Service public (Def. + Cerisy) 6/07/92 03:00 2.
Accompagnant un nouvel essor du libéralisme économique, les critiques adressées à l'État
visent aujourd'hui systématiquement les services publics. Elles s'étendent aux notions d’intérêt
général ou de solidarité qui sont alors traitées comme des idéologies ayant fait leur temps, ou
comme des valeurs idéalistes masquant le jeu sous-jacent des intérêts individuels. La position qui
en résulte nourrit les critiques portées aussi bien à l'égard des entreprises publiques que des
politiques ou des services publics. Elle soutient des réformes proposant de substituer une
régulation concurrentielle par le marché à la régulation par l'État ou à d'autres formes civiques de
gouvernement, pour la raison que la première serait simplement plus adéquate à satisfaire les
véritables intérêts des personnes concernées. Corrélativement, les termes de "consommateur",
voire de "client", sont préférés à ceux d’usager ou de citoyen.
Nous contesterons ici ces critiques. L'organisation selon des marchés concurrentiels n'est pas
une méthode neutre ou polyvalente; les services publics ne proposent pas des services comme les
autres. Pour ébranler ces critiques dans leurs fondements, nous devons prendre au sérieux non
seulement les principes guidant les justifications avancées à l'appui des services publics mais aussi
leur réalisme, c'est-à-dire les liens qui unissent ces justifications à des formes d'action ou
d'organisation. Nous serons alors en mesure de rétablir les deux relations qui sont ignorées dans
les critiques que nous venons de rappeler :
- la relation entre des valeurs d'intérêt général justifiant les services publics et des exigences
pratiques d'action et d'organisation qui soumettent ces valeurs à une épreuve de réalité;
- la relation parallèle entre des actions ou des organisations concurrentielles et des
justifications qui les soutiennent et supposent une certaine spécification du bien commun comme
marché commun1.
Une approche réaliste de la place des justifications dans l'action suppose de prendre garde à ce
double mouvement : la mise à l'épreuve des valeurs rapportées aux actions qu'elles organisent; la
mise en valeur des organisations rapportées aux justifications qui les maintiennent. Il faut pour
cela disposer d'un cadre d'analyse qui permette de faire le lien entre des définitions du bien
commun et des dispositifs matériels qui les supportent, deux genres d'objets d'ordinaire traités
selon des approches, voire des disciplines, différentes. A partir de l'identification des critiques et
formes de justifications les plus légitimes (Boltanski et Thévenot, 1989, 1991), le programme
d'enquête réalisé a inclus de nombreux dispositifs qui sont animés d'un esprit public, au-delà
d'une définition statutaire de service public : collectivités locales (Lafaye 1989, 1990) ,
établissements scolaires (Derouet 1992), entreprises mutualistes (Wissler 1989a, 1989b) ou
publiques (Bras 1995), politiques publiques (Bessy, Eymard-Duvernay, Gomel et Simonin 1995; de
1 Relevant de la philosophie politique et morale, l'économie politique donnait lieu à l'explicitation de ce bien commun
marchand ou à sa critique. Après transformation en science économique, le théorème du bien-être est la trace qui
subsiste de cette articulation entre le langage du bien commun et celui des lois scientifiques. L'usage ordinaire de la
théorie économique, y compris par les économistes, continue de faire souvent référence aux bienfaits du marché, ce
qui n'empêche pas en d'autres occasions de le traiter comme loi de nature.