
De l’asile à la politique de secteur : l’évolution des institutions et des soins psychiatriques à Bassens
sont en quelque sorte internés avec les malades dans les
pavillons, devant loger avec eux 24 heures sur 24 et res-
ter célibataires ; certains brutalisent les malades et ont
des habitudes alcooliques, le Dr Coulenjon souhaitant, en
1912, que ces habitudes disparaissent « au moins chez
ceux qui suivent les cours » [12]. Le turnover est élevé,
une partie notable du personnel travaillant à titre tempo-
raire ; certains descendent de la montagne pour travailler
l’hiver à Bassens, retournant garder leurs troupeaux au
printemps.
Il y eut certainement à toutes les époques des surveillants
de qualité et des médecins compétents, mais les conditions
sont telles que la situation de l’asile se détériore ; d’autant
plus que le prix de journée est très insuffisant (il ne dépasse
guère un franc par jour6au xixesiècle). Enfin, l’époque
n’est guère favorable. Si on avait mis au début l’accent
sur l’individu et le traitement moral, la fin du siècle est
l’avènement de l’ère des masses et la société, comme les
élites, ne manifestent pas, sauf exception, un grand intérêt
pour la condition des malades mentaux, laissés à leur triste
sort d’exclusion.
Le renfermement asilaire
Tous ces facteurs conditionnent une période sombre de
la psychiatrie, particulièrement à la fin du siècle. La visite
médicale quotidienne tourne au simulacre : le surveillant-
chef rassemble les malades ayant besoin de soins ; alignés
debout, en rang, ils attendent la visite du médecin-chef qui
les passe rapidement en revue en dictant le traitement au
surveillant : aspirine, chloral, aspirine, chloral, etc. Ce der-
nier est un sédatif employé largement, faute de mieux ; il
fait partie des médicaments nouvellement découverts, avec
le gardénal, efficace chez les épileptiques ; mais ils sont
sans effet sur les psychoses.
Le traitement moral proposé par les pionniers n’est
plus qu’un souvenir mais il faut dire que la psychiatrie
de l’époque manque de bases solides pour promouvoir
une psychothérapie plus évoluée ; les théoriciens de l’asile
avaient voulu en faire un instrument de guérison mais cela
reste une utopie ; l’autorité des soignants était censée conte-
nir la folie par la raison mais, dépourvu de moyens, l’asile
sombre progressivement dans l’autoritarisme, voire la vio-
lence. Aux chaînes ont succédé les camisoles de force ; les
patients perdent toute individualité : on appelle les femmes
mariées par leur nom de jeune fille, les patients sont habillés
dans des uniformes souvent médiocres et, au repas, ils ne
disposent que d’une cuillère, les fourchettes et les cou-
teaux étant prohibés pour des raisons supposées de sécurité,
etc., toutes ces pratiques se perpétuant jusqu’aux années
1960.
Le « gâtisme », aggravé par le manque d’attention
aux personnes âgées ou démentes, se développe et amène
6C’est le prix de journée pour les « indigents ».
la création de pavillons spécialisés où ces patients res-
tent couchés en permanence, macérant souvent dans leurs
excréments. Le climat d’autoritarisme, voire de répres-
sion, ne peut contenir l’agressivité et l’agitation de certains
malades ; on crée des pavillons d’agités où ces patients
sont placés en cellule comme dans une prison, souvent
sur la paille, leur rassemblement en un même lieu ne pou-
vant qu’aggraver la situation. L’isolement avec l’extérieur
s’est aggravé, comme la ségrégation interne, avec une sorte
de hiérarchie de la folie, depuis les patients calmes et tra-
vailleurs (les « bons malades ») jusqu’aux « incurables » et
aux « agités ».
Conservatisme et immobilisme7
La psychiatrie franc¸aise s’honore d’avoir eu dans ses
rangs des médecins de qualité qui ont fait de fines des-
criptions cliniques des affections mentales auxquelles on
peut encore se référer (Falret, Chaslin, Sérieux et bien
d’autres). Mais, dans la pratique asilaire, les observations
médicales sont succinctes et les certificats administratifs
se limitent à des descriptions stéréotypées, le diagnostic
de maladie mentale devenant synonyme d’incurabilité.
L’asile, comme on l’a dit plus tard, sécrète une sorte de
maladie asilaire qui aggrave et chronicise la maladie ini-
tiale.
De l’isolement préconisé au début pour créer un meilleur
climat de soins, on est passé à un véritable enfermement.
Faute de contact avec les familles, nombre de patients
restent à l’hôpital des dizaines d’années sans sorties ni
visites. Dans leur excellent livre sur l’histoire des hôpi-
taux en Savoie, Francis Stéfanini et Georges Dubois ont
bien décrit la situation dégradée à Bassens à cette époque :
« L’asile de Bassens était resté prisonnier de ses murs,
enfermant non seulement les aliénés mais aussi les méde-
cins et le directeur, plus préoccupés de “faire tourner”
l’institution que de remettre en cause ses principes fonda-
teurs et les pratiques en résultant, à savoir l’enfermement,
la séparation des malades de leur famille et de leur milieu
professionnel et le “collectivisme thérapeutique” ». Ces
auteurs évoquent les rapports administratifs surtout cen-
trés sur l’équilibre financier et les problèmes matériels et
relèvent l’immobilisme dans les rapports médicaux qui se
préoccupent de statistiques, de classification nosologique
ou de recherche biologique et ignorent les critiques du sys-
tème asilaire [14].
Nous ajoutons que l’asile franc¸ais est plus centralisé
et autoritaire que ceux d’Allemagne ou de Grande-
Bretagne. L’asile allemand est un asile-village avec de petits
pavillons, sans aucune clôture. En Grande-Bretagne, John
Conolly (1856) [15] préconise l’open-door et arrive à se
passer de la contrainte grâce à l’éducation et au nombre
7C’est ainsi que l’historien de la psychiatrie Zilboorg a caractérisé la
psychiatrie franc¸aise au xixesiècle [13].
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦9 - NOVEMBRE 2012 763
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