LES JUSTIFICATIONS DU SERVICE PUBLIC
PEUVENT-ELLES CONTENIR LE MARCHÉ ?
Laurent Thévenot*
*Centre d'Études de l'Emploi et Groupe de Sociologie Politique et Morale (EHESS-CNRS)
in Lyon-Caen, A. et Champeil-Desplat V. (dir.), 2001, Services publics et droits fondamentaux dans la
construction européenne, Paris, Dalloz.
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Accompagnant un nouvel essor du libéralisme économique, les critiques adressées à l'État
visent aujourd'hui systématiquement les services publics. Elles s'étendent aux notions d’intérêt
général ou de solidarité qui sont alors traitées comme des idéologies ayant fait leur temps, ou
comme des valeurs idéalistes masquant le jeu sous-jacent des intérêts individuels. La position qui
en résulte nourrit les critiques portées aussi bien à l'égard des entreprises publiques que des
politiques ou des services publics. Elle soutient des réformes proposant de substituer une
régulation concurrentielle par le marché à la régulation par l'État ou à d'autres formes civiques de
gouvernement, pour la raison que la première serait simplement plus adéquate à satisfaire les
véritables intérêts des personnes concernées. Corrélativement, les termes de "consommateur",
voire de "client", sont préférés à ceux d’usager ou de citoyen.
Nous contesterons ici ces critiques. L'organisation selon des marchés concurrentiels n'est pas
une méthode neutre ou polyvalente; les services publics ne proposent pas des services comme les
autres. Pour ébranler ces critiques dans leurs fondements, nous devons prendre au sérieux non
seulement les principes guidant les justifications avancées à l'appui des services publics mais aussi
leur alisme, c'est-à-dire les liens qui unissent ces justifications à des formes d'action ou
d'organisation. Nous serons alors en mesure de rétablir les deux relations qui sont ignorées dans
les critiques que nous venons de rappeler :
- la relation entre des valeurs d'intérêt général justifiant les services publics et des exigences
pratiques d'action et d'organisation qui soumettent ces valeurs à une épreuve de réalité;
- la relation parallèle entre des actions ou des organisations concurrentielles et des
justifications qui les soutiennent et supposent une certaine spécification du bien commun comme
marché commun1.
Une approche réaliste de la place des justifications dans l'action suppose de prendre garde à ce
double mouvement : la mise à l'épreuve des valeurs rapportées aux actions qu'elles organisent; la
mise en valeur des organisations rapportées aux justifications qui les maintiennent. Il faut pour
cela disposer d'un cadre d'analyse qui permette de faire le lien entre des définitions du bien
commun et des dispositifs matériels qui les supportent, deux genres d'objets d'ordinaire traités
selon des approches, voire des disciplines, différentes. A partir de l'identification des critiques et
formes de justifications les plus légitimes (Boltanski et Thévenot, 1989, 1991), le programme
d'enquête réalisé a inclus de nombreux dispositifs qui sont animés d'un esprit public, au-de
d'une définition statutaire de service public : collectivités locales (Lafaye 1989, 1990) ,
établissements scolaires (Derouet 1992), entreprises mutualistes (Wissler 1989a, 1989b) ou
publiques (Bras 1995), politiques publiques (Bessy, Eymard-Duvernay, Gomel et Simonin 1995; de
1 Relevant de la philosophie politique et morale, l'économie politique donnait lieu à l'explicitation de ce bien commun
marchand ou à sa critique. Aps transformation en science économique, le théorème du bientre est la trace qui
subsiste de cette articulation entre le langage du bien commun et celui des lois scientifiques. L'usage ordinaire de la
théorie économique, y compris par les économistes, continue de faire souvent référence aux bienfaits du marché, ce
qui n'empêche pas en d'autres occasions de le traiter comme loi de nature.
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Foucauld et Thévenot 1995; Thévenot 1995a), normes de sécurité (Kessous 1997; Normand 1997;
Thévenot 1993b, 1997b), associations (Boltanski 1993; Camus 1991), syndicats (Corcuff 1991),
mouvements sociaux (Corcuff 1997), conflits environnementaux (Lafaye et Thévenot 1993;
Thévenot 1996a). Nous voudrions en tirer ici quelques enseignements sur les justifications de
l'action publique2.
Une première partie indique les bases de cette approche réaliste des justifications qui rompt avec
leur réduction idéologique ou simplement idéaliste, et qui permet d'appréhender leurs relations à
des dispositifs organisationnels ou de réfléchir à l'équipement spécifique construit par le droit.
Une deuxième partie précise le rapport entre l'exigence de justice et l'équipement des sociétés,
rapport qui fonde notre approche réaliste. Les grandeurs du service public sont examinées dans une
troisième partie. Une quatrième partie porte enfin sur les conséquences à tirer en termes de
dispositifs de régulation.
1. LE REALISME DES JUSTIFICATIONS
Pour rendre compte des justifications avancées à l'appui de l'action, nous avons suivi une
orientation attentive à la pluralité des ordres de justification légitime. Reconnaître l'ouverture
pluraliste des jugements ordinaires diffère de l'effort inverse d'identification d'un système unifié de
jugement, tel qu'on le voit dans les analyses inspirées de Luhmann, par exemple. La clôture
judiciaire des arrêts et décisions fait défaut au mouvement ordinaire de critique et de justification.
Michael Walzer (1997) a aussi proposé une théorie de la justice qui, contre celle de
John Rawls (1987), porte attention à une pluralité de "sphères de justice"3. En identifiant une
pluralité d'ordres de grandeur, nous n'avons pas cherché seulement à construire une typologie de
formes légitimes d'évaluation mais à démontrer qu'elles satisfont toutes un ensemble de
contraintes communes dont l'explicitation permet de dessiner les contours d'un sens de l'injustice
qui diffère et du libéralisme politique, et du communautarisme, et de la théorie rawlsienne d'une
justice procédurale4.
2 Nous nous limiterons ici aux justifications, sans envisager d'autres régimes pragmatiques que nous avons envisagés
ultérieurement et qui éclairent les rapports entre les appréciations selon un intérêt individuel et selon un bien
commun (Thévenot, 1996c). Sur un régime machiavélien alliant l'opportunité des moyens à la justification des fins,
voir Corcuff (1994).
3 Pour une confrontation portant notamment sur l'approche du politique, de l'Etat, et des acteurs des politiques
sociales, voir notamment : Ricœur (1995), Thévenot (1995a) et Walzer (1995), dans Affichard et de Foucauld (1995).
4 Ceci n'empêche pas d'intéressantes proximités avec les exigences mises en avant dans ces différents modèles
politiques. Nous avons déjà mentionné les liens avec le "libéralisme complexe" au sens de Walzer. On retrouve
aussi dans une partie de la matrice commune à tous les ordres de grandeur le deuxième principe de justice de
Rawls : l'accès ouvert à tous les états de grandeur et la relation entre la grandeur des grands et un bien commun
bénéficiant aux petits (Thévenot 1992, 1996c). Pour une comparaison avec d'autres figures du libéralisme politique
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Nous nous sommes rendu compte a posteriori d'une inspiration commune à la construction de
Walzer et à celle que nous avons élaborée avec Luc Boltanski, antécédent commun qui aide à
réfléchir sur la nature critique de ce pluralisme : la pensée pascalienne de la pluralité des
grandeurs et son analyse de la tyrannie comme débordement d’un ordre sur un autre. Cette
pensée fait écho à la question qui nous occupe ici et dont s'est particulièrement soucié Walzer dans
le contexte de la société américaine : comment contenir la tyrannie du marché lorsqu'il déborde
au-delà des limites de sa sphère de validité pour régir la santé, l'éducation, l'environnement? Le
sentiment d'abus de pouvoir et d'injustice que suscite ce débordement doit être rapporté aux
limites de validité de chaque ordre, et au rapport critique qu'il entretient avec les autres. Si l'on
reconnaît que l'action publique n'est pas réductible à la sphère du marché, hypothèse qui donne sa
raison d'être aux réflexions publiées dans cet ouvrage, il y a lieu d'identifier des ordres et des
sphères différents.
Justifier pour coordonner
Comment caractériser ces ordres et ces sphères? Walzer les rapporte à des institutions
distribuant des "biens sociaux" : pouvoir politique, éducation, profit, etc. Notre position est
différente et résulte d'une deuxième orientation majeure (Thévenot 1992). Nous avons pris nos
distances par rapport à une conceptualisation de biens sociaux ou de valeurs qui les dissocie de
l'action et de ses moyens, pour ne les rapprocher que dans l'opération de "distribution" de ces
biens sur laquelle se concentre la justice distributive5.
A l'inverse, je proposerai d'inscrire la question des biens, des valeurs ou autres formes
d'évaluation dans le cadre d'une coordination problématique de l'action. Les ordres de grandeur
offrent des formes de jugement adéquates pour la dynamique de certaines coordinations qui
réclament de fortes exigences de publicité. Les ordres sont des artifices confectionnés dans les
sociétés humaines afin de faciliter ce genre de coordination. Une telle conception s'inspire de la
conception artificialiste du droit, à ceci près qu'elle vise à couvrir des artifices conventionnels plus
divers et donc des constructions différentes. En outre, plutôt que de se centrer sur des relations
entre êtres humains, il s'agit d'être attentif à la façon dont ces artifices conventionnels gouvernent
toutes sortes d'interdépendances entre des êtres humains des des artefacts matériels qu'ils ont
confectionnés, ou avec des êtres de nature. Les artifices conventionnels permettent de qualifier des
mondes dont chacun se maintient selon une modalité différente (par des manifestations inspirées,
des gages de confiance, des signes dans l'opinion, des liens de solidarité mutuelle, des
marchandises à échanger, des techniques industrielles). L'attention aux équipements qui servent
de soutien aux différents ordres de justifications, lesquels ne sauraient pluss lors être considérés
et de la démocratie, voir le travail comparatif effectué à partir d'enquêtes empiriques sur les figures du bien en
France et aux USA (Thévenot et Lamont 1998).
5 Cette dissociation entre des valeurs et des moyens utilisés dans une action orientée rationnellement vers ces valeurs
est particulièrement nette dans la théorie de l'action de Max Weber, et plus diffuse dans l'usage courant de la
notion de valeur.
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simplement comme des valeurs, des croyances ou des idéologies, permet de relier la réflexion sur
la justification et l’analyse des organisations (Thévenot 1997a). Elle participe d'une économie des
conventions qui analyse, dans les institutions et les organisations, une variété de modes de
coordination irréductibles au seul marché concurrentiel (Revue économique, 1989). Elle rencontre
aussi le souci de juristes de prolonger des droits par des garanties d'exercice, et donc de prendre
garde aux normes d'organisations favorables à ces droits.
2. JUSTIFICATIONS LEGITIMES DANS DES MONDES EQUIPES
L'analyse des justifications requiert de comprendre ce qui leur confère une légitimité, à la
différence d'autres argumentations qui en sont dépourvues. Les travaux réalisés en amont du
colloque qui est à l'origine de cette publication me permettront d'introduire cette question. Un
groupe de travail a réuni pendant un an des juristes européens afin de confronter les arguments
qui sont avancés pour justifier l'intervention des collectivités publiques dans la production de
biens et services, et les catégories juridiques dans lesquelles ces interventions sont pensées6. Le
terme "justifier" a reçu des compréhensions très variées de la part des experts, ce qui peut nous
aider à préciser le sens plus restreint auquel nous nous sommes limités dans l'analyse des ordres
de grandeur. Présentant la situation allemande, Ingolf Pernice avait notamment mentionné des
justifications dites historiques (les événements ayant conduit à la nationalisation des chemins de
fer), financières (l'intérêt des communes à participer aux approvisionnements d'énergie, de façon à
financer d'autres activités déficitaires) ou encore d'opportunité (postes intéressants pour placer
d'anciens responsables politiques, tels ceux des entreprises fournissant l'électricité). Sans mettre en
question la force de ces raisons qui rendent toutes compte de la perpétuation des services publics,
notons qu'elles relèvent de grammaires argumentatives différentes : causalité explicative pour les
justifications historiques (qui peuvent cependant être mises en valeur dans un ordre de grandeur
magnifiant la tradition); intérêt local d'une organisation communale; intérêt particulier d'individus.
Aucun de ces motifs ne répond aux exigences d'un régime public de justification qui suppose
d'intégrer l'argumentation dans une figure du bien commun. C'est le cas, en revanche, d'autres
raisons avancées par Ingolf Pernice et qu'il désigne comme "sociales" (permettre la redistribution
des revenus et le contrôle des prix), "économiques" (assurer l'approvisionnement des régions
rurales les moins favorisées), "culturelles" (garantir des services culturels et une éducation
minimale pour tous). Au-delà d'une diversité apparente tenant à des domaines d'intervention
différents, ces derniers arguments peuvent être rapportés à un même ordre de grandeur civique sur
lequel nous reviendrons car il joue un rôle prépondérant dans les justifications des services
publics.
6 Voir la présentation de ce groupe et de ses travaux dans le chapitre ****.
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