LES FORCES POLITIQUES EN LORRAINE ALLEMANDE EN

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LES FORCES POLITIQUES E N LORRAI NE
ALLEMANDE EN 1 9 1 1
En janvier 1911, le Reichstag vota un p rojet de C onstitution
p our l'Alsace-Lorraine, terre d'Empire. Les élections au suffrage
universel du mois d'octobre désignèrent les s oixante députés d e la
Chambre hasse du nouveau parlement. El1es p ermirent de p réciser
la répartition des forces p olitiques en Alsace-L.o rraine. Ces élections
de 1911, ainsi que les élections au Reichstag qui les suivirent de
trois mois, furent les dernières consultations electorales qui ne
s oient pas contaminées par les remous d e la p ériode d'avant-guerre.
Elles offrent donc le très grand intérêt de donner une image exacte
des réalités p olitiques et de l'état de la germanisation quarante ans
après 1l'annexion.
Quatre groupements p olitiques s e p artageaient en 1 9 1 1 les
suffrages de l'é·l ectorat lorrain. Le Parti Lorrain Indépendant avait
obtenu 10 d· e s 20 sièges lorrains et 34 °/o des voix de l'électorat
inscrit aux élections d'octobre. Le « Centre catholique lorrain »
avait obtenu 7 sièges et 19 °/o des voix ; les Libéraux et leurs alliés
p résentés s ous !�étiquette d'Indépendants avaient remp orté 3 sièges
et 19 °/o des voix ; les sociaux-démocrates, alliés au second tour aux
libéraux, n'avaient remporté aucun siège, mais leurs électeurs
rep résentaient 1 1 °/o du corps électoraL Les contours de ces p artis
n'étaient pas nettement définis. Les questions qui l es divisaient
p résentaient tant d'ambiguïté dans leurs définitions et leurs inter­
prétations, que le premier c aractère de la réalité politique lorraine
est s a compl lexité. Pour mieux réussir à définir cette réalité, il est
nécessaire de tenter de montrer d'abord les déterminants essentiels
de },' éventail p olitique lorrain.
Quarante ans après l'annexion, les immigrés vieux-allemands
représ entaient environ 25 °/o de la p opulation lorraine totale. I�.e s
deux communautés, indigènes et immigrés, cohabitaient s ans s e
mêler, s ans trop d'hostilité n o n plus. Mais l'afflux grandissant des
immigrés et leurs prétentions de particip er à la direction p olitique
du p ays, provoquaient des craintes et de l'hostilité chez les indi­
gènes des régions touchées par l'immigration. Le regroupement
des indigènes en un parti de résistance à cette forme de germ a­
nisation est le premier é·l ément de détermination de l'éventail
p olitique. Le s entiment d ' ê t r e tenu en état d'infériorité par
l'administration allemande était une des données du mécontente­
ment populaire, réel à cette date. La camp agne électorale avait
commencé hien avant le dépôt au Reichstag du projet de loi
constitutionneUe. Les hommes p olitiques avaient traduit le mé­
contentement p opulaire en réclamant, à l'ancien p arlement de
Strasbourg, une réforme constitutionneUe. La question constitu­
tionnelle rej oignait le problème de la fusion de la p_opulation
alsacienne-lorraine dans l'Empire allemand.
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La Lorraine traditionnelle était de religion cathol lque. Les
catholiques allemands offraient à leur coreligionnaires indigènes
la tentation d'entrer dans le grand parti allemand. La p énétration
en Lorraine du catholicisme politique allemand vit se dresser
contre non s eulement les indigènes, qui voyaient en lui une forme
d'assimilation politique, mais aussi tous ceux, indigènes ou immi­
grés, qui étaient hostiles à tout p arti politique établi sur des données
religieus es. Ce second facteur de détermination p o'li tique rejoignait
p a rfois le p remier dans la mesure où la plupart des indigènes
étaient catholiques, la plup art des immigrés étant protestants.
L'imp ortance de ces deux facteurs, national et religieux, rend
secondaire la rép artition de l'éventail politique entre une Droi te
et une Gauche. Les s ocialistes avaient certes étendu les ramifi­
cations de leurs syndicats sur la classe ouvrière et débordé leur
emprise 8Ur une partie du monde des petits cultivateurs, des
ouvriers agricoles et p articulièrement des vignerons. Ils s'opp osaient
aux autres p a rtis, jugés conservateurs et n'inclinaient à une entente
qu'avec l'aile la plus à « gauche » des libéraux-démocrates.
Le Parti Lorrain Indépendant, appelé aussi « Bloc Lorrain »
se définissait comme un parti indigène, face aux trois autres for­
mations originaires de l'Empire. C'était le p arti des notablPs.
L'héritage p olitique français n'était plus sensible que dans les
cadres très locaux des conseils d'arrondissement, des conseils géné­
raux et de la plupart des municip alités. Les notables lorrains étai ent
des petits banquiers, des notaires, des propriétaires fonciers aisés,
qui durent leur p opularité plus aux mandats qu'ils occupaient qu'à
leur p osition sociale. Etaient notables les p ersonnalités qui gravi­
taient depuis un certain temps dans les cercles restreints des orga­
nismes représentatif cités avant. Devenus p ar l'annexion les s euls
survivants du régime représentatif de l'ancienne p atrie, ils avaient
reçu du peup1,e lorrain une considération bien supérieure à l'im­
portance réelle de leurs fonctions ; il fut imp ossible à l'adminis­
tration allemande de se p asser d'eux.
Le Bloc ou le « Groupe » lorrain n'avait rien de l'organisation
et de la structuration des grands partis allemands contre lesquels
il avait été créé. Il s 'agissait d'une organisation lâche de contact
entre les notables. Il n'avait pas été créé de sections locales du
parti dans toutes les régions du pays, son assise n'étant p as p opu­
laire. Ceci n'avait pas été jugé nécessaire, puisque les notables
contrôlaient l'ensemble des conseils municipaux et d'arrondisse­
ment, à partir desquels s e fais aient les élections à l'ancien parlement
de Strasbourg {Landesausschuss) , dissout en 1910. Ce n'est qu'au
moment des élections, que s ortaient de l'assoupissement, au niveau
des circonscriptions électo rales, des comités d'électeurs · et de
p·ers onnaiités influentes, chargés de désigner les candidats. Certain s
étaient d'anciens protestataires.
·
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Le « Bloc » app araissait comme le p arti de la résistance :
résistance à l'afflux des immigrés vieux-allemands, à la pénétration
des p artis de l'empire, à la pression des jeunes notaMes plus s en­
sibles aux avances gouvernementales, à 'l a prép ondérance a•l sacienne.
Aux yeux de •l a presse française et des milieux vieux-allemands ce
parti indigène ·demeurait le dernier et virulent bastion d'opp osition
à la germanisation.
Ce groupement de personnalités était cependant divisé en deux
tendances, que les j ournaux baptisaient : aile « droite » et aile
« gauche », ou aile « conservatrice » et aile « libérale » .
A l'aile gauche du parti s e retrouvaient ceux qui s e voulaient
les successeurs des « républicains » de l'époque française. Bien que
coupés de la vie p olitique française, ils continuaient à en suivre les
péripéties et appliquaient à l•a situation p olitique lorraine le voca­
bulaire p olitique de tradition française. Ils étaient « anticléricaux » ,
en fait ces catho'l iques se montraient réticents devant le rôle p oli­
tique du c'l ergé, d'autant que la nouvelle génération ecclésiastique
était un des éléments les plus actifs de la germanisation. Aussi, ces
conservateurs s e disaient-ils « libéraux » . Ils étaient p artisans d'une
p'lus grande participation aux affaire•s du pays, donc plus s ensibles
que l'aile dite conservatrice aux avances des milieux immigrés
vieux-allemands .
. A l'aile droite du parti s e retrouvaient les catholiques indi­
gènes. La Lorraine était de religion catholique, ce qui schématique­
ment la distinguait de l ' E t a t p r u s s i e n et formait une de ses
originalités, de ses p articularités, qu'elle tenait à défendre. Le
clergé indigène avait tenu une place éminente d ans le rang des
p rotestataires, il suffit de rapp el:er la figure de Mgr Dupont des
Loges . C e rôle était à l'origine de son influence p olitique, qui
n'avait p as diminué. Mais l'arrivée au trône épiscopal ·d'un évêque
vieN-allemand p osait de graves p roblèmes p our ce clergé.
Le programme du parti centrait ses revendications sur la
défense du particularisme lorrain. C e terme était le mot-dé du
vocabulaire p oiitique alsacien-lorrain de l'époque, tant par l'im­
portance qu'il p rit dans la campagne électorale de 1911, que par
les ambiguïtés p ossibles de ses inte rp rétations. Etre p a rticulariste,
c'était vouloir d é f e n d r e l'originalité et la p ersonnalité de la
Lorraine face aux menaces d'assimilation et de p rép ondérance
extérieures. C ette interprétation très 'l arge était agréée par tout le
monde, s auf les socialistes. L'originalité lorraine était constituée
d'abord, aux yeux de certains, par s a culture française. C'était
l'interprétation qu'avançaient les successeurs des anciens protes­
tataires, désireux de conserver la Lorraine . intacte dans l'espoir
d'une réintégration future dans ·l a p atrie française. II ne manquait
p as d'hommes p olitiques au s ein du p arti lorrain favorables tout
bas à cette interprétation ; le plus remarquai>le était Pierson, maire
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d'Ennery, ancien ami d'Antoine et son success eur au siège de député
au Reichstag de Metz. Le journal du Bloc, « Le Courrier de Metz » ,
reprenait fréquemment dans ses articles des images sentimentales,
à la manière de Maurice Barrès : «
le clocher du vieux village
couvrant de son ombre les tombes des ancêtres ... » Pour d'au­
tres, l'originalité lorraine consistait d'abord en l a religion catho­
lique de ses habitants, face à l'Etat prussien protestant. C'est ce
qu'exprimait dans sa formule : « Catholiques et Lorrains avant
tout ! » , i�e chanoine H.-C. C ollin, directeur p olitique du second
j ournal du Bloc, « L.e Lorrain » . Les indigènes de sa tendance ne
rejoignaient pas les protestataires dans leur volonté de remettre
le traité de Versailles en question, p arce que, c a t h o l i q ue s, ils
répugnaient à l'épreuve de force et qu'ils ne s'estimaient pas au
centre des préoccupations françaises. C'est ce que C ollin exprimait
dans un éditorial du « Lorrain » : «
qu'est-ce qui décil enchera la
prochaine guerre europ éenne : Maroc, C ongo, non, Alsace-Lorraine,
p as davantage, ce p ourra être un refrain de combat ou un chant de
route une fois qu'elle sera déclarée, p arce qu'alors toutes les raisons
de l'encourager seront bonnes ... notre p ays, qui p ourrait être nne
p artie de l'enjeu européen, en cas de guerre, n'en sera ni la cause
ni le prétexte .. . » (1) .
Défendre l ' o r i g i n a l i t é 'l orraine pouvait avoir un sens plus
politique ; c'était vouloir défendre 1 ' a u t o n o rn i e p olitique du
« Reichsland » face au p ouvoir centralisateur prussien. Sur ce sens,
cathoHques indigènes et vieux-allemands se trouvaient d'accord.
Il y avait aussi dans cette vo'I onté un accent antialsacien.
C'est sur ce thè m e du particularisme que le Bloc lorrain axa
l'essentiel de sa campagne électorale et réussit à enlever 10 des
20 sièges lorrains et 37 °/o des voix inscrites. La répercussion de
ce thème sur les électeurs lui permit de maintenir s es positions par
rapport à 1907, malgré la faiblesse de son organisation, les dissen­
tions entre 'l es deux ailes, les riva1üés entre les personnes et les
pressions tentatrices du Centre catholique d'un côté, des libéraux
de l'autre. Le Bloc � d ominait dans les régions de langue française
et dans les cantons ruraux du centre de la Lorraine (Boulay, Faul­
quemont, B ouzonville) où ses chefs de file, anciens députés au
Landesausschuss, furent élus sans o p p o s i t i o n, mais aussi sans
p assions.
Le p arti du C entre catholique lorrain, section l o r r a i n e du
Centre catholique dsacien-lorrain, s'implanta en Lorraine en 1903.
Dès s a création il s'affirma comme un p arti d'union entre les indi­
gènes et les immigrés. En tant que branche alsacienne-lorraine du
grand parti allemand du Zentrum, il apparut à beaucoup d'indigènes
comme la tentative la plus insidieuse de pénétration des partis
.••
•••
(l)
<<
Le Lorrain
»
septembre 1911 article intitulé
«
Bruits de guerre
>> .
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allemands et d'assimilation. Son bureau central à Metz était dirigé
par de vieux-allemands ; son président, le Docteur Ernst, était un
P r u s s i e n de Rhénanie. L 'évêque immigré de Metz, Monseigneur
W. Benzler, p remiel évêque vieil-allemand en L.o rraine, lui appor­
tait le s outien non déguisé d'une fraction du jeune clergé et des
organismes catholiques, telle l'« Union Populaire » (Volksverein) .
L'offensive de p énétration p olitique et d'émulation religieus·e était
menée de p air par les catholiques vieux-allemands. L'organisatio n
du p arti du Centre était celle d'un p arti moderne avec des ramifi­
cations dans tous les recoins du p ays. Le Centre intégra dans ses
rangs une p artie des membres lorrains de l'ancien « Bloc alsacien­
lorrain », qui n'adhéraient pas à la « dissidence » du Bloc lorrain
« maintenu ». De ce fait, le Centre app araissait p ar s on recrutement
être un parti indigène.
Cette ambiguïté se renforça par les positions extrêmes que prit
le parti lors de la camp agne électorale. Il fut le premier des p artis
alsaciens-lorrains à proclamer son opposition à la C onstitution de
l 9 l l , alors que les p arlementaires centristes au Reichstag avaient
voté le projet de ηo i constitutionnelle. Il rompit officiellement avec
le p arti d'empire, par s ouci de conserver ses électeurs, ce qui rendait
la sincérité de cette rupture problématique. Le thème du p articula­
risme fut également au centre de sa campagne électorale. L'ardeur
de ses militants et, particulièrement du clergé, donna à s a c ampagne
un ton p assionné.
Le p arti du Centre entendait aussi défendre sa conception de
la liberté religieuse, surtout dans le domaine de l'enseignement, des
écoles confessionne'lles. Il était attaqué sur c e terrain à },a fois p ar
les libéraux et les socialistes. Comme le trait essentiel de l'originalité
lorraine était aux yeux des centristes sa religion catholique, la
défense du particularisme rejoignait celle ,de 1'é,c ole confessionneHe.
Le programme du Centre était donc très proche de celui que d éfen­
daient « Le Lorrain » et le chanoine C ollin. Le chanoine Collin
refusait cependant toute intégration au C entre, p arce qu'il était
un p arti allemand. Le Centre ne manqua p as de préciser son inter­
prétation du particularisme en rapp elant qu'il n'était p as question
Je remettre en cause le traité de Francfort. Mais cette mise au
p oint s'adressait autant à ses propres troupes qu'à ses adversaires
p olitiques. Il comptait dans ses rangs des candidats dont le ton
était fort proche de celui des anciens protestataires, p ar exemple
l'abbé Hackspill, curé de Saulny. On p ouvait donc dire, qu'en votant
p our le C entre, l'électeur l orrain n'avait pas nécessairement le s en­
timent de voter p our un parti allemand. Aucun candidat du Centre
n'eut l'appui de l'administration allemande, alors que des candidats
indigènes de l'aile gauche du Bloc la reçurent !
Le C entre obtint 7 des 20 sièges lorrains à la Chambre B as s e
e t 20 °/o d es voix inscrites. Il maintint ainsi sensiblement ses posi-
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tions de 1907. La signification de cette victoire était incomplète
p arce qu'il n'avait p as présenté de candidats dans des régions où,
en 1907, il comptait de nombreux p artisans. A Metz-Ville il avait
subi un net recul par la défection des voix des vieux-aUemands,
mécontents de s on entente avec le Bloc. Par contre, il avait singu­
lièrement renforcé ses p ositions dans son « b astion » , les circons­
criptions de Forbach, Saint-Avold, Sarreguemines, S a r r e b o u r g.
Dans ces régions, le Centre s'était implanté dès s a création. Sa pré­
pondérance s'explique par la vigueur du sentiment religieux dans
cette zone de contact avec le p rotestantisme, que les oppositions
avec les protestants ont revivifié. Le clergé indigène resta fidèle au
Bloc dans les autres régions, p articulièrement dans celles de langue
française. Dans le nord de la Lorraine, le C entre comptait des
électeurs, mais l'aggravation de la mésentente entre les commu­
nautés indigènes et immigrées joua contre lui.
Si la position des immigrés vieux-aUemands était clairtl face au
particularisme, c'était p ourtant en leur sein que l'on rencontrait le
plus de divisions politiques . La minorité vieille-all emande se répar­
tissait en gros en trois partis : les socialistes, ·l es libéraux, les catho­
liques du Centre, sans compter les personnalités inscrites indivi­
duellement aux autres partis de l·' Empire. Mais devant le caractère
ambigu que prit la défense du particularisme et la menace de voir
resurgir les « protestataires-nationalistes-chauvinistes » , la plupart
des immigrés se regroupèrent dans le clan des libéraux, au détri­
ment du Centre.
Il n'y avait p as de section du parti libéral, branche lorraine du
Parti p opulaire alsacien ou du parti p rogressiste allemand (Fort­
schrittspartei) . Il existait des ass ociations, des comités lib éraux ou
progressistes dans la plupart des viNes de Lorraine. Les commu­
nautés immigrées étaient généralement minoritaires dans les villes
et dans les circ onscriptions des élections au Reichstag, de sorte
qu'el'l es ne présentaient p as de candidat, mais appuyaient s oit le
candidat socialiste, s oit un indigène « 'libéral » . Les c omités libéraux
avaient le plus souvent comme point de départ les associations
professionnell·e s, que le système aiJlemand des c o r p o r a t i o n s de
métiers avait multipliées dans les milieux immigrés. La plus impor­
.
tante de ces associa tions était l'« Union des fonctionnaires et ensei­
gnants d'Alsace-Lorraine » , b ranche d'une association imp ériale qui
menait dans le Reich la lutte contre le c a t h o l i c i s m e politique,
l'école c onfessionnelle, en reil ation avec l'« Union évangélique »
(Evangelischer Bund) . EUe groupait la plus grande partie des fonc­
tionnaires et enseignants de Lorraine, p resque tous immigrés. Ces
ass ociations ne présentaient pas de candidats m ais accordaient leur
s outien aux libéraux. La liaison entre elles et ies comités libéraux
venait du fait que les mêmes p ersonnalités formaient les b ureaux
des deux groupements.
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C'est du côté du parti libéral que les élections de 1911 pré­
sentent le plus de nouveautés. Pour la première fois en Lorraine,
les libéraux allemands osent s'affirmer en tant que tels. Dans leur
programme ils firent peu de concessions au p articularisme et affi­
chèrent par contre hautement leur attachement à l'Empire, leur
solidarité avec l'administration locale. L'appui reçu par ceUe-ci
était certes discret, mais non démenti et s'y fit surtout p ar l'inter­
médiaire des journaux d'arrondissement, aux mains des directeurs
de cerde. Les milieux immigrés affirmèrent ainsi leur volonté de
prendre part aux affaires d'un p ays où ils s e s entaient chez eux. Ils
désiraient prendre dans la vie p olitique du p ays la place qui corres­
p ondait à leur rôle économique et s ocial. Les notables indigènes ne
s'étaient pas préoccupés de leurs intérêts au Landesausschuss.
Ce durciss ement des vieux-aUemands s'accomp agnaient tout à
la fois d'exhortations contre les particularistes jugés « chauvins »
et d'avances p our attirer l'aile « libérale » du Bloc à la collabo­
ration p olitique. Leur journal, « Die Metzer Z eitung », mêbit les
attaques contre « Le Lorrain » aux appels et compliments envers
« Le Messin » qui représentait l'aile gauche du Bloc.
Les libéraux et leurs alliés « i n d é p e n d a n t s » remportèrent
3 sièges et 19 °/o des voix inscrites. C ela représentait un succès
réel p our un p arti d'implantation récente et non structuré. L'im­
p'l antation de l'électorat immigré dans les villes défavorisait le p arti
gouvernemental· ; l'administration sut p alier à cet inconvénient par
un habile découpage des circonscriptions électorales, en particulier
dans l'arrondissement de Metz-Campagne, où le découpage de la
circonscription de Vigy-Rombas rép ondait au double objectif de
faire élire le maître de forges Hinsberg et d'évincer le notable
Piers on.
Par contre les libéraux ne réussirent p as à attirer l'électorat
indigène de l'aile gauche du « Bloc ». Tous les candidats du Groupe
lorrain qui accep tèrent ouvertement ·I e s outien libéral, ou qui s olli­
citèrent un appui discret contre le Centre, furent battus. Il est vrai
qu'aucune pers onnalité marquante du Bloc ne l'avait accepté. Ainsi
Zimmer, député s o rtant du L a n d e s a us s c h u s s p our le canton de
Thionville, l'avait un moment plus ou moins s ollicité, mais les
c onditions mises par les Hbéraux à leur accord étaient p our lui
inacceptables.
De nombreux notables indigènes, notamment les industrie'l•s et
des milieux d'affaires, étaient prêts à une collaboration pratique
avec l'administration p our la bonne marche des affaires lorraines,
mais peu acceptaient de franchir 'le pas d'une collaboration p olitique
au s ein d'un p arti gouvernemental. Aussi le p a rti libéral limita son
électorat aux milieux immigrés et atteignait dès 1911 son extension
maximum.
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Le p arti s ocial-démocrate était le p arti aHemand dont l'implan­
tation en Alsace-Lorraine était la plus ancienne. Le bureau central
du p arti se trouvait à Strasbourg et les p e rs o n n a l i t é s du parti
étaient essentiellement des A'l saciens ou des Vieux-Allemands.
Le p arti devait son extension en Lorraine à l'action de ses
syndicats p armi les mineurs de fer et de charbon. Il avait réussi à
s'impll anter chez les ouvriers des industries traditionnelles de la
verrerie et de l'industrie chimique, en stagnation depuis de nom­
breuses années. Les difficultés du vignoble 'l orrain et la situation
précaire des ouvriers agricoles lui donnaient un électorat a gricole
et indigène. Cette répartition des voix socialistes s e retrouva en
1911.
Le p arti n'avait pas été en mesure de remporter aucun siège.
Il n'en avait d'ailleurs pas l'ambition, car le découpage électoral le
défavorisait au premier chef. Les c i r c o n s c r i p t i o n s électora1es
étaient beaucoup trop petites p our diminuer de façon imp ortante
l'influence des notables. Le but que recherchaient les s ocialistes
était de c ompter leurs voix en vue des élections au Reichstag de
1912.
Le p arti social-démocrate obtint 1 1 °/o des voix inscrites, ce
qui, dans le cas d'une représentation proportionnelle, lui eût donné
2 sièges. Ces résultats constituaient un recul de ses voix par rapport
à 1907 et plus encore p ar rapp ort à 1903. C e recul des voix n'est
pas significatif, car dans les élections précé dentes au Reichstag, il
n'y eut pas de candidat électoral et les voix de maints immigrés s e
portèrent sur le candidat socialiste. L'essentiel p our le parti résidait
dans l'alliance qu'il avait conclue avec ·l es libéraux, qui lui permit
d'emp orter 11 siègers en Alsace, et qui lui assurait en Lorraine le
siège de Metz aux élections au Reichstag de 1912. Son but de pré­
parer par l·a c o n s u l t a t i o n de 1 9 1 1 l'élection de 1912 était donc
parfaitement atteint.
Les s ociaHstes avaient voté le p rojet de •l oi cons·t itutionneHe,
mais les parlementaires avaient été dés. a voué·s par le congrès du
parti. En Lorraine, les sociaux-démocrates s'élevèrent contre les
« revanchards », les « nationaux-chauvinistes » qui défendaient le
thème dn p articularisme. Par ceue position Ils devinrent p aradoxa­
lement les alliés momentanés de l'administration loca'le. L'incidence
du thème p articulariste chez les ouvriers indigènes est plus difficile
à mesurer. D éjà, par une tendance naturelle plus « c onservatrice » ,
les ouvriers indigènes, d'ailleurs minoritaires chez les mineurs de
fer et de charbon, n'étaient p as favorables aux syndicats s ocialistes.
Dans les campagnes viticoles et dans 1·a Lorraine du sud, les candi­
dats socialistes étaient des indigènes, mais on ne s ait rien sur eux.
La p etitesse des circonscriptions électorales p ermet l'es quisse
d'une étude de la répartition géographique des opinions p olitiques
en Lorraine. Plusieurs r é g i o n s se dégagent sur cet asp·e ct : la
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Lorraine de langue française, - les régions du Nord-Est sous domi­
nation centriste, - les régions rurales de dialecte germanique du
centre de la Lorraine, - les régions de contact entre communautés
indigènes et immigrées, avec le cas de Metz-Ville.
Les circ onscriptions indigèn PS de langue française ont voté
sans opp l)sition notable p our le B'l oc. La défense du thème du p ar­
ticularisme a pris chez certains candidats une tournure que les
protestataires n'eûssent p as désavouée.
Les régions du Nord-Est, à la frontière de l'A:Isace, s ont les
« fiefs » du Centre. Mais il est nécessaire de préciser que les élec­
teurs étaient centristes parce que le c'l ergé l'était. n est donc plus
exact de dire que ces régions étaient farouchement catholi ques.
L'abbé Hackspill n'avait de « centriste » que l'étiquette.
Les régions rura'les de dialecte germanique du centre de la
Lorraine furent celles qui demeurèrent Ies plus insensibles aux
remous de la camp agne électorale. Elles votèrent p our les notables,
tous anciens députés du Parlement de Strasbourg, avec une très
faible participation électorale.
C'est danc les régions de contact entre les deux communautés
que la campagne électorale fut b plus âpre. Dans les d eux arron­
dissements de Thionville et dans celui de Metz-Campagne la lutte
électorale eut p our résu>l tat de creuser le fossé entre les deux
communautés, d'exacerber la résistance déjà ancienne des indigènes
à l'assimilation. Le Statthalter avait souligné 'lui-même cet anta­
gonisme lors de sa visite à Thionville en 1908. L'a dministration
avait voulu p asser au-dessus des notah'les en instaurant le suHrage
universel, p arce que ceux-ci ne se montraient p as assez dociles ;
},es électeurs se montrèrent encore moins s ouples qu'eux.
Le cas de l'arrondissement de M e t z - V i 11 1 e est encore plus
complexe. La ville de Metz et les localités de sa r�é gion avaient une
p opulation à maj orité immigrée, dont les noyaux étaient formés par
les garnisons. A Metz même, on p ouvait diviser la ville en trois
centres p olitiques : le quartier indigène, les catholiques, l'évêché,
la viile des libéraux. Dans la région suburbaine il fallait compter
avec les s ociarlistes.
Les j ournaux de France et certains j ournaux allemands avaient
considéré ces élections comme une sorte de plébiscite sur la ques­
tion de savoir jusqu'à quel p oint la Lorraine était demeurée d'esprit
français. Le j ournal al'l emand « Die Post » écrira même que c'était
« ,l 'avènement d'un parlement français en terre a'llemande ». En
fait, ces jugements catégoriques étai ent excessifs ; les é[ections ne
rép ondaient pas à cette question. C e qui nous s emble nouveau en
Lorraine en 1 9 1 1 par rapp o rt à la p ériode précédente e�s t le change­
ment de climat. Ce changement ne vie nt p as des partis p olitiques.
Il vient d'une action extérieure, perp étrée en Lorraine p ar des
personnes n'app artenant p as aux notables : c'est cdle entreprise
54
p ar le « Souvenir Français », œuvre dont le but officie'l est d'ho­
nore·r les tombes et le souvenir des morts de 1870-1871, dont le
résultat s·era de réveiUer « l'esprit français » . Les notables s'y join­
dront dès 1 908. C'est .J'action du « Souvenir Français » qui donnera ·
au thème du particularisme son s ens le plus équivoque. Ce débor­
dement des notabil es était le signe que l'opinion publique était moins
sensible qu'eux aux p ressions des milieux gouvernementaux. Véchec
du gouvernement de 1911 réside non p as dans la faib'le réussite des
libéraux, mais dans le rejet des notab'l es vers l'opp osition (1).
Jean-Paul BOUSCHBACHER
( 1 ) La Lorraine poli tique a fait l'objet d'un diplôme d'études supérieures:
« Les électiom de 1911 au Landtag eu Lorraine allemande » 1967.
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