L’islam paradoxal Mathieu Terrier* La violente poussée du fondamentalisme sunnite et l’exacerbation du conflit entre sunnites et chiites semblent avoir refoulé dans l’ombre l’existence d’un islam spirituel, transcendant en partie la grande division interne de l’islam, qui faisait encore l’objet d’un vif intérêt en France à la fin du siècle dernier. L’étude de cet autre islam est pourtant plus que jamais d’actualité car l’objectif du djiha­ disme est moins la soumission de l’Occident non musulman que la purification de l’islam de ses éléments « hérétiques », nommément chiites et soufis. Englober ces courants dans la catégorie d’un islam « hétérodoxe » reviendrait à attribuer un brevet d’orthodoxie au wahhabisme et au salafisme qui prononcent contre eux l’anathème (takfîr). On le sait, il n’existe pas de magistère doctrinal unique reconnu par une majorité de musulmans ; les notions d’orthodoxie, d’hétérodoxie et d’hérésie, issues du christianisme et sans équivalents exacts en arabe, prennent en islam un sens particulièrement relatif et variable. Chaque branche de cette religion se considère comme l’orthodoxie, au sens étymo­ logique de l’opinion droite, et tient les autres branches pour plus ou moins déviantes. Si Muhammad b. ‘Abd al-Wahhâb (1792), fondateur du wahhabisme, qualifiait les chiites d’« infidèles » (kuffâr), plus nocifs pour la religion que même les juifs et les chrétiens, les chiites désignent les wahhabites du sobriquet hérésiologique de takfîriyya, * Mathieu Terrier est chargé de recherche au Cnrs (Laboratoire d’études sur les mono­ théismes) et auteur de l’ouvrage Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite. « L’aimé des cœurs » de Quṭb al-Dīn Aškevarī, paru en 2016 aux éditions du Cerf. 53 Décembre 2016