Chaïm Perelman : Logique, dialectique, philosophie et rhétorique

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CHAPITRE PREMIER
LOGIQUE, DIALECTIQUE, PHILOSOPHIE ET
RHÉTORIQUE
Dans son aide-mémoire consacré à l'ancienne
rhétorique, Roland Barthes observe avec raison que «
la rhétorique doit toujours être lue dans le jeu
structural de ses voisines (Grammaire, Logique,
Poétique, Philosophie)»1. J'ajouterais, pour ma part
que, pour bien situer la rhétorique et mieux la définir,
il faut également préciser ses rapports avec la
dialectique.
Aristote a distingué, dans son Organon, deux
espèces de raisonnements, des raisonnements
analytiques et des raisonnements dialectiques.
L'étude qu'il a entreprise de ceux-là dans les
Premiers et Seconds Analytiques, lui a valu d'être
considéré, dans l'histoire de la philosophie, comme
le père de la logique formelle. Mais les logiciens
modernes ont perdu de vue, parce qu'ils n'en avaient
pas perçu l'importance, qu'il avait étudié les
raisonnements dialectiques dans les Topiques, la
Rhétorique et les Réfutations sophistiques, ce qui fait
de lui, également, le père de la théorie de F
argumentation.
Dans ses Analytiques, Aristote étudie des formes
d'inférence valable, et spécialement le syllogisme,
qui permettent, certaines hypothèses étant posées,
d'en inférer nécessairement une conclusion : si
tous les A sont B et si tous les B sont C, il en résulte
nécessairement que tous les A sont C. L'inférence
est valable quelle que soit la vérité ou la
fausseté des prémisses, mais ifi la | conclusion
n'est vraie que si les prémisses sont vraies. Cette
inférence se caractérise, à la fois, par le fait qu'elle
est purement formelle, car elle est valable quel que
soit le contenu des termes A, B et C (à condition
de veiller à ce que chaque lettre soit remplacée
par la même valeur chaque fois qu'elle se présente) et
par le fait qu'elle établit un rapport entre la vérité
des prémisses et celle de la conclusion. La véri
étant une propriété des propositions, indépendante
de l'opinion des hommes, les raisonnements
analytiques sont démonstratifs et impersonnels.
Mais ce n'est pas le cas des raisonnements
dialectiques. Un raisonnement est dialectique,
nous dit Aristote, si ses prémisses sont consti-
tuées d'opinions généralement acceptées ' : il
finit ainsi les opinions acceptées par tous, par
la plupart ou par les philosophes, c'est-dire par
tous, par la majorité, ou par les plus notables et
les plus illustres parmi eux2.
Dans certains cas, ce qui est généralement
accepté est vraisemblable, mais il ne s'agit pas
de confondre cette vraisemblance avec une
probabilité calculable : au contraire le sens du
mot «e-uXoyoç» que l'on a traduit par
«généralement accepté » ou « acceptable », a un
aspect qualitatif, ce qui le rapproche plut du
terme « raisonnable » que du terme « probable ».
Notons d'ailleurs que la probabilité ne concerne
que des faits ou des événements, passés ou futurs,
alors que les thèses qui sont en discussion
peuvent concerner des qualifications
intemporelles, telles que « Le monde est-il fini ou
infini ? », « La démocratie est-elle ou non la
meilleure forme de gouvernement ? ».
Nous voyons immédiatement que les
raisonnements dialectiques partent de ce qui est
accepté, leur but étant de faire admettre d'autres
thèses, qui sont ou peuvent être controversées : ils
se
1. Aristote, Topiques, 100 a 30-31. 2./«</., 100b22-24.
LOGIQUE, DIALECTIQUE, PHILOSOPHIE ET RHÉTORIQUE 19
proposent donc de persuader ou de convaincre. Ils
ne consistent pas en inférences valides et
contraignantes, mais présentent des arguments plus
ou moins convaincants, et qui ne sont jamais
purement formels. Un argument persuasif est celui
qui persuade celui auquel il s'adresse ' :
contrairement au raisonnement analytique, le
raisonnement dialectique n'est pas impersonnel, | car
il 17 s'apprécie par son action sur un esprit. Il en
résulte qu'il faut distinguer nettement les
raisonnements analytiques des raisonnements
dialectiques, les uns portant sur la vérité et les autres
sur l'opinion. Chaque domaine exigeant un autre type
de discours, il est aussi ridicule de se contenter
d'argumentations raisonnables de la part d'un
mathématicien, que d'exiger des preuves scien-
tifiques d'un orateur2.
Or, c'est sur ce point que se situe la nouveauté,
mais aussi l'erreur, de Pierre de la Ramée, qui devait
être fatale à la rhétorique. Partant du trivium, les arts
du discours, artes disserendi, il définit la grammaire
comme l'art de bien parler, c'est-à-dire de parler
correctement, la dialectique comme F art de bien
raisonner et la rhétorique comme l'art de bien dire,
l'usage éloquent et orné du langage3.
Considérant la dialectique comme « 1 ' art général
pour inventer et juger toutes choses »4, il prétend qu'«
il n'y a qu'une seule méthode qui a été celle de Platon
et d'Aristote, [...] cette méthode se trouve dans
Virgile et dans Cicéron, dans Homère et dans
Démosthène, elle préside aux mathématiques, à la
philosophie, aux jugements et à la conduite des
hommes »5.
Il rejette avec éclat la distinction aristotélicienne
entre jugements analytiques et dialectiques, justifiant
ainsi son attitude :
Car bien que les choses cogneues soyent
les unes nécessaires et scientifiques, les
autres contingentes et opinables, si est-ce
toutesfois que toul ainsi que la veiie est
commune à veoir toutes couleurs,
soycnl immuables, soyent muables,
ainsi l'art de cognoistre, c'est-à-dire
Dialectique ou Logique, est une et
mesme doctrine pour apercevoir
toutes choses [...]'.
L'ampleur ainsi donnée à la dialectique, qui comporte aussi bien
l'étude des inférences valides, que l'art de trouver et de juger
les arguments, enlève à la rhétorique d'Aristote ses deux
parties essentielles, l'invention et la disposition, pour ne lui
is laisser | que l'élocution, l'étude des formes du langage
orné. C'est dans cet esprit, après cette réduction
philosophiquement justife, que l'ami de Pierre de la Rae,
Omer Talon, publie à Cologne, en 1572, la première
rhétorique systématiquement limitée à l'étude des figures, la
figure étant, selon la définition de Talon, «une expression par
laquelle l'allure du discours diffère de la droite et simple
habitude »2. C'est ainsi que fut instaurée la rhétorique classique,
cette rhétorique des figures, qui a mené progressivement de la
dégénérescence à la mort de la rhétorique. Il est de notoriété
publique que la logique moderne, telle qu'elle s'est
développée depuis le milieu du xixe scle, sous l'influence de
Kant et des logiciens mathématiciens, a identifié la logique non
avec la dialectique, mais avec la logique formelle, c'est-à-dire
avec les raisonnements analytiques d'Aristote, et a
complètement négligé les raisonnements dialectiques, consi-
dérés comme étrangers à la logique. En quoi elle me semble avoir
commis une erreur, symétrique de celle de Ramus. Car s'il est
indéniable que la logique formelle constitue une discipline sépa-
rée, qui se prête, comme les mathématiques, à des opérations et
au calcul, il est tout aussi indéniable que nous raisonnons, même
quand nous ne calculons pas, lors d'une délibération intime
ou d'une discussion publique, en présentant des arguments pour
ou contre une thèse, en critiquant, ou en réfutant une critique. ,
Dans tous ces cas, on ne démontre pas, comme en mathématique,
« mais on argumente. Il est donc normal, si l'on conçoit la
logique comme l'étude du raisonnement sous toutes ses formes,
de compléter la théorie de la démonstration, développée par la
logique formelle, par une théorie de l'argumentation, étudiant
les raisonnements dialectiques d'Aristote.
Ceux-ci consistent en argumentations, visant à l'acceptation
ou au rejet d'une thèse débattue : leur étude, ainsi que celle des
conditions de leur présentation, est l'objet de la nouvelle rhéto-
rique, qui prolonge, tout en l'amplifiant, celle d'Aristote.
En effet, celui-ci avait opposé la rhétorique à la dialectique,
telle qu'il l'avait examinée dans les Topiques, tout en voyant en
elle le pendant (αντιστροφοζ) de la dialectique ' : celle-ci s'intéresse
aux arguments utilisés dans une controverse ou une dis- 19 cussion
avec un seul interlocuteur, alors que la rhétorique concerne les
techniques de l'orateur s'adressant à une foule réunie sur la place
publique, qui ne possède aucun savoir spécialisé et incapable de
suivre un raisonnement quelque peu élaboré2.
Mais la nouvelle rhétorique, par opposition à l'ancienne,
concerne les discours adressés à toute espèce d'auditoire, qu'il
s'agisse d'une foule réunie sur la place publique ou d'une réunion
de spécialistes, que l'on s'adresse à un seul individu ou à toute
l'humanité; elle examinera même les arguments que l'on s'adresse
à soi-même, lors d'une délibération intime. En considérant que
son objet est l'étude du discours non-démonstratif, l'analyse des
raisonnements qui ne se bornent pas à des inférences
formellement correctes, à des calculs plus ou moins mécanisés,
la théorie de l'argumentation conçue comme une nouvelle
rhétorique (ou une nouvelle dialectique) couvre tout le champ du
discours visant à convaincre ou à persuader, quel que soit
l'auditoire auquel il s'adresse, et quelle que soit la matière sur
laquelle il porte. On pourra compléter, si cela paraît utile, l'étude
générale de l'argumentation par des méthodologies spécialisées
selon le type d'auditoire et le genre de discipline. C'est ainsi que
l'on pourrait élaborer une logique juridique1 ou une logique
philosophique, qui ne seraient que des applications particulières de la
nouvelle rhétorique au droit et à la philosophie.
En subordonnant la logique philosophique à la nouvelle rhé-
torique, je prends parti dans le débat séculaire qui a opposé la
philosophie à la rhétorique, et ceci depuis le grand poème de
Parménide.
Celui-ci, et la grande tradition de la métaphysique occidentale,
illustrée par les noms de Platon, de Descartes et de Kant, a
toujours opposé la recherche de la vérité, objet proclamé de la
philosophie, aux techniques des rhéteurs et des sophistes, se
contentant de faire admettre des opinions aussi variées que trom-
peuses. Parménide préfère le chemin de la vérité à celui de l'appa-
rence, Platon oppose le savoir à l'opinion commune, Descartes 20
fonde la | science sur des évidences irréfragables, tenant presque
pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable, Kant enfin se
propose de chasser les opinions de la philosophie en élaborant sa
métaphysique qui est essentiellement une épistémologie,
inventaire de toutes les connaissances qui « ayant un fondement a
priori, doivent être tenues d'avance pour absolument
nécessaires ».
Pour être assuré que les thèses prônées par les philosophes ne
constituent pas des opinions incertaines et fallacieuses, mais des
vérités indiscutables, il fallait qu'elles bénéficient d'un fonde-
ment solide et indiscutable, d'une intuition évidente, qui garan-
tisse la vérité de ce qui est perçu comme évident. L'évidence
ainsi conçue n'est pas un état subjectif, pouvant varier d'un mo-
ment à l'autre et d'individu à individu : son rôle, en effet, est
d ' établir un pont entre ce qui est perçu comme évident par le sujet
connaissant et la vérité de la proposition évidente, qui doit
s'imposer de la même façon à tout être de raison2.
1. Cf. ma Logique juridique, Paris. Dalloz, 1976.
2.Cf. «Évidence et preuve» in C.Perelman, Justice et raison, Presses
Universitaires de Bruxelles, 1972, p. 140-154; et «De l'évidence en
métaphysique», in C.Perelman, Le Champ de l'argumentation, Presses
Universitaires de Bruxelles, 1970, p. 235-248.
Une argumentation n'est jamais capable de procurer l'évidence, et il
n'est pas question d'argumenter contre ce qui est évident. Celui
qui fait état de l'évidence est sûr de ce qu'elle s'imposera avec lame
évidence à tous ses interlocuteurs; l'argumentation ne peut intervenir
que si l'évidence est contestée. C'est ce qu'à déjà remarqué Aristote,
qui reconnaît qu'il est indispensable de recourir aux raisonnements
dialectiques quand ce sont les premiers principes d'une science, qui
normalement s'imposent par eux-mêmes, qui sont contestés1. Il en
est de même quand on discute une définition.
Si, normalement, c'est grâce à l'intuition que l'on saisit les
notions simples et les premiers principes d'une science théorique,
Aristote reconnaît que c'est dans les disciplines pratiques, telles que
l'éthique et la politique, où les choix et les controverses sont
inévitables, que le recours à l'argumentation s'impose, qu'il s'agisse
d'une délibération intime ou d'une discussion publique. C'est
pourquoi son Organon comporte, à côté des Analytiques, qui
s'attachent | au raisonnement formel, les Topiques qui 211 examinent
les raisonnements dialectiques permettant de justifier la meilleure
opinion, l'opinion raisonnable (εϖλογοζ).
Tous ceux qui croient pouvoir dégager la vérité indépendamment
de l'argumentation n'ont que mépris pour la rhétorique qui porte sur
des opinions : à la rigueur, elle pourrait servir à propager des vérités,
garanties chez l'orateur par l'intuition ou l'évidence, mais non à les
établir. Mais si l'on n'admet pas que des thèses philosophiques
puissent être fondées sur des intuitions évidentes, il faudra bien
recourir à des techniques argumentatives pour les faire prévaloir. La
nouvelle rhétorique devient alors l'instrument indispensable à la
philosophie2. ~._J
Celui qui, comme P. Ricœur, admet, en philosophie, des vérités
métaphoriques, qui ne peuvent pas se prévaloir d'une évidence
contraignante, puisqu'elles proposent une restructuration
1. Aristote, Topiques, 101 a et b.
2. Cf. C. Perelman, « Philosophie, rhétorique, lieux communs », Bulletin de
l'Académie Royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et
politiques, 1972, p. 144-156.
du réel, ne peut pas nier normalement l'importance des techniques
rhétoriques tendant à faire prévaloir telle métaphore sur telle
autre ' : il ne pourrait les négliger que s'il admet l'existence d'une
intuition qui imposerait une seule vision du réel et exclurait, par le
fait même, toutes les autres2.
Le déclin de la rhétorique, à partir de la fin du xvie siècle, est dû
à la montée de la pensée bourgeoise, qui a généralisé le rôle de
l'évidence, qu'il s'agisse de l'évidence personnelle du protestan-
tisme, de l'évidence rationnelle du cartésianisme ou de l'évi-
dence sensible de l'empirisme3.
Le mépris de la rhétorique, 1 ' oubli de la théorie de 1 ' argumen-
tation, ont mené à la négation de la raison pratique, les problèmes
d'action étant tantôt réduits à des problèmes de connaissance,
c'est-à-dire de vérité ou de probabilité, tantôt considérés comme ne
relevant pas du tout de la raison.
22 | Mais tous ceux qui croient à l'existence de choix raison-
nables, précédés par une délibération ou des discussions, où les
différentes solutions sont confrontés les unes aux autres, ne
pourront pas se passer, s'ils désirent acquérir une claire cons-
cience des méthodes intellectuelles utilisés, d'une théorie de
l'argumentation telle que la présente la nouvelle rhétorique.
Celle-ci ne se limitera d'ailleurs pas au domaine pratique, mais sera
au cœur des problèmes théoriques pour celui qui est conscient du
rôle que jouent dans nos théories les choix de définitions, de moles
et d'analogies, et, d'une façon plus générale, l'élaboration d'un
langage adéquat, adapté au champ de nos investigations. C'est
dans ce sens que l'on pourrait rattacher le rôle de l'argumentation à
la raison pratique, rôle qui sera fonda mental dans tous les domaines
où l'on perçoit à l'œuvre la raison pratique, même quand il s'agit de
la solution de problèmes théoriques. Je tiens à préciser ce point
pour éviter tout malentendu concernant la portée de 1 '
argumentation, telle que je la conçois '.
l.Cf. C.Perelman, «Analogie et métaphore en science, poésie et
philosophie », in Le Champ de l'argumentation, p. 271 -286.
2. Cf. P. Ricœur, La Métaphore vive, p. 310-321.
3.Cf.C.Perelman et L.Olbrechts-Tyteca, «Logique et Rhétorique», in
Rhétorique et philosophie, Presses Universitaires de France, 1952, p. 30. Voir
aussiR.Barthes, «L'Anciennerhétorique»,in Communications, 16,1970,p. 192.
1. Cf. à ce propos R. Blanche, Le Raisonnement, Paris, P.U.F., 1973, p. 230-
231, ainsi que M. Villey, «Nouvelle rhétorique et droit naturel», Logique et
Analyse,n° 11,1976, p. 4-10.
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