LOGIQUE, DIALECTIQUE, PHILOSOPHIE ET RHÉTORIQUE 19
proposent donc de persuader ou de convaincre. Ils
ne consistent pas en inférences valides et
contraignantes, mais présentent des arguments plus
ou moins convaincants, et qui ne sont jamais
purement formels. Un argument persuasif est celui
qui persuade celui auquel il s'adresse ' :
contrairement au raisonnement analytique, le
raisonnement dialectique n'est pas impersonnel, | car
il 17 s'apprécie par son action sur un esprit. Il en
résulte qu'il faut distinguer nettement les
raisonnements analytiques des raisonnements
dialectiques, les uns portant sur la vérité et les autres
sur l'opinion. Chaque domaine exigeant un autre type
de discours, il est aussi ridicule de se contenter
d'argumentations raisonnables de la part d'un
mathématicien, que d'exiger des preuves scien-
tifiques d'un orateur2.
Or, c'est sur ce point que se situe la nouveauté,
mais aussi l'erreur, de Pierre de la Ramée, qui devait
être fatale à la rhétorique. Partant du trivium, les arts
du discours, artes disserendi, il définit la grammaire
comme l'art de bien parler, c'est-à-dire de parler
correctement, la dialectique comme F art de bien
raisonner et la rhétorique comme l'art de bien dire,
l'usage éloquent et orné du langage3.
Considérant la dialectique comme « 1 ' art général
pour inventer et juger toutes choses »4, il prétend qu'«
il n'y a qu'une seule méthode qui a été celle de Platon
et d'Aristote, [...] cette méthode se trouve dans
Virgile et dans Cicéron, dans Homère et dans
Démosthène, elle préside aux mathématiques, à la
philosophie, aux jugements et à la conduite des
hommes »5.
Il rejette avec éclat la distinction aristotélicienne
entre jugements analytiques et dialectiques, justifiant
ainsi son attitude :
Car bien que les choses cogneues soyent
les unes nécessaires et scientifiques, les
autres contingentes et opinables, si est-ce
toutesfois que toul ainsi que la veiie est
commune à veoir toutes couleurs,
soycnl immuables, soyent muables,
ainsi l'art de cognoistre, c'est-à-dire
Dialectique ou Logique, est une et
mesme doctrine pour apercevoir
toutes choses [...]'.
L'ampleur ainsi donnée à la dialectique, qui comporte aussi bien
l'étude des inférences valides, que l'art de trouver et de juger
les arguments, enlève à la rhétorique d'Aristote ses deux
parties essentielles, l'invention et la disposition, pour ne lui
is laisser | que l'élocution, l'étude des formes du langage
orné. C'est dans cet esprit, après cette réduction
philosophiquement justifiée, que l'ami de Pierre de la Ramée,
Omer Talon, publie à Cologne, en 1572, la première
rhétorique systématiquement limitée à l'étude des figures, la
figure étant, selon la définition de Talon, «une expression par
laquelle l'allure du discours diffère de la droite et simple
habitude »2. C'est ainsi que fut instaurée la rhétorique classique,
cette rhétorique des figures, qui a mené progressivement de la
dégénérescence à la mort de la rhétorique. Il est de notoriété
publique que la logique moderne, telle qu'elle s'est
développée depuis le milieu du xixe siècle, sous l'influence de
Kant et des logiciens mathématiciens, a identifié la logique non
avec la dialectique, mais avec la logique formelle, c'est-à-dire
avec les raisonnements analytiques d'Aristote, et a
complètement négligé les raisonnements dialectiques, consi-
dérés comme étrangers à la logique. En quoi elle me semble avoir
commis une erreur, symétrique de celle de Ramus. Car s'il est
indéniable que la logique formelle constitue une discipline sépa-
rée, qui se prête, comme les mathématiques, à des opérations et
au calcul, il est tout aussi indéniable que nous raisonnons, même
quand nous ne calculons pas, lors d'une délibération intime
ou d'une discussion publique, en présentant des arguments pour
ou contre une thèse, en critiquant, ou en réfutant une critique. ,
Dans tous ces cas, on ne démontre pas, comme en mathématique,
« mais on argumente. Il est donc normal, si l'on conçoit la
logique comme l'étude du raisonnement sous toutes ses formes,
de compléter la théorie de la démonstration, développée par la
logique formelle, par une théorie de l'argumentation, étudiant
les raisonnements dialectiques d'Aristote.
Ceux-ci consistent en argumentations, visant à l'acceptation
ou au rejet d'une thèse débattue : leur étude, ainsi que celle des
conditions de leur présentation, est l'objet de la nouvelle rhéto-
rique, qui prolonge, tout en l'amplifiant, celle d'Aristote.
En effet, celui-ci avait opposé la rhétorique à la dialectique,
telle qu'il l'avait examinée dans les Topiques, tout en voyant en