtements, aux 371 L’arbuste Chrysobalanus icaco a été introduit autrefois pour lutter contre l’érosion des sols. Mais qui aurait prévu qu’il formerait des fourrés impénétrables aux Seychelles, à Madagascar et en Polynésie française ? 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 372 Les plantes exotiques envahissantes 372 chaussures, aux poils du bétail, aux machines ou aux roues des véhicules. Des graines de Miconia calvescens ont été introduites en provenance de Tahiti dans les îles éloignées des Marquises sur les roues et les chenilles d’engins et de bulldozers sales, ou avec des graviers ou du sol contaminés. Le séneçon du Cap, Senecio inaequidens, a été introduit involontairement en Europe par l’industrie lainière avec des matières utilisées dans les tanneries à la fin du XIXe siècle. Sa très forte expansion dans le sud et l’ouest de l’Europe s’explique par une dispersion efficace des graines, empruntant toutes les voies de communication possibles : l’eau, le vent, les animaux, les véhicules (Muller et al., 2004). LES MÉCANISMES DE L’INVASION Par quel mécanisme une espèce introduite devient-elle envahissante ? Comment une espèce naturalisée qui ne posait initialement aucun problème peut-elle ensuite occuper à ce point l’espace environnant ? Chaque espèce envahissante a-t-elle des capacités à envahir qui lui sont propres ? Sont-elles inscrites dans le génome ? L’aptitude à envahir est-elle liée à la vulnérabilité du milieu ou à des éléments extérieurs facilitateurs ? Est-ce encore une histoire de temps ? L’écologie des invasions est en plein essor depuis les années 1980 et, malgré des questions non résolues, elle apporte quelques réponses. Parmi les espèces introduites, combien deviennent envahissantes ? Les introductions de plantes sont nombreuses sur tous les continents, mais très peu d’espèces se comportent en envahisseurs. La règle des trois 10 nous donne une estimation de la proportion d’espèces introduites devenues envahissantes (Williamson et Brown, 1986). Seulement 10 % des espèces introduites s’acclimatent à leur nouveau milieu ; 10 % de ces espèces acclimatées s’établiront durablement en se naturalisant, et 10 % de ces espèces naturalisées deviendront envahissantes. Cet ordre de grandeur, établi pour la flore européenne, reste valable pour d’autres régions et pour divers groupes taxonomiques. Comment une plante introduite devient-elle envahissante ? Chaque plante introduite, soumise à un parcours du combattant, devra franchir des barrières physiques, climatiques, biologiques, temporelles et aléatoires. Dans son nouvel environnement, elle devra s’adapter 373 Nombre d’espèces végétales introduites, naturalisées et envahissantes dans différentes régions insulaires ou continentales Îles/pays Nombre d’espèces introduites Nombre d’espèces naturalisées Nombre d’espèces envahissantes Sources France > 1 100 479 61 Weber (1997), Aboucaya (1999), MNHN (2003-2006) Afrique du Sud > 9 000 > 1 000 160 Henderson (1998), Nel et al. (2004) NouvelleCalédonie > 1 400 360 64 Meyer et al. (2006) NouvelleZélande > 20 000 2 319 217 Owen (1997), Randall (2002) Hawaii > 10 000 1 270 469 Staples et Cowie (2001), Eldredge (2006) Polynésie française > 1 800 > 590 > 70 Meyer, données non publiées Réunion > 3 000 850 > 50 Lavergne, données non publiées aux sols, aux climats, aux perturbations, aux pathogènes, aux insectes et mammifères herbivores. Il lui faudra ensuite se reproduire et établir des populations stables. Les espèces cultivées, spontanées ou adventices des cultures n’atteignent ce stade que si elles sont maintenues par l’homme ; puis elles doivent s’échapper du champ, du jardin ou du bord de route. Elles passent la barrière qui les empêchait de redevenir sauvages : elles se naturalisent. Elles doivent alors sauter la dernière barrière, c’est-à-dire exploiter les conditions favorables de l’habitat d’accueil, une perturbation par exemple : elles sont devenues envahissantes. Une importante notion explique pourquoi une espèce naturalisée peut devenir envahissante : c’est la phase de latence précédant l’invasion, entre la date d’introduction et le début de la phase de croissance exponentielle de cette invasion (Kowarik, 1995). La période de latence peut atteindre une centaine d’années. Trois catégories de facteurs marquent la fin de cette phase de latence et déclenchent l’invasion (Crooks et Soulé, 1999): • l’augmentation du taux de croissance de la population et l’expansion de l’aire de distribution, dépassant un seuil critique ; 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 374 Les plantes exotiques envahissantes 374 • le changement d’un facteur environnemental : introduction d’un herbivore, pollinisateur ou disséminateur, incendies, cyclones, sécheresse, inondations, eutrophisation, déforestation, etc. ; • une adaptation génétique : hybridation, recombinaison, mutation ou introgression. Le filao, Casuarina equisetifolia, est devenu envahissant en Floride soixante-cinq ans après son introduction, à la suite du passage de deux cyclones. Le banian de Malaisie, Ficus microcarpa, a envahi la Floride quarante-cinq ans après l’introduction de l’hyménoptère pollinisateur Eupristina (Parapristina) verticillata. Comment s’explique le succès d’une invasion ? La réussite d’une invasion est due à la combinaison de caractères propres à la fois à l’espèce envahissante et à l’environnement colonisé. Il est impossible de dresser le portrait type de l’envahisseur idéal, la nature aléatoire des processus d’invasion rendant difficile l’interprétation de leur déterminisme. Cependant, certains traits communs dominants peuvent être soulignés. Au départ, un facteur va conditionner la réussite de l’invasion, c’est la pression de propagules, c’est-à-dire le nombre de fois où l’espèce est introduite et le nombre d’unités reproductrices arrivant en même temps : rhizomes, boutures, graines… Avec une forte pression de propagules, les populations de plantes envahissantes croissent rapidement. Divers facteurs aléatoires, comme la taille de l’inoculum initial, le temps de résidence, ou temps depuis l’introduction, et d’autres événements accidentels, sont aussi importants. Le risque qu’une espèce envahisse ou qu’un écosystème soit envahi augmente avec le temps de résidence. L’absence d’ennemis naturels dans le pays d’introduction explique en partie l’invasion par une plante exotique qui se trouve libérée de tout contrôle biologique. Les invasions peuvent se faciliter les unes les autres et les espèces envahissantes agissent alors en synergie. C’est le cas de la centaurée du solstice, Centaurea solstitialis, du Moyen-Orient et d’Europe méridionale, qui a couvert 10 millions d’hectares en Californie. Cette petite herbe exotique a enfoncé la porte de l’écosystème initial, permettant à beaucoup d’autres plantes envahissantes de s’établir (Morghan et Rice, 2005). À la Réunion, l’arbrisseau Clidemia hirta s’est propagé principalement grâce au bulbul orphée, Pycnonotus jocosus, un oiseau disséminateur devenu lui-même très envahissant (Mandon-Dalger et al., 2004). En Méditerranée, l’invasion par les griffes de sorcière a été facilitée par les rats et les lapins, vertébrés par ailleurs très prolifiques (Bourgeois et al., 2005). Comment fonctionne une plante envahissante ? Chaque plante envahissante possède une stratégie d’invasion modulable, les traits biologiques de l’espèce s’adaptant ingénieusement au contexte de l’aire d’introduction. Beaucoup d’envahissantes sont des plantes pionnières de zones ouvertes dotées de ce que l’on appelle en écologie une « stratégie r » : croissance et reproduction rapide, durée de vie courte, graines à faible longévité, germination rapide. Certaines aptitudes architecturales peuvent être avantageuses Clidemia hirta est un envahisseur redoutable des lisières et trouées forestières, des sous-bois de forêts ouvertes, mais aussi de cultures en région tropicale. Selon une étude récente, son aptitude à envahir semble liée à l’absence d’ennemis naturels dans l’aire d’introduction. Une espèce qui, du fait de la disposition de ses axes, est capable d’occuper l’espace et ainsi de s’approprier l’énergie lumineuse sera plus compétitive. La ronce asiatique Rubus alceifolius, mi-buisson, mi-liane, grimpe aux arbres et les étouffe. Le longose, Hedychium gardnerianum, colonise les sous-bois forestiers grâce à la croissance sympodiale de ses rhizomes rampants et à la production de tiges feuillées dressées. Larges et disposées horizontalement, les feuilles absorbent plus de 90 % du flux lumineux, ce qui a pour conséquence d’assombrir le sous-bois et d’empêcher la régénération des autres espèces. 375 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 376 Les plantes exotiques envahissantes La reproduction est généralement importante et précoce Importé comme ornemental, Miconia calvescens occupe maintenant les deux tiers de Tahiti. Il mobilise de nombreux efforts de lutte à Hawaii, où il s’est établi. Son arrivée dans d’autres îles tropicales doit faire l’objet d’une haute surveillance. À Tahiti, un Miconia calvescens à peine âgé de quatre ans produit 200 000 graines par an, et un arbre plus vieux en produit 10 à 20 millions (Meyer et Florence, 1996). Le résultat est là : « Vue d’avion, [la plante] forme une moquette émeraude sans accroc sur les deux tiers des pentes volcaniques de Tahiti. Impeccable : pas la moindre cime feuillue différente ne dépasse. Et le sous-bois dénudé ressemble à celui d’une sapinière artificielle. […] Miconia calvescens est la peste absolue des îles du Pacifique » (Le Monde, 12 décembre 1997). Une sexualité efficace est utile mais non obligatoire, certaines espèces envahissantes ne se multipliant que de façon végétative. Dans les Mascareignes, le choca, Furcraea foetida, ne peut se reproduire sexuellement puisque son pollinisateur spécifique, peut-être une chauve-souris d’Amérique tropicale, n’a pas été introduit. Il se multiplie végétativement grâce aux milliers de bulbilles qui naissent sur des inflorescences dépassant trois mètres de haut : tous les individus ayant envahi l’archipel forment un clone. Les capacités de dispersion sont très efficaces Les plantes capables de disperser leurs diaspores (fruits, semences, fragments de rhizome…) à la fois sur de courtes et de longues distances peuvent être des envahisseurs redoutables. La dispersion à courte distance est assurée par simple gravité (barochorie) ; à longue distance, elle nécessite des agents disséminateurs, vent, eau ou animaux. Certaines espèces jouent sur plusieurs moyens de dispersion, comme le noyer (Juglans regia), qui est disséminé à la fois par gravité, par des oiseaux ou des mammifères (zoochorie). Coloniser de nouveaux sites, c’est constituer d’autres foyers d’invasion. Certaines graines peuvent résister aux incendies et en ont même besoin pour germer ou être dispersées par ouverture des fruits, comme celles de Melaleuca quinquenervia et de Pinus radiata. À l’échelle paysagère, les réseaux fluviaux ou routiers sont des voies privilégiées de propagation des invasions végétales. Pour les plantes rudérales, ornementales et alimentaires, l’homme est le principal moteur de dispersion au niveau mondial. Certaines aptitudes génétiques peuvent jouer un rôle important Les plantes dotées d’une grande variabilité génétique et les polyploïdes sont de bons candidats à l’invasion. La polyploïdie maintient une diversité génétique élevée, augmente la compétitivité et l’adaptabilité de l’espèce. Une plante introduite peut également devenir envahissante en ajustant son phénotype aux nouvelles conditions d’habitat (plasticité phénotypique) ou en créant des écotypes par adaptation génétique. Deux espèces de Cortaderia en Californie illustrent l’influence des gènes sur le comportement invasif. Cortaderia jubata produit des graines viables sans fécondation (apomixie). Les individus forment des clones avec peu de variation génétique ; cette espèce n’envahit que les littoraux abandonnés par l’homme. À l’inverse, C. selloana, qui se reproduit par graines issues de fécondation croisée, montre donc une diversité génétique considérable et peut aussi envahir des habitats naturels à l’intérieur des terres (Lambrinos, 2002). Les hybrides sont également d’excellents envahisseurs, comme en témoigne en Europe la vigueur hybride de la renouée de Bohême, Fallopia x bohemica (syn. Reynoutria x bohemica), beaucoup plus envahissante que ses plus proches parents, Fallopia japonica et F. sachalinensis, qui, restant généralement stériles, se multiplient végétativement (Pysek et al., 2003). La flexibilité du système de reproduction associée à des remaniements génétiques peut être la clé du succès d’une invasion : en Méditerranée, les envahissantes griffes de sorcière, Carpobrotus edulis, devenues autofertiles ^ 376 377 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 378 Les plantes exotiques envahissantes 378 et supportant bien la « consanguinité », ont la capacité de se reproduire sans partenaires sexués ni pollinisateurs (Suehs, 2005). Pourquoi et comment certains habitats sont-ils envahis ? Tous les écosystèmes peuvent être envahis, mais certains ont plus de chances de l’être que d’autres, surtout s’ils sont perturbés et riches en éléments nutritifs. La résistance de certains habitats aux invasions reste encore énigmatique. On peut définir l’invasibilité d’un habitat par sa vulnérabilité aux invasions. Les îles sont bien plus vulnérables que les continents. La vulnérabilité accrue des habitats urbains et agricoles tempérés ou des forêts des bords de fleuve n’est plus à démontrer. Le Nouveau Monde est aussi plus sensible que l’Ancien. Les environnements extrêmes – zones alpines, forêts équatoriales, marécages, déserts ou plages sableuses – sont peu sensibles aux invasions, jusqu’au jour où une espèce « préadaptée » à l’habitat arrive et envahit tout. Les perturbations du milieu, naturelles ou anthropiques, jouent un rôle déterminant dans le déclenchement des invasions : sur les coulées volcaniques récentes d’Hawaii et de la Réunion, les plantes introduites empêchent le retour à la forêt d’origine, car la recolonisation par les plantes indigènes est beaucoup plus lente. On pense habituellement qu’une espèce est peu capable d’envahir un habitat indigène non perturbé, mais de nombreux cas montrent que cette résistance aux invasions n’est qu’un mythe, au moins dans les îles. Le miconia à Tahiti ou le troène de Ceylan à la Réunion continuent d’envahir des forêts indigènes (Meyer, 1994 ; Lavergne et al., 1999). L’invasibilité varie aussi selon la structure de la communauté végétale résidente (Rejmánek et al., 2005) : une friche dominée par des Légumineuses est plus vulnérable aux envahissantes nitrophiles (PrieurRichard et al., 2002) ; les prairies sont plus résistantes aux invasions en Europe, alors qu’elles sont très sensibles ailleurs (Pysek et al., 2002). Un autre facteur favorisant l’invasion est la disponibilité des ressources et de l’espace, qui augmente en cas de perturbations. Les espèces envahissantes prospèrent mieux quand les ressources en eau, en éléments nutritifs et en lumière sont abondantes ; en revanche, dans les milieux pauvres, elles ont plus de mal à concurrencer les espèces indigènes, adaptées à leurs habitats depuis des millénaires. Cependant, Funk et Vitousek (2007) ont montré que certaines espèces exotiques peuvent envahir des milieux pauvres en utilisant efficacement les ressources disponibles. Pourquoi les îles océaniques sont-elles plus envahies que les continents ? Comme certains espaces continentaux isolés (lacs, marais, montagnes et vallées enclavées), les îles océaniques sont particulièrement sensibles aux invasions. Une montagne peut être considérée comme une île au milieu de zones plus basses. Plusieurs hypothèses ont été avancées. Du fait qu’elles sont isolées et géologiquement jeunes (à cause de leur origine volcanique), les îles océaniques sont caractérisées par une richesse spécifique relativement faible, un fort taux d’endémisme et surtout un déséquilibre taxonomique appelé dysharmonie – absence de certains groupes comme les amphibiens ou les mammifères carnivores et herbivores. Ainsi, la pauvreté en espèces, la structure simple des communautés et la rareté des interactions entre espèces rendent les écosystèmes insulaires plus invasibles, puisqu’elles en font des écosystèmes simples pouvant fournir des niches écologiques vacantes aux nouveaux venus (D’Antonio et Dudley, 1995). Les échanges limités avec les populations d’origine peuvent aussi entraîner des problèmes génétiques, comme la « consanguinité », qui fragilise les populations (Kaneshiro, 1995). Les moteurs de la sélection naturelle sur les continents sont les prédateurs et les parasites, les épidémies dévastatrices, les pâturages, le piétinement des herbivores et le passage fréquent des feux ; en l’absence de ces pressions de sélection, les espèces insulaires sont moins compétitives que les espèces continentales introduites. Mais la cause majeure des invasions massives dans les îles est certainement le bouleversement lié aux activités humaines, comme la déforestation et les extinctions massives et rapides des espèces indigènes. Dans les îles très peuplées, l’homme a introduit un nombre d’espèces végétales et animales considérable par rapport à celui des espèces autochtones et aux surfaces disponibles. Les îles volcaniques – la Réunion, la Polynésie française, Hawaii, les îles Galápagos ou Juan Fernández (voir le chapitre 20, deuxième partie) – détiennent des records en matière de diversité d’habitats au kilomètre carré, et les distances entre zones anthropisées et zones naturelles sont courtes ; par conséquent, une espèce introduite peut atteindre très rapidement tous les milieux qui lui sont favorables (Cronk et Fuller, 1995). Quels dégâts les plantes envahissantes provoquent-elles ? Les invasions sont reconnues comme la seconde cause d’érosion de la biodiversité mondiale, après la destruction et la fragmentation des habitats (Millennium Ecosystem Assessment, 2005), les îles océaniques et leurs écosystèmes originaux étant particulièrement touchés. Il est illusoire de considérer que certains écosystèmes demeurent des coffres-forts inaliénables ; même les secteurs montagneux ou polaires ne sont pas à l’abri des invasions. Les impacts directs ou indirects des pestes végétales sont complexes, imprévisibles et difficiles à mesurer. Le pire impact est certainement l’extinction d’une espèce indigène, mais il a rarement été démontré que les invasions par des plantes pouvaient être responsables d’extinctions. La disparition des espèces est principalement due à la dégradation ou à la perte de leurs habitats. En revanche, les plantes envahissantes peuvent empêcher la régénération des plantes indigènes en inhibant leur croissance et leur reproduction avec des composés toxiques (allélopathie) ou en accaparant toutes les ressources du sol. L’invasion est davantage le symptôme de modifica- 379 ^ 12-Les plantes exotiques envahissantes 380 13/06/08 12:08 Page 380 Les plantes exotiques envahissantes tions de l’environnement induites par l’homme que la cause de ces changements. Les plantes exotiques envahissantes produisent de sérieux effets sur la composition, la structure et le fonctionnement des écosystèmes en modifiant leurs conditions : lumière, hydrologie, cycles de décomposition de la litière, biochimie du sol, processus géomorphologiques, régime des perturbations, interactions plantes-animaux, réseaux trophiques entre communautés, etc. Une seule espèce peut altérer le fonctionnement de tout un écosystème : la recolonisation naturelle des coulées volcaniques est bloquée par le filao, Casuarina equisetifolia, à la Réunion et par Myrica faya à Hawaii, deux espèces fixatrices d’azote atmosphérique. Ces arbres capables de changer profondément un milieu sont qualifiés de « transformateurs » (Richardson et al., 2000). Un autre impact est l’homogénéisation des paysages, des habitats et des flores, certaines espèces pouvant former des couverts denses monospécifiques. Le goyavier-fraise, Psidium cattleianum, a remplacé des milliers d’hectares de forêt primitive à l’île Maurice, à Hawaii, à Norfolk et en Polynésie française. L’évaluation des impacts socio-économiques des invasions est malaisée. Le coût de la lutte, les pertes de productions agricoles, les dépenses de santé publique ou les conséquences d’une catastrophe écologique sont les retombées les plus faciles à chiffrer : pour les États-Unis, les dégâts environnementaux dus aux plantes envahissantes sont estimés à 123 milliards de dollars par an (Pimentel, 2005). Le coût de la disparition d’un habitat ou d’une espèce endémique rare est plus difficile à estimer. Ces pertes sont énormes en termes financiers, si l’on considère les retombées économiques du tourisme vert ou encore la valeur d’une espèce végétale en médecine ou en agriculture (McNeely, 1988). PEUT-ON GÉRER LES INVASIONS ? Si les pestes végétales majeures retiennent l’attention des autorités locales, en phase initiale d’invasion la menace, plus difficile à détecter, est rarement prise en compte. Les moyens sont souvent mobilisés trop tard, quand l’invasion concerne déjà un grand territoire et que la lutte, devenue trop coûteuse, n’a que peu de chances de réussir. Les opérations hâtives menées au coup par coup, sans véritable suivi, sont généralement vouées à l’échec. Le meilleur moment pour lutter contre une plante envahissante est la phase de latence, la prévention étant beaucoup moins onéreuse et plus facile à mettre en œuvre que la lutte curative. 381 Page de gauche : À la Réunion, le filao, Casuarina equisetifolia, parvient à bloquer la recolonisation naturelle des coulées volcaniques en formant une forêt monospécifique très sensible aux incendies et sous laquelle rien ne pousse. 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 382 Les plantes exotiques envahissantes 382 Les différents moyens de lutte L’objectif est de prévenir les invasions ou de les contrôler, dans le temps et dans l’espace. Les méthodes de lutte classiques commencent, avant même que l’on se lance dans la lutte proprement dite, par l’élaboration d’une stratégie qui se résume ainsi : surveiller, détecter, éradiquer, contenir, contrôler ou « vivre avec ». réduites. Elle nécessite d’importants moyens en produits phytocides, en appareillages et en main-d’œuvre. Non sélective, elle peut être dangereuse pour les milieux aquatiques et les nappes phréatiques. À Hawaii, on contrôle les longoses en injectant du metsulfuron méthyle dans les rhizomes à l’aide d’une seringue. Les arbres envahissants sont traités par application d’un herbicide directement sur les souches coupées. La lutte biologique La lutte manuelle ou mécanique Elle consiste à arracher, débroussailler ou couper les plantes envahissantes. Cette technique, très pratiquée même si son efficacité est limitée sur des invasions occupant de grandes surfaces, ne permet pas d’éradiquer une espèce, à moins que l’invasion ne soit traitée de manière précoce. La lutte manuelle s’avère très coûteuse à long terme, la régénération de l’espèce envahissante nécessitant le renouvellement fréquent de l’opération. À la Réunion, l’élimination de 70 tonnes de longoses sur un hectare de forêt indigène envahie coûte environ 24 000 € (Lavergne, 2005). Adopter une stratégie de lutte efficace Pour faire face aux invasions, la stratégie est d’intervenir de façon coordonnée dans tous les domaines concernés en impliquant l’ensemble des acteurs : décideurs, chercheurs, gestionnaires et usagers. Cette stratégie se fonde sur 8 points (Genovesi et Shine, 2003 ; Muller et al., 2004) : • bien connaître les espèces envahissantes, leur distribution, leur biologie, leur écologie, leur dynamique sur le territoire envahi : la recherche et la coopération internationale jouent un rôle essentiel ; • prévenir les risques d’invasion : réglementer les activités favorisant la dispersion, limiter les introductions accidentelles, protéger les écosystèmes isolés ; • informer et sensibiliser le public et les professionnels sur la menace des invasions ; • collecter, gérer et partager avec les techniciens et les gestionnaires l’information concernant les moyens de contrôle, les inventaires d’espèces, la recherche et la surveillance ; • intervenir le plus tôt possible en adaptant la lutte aux espèces préoccupantes et au contexte régional : surveillance, détection précoce et réaction rapide ; • atténuer l’impact et restaurer la biodiversité indigène par éradication, confinement et lutte ; • renforcer les cadres politiques, administratifs et juridiques : direction et coordination, analyse et développement, outils et approches, plans d’action, respect et application des dispositions ; • créer une structure de coordination des actions contre les espèces envahissantes au niveau national avec des relais régionaux : un observatoire des invasions coordonnera les actions ainsi que les ressources humaines et financières afin de renforcer les capacités de lutte, de recherche et de prévention. La lutte chimique à l’aide d’herbicides Cette forme de lutte est souvent associée à la lutte manuelle ou mécanique. Elle ne fonctionne que si elle est utilisée de manière chirurgicale, mais son efficacité est temporaire et ne peut concerner que des surfaces C’est une stratégie de lutte en voie de développement. Dans son pays d’origine, chaque espèce est contrôlée par des pathogènes, parasites et herbivores. Le principe est de rechercher les ennemis naturels de l’espèce dans l’aire d’origine, de les introduire dans la région envahie pour contenir les populations envahissantes, et d’établir un nouvel équilibre écologique entre les ravageurs et la plante cible à contrôler. Le but poursuivi est, en diminuant la densité de cette espèce cible, d’atténuer la compétition avec les espèces indigènes, mais cela ne permet pas l’élimination totale de l’espèce envahissante. Il faut compter plus de dix ans d’étude pour mettre au point la lutte biologique. Il est difficile de prévoir son niveau d’impact et, généralement, elle ne produit que 50 % de réussite. Cependant, elle fait ses preuves depuis une cinquantaine d’années et ses effets sont durables : une fois établis, les agents de lutte pullulent et se propagent naturellement. De plus, cette méthode est sélective vis-à-vis des autres espèces et donc sans danger pour l’environnement, comme le montre le contrôle biologique du cactus Opuntia stricta en Australie par les larves du papillon Cactoblastis cactorum. La lutte écologique Elle tient compte des points faibles de la plante envahissante, de la vulnérabilité de l’écosystème, des techniques disponibles et des contraintes socio-économiques. Contrôler les facteurs de propagation, limiter les perturbations liées aux activités humaines, maintenir les milieux naturels ou les restaurer sont des moyens écologiques pour limiter l’intrusion et la prolifération des plantes envahissantes. L’adaptation des pratiques agricoles, le feu, le pâturage ou encore l’enrichissement du sol en carbone constituent d’autres formes de lutte écologique. On peut aussi reconstituer un couvert végétal à l’aide d’un arbuste envahissant à courte durée de vie, comme Solanum mauritianum, facilitant l’implantation d’espèces indigènes. À l’échelle régionale, en combinant plusieurs techniques, la lutte s’intègre à l’aménagement du territoire. 383 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 384 Les plantes exotiques envahissantes 384 385 La prévention Cette dernière stratégie de lutte vise à éviter l’introduction de nouvelles espèces envahissantes, à empêcher la propagation de plantes potentiellement envahissantes et à limiter l’extension d’invasions localisées. En ce qui concerne le premier objectif, on adapte la réglementation aux importations végétales : le Weed Risk Assessment australien évalue le risque d’invasion avant l’introduction d’une espèce. Chaque espèce reçoit une note, basée sur son histoire comme envahissante dans d’autres régions du monde, ses exigences climatiques et ses traits biologiques. Pour atteindre le deuxième objectif, il faut surveiller et intervenir rapidement avant le début d’une invasion : ce système d’alerte est calqué sur les modèles de détection précoce et d’intervention rapide en cas de départ d’incendies ou d’apparition d’épidémies. La prévention nécessite aussi l’éducation, la sensibilisation et l’information des acteurs de tous les niveaux, ainsi que l’organisation d’un réseau d’échanges améliorant l’accès à l’information et sa diffusion. Les conflits d’intérêts Aux frontières de notre connaissance des invasions Le domaine de l’écologie des invasions reste peu exploré. Depuis les années 1980, d’énormes progrès ont été réalisés en matière de concep- tualisation, d’étude et de contrôle de cas précis d’invasion et d’habitats envahis. De nouveaux concepts permettent des généralisations plus solides (Richardson et Pysek, 2006). De nombreux efforts ont porté sur le pouvoir envahissant des espèces, ainsi que sur l’invasibilité et la résistance biotique des habitats. Il est encore difficile de généraliser le fait que les communautés les plus diversifiées soient les moins invasibles : nous l’avons vu, le niveau de résistance ou de vulnérabilité d’un habitat, riche ou pauvre en espèces, dépend des perturbations, des ressources disponibles, du climat, des facteurs liés à l’insularité, de la pression de propagules, de l’échelle et du contexte de l’observation. Pour comprendre les invasions et limiter leur impact, plusieurs pistes sont à l’étude : on tente ainsi de définir les traits de l’envahisseur type en relation avec les caractéristiques de chaque habitat. Les critères identifiant les espèces à fort potentiel envahissant sont utilisés pour prévenir des invasions futures. Des listes d’espèces envahissantes pour chaque région du monde se constituent, mais le manque de définitions standar^ Le goyavier-fraise, Psidium cattleianum, est l’exemple d’une plante envahissante entraînant des conflits d’intérêts. Importante source de revenus à la Réunion, où ses fruits, très appréciés, sont l’objet d’une fête annuelle ancrée dans les traditions, cet « or rouge » se développe, et des chercheurs travaillent à l’amélioration variétale et à l’optimisation de la production. Pourtant, cet arbuste est mondialement connu pour être envahissant et son impact sur les écosystèmes insulaires est incontestable. Les points de vue sont très divergents dans l’île, mais aussi dans d’autres territoires: à Hawaii, il a été envisagé de le contrôler par la lutte biologique. Le monde de l’horticulture est loin d’imaginer que ces belles plantes, multipliées par les jardiniers, peuvent devenir un cauchemar pour la nature. Il est difficile de faire admettre aux horticulteurs, paysagistes et responsables de l’aménagement du territoire que le tulipier du Gabon, Spathodea campanulata, est un arbre potentiellement envahissant qu’il ne faudrait plus planter au bord des routes. À la Réunion, plus de 130 tulipiers ont été plantés sur la piste d’une réserve naturelle, alors qu’à Tahiti des tulipiers colorent en rouge orangé des vallées entières. Le tulipier du Gabon, Spathodea campanulata, est un arbre majestueux. Mais sa plantation en ornement a entraîné l’invasion de vallées entières sur les îles d’O’ahu et de Maui (Hawaii) ainsi qu’à Tahiti (Polynésie française), comme on le voit ici. 12-Les plantes exotiques envahissantes 13/06/08 12:08 Page 386 Les plantes exotiques envahissantes 386 disées entraîne des confusions entre espèces naturalisées et espèces envahissantes. La recherche actuelle s’oriente vers l’étude des interactions entre les espèces envahissantes et entre elles d’autres espèces, comme les associations mutualistes ou hôte-pathogènes, et vers la capacité de ces dernières à résister aux invasions ou à les faciliter. Une recherche en cours vise à comprendre le déterminisme des rapides changements évolutifs – micro-évolution, coévolution, spéciation, polyploïdie – qui se produisent au sein des espèces envahissantes (Olden et al., 2004). La détection et l’évaluation des impacts sur les écosystèmes ne sont pas encore au point ; c’est une étape cruciale pour identifier les plantes envahissantes et orienter les efforts de lutte. Les sciences de la conservation se concentrent actuellement sur la gestion des invasions et la restauration des écosystèmes indigènes (voir le chapitre 12 du volume II). Le rapprochement de l’écologie et des sciences humaines, économiques et sociales pourrait fournir une nouvelle approche. La multiplication des études d’invasions à l’échelle planétaire devrait rendre plus robustes les essais de généralisation et de prévision, améliorant notre compréhension du phénomène et notre capacité à le gérer. Le suivi de l’invasibilité des écosystèmes et du comportement invasif des espèces selon les gradients climatiques serait essentiel pour comprendre ces changements globaux. UN BILAN EST-IL ENVISAGEABLE ? Les processus d’invasion, d’une grande complexité, sont un enjeu majeur pour la conservation de la nature. Les invasions ont toujours existé, mais leur rythme s’est accéléré avec celui des activités humaines : généralement silencieuses et invisibles, elles constituent aux yeux de la société un phénomène récent, dont le public commence tout juste à mesurer l’ampleur. La mise en œuvre d’une politique forte de sensibilisation et d’éducation est urgente. L’homme, le pire des envahisseurs, accélère les déplacements d’espèces, transforme les milieux et les rend plus invasibles. Un aspect préoccupant des changements climatiques et environnementaux est le risque qu’ils augmentent l’instabilité des écosystèmes, permettant à des plantes introduites, inoffensives pour l’instant, de se faire invasives. Les plantes exotiques envahissantes s’adaptent rapide- ment aux variations environnementales ; avec les changements globaux, elles prendront une place considérable dans les écosystèmes (Thuiller et al., 2007). L’invasion de la Méditerranée par l’algue tropicale Caulerpa taxifolia pourrait s’étendre au nord de l’Atlantique du fait du réchauffement de l’océan. En Antarctique, l’augmentation des températures et la diminution des précipitations entraînent la prolifération du pissenlit et des Graminées introduites, au détriment d’espèces autochtones telles que l’azorelle et le chou de Kerguelen. L’impact global des invasions est inquiétant, car nous ne connaissons pas l’issue du phénomène, son ampleur ni ses effets sur l’équilibre planétaire. Un nouvel équilibre sera-t-il atteint un jour ? Une chose est certaine : une redistribution des espèces et une restructuration des habitats s’opèrent sous nos yeux, et elles semblent irréversibles. La société actuelle accepte mal ce remaniement de la nature, même si elle en est à l’origine. Face à la mondialisation, aux changements climatiques globaux, à la crise de la biodiversité et à l’ampleur des invasions, l’homme est-il prêt à changer son comportement ? Les activités humaines, qu’il s’agisse des déplacements, des importations et des exportations de marchandises ou des activités de loisir, peuvent difficilement s’interrompre. Le défi à relever est immense : pour maintenir la biodiversité des écosystèmes et les services qu’elle nous rend à l’échelle mondiale, l’homme doit lutter contre ou vivre avec les plantes envahissantes, tout en renforçant les capacités de défense des habitats indigènes par une gestion adaptée. 387