Histoire & Liber: Nous vous interrogeons en tant que philosophe, en tant que psychanalyste,
en tant que connaisseur de la langue arabe et en référence au livre que vous avez publié[*].
Notre première question sera celle-ci: les crimes les plus barbares et les plus archaïques auxquels
nous sommes confrontés sont commis au nom de l’islam et ceux qui les commettent les
justifient par référence à l’islam. D’un autre côté, certaines autorités, saoudiennes par exemple,
disent que ces crimes sont contraires à l’islam. D’où la question: est-ce que l’islam contient
une chose et son contraire et chacun l’interprète alors comme il veut, ou bien, est-ce que, de ce
qui se passe, l’islam est innocent?
Daniel Sibony: Innocent, coupable, laissons
cela, nous ne sommes pas des juges mais des
analystes. Dans l’islam, le Coran, le texte fonda-
teur a donné lieu à d’interminables exégèses; on
croit qu’il n’y a pas eu dans l’islam d’interpréta-
tions comme dans d’autres religions, c’est faux.
Il y a eu beaucoup d’exégèses mais le cœur de la
religion, de l’identité islamique, c’est le Coran,
et il est trop facile de dire que dans le Coran il y
a une chose et son contraire.
Une partie du Coran est pacifique parce que c’est la partie où Mahomet veut transmettre
aux gens de La Mecque, de sa région natale, les notions qu’il vient d’élaborer à partir de ses
contacts avec les marchands juifs et chrétiens - Mahomet était un caravanier. Il vient donc
de découvrir, d’assimiler de nouvelles idées – si l’on est religieux, on y ajoute l’intervention
divine - et il construit quelque chose de tout à fait pacifique qui est la soumission à un Être
suprême, la charité, la prière, le pèlerinage.
EN GUERRE AVEC L’ISLAMISME DJIHADISTE
Dénis et défis du Coran
Entretien avec Daniel Sibony*
réalisé par André Senik
avant les événements et la riposte de la rue et de l’État
dossier
N° 56
7
*Auteur de Islam, Phobie, Culpabilité (Odile Jacob, 2014).
©Dr
1_HL056_Dossier-Sibony_8p:dossier 30/01/15 10:12 Page7
Ensuite, lorsqu’il est allé à Médine et que, de là, il a combattu les Mecquois, il a d’abord reçu
l’appui des tribus juives, puis il y a eu des provocations et finalement il a rompu avec les
juifs et les chrétiens parce qu’il n’a pas supporté que ceux-ci ne rejoignent pas son message.
Ils avaient de bonnes raisons de ne pas le rejoindre puisque – il le dit même dans le Coran –
ils avaient déjà ce message qu’il leur «apportait». C’est qu’en fait Mahomet avait en vue une
sorte de grande union. Et il est dit clairement que si certains énoncés sont formulés par des
juifs, dans une tradition juive, non coranique, ils sont faux, tandis que s’ils sont formulés
dans le cadre du Coran, et plus tard de sa tradition, ils sont justes. C’est bien une question
d’appartenance identitaire. À partir de là, les dernières sourates, qui sont des sourates de
Médine, sont agressives essentiellement contre les gens du Livre, les juifs et les chrétiens.
Le corps du Coran est donc constitué d’une masse de sourates au début plutôt pacifiques –
bien qu’hostiles aux idolâtres – et qui, vers la fin, deviennent une sorte de fer de lance direc-
tement dirigé contre les traîtres, les «kafirines», c’est-à-dire ceux qui ont déjà reçu le
message et pourtant le refusent.
Donc, pour simplifier, il y a dans le Coran une partie paisible et une partie agressive. Cela ne
veut pas dire qu’«il y a une chose et son contraire», mais que ce sont deux choses diffé-
rentes.
Il est normal que cette partie agressive, des individus qui la lisent, qui l’ânonnent, qui la
chantent et qui l’aiment – l’arabe est une langue très harmonieuse – veuillent la mettre en
actes. C’est bien ce à quoi on assiste aujourd’hui. D’autant que maintenant les moyens tech-
niques y sont, et cela compte. La partie agressive du Coran est prise en charge et mise en
actes par des personnes, des groupes, bien armés sur le plan technique et idéologique.
Ainsi, ce qu’a fait Ben Laden, c’est un djihad: il a voulu appliquer les appels guerriers du
Coran contre les traîtres et les infidèles aux «Croisés» – c’est-à-dire aux Américains – et aux
Juifs.
Aujourd’hui, la grande masse des musulmans (qu’on ne saurait évaluer) que l’on dit
modérés est gênée par cette mise en œuvre de la partie agressive du Coran, et elle met en
avant la partie paisible. Le problème, c’est qu’ils la mettent en avant par une opération de
déni: ils pensent que citer les parties paisibles efface les parties violemment agressives du
Livre, qui disent qu’il faut combattre les juifs et les chrétiens jusqu’à ce qu’ils se fassent tout
petits, qu’ils donnent l’impôt de leurs mains etc. Certains versets sont très violents. Il faut
ajouter que la partie violente du Coran se trouve au début, c’est-à-dire que la présentation
éditoriale du Coran a placé les dernières sourates, donc les plus agressives, en tête, et les
premières en date seulement après, ce qui provoque un certain trouble.
Toujours est-il que là, on est dans le déni, dans le «il n’y a pas». Et pour dire «il n’y a pas»
d’appel à la violence dans le Texte, on met en avant les aspects paisibles du Coran. C’est une
contradiction difficile à tenir; mais elle tient quand on a le pouvoir, ou que les autres sont
réduits au silence.
HISTOIRE &LIBERTÉ
8
JANVIER 2015
1_HL056_Dossier-Sibony_8p:dossier 30/01/15 10:12 Page8
Or le pouvoir en France est islamophobe, au sens propre, c’est-à-dire qu’il a peur de l’islam.
Il a peur de laisser dire quelque chose qui contrarierait les musulmans. C’est pourquoi il ne
laisse pas dire qu’il y a dans le Texte une vindicte anti-juive et anti-chrétienne assez violente.
Parce que dire cela, dans le langage occidental, ce serait «stigmatiser». Ce langage, les
musulmans aussi l’ont adopté car il leur permet de faire taire ceux qui peuvent se référer à
cette vindicte. Alors que cette vindicte est inscrite et que, pendant qu’on doute de son exis-
tence, des intégristes violents la mettent en acte en pleine lumière. Voilà la contradiction, et
je pense que cela répond à la question posée.
H&L: Est-ce qu’il y a des parties différentes dans le Coran, dont l’une ferait obstacle à
l’autre? Est-ce qu’on peut penser que la partie paisible interdit, de manière explicite, les
aspects les plus violents de la partie agressive, par exemple la mise en esclavage sexuel des
femmes et toutes les choses que l’on voit ; est-ce que la partie paisible est assez précise pour
interdire cela?
Daniel Sibony: Il n’y a pas une mise en esclavage sexuel des femmes, il y a des coutumes de
l’époque où l’homme dominait, elles ont été intégrées par le Coran. Certes, la méfiance par
rapport aux femmes est grande, et elle s’est accentuée. Mais je l’interprète autrement: les
femmes pourraient être des points de passerelle, des passages avec l’étranger. Si une femme
avait un contact avec un étranger, l’étranger entrerait dans l’oumma sans être musulman: ce
serait gravissime; on ne peut recevoir l’étranger qu’à titre d’hospitalité passagère. On ne
peut pas l’intégrer; on n’intègre pas dans l’oumma, dans la communauté, des identités diffé-
rentes, sauf si elles sont nommément inférieures. C’est comme cela que les juifs et les chré-
tiens ont été tolérés dans les territoires conquis. Sauf en Arabie, parce que là, Mahomet
voulait qu’il n’y ait qu’une seule religion, c’est-à-dire une seule identité – n’oubliez pas que
chaque fois qu’on dit religion, il faut entendre non pas des thèmes théologiques transcen-
dantaux, mais une identité. Dire qu’Allah a maudit les juifs et les chrétiens, c’est dire que
leur identité est mauvaise.
Alors, est-ce que des éléments de l’aspect paisible contredisent, ou interdisent l’aspect
violent? Non, parce qu’il y a une certaine cohérence dans le Livre. Par exemple, un érudit
musulman a prétendu devant moi que la violence et le meurtre étaient interdits dans l’islam
puisqu’il y a un verset qui dit: «Ne tuez pas l’homme que Dieu a créé». Mais la suite du
verset dit: «...sauf pour une cause juste». La violence est donc permise contre le non-
musulman pour la bonne cause; et, encore une fois, il n’y a pas à le démontrer parce que
l’histoire l’a montré dans les faits. Le vaste empire musulman s’est constitué à coup de
djihads successifs; c’est-à-dire de guerres, forcément saintes puisqu’on apporte le message, le
Livre. Les choses se passaient ainsi: l’armée musulmane arrivait dans un pays, elle campait en
dehors de la ville, elle prenait les terres, les biens, elle plaçait ses hommes aux postes clefs
DÉNIS ET DÉFIS DU CORAN
N° 56
9
dossier
1_HL056_Dossier-Sibony_8p:dossier 30/01/15 10:12 Page9
comme une puissance coloniale classique. L’empire islamique a toujours eu un caractère
colonial, ce qu’ignorent les Occidentaux qui ont fortement besoin de se sentir coupables.
Cela leur donne une hauteur éthique à bon compte, qui justement ne vaut pas cher.
La conquête islamique, donc, c’est la fiscalité qui la parachève. On met une taxe sur les non
musulmans qui finissent par craquer, leurs élites suivent, et le pays devient musulman. Puis
on passe au suivant. C’est dire que, non seulement cette guerre contre l’infidèle est prévue
dans le texte, mais que l’histoire la confirme. C’est cela, le djihad, même si aujourd’hui il est
repris par des gens un peu déjantés, mais pas tous, loin de là.
H&L: Ce mot de djihad, on entend souvent des musulmans «modérés» affirmer qu’il ne
veut pas dire agression, violence…
Daniel Sibony: Là encore, c’est une vaste opération de déni que l’on peut comprendre,
parce qu’ils ne savent pas trop, eux non plus, sur quel pied danser; ils sont un peu perdus. Il
y a des mots clés comme la charia, et l’on dit: la charia, c’est la loi, c’est le mot arabe pour
dire la loi. C’est vrai, mais en même temps, c’est la loi islamique. Et le djihad, c’est un mot
pour dire «effort intérieur», mais en même temps, c’est le mot pour dire l’effort contre les
infidèles. Et Allah, c’est le mot arabe pour dire Dieu. Mais le Allah du Coran n’est pas tout à
fait le même que le Dieu biblique, puisque le Dieu biblique engueule son peuple et il l’aime,
tandis que le Allah du Coran déteste sans réserve les juifs et les chrétiens.
H&L: Est-ce que l’islam peut évoluer comme d’autres religions l’ont fait? Est-ce qu’une prise
de distance critique - un travail comme celui de Spinoza par exemple - serait possible et
compatible avec ce qu’est le rapport entre la foi et la raison dans le Coran? Ou bien ce
rapport est-il différent de ce qu’il est dans la religion chrétienne ou la religion juive?
Daniel Sibony:
C’est compliqué parce que l’islam a quelque chose de singulier par rapport aux
deux autres religions. L’un de ses supports majeurs et l’une de ses signatures définitives, peut-
être, c’est la dénonciation de l’autre en tant qu’infidèle. Ce qui le distingue des autres, c’est le fait
qu’il leur en veut de ne pas l’avoir rejoint. Donc il leur en veut d’exister en tant qu’autres. Si les
musulmans arrivent à rendre obsolète cet aspect, ou à le dévitaliser, on peut se demander ce qui
restera de l’islam. En fait, il restera beaucoup: les emblèmes, le passé glorieux, la langue arabe,
celle du Coran, les minarets, le style de la prière, les coutumes, les arts musulmans, et le
Prophète…
H&L: Autrement dit, les musulmans peuvent rester musulmans d’une certaine manière en
se détachant des aspects qui sont incompatibles avec la société moderne. Mais le pourraient-
ils sans trahir le Coran?
HISTOIRE &LIBERTÉ
10
JANVIER 2015
1_HL056_Dossier-Sibony_8p:dossier 30/01/15 10:12 Page10
Daniel Sibony: Justement, cela paraît difficile. Ce qui explique que la seule opération
actuellement visible, c’est le déni: «ça n’existe pas». Pourtant il y a des tierces voies entre
trahir et se soumettre.
H&L: Est-ce qu’on peut espérer malgré tout qu’il y aura un jour l’équivalent, disons de
Vatican II?
Daniel Sibony: Je ne sais pas. Là, on va faire une petite digression sur l’islamophobie. J’ai
dit que les pouvoirs européens sont islamophobes, au sens banal du terme. Mais, évidem-
ment, les masses peuvent être islamophobes pour d’autres raisons. Des Juifs peuvent l’être,
s’ils se font attaquer, des non-Juifs peuvent l’être si on leur interdit l’arbre de Noël, ou s’ils
regardent la télé sur ces questions, en voyant comment on les prend pour des idiots, etc..
Chacun a son islamophobie. Les musulmans aussi ont leur islamophobie car beaucoup ont
peur de ces intégristes radicaux, qui d’ailleurs s’en prennent aussi à des musulmans.
Qu’est-ce que cela peut – ou va – donner? Je trouve qu’on vit un phénomène du point de
vue anthropologique et philosophique absolument nouveau, unique, dans l’histoire de l’hu-
manité. Et je suis curieux, avec bienveillance, de voir comment les choses vont tourner. Je
pense que si les pouvoirs occidentaux restent islamophobes, c’est-à-dire lâches, ils caution-
neront le déni de la partie agressive; et il n’y aura aucun besoin de la remettre en cause.
Si je prends pour exemple un pays comme la Tunisie, qui essaye d’arriver à une petite forme
de démocratie, on voit que les choses s’y négocient, que les islamistes y sont assez intelli-
gents pour tenter d’isoler les islamistes violents; tout en demandant aux autres des garanties
sur l’identité islamique. Or l’identité islamique comporte ces aspects-là.
Ce processus est très peu formalisable. J’essaye de formaliser des aspects, car je prépare un
travail sur le déni de la situation des Juifs dans les pays arabes, qui est un déni manifeste: on
a écrit de gros ouvrages – celui de Meddeb, de Stora et d’autres – pour dire qu’en fait, il y
avait des hauts et des bas, etc., en somme pour noyer le poisson. Mais, c’est beaucoup plus
précis: ce n’était pas la partie raisonnable contre la partie violente, c’était la partie étatique
qui rançonnait les Juifs et empêchait qu’on les attaque trop pour qu’elle puisse les
rançonner. C’est différent; ça n’empêchait pas qu’ils étaient humiliés et qu’en même temps
ils se débrouillaient.
H&L: Y a-t-il des intellectuels musulmans ou des autorités musulmanes qui acceptent, tout
en restant musulmans, de faire le tri entre ce qui est conforme à la modernité et ce qui doit
être abandonné?
DÉNIS ET DÉFIS DU CORAN
N° 56
11
dossier
1_HL056_Dossier-Sibony_8p:dossier 30/01/15 10:12 Page11
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !