Des Français à São Tomé et Príncipe au temps de la colonisation portugaise Jacques-Dominique Benoist La plupart des Français d’aujourd’hui ignorent jusqu’à l’existence de São Tomé et Príncipe. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Sous la colonisation portugaise, ce petit archipel au large de l’Afrique avait une importance commerciale et géostratégique qui attira à plusieurs reprises, jusqu’à l’orée du 19ème siècle, la curiosité, et bien souvent la convoitise des diplomates, des corsaires et des pirates français. Si ces relations avec l’archipel n’ont guère laissé de traces dans l’Histoire de France, elles ne sont pas complètement oubliées des San-toméens. Il arrive que ces derniers, en parlant avec des touristes ou des coopérants français, fassent allusion en riant au caractère pas toujours amical, et en tout cas toujours mouvementé, des relations historiques entre les deux peuples. Première partie : 16e et 17e siècles* Les premiers Français : des visiteurs involontaires Les premiers Français qui débarquèrent à São Tomé ne se sentaient sans doute pas d’humeur à admirer la courbe harmonieuse de la baie où se nichaient les humbles maisons en bois du petit port ni les formes sereines du vert massif volcanique qui la domine. On était en 1526, et c’est en tant que prisonniers envoyés par le roi du Congo aux autorités portugaises, après confiscation de leur navire, que ces sujets du roi François Ier venaient de faire le voyage sur une caravelle depuis les côtes africaines. Certes, une lettre du souverain congolais recommandait avec insistance qu’il ne leur soit fait aucun mal et qu’on se contente de les réexpédier vers Lisbonne. Mais les marins portugais de l’équipage avaient entendu dire qu’un petit “caravellon” avait été pris par un navire français quelques mois auparavant alors qu’il effectuait le trafic entre S. Tomé et la côte de l’actuel Ghana. Les neuf Français prisonniers niaient être les auteurs d’un tel acte de piraterie. Mais on peut douter qu’il y ait eu d’autres navires français dans les parages au même moment. Aussi leurs geôliers au cours du trajet entre le Congo et S. Praia do Lagarto, São Tomé 48 Tomé s’étaient sûrement fait un plaisir de leur dépeindre sous les couleurs les plus effrayantes la sévérité des autorités de l’île. Quelques années auparavant, celle-ci était gouvernée par le capitaine João de Melo, un grand seigneur plutôt brutal et arrogant. Ne disait-on pas qu’il détenait dans sa maison de campagne un crocodile captif au fond d’une fosse, où il menaçait de jeter les rebelles à son autorité ? Les crocodiles d’une taille monstrueuse qui peuplaient l’île à l’époque de sa découverte, une quarantaine d’années plus tôt, n’avaient pas encore été tous exterminés, et faisaient l’objet de récits qui semaient l’épouvante. Les Portugais les appelaient “lagartos” (lézards) ; de nos jours, San-toméens et touristes viennent se baigner sur la Praia do Lagarto, où se dressent deux charmants hôtels, entre la capitale et l’aéroport, ignorant pour la plupart que le nom de cette plage lui a été donnée au temps où le capitaine De Melo y avait établi sa résidence campagnarde - et la fosse avec son hôte redouté. A vrai dire, en 1526, S. Tomé n’était plus gouvernée par la famille De Melo, dont la concession avait été révoquée, et le personnage chargé de représenter dans l’île l’autorité royale était un “corregedor”, apparemment plus respectueux des formes légales, nommé Bernardo de LATITUDES n° 17 - mai 2003 Segura. On peut penser quand même qu’ils n’en menaient pas large, ces Français aventureux qui, un an auparavant, s’étaient lancés à bord de leur nef sur les eaux de l’Atlantique sud pour aller commercer vers cette Afrique inconnue, bravant les interdits du roi du Portugal. Ils étaient sans doute les premiers de leur nation à avoir franchi l’Equateur et découvert dans l’hémisphère sud “au fond de cieux nouveaux des étoiles nouvelles”. Cabotant tout le long des côtes, ils avaient débarqué à M’Pinda, le port du Congo. Mais là, le souverain du pays, le Mani-Congo Mbemba Nzinga, connu sous le nom d’Afonso Ier depuis qu’il s’était fait baptiser et avait noué alliance avec le roi du Portugal, avait fait confisquer leur navire et sa cargaison ; puis il les avait remis à un bâtiment portugais pour qu’ils soient conduits à São Tomé, en application d’accords passés avec le souverain portugais, qui prohibaient tout commerce avec des ressortissants d’un pays tiers qui ne seraient pas munis d’une licence accordée à Lisbonne. Cet accord luso-congolais avait été signé en application d’un partage du monde entre le Portugal et la Castille décrété par le pape en 1493 (l’année du retour de Christophe Colomb de son premier voyage au Nouveau Monde) et qui était censé de ce fait avoir force de loi pour toute la Chrétienté. Aux termes de ce partage (précisé en 1494 par le traité de Tordesillas), la navigation hors des eaux européennes et le commerce avec toute terre nouvellement découverte à l’est du méridien passant à 370 lieues au large des Açores ressortait du monopole des rois du Portugal ; à l’ouest de ce méridien, un monopole identique était conféré aux rois de Castille (à qui était en outre reconnue la souveraineté sur les Canaries). Aussi, le roi João III inscrivait-il fièrement dans sa titulature “João, par la grâce de Dieu roi du Portugal et des Algarves... Seigneur de Guinée et des conquêtes, de la navigation et du commerce d’Ethiopie (il faut comprendre par Ethiopie l’ensemble de l’Afrique noire), d’Arabie, de Perse et de l’Inde”. n° 17 - mai 2003 LATITUDES Il était donc en principe interdit à tout navire non portugais de fréquenter les terres d’Afrique. Mais le privilège accordé aux deux puissances ibériques, ce Yalta des Découvertes, comme l’appelle un historien congolais moderne, n’était guère du goût des autres grands souverains européens. “Je voudrais bien qu’on me montrât”, se serait écrié le roi de France François Ier, “la clause du testament d’Adam qui m’exclut du partage du monde !” La non-reconnaissance diplomatique de ce partage par les diplomaties française et anglaise aboutit tout au long du 16e siècle à une situation conflictuelle permanente de ces deux puissances maritimes avec le Portugal. En l’espèce, la diplomatie française se trouvait dans une situation inconfortable. Son adversaire principal était la maison des Habsbourg, et elle ne souhaitait pas envenimer ses relations avec le Portugal, afin d’éviter que ce dernier ne fasse front commun avec l’Espagne. En même temps, elle refusa toujours d’entériner le principe de la “mer fermée”, qui supposait que les navires désireux de faire du commerce dans les eaux africaines sollicitent une licence de la Couronne portugaise. Au demeurant, aucune licence n’était accordée pour s’adonner à la traite sur le continent ; mais en revanche, depuis 1524, le gouvernement portugais autorisait des navires étrangers à se rendre à São Tomé pour y charger du sucre - à condition de payer une taxe assise sur le montant de la cargaison de sucre achetée dans l’île. Or, si nous savons que des navires espagnols, et surtout flamands (donc, à l’époque, sujets de Charles Quint) profitèrent de la permission ainsi accordée, nous n’avons aucune trace que des navires de commerce français aient fréquenté S. Tomé au cours du 16e siècle. Pourtant, on consommait du sucre san-toméen en France. Mais, faute d’accepter de se plier aux exigences du roi du Portugal de reconnaissance de sa souveraineté sur l’Atlantique sud, les négociants français étaient contraints d’acheter le sucre san-toméen à des intermédiaires portugais ou flamands, à Lisbonne et à Anvers. Piraterie au 16e siècle Bien vite, les gens de mer bretons, normands ou rochelais, trouvèrent un moyen bien simple de se passer de ces intermédiaires ; ils montèrent des expéditions de pure piraterie, attaquant les navires marchands portugais à leur retour de l’île. Dans les années 1520-1530, ils s’embusquent généralement au large Pillage d’un port par des pirates français, gravure du XVIIe siècle. 49 des Açores, point de passage obligé des navires de retour d’Afrique ; à partir de 1537-1540, on signale leurs agressions au large du Cap-Vert ; en 1550, pour la première fois, il est fait mention de la prise d’un navire sucrier par des Français au large de l’île de S. Tomé. Ce ne sera pas la dernière. Durant toute cette période, les souverains portugais ne cessent d’adresser à leur royal et bien-aimé cousin de France des protestations contre ces actes de piraterie. François Ier puis son fils Henri II présentent des excuses, admettent le principe de réparations, promulguent même des édits interdisant officiellement aux navires français de se rendre dans ces parages, mais font montre d’une évidente duplicité en ne prenant aucune sanction contre les pirates, dont certains ont été clairement identifiés. Aussi, s’il est assez probable (bien que nos sources soient muettes sur ce point) que les neuf Français débarqués bien malgré eux à S. Tomé en 1526 ont été remis aux autorités françaises après une incarcération plus ou moins longue, le roi João III ayant alors le souci d’arriver avec la France à un réglement négocié, par la suite, les Français ou autres étrangers capturés par la marine portugaise furent en général pendus haut et court. A partir des années 1550, les relations entre la France et le Portugal se détériorent fortement. C’est le moment où les Français tentent de créer des colonies de peuplement au Brésil. L’expérience de la “France antarctique” dans la baie de Rio sera brève, puisqu’elle ne dure que de 1555 à 1560, mais elle donnera lieu à la publication de récits passionnants : “Les singularités de la France antactique”, d’André Thevet (1557) (ré-éditée aux éditions Chandeigne en 1997) ; et “Histoire d’un voyage en terre de Brésil”, de Jean de Léry (parue pour la première fois en 1578 et ré-éditée récemment en Livre de Poche). Après 1560, les violences armées entre catholiques et protestants (les “guerres de religion”) affaiblissent en France le pouvoir royal, mais la piraterie française redouble ; contre les Portugais, elle est souvent (mais 50 pas exclusivement) le fait de protestants, puisqu’ainsi la convoitise du pillard se trouve une justification religieuse. Etaient-ils protestants, ces Français qui assaillent S. Tomé en 1567, brûlant les maisons de bois de la ville, et pillant, outre les biens des particuliers, les ornements sacrés dans les églises ? Ils avaient l’année précédente (eux, ou des navires de leur bande) donné l’assaut à Funchal, et, à cette nouvelle, les autorités de S. Tomé avaient reçu de Lisbonne l’ordre d’édifier au plus vite une forteresse pour défendre l’entrée du port. Mais un fort ne s’édifie pas en un jour, ni même en quelques mois, et les travaux n’en étaient qu’aux prémices quand les Français débarquèrent. On est à vrai dire assez mal renseigné sur les circonstances exactes de cette première invasion française de l’île. Mais une tradition locale solidement établie veut que les habitants se soient débarrassés des envahisseurs en empoisonnant leurs boissons (l’eau, ou selon d’autres, le vin de palme). Les pillards moururent, dit-on, dans d’atroces souffrances. Notons à ce propos que les Santoméens eurent, à cette époque et au siècle suivant, une réputation bien établie d’empoisonneurs. On peut y voir l’écho de deux phénomènes. D’une part, la crainte révérentielle des Européens devant les connaissances des Noirs africains en matière de pharmacopée tirée des plantes de la forêt, parfois utilisée par les “sorciers” sous la forme du fameux “bouillon de onze heures”, dont les récits légendaires pimentent encore les soirées des coopérants dans l’Afrique d’aujourd’hui. D’autre part, les symptômes du paludisme, surtout sous sa forme méningée, dont les causes étaient inconnues à l’époque ; les effets de ce paludisme, auxquels les nouveauxvenus étaient particulièrement sensibles, peuvent aisément être confondus avec ceux d’un empoisonnement (terribles névralgies, hallucinations, tétanie, et mort rapide). Le Hollandais Dapper, parlant au 17ème siècle de l’effroyable mortalité qui frappa les corps expéditionnaires lors des occcupations hollan- daises de l’île (car celle-ci eut encore plus à souffrir des agressions hollandaises que françaises) raconte (dans la traduction française de 1686) : “La plupart moururent d’une douleur de tête si violente, qu’il y en avoit qu’elle les jettoit dans la rage et dans la folie ; quelques uns se sentirent affligés d’une douleur de ventre qui les emportoit dans trois ou quatre jours... Il y mourut dans moins de quinze jours plus de mille personnes, toutes de cette maladie endémique ou particulière à ce païs”. Que la cause en fût le paludisme ou le “bouillon de onze heures” concocté par les “curandeiros” créoles, les pirates français de 1567 ne s’attardèrent pas dans l’île. De toute façon, les diverses invasions françaises de l’archipel n’eurent apparemment jamais pour objectif une occupation de longue durée, encore moins l’établissement d’une colonie (à la différence de la tentative hollandaise qui se déroula entre 1641 et 1649). Même au 18e siècle, où les interventions armées françaises furent des actions menées, non par des pirates, mais par des troupes régulières, il s’est toujours agi de coups de main destinés à se procurer du butin et à démontrer au Portugal la vulnérabilité de son empire et de ses communications maritimes. La leçon avait cependant été cuisante pour les insulaires Trop confiants dans la puissance de leur flotte, les Portugais avaient jusque là négligé les dangers de débarquement hostiles. Les habitants acceptèrent au sein de l’Assemblée locale (“a Câmara”, la Chambre, sorte de conseil municipal doté de larges pouvoirs, et expression à partir de cette époque de l’autonomisme des grandes familles locales) de contribuer pour moitié aux frais de construction de la forteresse projetée, le Trésor Public assumant l’autre moitié. La construction fut achevée en 1575 et prit le nom de Fort S. Sebastião, en hommage au jeune roi du Portugal qui disparut trois ans plus tard dans le désastre d’Alcaçer Quibir. Le bâtiment, avec quelques remaniements aux siècles suivants, a subsisté jusqu’à nos jours. C’est le LATITUDES n° 17 - mai 2003 plus ancien témoignage d’architecture civile dans l’archipel, et il abrite depuis l’indépendance le Musée National. Catherine de Médicis et l’or de la Mine En 1580, le roi Philippe II d’Espagne fait valoir manu militari ses droits sur le trône vacant du Portugal. Le prétendant “national” qui s’oppose à lui, Dom António, prieur de Crato, petit-fils de D. Manuel, récusé pour être né hors mariage, se voit contraint, malgré un large soutien populaire, de s’exiler, et c’est à la Cour de France qu’il trouve refuge. La monarchie française ressent vivement la menace que représente l’union sous le sceptre de son ennemi traditionnel, le Habsbourg, des deux principales puissances maritimes et coloniales de l’époque, l’Espagne et le Portugal. Aussi, la France, tout comme l’Angleterre d’Elisabeth Ière, va pendant plusieurs années appuyer le Prieur de Crato dans ses efforts pour reconquérir le trône. Sitôt le Portugal continental conquis, Philippe de Habsbourg se met en devoir d’obtenir l’allégeance des possessions portugaises d’outremer. Les autorités de celles-ci jurent fidélité à l’Espagnol avec plus ou moins de célérité. C’est le cas, assez rapidement, à São Tomé, où une assemblée générale de la “Câmara” convoquée par le gouverneur, reconnaît Philippe comme légitime souverain le 12 juin 1581. Il est vrai que de nombreux notables influents de l’île sont des marchands d’esclaves dont le principal débouché à l’époque est constitué par les colonies espagnoles des Caraïbes, et qui voient par conséquent d’un oeil favorable une union ibérique susceptible de favoriser leurs exportations. Mais d’autres territoires de l’empire portugais optent pour D. António : c’est le cas de la majorité des Açores et... de l’île de Príncipe. A 150 km de l’ile-soeur de S. Tomé, Príncipe vit aussi pour une large part de la traite négrière ; mais il faut croire que des facteurs politiques n° 17 - mai 2003 LATITUDES l’ont emporté sur les considérations économiques qui militaient en faveur d’une reconnaissance de l’union avec l’Espagne. L’île de Príncipe a été concédée en fief depuis 1500 à une illustre famille, les Carneiro, qui l’administre depuis la métropole par l’intermédiaire de “capitaines généraux” envoyés sur place. Or, à partir des années 1560, les quelques grandes familles métisses locales sont en conflit avec les représentants des Carneiro pour des motifs principalement fiscaux et commerciaux. Justement, le titulaire du fief à cette époque, Pêro de Alcaçova Carneiro, est un des membres éminents du parti favorable aux Habsbourg ; ses intrigues en faveur du souverain espagnol lui ont même valu la prison en 1578, dont il est sorti en 1580 grâce à l’arrivée des troupes de Philippe II. Les habitants de Príncipe, du moins ceux qui ont droit à la parole (ce ne sont pas les esclaves, ni même les petites gens, le “povo miúdo” formé surtout de Noirs affranchis, qui peuvent émettre un avis), probablement ravis de pouvoir stigmatiser leur suzerain comme traître, se sont donc rangés du côté d’António, prieur de Crato. En France, une escadre de navires est armée pour aider le Prieur de Crato à reconquérir son royaume. Sa première tâche est d’aller défendre les partisans cratistes aux Açores, que les Espagnols commencent à conquérir l’une après l’autre. Une telle expédition coûte cher. C’est la reine-mère Catherine de Médicis qui assure une partie des dépenses sur sa cassette personnelle. Elle entend bien se faire rembourser par le prétendant portugais le plus vite possible ; et comme elle n’est pas descendante de banquiers florentins pour rien, bon sang ne saurait mentir, elle imagine d’envoyer une autre expédition navale, à São Jorge de la Mine celle-là. S. Jorge de la Mine est un fort portugais situé sur la côte de l’actuel Ghana, la Costa da Mina, comme on dit à l’époque, que les Français appellent aussi Côte de l’Or. Cette place-forte draine l’or extrait à plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur du continent, que des marchands africains viennent échanger contre des marchandises de pacotille, vendues par les autorités portugaises avec d’énormes bénéfices. Catherine de Médicis s’est associée à un consortium de commerçants et armateurs normands ; elle obtient de D. António le droit pour ces commerçants de faire du négoce sur la Côte de la Mine et d’empocher ainsi les fabuleux bénéfices que les Portugais se réservaient jusqu’ici. Mais l’expédition, fortement armée, a aussi un objectif militaire ; le gouverneur de S. Jorge de la Mine ne s’est pas encore prononcé, ni en faveur du Habsbourg, ni en faveur de Dom António. Il a un frêre qui a embrassé le parti cratiste et a accompagné le prétendant en exil en France. Des émissaires portugais de ce dernier vont donc être envoyés à bord des navires français ; ils ont pour mission de convaincre le gouverneur hésitant de rallier le parti cratiste et de livrer les réserves d’or accumulées dans le fort, où aucun navire portugais n’est venu en assurer le transport vers la métropole depuis presque trois ans, en raison des troubles dynastiques survenus à la suite de la disparition du roi Sebastien en 1578. Ces réserves d’or, rapportées en France, serviront à rembourser Catherine de Médicis et à assurer le financement de la suite des opérations militaires en faveur du prétendant contre Philippe II. Mais pour mener à bien cette opération, il faut pouvoir assurer le ravitaillement de la petite flotte des armateurs normands, ce que le fort S. Jorge ne pourra sans doute pas faire, même en cas d’accord du gouverneur local, car ses ressources en vivres sont toujours très limitées. Aussi est-il prévu que, comme le font traditionnellement la plupart des navires qui se livrent au commerce sur ce littoral, la flottille française (4 unités au départ) ira se ravitailler à Príncipe - apportant en même temps son appui (des armes ? ou un simple réconfort moral ?) aux partisans cratistes qui tiennent l’île. Les grandes manoeuvres françaises au sujet de S. Jorge de la Mine et de Príncipe vont durer presque 51 Crocodile happant sa proie. Motif des coffres en bois de la Côte d’or. deux ans, de décembre 1581 (date de la signature d’un accord entre le consortium français et D. António de Crato) à fin 1583. Le fiasco auquel elles donnèrent lieu n’est pas seulement dû à la duplicité du gouverneur du fort S. Jorge, mais tout autant à l’évidente infériorité des Français en matière navale ainsi qu’à leur imprévoyance. Le gouverneur de S. Jorge, au terme de longues négociations, exigea des Français et d’António, prieur de Crato qu’ils lui expédient des renforts, pour lui permettre de résister à l’envoi probable d’une flotte du parti espagnol, et refusa de livrer le stock d’or tant qu’il n’aurait pas cet appui ; dans le même temps, ayant reçu, par un navire venu de S.Tomé, la nouvelle que Français et Cratistes avaient subi une écrasante défaite aux Açores, il fit envoyer par les Santoméens des lettres prévenant Philippe II des pressions françaises dont il était l’objet. Les renforts demandés en France mirent beaucoup trop de temps (à la lenteur de la mobilisation des moyens s’ajoute chez les Français l’inexpérience de leurs pilotes, qui mettent la première fois 11 semaines, la seconde fois 9 semaines pour faire le voyage quand les Portugais et les Espagnols en mettent 7) et furent surtout dérisoires en effectifs : un seul navire, 40 hommes d’armes portugais à bord, sans aucun soldat français. Lorsqu’ils parvinrent à S. Jorge, une forte escadre envoyée par Philippe II les y avait précédés, et les FrancoPortugais manquèrent tomber dans un piège ; ayant cependant eu vent juste à temps de la présence des soldats du parti espagnol, ils abandon52 nèrent tout espoir de faire main basse sur les réserves d’or du fort ; celles-ci venaient d’être évacuées à bord du galion San Miguel, fleuron de la flotte hispano-portugaise, un des plus gros navires européens de l’époque, qu’il était hors de question d’attaquer. Les Français se contentèrent de faire voile vers Príncipe. Mais ils n’avaient pas reçu l’ordre de se maintenir dans l’île. La possession de celle-ci n’intéressait, sinon le Prieur de Crato, du moins les milieux français dont il n’était plus, défaite après défaite, que l’otage, que dans la mesure où elle pouvait servir de base arrière pour le commerce de l’or sur la Côte de la Mine. Ce dernier se révélant impossible, l’île de Príncipe fut donc abandonnée à son sort, et il semble qu’elle soit rentrée dans le giron des possessions du Habsbourg en 1584 (nous ignorons dans quelles conditions). Un corsaire vantard trop confiant Après cet épisode, durant le reste des 60 années que dura l’union lusoespagnole sous un même souverain, ce sont les Hollandais, et non plus les Français, que les habitants de S. Tomé et Príncipe vont apprendre à connaître. La suprématie des Néerlandais sur l’Océan devient manifeste à partir des dernières années du 16e siècle. Officiellement interdits de commerce avec l’archipel, ce qui n’exclut pas une assez active contrebande, ils opèrent à plusieurs reprises des débarque- ments hostiles durant lesquels ils se livrent au pillage tout comme les Français l’avaient fait en 1567. Cependant, après une longue éclipse, les navires français commencent à réapparaître dans les eaux du Golfe de Guinée sous Richelieu. Il leur arrive de faire escale à S. Tomé ou à Príncipe, et ils n’y sont apparemment pas mal reçus, malgré des interdictions répétées par les autorités de Madrid, que les îliens, de plus en plus autonomes, ne respectent que quand ils y voient leur intérêt. En témoigne un épisode surprenant, daté de 1638 : un navire français a jeté l’ancre devant S. Tomé, visiblement sans crainte, puisque son capitaine, Pierre Carbonnel, de Saint Malo, descend à terre avec une partie de l’équipage. Pourtant, à cette date, la France de Louis XIII et Richelieu est en guerre avec le roi d’Espagne (donc avec le Portugal) depuis trois ans ! Cependant, le capitaine d’un navire anglais vient à son tour jeter l’ancre auprès du Français (lui aussi en parfaite contravention avec les décrets pris par les rois d’Espagne qui prohibent toute relation entre l’empire colonial et tout navire étranger quelle que soit sa nationalité). L’Anglais (est-ce pour se débarrasser d’un concurrent dans l’activité de contrebande avec l’île ?) dénonce le sieur Carbonnel : celui-ci, loin d’être un pacifique marchand qui refuse de laisser les conflits entre souverains européens troubler son petit commerce, se serait vanté dans un port africain où l’Anglais l’a rencontré, de posséder des lettres de course du roi de France et d’avoir pillé un navire portugais chargé de vin de Madère ; il aurait tenté d’écouler dans ce port africain une partie de sa prise. Cette fois, le gouverneur de S. Tomé (à cette date, il s’agit d’un gouverneur élu par les notables locaux, et non nommé par la métropole) juge que l’hospitalité envers les “commerçants” français a des limites, et jette en prison le capitaine Carbonnel et ceux de son équipage qui l’ont accompagné à terre. Mais lorsqu’il tente de s’emparer du navire français dans la baie, celui-ci réussit à s’enfuir, malgré son équi- LATITUDES n° 17 - mai 2003 page réduit. Deux embarcations de S. Tomé sont lancées à sa poursuite, elles abandonnent la course au large de Príncipe. Le navire français se réfugie dans le delta du Niger, auprès du roi d’Oéri (actuellement, Warri, port pétrolier du Nigeria). Idée fort malencontreuse : les souverains d’Oéri ont depuis longtemps des relations amicales fort étroites avec S. Tomé, ils y envoient parfois leurs enfants au collège, et le roi actuel a en outre fait plusieurs années d’études à Coïmbre, où il était connu sous le nom de Dom Domingos ; averti, le roi d’Oéri fait passer tout l’équipage au fil de l’épée. Le sort du capitaine Pierre Carbonnel dans les cachots du Fort São Sebastião n’est guère plus enviable, puisqu’il y mourra “de dégoût, ne voulant plus s’alimenter” disent les sources portugaises, plus vraisemblablement du paludisme ou des mauvais traitements subis. Avant de mourir, le malheureux Carbonnel confesse qu’avant d’aborder à S. Tomé, il avait caché, de crainte d’une inspection à bord, son butin de corsaire sur une plage du Cap Lopes, au Gabon (à environ 150 milles marins de là). Aussitôt, une embarcation san-toméenne va le récupérer - mais sa crainte des corsaires de diverses nationalités en guerre contre le roi d’Espagne est telle qu’elle arbore, pour cette expédition, au mépris de toutes les conventions internationales, le pavillon anglais (l’Angleterre est, à ce moment, puissance neutre dans le conflit européen). Démasqués au Cap Lopes où font relâche des bateaux ennemis (on ne sait s’il s’agit de Français ou de Hollandais), les San-toméens arrivent quand même à échapper à leurs poursuivants et rentrent triomphalement dans l’île avec le butin récupéré. L’histoire ne dit pas si le vin de Madère était encore buvable ! se vérifiait particulièrement dans le cas, on l’a vu, des rois du Congo et d’Oéri, qui se montrèrent pendant un temps des alliés fidèles. Suivant cet exemple, le cardinal de Richelieu, désireux de développer le commerce français en Afrique, jugea qu’il serait bon d’y envoyer des missionnaires. Il choisit ces derniers au sein de l’ordre des Capucins. Cet ordre comptait des milliers de religieux, et l’un des leurs, le Père Joseph, avait organisé un réseau au service de la diplomatie française si influent qu’on en vint à qualifier le Père Joseph “d’Eminence grise” (par comparaison avec l’Eminence revêtue de la pourpre cardinalice qu’était le ministre). Evidemment, les missionnaires envoyés en Afrique ne peuvent pas être assimilés aux remarquables espions dont usait le Père Joseph en Europe. Leur dessein premier était d’évangéliser le continent noir ; mais ils étaient en même temps tout dévoués à l’idée d’étendre l’influence politique de leur pays d’origine ; et, bien sûr, les lettres qu’ils envoyaient en France fournissaient de précieux renseignements aux autorités sur ces contrées mal connues et sur l’activité des Portugais, Espagnols, Hollandais, Anglais, dans cette partie du monde. L’échec d’une mission envoyée à Assinie (actuellement en Côte d’Ivoire), décimée par les maladies, amène trois de ces Capucins, des Bretons sous l’autorité d’un certain Père Colombin de Nantes, à trouver refuge en 1638 dans le fort portugais d’Axem (à 130 km d’Assinie, sur la Côte de l’Or, l’actuel Ghana). Les capucins du Père Joseph Les Portugais avaient toujours considéré la conversion des souverains africains au catholicisme comme un moyen de s’assurer une influence sur le continent - ce qui n° 17 - mai 2003 LATITUDES 53 Ils y sont bien accueillis durant plus d’un an, mais le gouverneur du fort sait qu’il lui est interdit de garder dans sa place-forte des ressortissants d’un pays avec lequel le Portugal et l’Espagne sont en guerre, aussi les expédie-t-il sur São Tomé en octobre 1639. Ils n’y resteront que 2 mois ; le gouverneur, craignant à son tour d’être accusé d’intelligences avec des agents de l’ennemi, les expédie dans le premier navire allant sur Lisbonne. Ils seront détenus presque un an dans la capitale portugaise, mais rentreront en France sitôt après le coup d’Etat qui restaure l’indépendance du Portugal en décembre 1640 (coup d’Etat qui bénéficia, soit dit en passant, de l’aide efficace des agents du cardinal de Richelieu). Durant les deux mois passés à S. Tomé, ils avaient été libres d’exercer leur ministère, et avaient pu converser tant avec les religieux natifs de l’île qu’avec les habitants. Aussi, le Père Colombin, à son retour en France, soumet à ses supérieurs l’idée de faire de São Tomé et de Príncipe une base d’évangélisation de l’Afrique noire pour les Capucins, plus précisément ceux de la Province de Bretagne ; il ajoute qu’il serait bon que se fixe dans ces îles un petit noyau permanent dont il ferait partie, les chrétiens locaux ayant eux-mêmes grand besoin de recevoir les consolations de religieux de bonnes moeurs et de vie exemplaire (flèche perfide contre le clergé san-toméen, dont la conduite ne répondait pas toujours aux canons religieux exigés en Europe depuis le concile de Trente, notamment en matière de chasteté). La présence de religieux français dans les possessions portugaises est désormais jugée possible, puisque le Portugal, redevenu indépendant, est maintenant l’allié de la France c’est du moins le point de vue des autorités religieuses et politiques françaises. Possible, et même vivement souhaitable, afin d’amarrer solidement à la Cour de France la nouvelle dynastie encore bien faible des Bragance. On ne peut qu’être frappé par la rapidité avec laquelle les souhaits du Père Colombin sont exaucés : sa lettre suggérant un établissement à S. Tomé est de fin 54 décembre 1640, le groupe de missionnaires est constitué en mars 1641, et embarque le 21 mai suivant à Saint Malo sur un navire français muni d’une bonne artillerie (la guerre fait toujours rage contre l’Espagne). Aprés avoir laissé une partie des missionnaires sur la Côte de l’Or, le navire français arrive à S. Tomé exactement en même temps qu’un bâtiment espagnol ayant à bord un fort contingent de troupes, chargé de faire le tour des possessions portugaises d’outre-mer afin de les maintenir dans la sujétion du roi d’Espagne, qui se considère toujours comme le souverain légitime du Portugal. Le gouverneur de S. Tomé n’aura pas à choisir entre fidélité à l’ancien souverain et allégeance à la nouvelle dynastie : l’artillerie du navire français lui épargne ce cas de conscience, et envoie par le fond en rade de S. Tomé le navire de Sa Majesté Très Catholique, avec la bénédiction enthousiaste des missionnaires du Roi Très Chrétien. Aprés cet exploit, les Capucins sont installés par les autorités de l’île dans un bâtiment public, et semblent avoir fait miroiter aux responsables religieux locaux la perspective de missions conjointes sur le continent. Mais l’Histoire ne leur en laissera pas le temps ! A peine un mois plus tard, une flotte considérable de Hollandais débarque dans l’île et s’empare de la capitale, au mépris d’une trève signée quelques mois auparavant avec le nouveau régime portugais. Bien que le Portugal ait rejeté l’autorité du roi d’Espagne, contre lequel les Hollandais mènent la guerre depuis pratiquement soixante ans, ces derniers entendent bien profiter de l’occasion pour saisir tout ce qu’ils peuvent de l’empire colonial portugais, et leur supériorité navale est telle que même la France, qui est à la fois leur alliée et la protectrice du Portugal, se contente de simples remontrances tentant de leur rappeler qu’en principe, les ennemis de nos ennemis sont nos amis. En vain ! Les Capucins français font valoir auprès de l’occupant hollandais leur qualité de ressortissants d’un pays allié ; les Hollandais les jettent à fond de cale dans leurs navires, puis les emmènent malgré leurs protestations à Pernambouc, au Brésil, dont ils sont les maîtres ; là, les religieux sont libérés, mais ils y resteront longtemps avant de pouvoir regagner l’Europe. Les Hollandais seront finalement contraints d’évacuer São Tomé en janvier 1649, après une occupation qui aura duré plus de sept ans. Aussitôt, l’ordre des Capucins de la Province de Bretagne reprend son vieux projet d’installation à S.Tomé. Cette fois-ci, ils demandent au préalable l’autorisation du roi João IV. Ce dernier marque quelques réticences : il se méfie un peu de l’ouverture à l’influence française d’une Afrique qu’il voudrait bien pouvoir encore considérer comme chasse gardée. Mais il finit par donner son autorisation à l’envoi de quatre missionnaires à S. Tomé... pour mieux faire passer auprès des autorités françaises son refus d’accorder une autorisation identique qui lui avait été demandée pour le Brésil. Apparemment, S. Tomé ne porte pas chance aux missionnaires bretons. Deux des quatre décèdent dans l’année qui suit leur arrivée (1652). Des deux qui restent, le Père Supérieur, Père Michel-Ange de Saint Malo, est sujet à de telles crises de paludisme que le gouverneur fait savoir qu’il ne peut exercer son ministère ; il sea rapatrié en 1653. Enfin, le dernier de l’équipe, le Père Philibert de Guérande, est rappelé par ses supérieurs, en 1654, semblet-il. Il n’y aura plus d’autre tentative de missionnaires français de s’installer dans l’archipel (La deuxième partie de cette étude sera publiée dans un prochain numéro de Latitudes, sous le titre: “Trois invasions françaises au 18 e siècle”.) LATITUDES n° 17 - mai 2003