48 n° 17 - mai 2003
LLAATTIITTUUDDEESS
Les premiers Français :
des visiteurs involontaires
Les premiers Français qui débar-
quèrent à São Tomé ne se sentaient
sans doute pas d’humeur à admirer
la courbe harmonieuse de la baie
où se nichaient les humbles maisons
en bois du petit port ni les formes
sereines du vert massif volcanique
qui la domine. On était en 1526, et
c’est en tant que prisonniers envoyés
par le roi du Congo aux autorités
portugaises, après confiscation de
leur navire, que ces sujets du roi
François Ier venaient de faire le
voyage sur une caravelle depuis les
côtes africaines.
Certes, une lettre du souverain
congolais recommandait avec insis-
tance qu’il ne leur soit fait aucun
mal et qu’on se contente de les ré-
expédier vers Lisbonne. Mais les
marins portugais de l’équipage
avaient entendu dire qu’un petit
“caravellon” avait été pris par un
navire français quelques mois aupa-
ravant alors qu’il effectuait le trafic
entre S. Tomé et la côte de l’actuel
Ghana. Les neuf Français prison-
niers niaient être les auteurs d’un tel
acte de piraterie. Mais on peut dou-
ter qu’il y ait eu d’autres navires fran-
çais dans les parages au même
moment. Aussi leurs geôliers au
cours du trajet entre le Congo et S.
Tomé s’étaient sûrement fait un plai-
sir de leur dépeindre sous les cou-
leurs les plus effrayantes la sévérité
des autorités de l’île. Quelques
années auparavant, celle-ci était
gouvernée par le capitaine João de
Melo, un grand seigneur plutôt bru-
tal et arrogant. Ne disait-on pas qu’il
détenait dans sa maison de cam-
pagne un crocodile captif au fond
d’une fosse, où il menaçait de jeter
les rebelles à son autorité ? Les cro-
codiles d’une taille monstrueuse qui
peuplaient l’île à l’époque de sa
découverte, une quarantaine d’an-
nées plus tôt, n’avaient pas encore
été tous exterminés, et faisaient l’ob-
jet de récits qui semaient l’épouvan-
te. Les Portugais les appelaient
“lagartos” (lézards) ; de nos jours,
San-toméens et touristes viennent se
baigner sur la Praia do Lagarto, où
se dressent deux charmants hôtels,
entre la capitale et l’aéroport, igno-
rant pour la plupart que le nom de
cette plage lui a été donnée au temps
où le capitaine De Melo y avait éta-
bli sa résidence campagnarde - et la
fosse avec son hôte redouté.
A vrai dire, en 1526, S. To
n’était plus gouvernée par la famille
De Melo, dont la concession avait
été révoquée, et le personnage char-
de représenter dans l’île l’autorité
royale était un “corregedor”, appa-
remment plus respectueux des
formes légales, nommé Bernardo de
Des Français à São Tomé et Príncipe
au temps de la colonisation portugaise
Jacques-Dominique Benoist
La plupart des Français d’aujourd’hui ignorent jusqu’à l’existence de São Tomé
et Príncipe. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Sous la colonisation portugaise,
ce petit archipel au large de l’Afrique avait une importance commerciale et géo-
stratégique qui attira à plusieurs reprises, jusqu’à l’orée du 19ème siècle, la
curiosité, et bien souvent la convoitise des diplomates, des corsaires et des
pirates français. Si ces relations avec l’archipel n’ont guère laissé de traces dans
l’Histoire de France, elles ne sont pas complètement oubliées des San-toméens.
Il arrive que ces derniers, en parlant avec des touristes ou des coopérants fran-
çais, fassent allusion en riant au caractère pas toujours amical, et en tout cas
toujours mouvementé, des relations historiques entre les deux peuples.
Première partie : 16eet 17esiècles*
Praia do Lagarto, São Tomé
49
n° 17 - mai 2003 LLAATTIITTUUDDEESS
Segura. On peut penser quand
même qu’ils n’en menaient pas
large, ces Français aventureux qui,
un an auparavant, s’étaient lancés à
bord de leur nef sur les eaux de
l’Atlantique sud pour aller commer-
cer vers cette Afrique inconnue, bra-
vant les interdits du roi du Portugal.
Ils étaient sans doute les premiers
de leur nation à avoir franchi
l’Equateur et découvert dans l’hémi-
sphère sud “au fond de cieux nou-
veaux des étoiles nouvelles”.
Cabotant tout le long des côtes, ils
avaient débarqué à M’Pinda, le port
du Congo. Mais là, le souverain du
pays, le Mani-Congo Mbemba
Nzinga, connu sous le nom d’Afonso
Ier depuis qu’il s’était fait baptiser et
avait noué alliance avec le roi du
Portugal, avait fait confisquer leur
navire et sa cargaison ; puis il les
avait remis à un bâtiment portugais
pour qu’ils soient conduits à São
Tomé, en application d’accords pas-
sés avec le souverain portugais, qui
prohibaient tout commerce avec des
ressortissants d’un pays tiers qui ne
seraient pas munis d’une licence
accordée à Lisbonne.
Cet accord luso-congolais avait
été signé en application d’un parta-
ge du monde entre le Portugal et la
Castille décrété par le pape en 1493
(l’année du retour de Christophe
Colomb de son premier voyage au
Nouveau Monde) et qui était censé
de ce fait avoir force de loi pour
toute la Chrétienté. Aux termes de
ce partage (précisé en 1494 par le
traité de Tordesillas), la navigation
hors des eaux européennes et le
commerce avec toute terre nouvel-
lement découverte à l’est du méri-
dien passant à 370 lieues au large
des Açores ressortait du monopole
des rois du Portugal ; à l’ouest de
ce méridien, un monopole identique
était conféré aux rois de Castille (à
qui était en outre reconnue la sou-
veraineté sur les Canaries). Aussi, le
roi João III inscrivait-il fièrement
dans sa titulature “João, par la grâce
de Dieu roi du Portugal et des
Algarves... Seigneur de Guinée et
des conquêtes, de la navigation et
du commerce d’Ethiopie (il faut
comprendre par Ethiopie l’ensemble
de l’Afrique noire), d’Arabie, de
Perse et de l’Inde”.
Il était donc en principe interdit
à tout navire non portugais de fré-
quenter les terres d’Afrique. Mais le
privilège accordé aux deux puis-
sances ibériques, ce Yalta des
Découvertes, comme l’appelle un
historien congolais moderne, n’était
guère du goût des autres grands sou-
verains européens. “Je voudrais bien
qu’on me montrât”, se serait écrié le
roi de France François Ier, “la clause
du testament d’Adam qui m’exclut
du partage du monde !”
La non-reconnaissance diploma-
tique de ce partage par les diploma-
ties française et anglaise aboutit tout
au long du 16e siècle à une situation
conflictuelle permanente de ces
deux puissances maritimes avec le
Portugal. En l’espèce, la diplomatie
française se trouvait dans une situa-
tion inconfortable. Son adversaire
principal était la maison des
Habsbourg, et elle ne souhaitait pas
envenimer ses relations avec le
Portugal, afin d’éviter que ce der-
nier ne fasse front commun avec
l’Espagne. En même temps, elle
refusa toujours d’entériner le princi-
pe de la “mer fermée”, qui suppo-
sait que les navires désireux de faire
du commerce dans les eaux afri-
caines sollicitent une licence de la
Couronne portugaise. Au demeu-
rant, aucune licence n’était accor-
dée pour s’adonner à la traite sur le
continent ; mais en revanche, depuis
1524, le gouvernement portugais
autorisait des navires étrangers à se
rendre à São Tomé pour y charger
du sucre - à condition de payer une
taxe assise sur le montant de la car-
gaison de sucre achetée dans l’île.
Or, si nous savons que des navires
espagnols, et surtout flamands
(donc, à l’époque, sujets de Charles
Quint) profitèrent de la permission
ainsi accordée, nous n’avons aucu-
ne trace que des navires de com-
merce français aient fréquenté S.
Tomé au cours du 16esiècle.
Pourtant, on consommait du
sucre san-toméen en France. Mais,
faute d’accepter de se plier aux exi-
gences du roi du Portugal de recon-
naissance de sa souveraineté sur
l’Atlantique sud, les négociants fran-
çais étaient contraints d’acheter le
sucre san-toméen à des intermé-
diaires portugais ou flamands, à
Lisbonne et à Anvers.
Piraterie au 16esiècle
Bien vite, les gens de mer bre-
tons, normands ou rochelais, trou-
vèrent un moyen bien simple de se
passer de ces intermédiaires ; ils
montèrent des expéditions de pure
piraterie, attaquant les navires mar-
chands portugais à leur retour de
l’île. Dans les années 1520-1530, ils
s’embusquent généralement au large
Pillage d’un port par des pirates français, gravure du XVIIesiècle.
50 n° 17 - mai 2003
LLAATTIITTUUDDEESS
des Açores, point de passage obligé
des navires de retour d’Afrique ; à
partir de 1537-1540, on signale leurs
agressions au large du Cap-Vert ; en
1550, pour la première fois, il est
fait mention de la prise d’un navire
sucrier par des Français au large de
l’île de S. Tomé. Ce ne sera pas la
dernière.
Durant toute cette période, les
souverains portugais ne cessent
d’adresser à leur royal et bien-aimé
cousin de France des protestations
contre ces actes de piraterie.
François Ier puis son fils Henri II
présentent des excuses, admettent
le principe de réparations, promul-
guent même des édits interdisant
officiellement aux navires français
de se rendre dans ces parages, mais
font montre d’une évidente duplici-
té en ne prenant aucune sanction
contre les pirates, dont certains ont
été clairement identifiés. Aussi, s’il
est assez probable (bien que nos
sources soient muettes sur ce point)
que les neuf Français débarqués
bien malgré eux à S. Tomé en 1526
ont été remis aux autorités françaises
après une incarcération plus ou
moins longue, le roi João III ayant
alors le souci d’arriver avec la France
à un réglement négocié, par la suite,
les Français ou autres étrangers cap-
turés par la marine portugaise furent
en général pendus haut et court.
A partir des années 1550, les rela-
tions entre la France et le Portugal
se détériorent fortement. C’est le
moment où les Français tentent de
créer des colonies de peuplement
au Brésil. L’expérience de la “France
antarctique” dans la baie de Rio sera
brève, puisqu’elle ne dure que de
1555 à 1560, mais elle donnera lieu
à la publication de récits passion-
nants : “Les singularités de la France
antactique”, d’André Thevet (1557)
(ré-éditée aux éditions Chandeigne
en 1997) ; et “Histoire d’un voyage
en terre de Brésil”, de Jean de Léry
(parue pour la première fois en 1578
et ré-éditée récemment en Livre de
Poche).
Après 1560, les violences armées
entre catholiques et protestants (les
“guerres de religion”) affaiblissent
en France le pouvoir royal, mais la
piraterie française redouble ; contre
les Portugais, elle est souvent (mais
pas exclusivement) le fait de protes-
tants, puisqu’ainsi la convoitise du
pillard se trouve une justification
religieuse. Etaient-ils protestants, ces
Français qui assaillent S. Tomé en
1567, brûlant les maisons de bois
de la ville, et pillant, outre les biens
des particuliers, les ornements sacrés
dans les églises ? Ils avaient l’année
précédente (eux, ou des navires de
leur bande) donné l’assaut à
Funchal, et, à cette nouvelle, les
autorités de S. Tomé avaient reçu
de Lisbonne l’ordre d’édifier au plus
vite une forteresse pour défendre
l’entrée du port. Mais un fort ne
s’édifie pas en un jour, ni même en
quelques mois, et les travaux n’en
étaient qu’aux prémices quand les
Français débarquèrent.
On est à vrai dire assez mal ren-
seigné sur les circonstances exactes
de cette première invasion française
de l’île. Mais une tradition locale
solidement établie veut que les habi-
tants se soient débarrassés des enva-
hisseurs en empoisonnant leurs
boissons (l’eau, ou selon d’autres, le
vin de palme). Les pillards mouru-
rent, dit-on, dans d’atroces souf-
frances.
Notons à ce propos que les San-
toméens eurent, à cette époque et
au siècle suivant, une réputation
bien établie d’empoisonneurs. On
peut y voir l’écho de deux phéno-
mènes. D’une part, la crainte révé-
rentielle des Européens devant les
connaissances des Noirs africains en
matière de pharmacopée tirée des
plantes de la forêt, parfois utilisée
par les “sorciers” sous la forme du
fameux “bouillon de onze heures”,
dont les récits légendaires pimen-
tent encore les soirées des coopé-
rants dans l’Afrique d’aujourd’hui.
D’autre part, les symptômes du palu-
disme, surtout sous sa forme ménin-
gée, dont les causes étaient incon-
nues à l’époque ; les effets de ce
paludisme, auxquels les nouveaux-
venus étaient particulièrement sen-
sibles, peuvent aisément être
confondus avec ceux d’un empoi-
sonnement (terribles névralgies, hal-
lucinations, tétanie, et mort rapide).
Le Hollandais Dapper, parlant au
17ème siècle de l’effroyable mortali-
té qui frappa les corps expédition-
naires lors des occcupations hollan-
daises de l’île (car celle-ci eut enco-
re plus à souffrir des agressions hol-
landaises que françaises) raconte
(dans la traduction française de
1686) : “La plupart moururent d’une
douleur de tête si violente, qu’il y
en avoit qu’elle les jettoit dans la
rage et dans la folie ; quelques uns
se sentirent affligés d’une douleur
de ventre qui les emportoit dans
trois ou quatre jours... Il y mourut
dans moins de quinze jours plus de
mille personnes, toutes de cette
maladie endémique ou particulière
à ce païs”.
Que la cause en fût le paludisme
ou le “bouillon de onze heures
concocté par les “curandeiros”
créoles, les pirates français de 1567
ne s’attardèrent pas dans l’île. De
toute façon, les diverses invasions
françaises de l’archipel n’eurent
apparemment jamais pour objectif
une occupation de longue durée,
encore moins l’établissement d’une
colonie (à la différence de la tentati-
ve hollandaise qui se déroula entre
1641 et 1649). Même au 18esiècle,
où les interventions armées fran-
çaises furent des actions menées,
non par des pirates, mais par des
troupes régulières, il s’est toujours
agi de coups de main destinés à se
procurer du butin et à démontrer au
Portugal la vulnérabilité de son
empire et de ses communications
maritimes.
La leçon avait cependant été cui-
sante pour les insulaires Trop
confiants dans la puissance de leur
flotte, les Portugais avaient jusque là
négligé les dangers de débarque-
ment hostiles. Les habitants acceptè-
rent au sein de l’Assemblée locale
(“a Câmara”, la Chambre, sorte de
conseil municipal doté de larges
pouvoirs, et expression à partir de
cette époque de l’autonomisme des
grandes familles locales) de contri-
buer pour moitié aux frais de
construction de la forteresse proje-
tée, le Trésor Public assumant l’autre
moitié. La construction fut achevée
en 1575 et prit le nom de Fort S.
Sebastião, en hommage au jeune roi
du Portugal qui disparut trois ans
plus tard dans le désastre d’Alcaçer
Quibir. Le bâtiment, avec quelques
remaniements aux siècles suivants,
a subsisté jusqu’à nos jours. C’est le
51
n° 17 - mai 2003 LLAATTIITTUUDDEESS
plus ancien témoignage d’architec-
ture civile dans l’archipel, et il abrite
depuis l’indépendance le Musée
National.
Catherine de Médicis et l’or de la
Mine
En 1580, le roi Philippe II
d’Espagne fait valoir manu militari
ses droits sur le trône vacant du
Portugal. Le prétendant “national”
qui s’oppose à lui, Dom António,
prieur de Crato, petit-fils de D.
Manuel, récusé pour être né hors
mariage, se voit contraint, malgré
un large soutien populaire, de s’exi-
ler, et c’est à la Cour de France qu’il
trouve refuge. La monarchie françai-
se ressent vivement la menace que
représente l’union sous le sceptre
de son ennemi traditionnel, le
Habsbourg, des deux principales
puissances maritimes et coloniales
de l’époque, l’Espagne et le
Portugal. Aussi, la France, tout
comme l’Angleterre d’Elisabeth Ière,
va pendant plusieurs années
appuyer le Prieur de Crato dans ses
efforts pour reconquérir le trône.
Sitôt le Portugal continental
conquis, Philippe de Habsbourg se
met en devoir d’obtenir l’allégeance
des possessions portugaises d’outre-
mer. Les autorités de celles-ci jurent
fidélité à l’Espagnol avec plus ou
moins de célérité. C’est le cas, assez
rapidement, à São Tomé, où une
assemblée générale de la “Câmara”
convoquée par le gouverneur,
reconnaît Philippe comme légitime
souverain le 12 juin 1581. Il est vrai
que de nombreux notables influents
de l’île sont des marchands d’es-
claves dont le principal débouché à
l’époque est constitué par les colo-
nies espagnoles des Caraïbes, et qui
voient par conséquent d’un oeil
favorable une union ibérique sus-
ceptible de favoriser leurs exporta-
tions.
Mais d’autres territoires de l’em-
pire portugais optent pour D.
António : c’est le cas de la majorité
des Açores et... de l’île de Príncipe.
A 150 km de l’ile-soeur de S. Tomé,
Príncipe vit aussi pour une large part
de la traite négrière ; mais il faut
croire que des facteurs politiques
l’ont emporté sur les considérations
économiques qui militaient en
faveur d’une reconnaissance de
l’union avec l’Espagne. L’île de
Príncipe a été concédée en fief
depuis 1500 à une illustre famille,
les Carneiro, qui l’administre depuis
la métropole par l’intermédiaire de
“capitaines généraux” envoyés sur
place. Or, à partir des années 1560,
les quelques grandes familles
métisses locales sont en conflit avec
les représentants des Carneiro pour
des motifs principalement fiscaux et
commerciaux. Justement, le titulaire
du fief à cette époque, Pêro de
Alcaçova Carneiro, est un des
membres éminents du parti favo-
rable aux Habsbourg ; ses intrigues
en faveur du souverain espagnol lui
ont même valu la prison en 1578,
dont il est sorti en 1580 grâce à l’ar-
rivée des troupes de Philippe II. Les
habitants de Príncipe, du moins ceux
qui ont droit à la parole (ce ne sont
pas les esclaves, ni même les petites
gens, le “povo miúdo” formé sur-
tout de Noirs affranchis, qui peu-
vent émettre un avis), probablement
ravis de pouvoir stigmatiser leur
suzerain comme traître, se sont donc
rangés du côté d’António, prieur de
Crato.
En France, une escadre de
navires est armée pour aider le
Prieur de Crato à reconquérir son
royaume. Sa première tâche est d’al-
ler défendre les partisans cratistes
aux Açores, que les Espagnols com-
mencent à conquérir l’une après
l’autre. Une telle expédition coûte
cher. Cest la reine-mère Catherine
de Médicis qui assure une partie des
dépenses sur sa cassette personnel-
le. Elle entend bien se faire rem-
bourser par le prétendant portugais
le plus vite possible ; et comme elle
n’est pas descendante de banquiers
florentins pour rien, bon sang ne
saurait mentir, elle imagine d’en-
voyer une autre expédition navale,
à São Jorge de la Mine celle-là.
S. Jorge de la Mine est un fort
portugais situé sur la côte de l’ac-
tuel Ghana, la Costa da Mina,
comme on dit à l’époque, que les
Français appellent aussi Côte de l’Or.
Cette place-forte draine l’or extrait à
plusieurs centaines de kilomètres à
l’intérieur du continent, que des
marchands africains viennent échan-
ger contre des marchandises de
pacotille, vendues par les autorités
portugaises avec d’énormes béné-
fices.
Catherine de Médicis s’est asso-
ciée à un consortium de commer-
çants et armateurs normands ; elle
obtient de D. António le droit pour
ces commerçants de faire du négo-
ce sur la Côte de la Mine et d’em-
pocher ainsi les fabuleux bénéfices
que les Portugais se réservaient jus-
qu’ici. Mais l’expédition, fortement
armée, a aussi un objectif militaire ;
le gouverneur de S. Jorge de la Mine
ne s’est pas encore prononcé, ni en
faveur du Habsbourg, ni en faveur
de Dom António. Il a un frêre qui a
embrassé le parti cratiste et a accom-
pagné le prétendant en exil en
France. Des émissaires portugais de
ce dernier vont donc être envoyés à
bord des navires français ; ils ont
pour mission de convaincre le gou-
verneur hésitant de rallier le parti
cratiste et de livrer les réserves d’or
accumulées dans le fort, où aucun
navire portugais n’est venu en assu-
rer le transport vers la métropole
depuis presque trois ans, en raison
des troubles dynastiques survenus à
la suite de la disparition du roi
Sebastien en 1578. Ces réserves d’or,
rapportées en France, serviront à
rembourser Catherine de Médicis et
à assurer le financement de la suite
des opérations militaires en faveur
du prétendant contre Philippe II.
Mais pour mener à bien cette
opération, il faut pouvoir assurer le
ravitaillement de la petite flotte des
armateurs normands, ce que le fort
S. Jorge ne pourra sans doute pas
faire, même en cas d’accord du gou-
verneur local, car ses ressources en
vivres sont toujours très limitées.
Aussi est-il prévu que, comme le
font traditionnellement la plupart
des navires qui se livrent au com-
merce sur ce littoral, la flottille fran-
çaise (4 unités au départ) ira se ravi-
tailler à Príncipe - apportant en
même temps son appui (des armes
? ou un simple réconfort moral ?)
aux partisans cratistes qui tiennent
l’île.
Les grandes manoeuvres fran-
çaises au sujet de S. Jorge de la Mine
et de Príncipe vont durer presque
52 n° 17 - mai 2003
LLAATTIITTUUDDEESS
deux ans, de décembre 1581 (date
de la signature d’un accord entre le
consortium français et D. António
de Crato) à fin 1583. Le fiasco auquel
elles donnèrent lieu n’est pas seule-
ment dû à la duplicité du gouver-
neur du fort S. Jorge, mais tout
autant à l’évidente infériorité des
Français en matière navale ainsi qu’à
leur imprévoyance.
Le gouverneur de S. Jorge, au
terme de longues négociations, exi-
gea des Français et d’António, prieur
de Crato qu’ils lui expédient des ren-
forts, pour lui permettre de résister
à l’envoi probable d’une flotte du
parti espagnol, et refusa de livrer le
stock d’or tant qu’il n’aurait pas cet
appui ; dans le même temps, ayant
reçu, par un navire venu de S.Tomé,
la nouvelle que Français et Cratistes
avaient subi une écrasante défaite
aux Açores, il fit envoyer par les San-
toméens des lettres prévenant
Philippe II des pressions françaises
dont il était l’objet. Les renforts
demandés en France mirent beau-
coup trop de temps (à la lenteur de
la mobilisation des moyens s’ajoute
chez les Français l’inexpérience de
leurs pilotes, qui mettent la premiè-
re fois 11 semaines, la seconde fois
9 semaines pour faire le voyage
quand les Portugais et les Espagnols
en mettent 7) et furent surtout déri-
soires en effectifs : un seul navire,
40 hommes d’armes portugais à
bord, sans aucun soldat français.
Lorsqu’ils parvinrent à S. Jorge, une
forte escadre envoyée par Philippe
II les y avait précédés, et les Franco-
Portugais manquèrent tomber dans
un piège ; ayant cependant eu vent
juste à temps de la présence des sol-
dats du parti espagnol, ils abandon-
nèrent tout espoir de faire main
basse sur les réserves d’or du fort ;
celles-ci venaient d’être évacuées à
bord du galion San Miguel, fleuron
de la flotte hispano-portugaise, un
des plus gros navires européens de
l’époque, qu’il était hors de ques-
tion d’attaquer. Les Français se
contentèrent de faire voile vers
Príncipe.
Mais ils n’avaient pas reçu l’ordre
de se maintenir dans l’île. La pos-
session de celle-ci n’intéressait,
sinon le Prieur de Crato, du moins
les milieux français dont il n’était
plus, défaite après défaite, que l’ota-
ge, que dans la mesure où elle pou-
vait servir de base arrière pour le
commerce de l’or sur late de la
Mine. Ce dernier se révélant impos-
sible, l’île de Príncipe fut donc aban-
donnée à son sort, et il semble qu’el-
le soit rentrée dans le giron des
possessions du Habsbourg en 1584
(nous ignorons dans quelles condi-
tions).
Un corsaire vantard trop
confiant
Après cet épisode, durant le reste
des 60 années que dura l’union luso-
espagnole sous un même souverain,
ce sont les Hollandais, et non plus
les Français, que les habitants de S.
Tomé et Príncipe vont apprendre à
connaître. La suprématie des
Néerlandais sur l’Océan devient
manifeste à partir des dernières
années du 16esiècle. Officiellement
interdits de commerce avec l’archi-
pel, ce qui n’exclut pas une assez
active contrebande, ils opèrent à
plusieurs reprises des débarque-
ments hostiles durant lesquels ils se
livrent au pillage tout comme les
Français l’avaient fait en 1567.
Cependant, après une longue
éclipse, les navires français com-
mencent à réapparaître dans les
eaux du Golfe de Guinée sous
Richelieu. Il leur arrive de faire esca-
le à S. Tomé ou à Príncipe, et ils n’y
sont apparemment pas mal reçus,
malgré des interdictions répétées
par les autorités de Madrid, que les
îliens, de plus en plus autonomes,
ne respectent que quand ils y voient
leur intérêt.
En témoigne un épisode surpre-
nant, daté de 1638 : un navire fran-
çais a jeté l’ancre devant S. Tomé,
visiblement sans crainte, puisque
son capitaine, Pierre Carbonnel, de
Saint Malo, descend à terre avec une
partie de l’équipage. Pourtant, à
cette date, la France de Louis XIII et
Richelieu est en guerre avec le roi
d’Espagne (donc avec le Portugal)
depuis trois ans !
Cependant, le capitaine d’un
navire anglais vient à son tour jeter
l’ancre auprès du Français (lui aussi
en parfaite contravention avec les
décrets pris par les rois d’Espagne
qui prohibent toute relation entre
l’empire colonial et tout navire étran-
ger quelle que soit sa nationalité).
L’Anglais (est-ce pour se débarras-
ser d’un concurrent dans l’activité
de contrebande avec l’île ?) dénon-
ce le sieur Carbonnel : celui-ci, loin
d’être un pacifique marchand qui
refuse de laisser les conflits entre
souverains européens troubler son
petit commerce, se serait vanté dans
un port africain où l’Anglais l’a ren-
contré, de posséder des lettres de
course du roi de France et d’avoir
pillé un navire portugais chargé de
vin de Madère ; il aurait tenté
d’écouler dans ce port africain une
partie de sa prise. Cette fois, le gou-
verneur de S. Tomé (à cette date, il
s’agit d’un gouverneur élu par les
notables locaux, et non nommé par
la métropole) juge que l’hospitalité
envers les “commerçants” français a
des limites, et jette en prison le capi-
taine Carbonnel et ceux de son équi-
page qui l’ont accompagné à terre.
Mais lorsqu’il tente de s’emparer du
navire français dans la baie, celui-ci
réussit à s’enfuir, malgré son équi-
Crocodile happant sa proie. Motif des coffres en bois de la Côte d’or.
1 / 7 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !