FLEUVES DU MONDE out le monde connait la plaisanterie enfantine : « Pourquoi T les poules ne pondent-elles jamais en Irak ? » Réponse : « Parce qu’elles voient le Tigre et... l’Euphrate ». Mais au-delà de cette blague un peu facile, on a souvent oublié que c’est par ici que se serait trouvé le Paradis terrestre de la Genèse, par ici que se serait échouée l’Arche de Noé après le Déluge, par ici aussi que se serait élevée la Tour de Babel et qu’en tous les cas c’est bel et bien ici que les plus grands royaumes d’avant notre ère ont inventé –excusez du peu- l’écriture, les mathématiques, le droit, sans parler de la noria et des systèmes d’irrigation. Tout cela il y a trois, quatre ou cinq mille ans, alors que, « chez nous », nous étions encore habillés de peaux de bête. C’est ici qu’est née la civilisation Les noms qu’on entend font d’ailleurs rêver : Sumer, Babylone, Ninive, Bagdad, Kerbela, Nadjaf, Bassora, sans parler d’Hammourabi ou de Nabuchodonosor. En descendant les deux fleuves jumeaux, le Tigre et l’Euphrate, on perçoit encore le fracas des cavaliers de Cyrus, le roi des Perses, d’Alexandre le Macédonien, en route vers l’Inde, ou de Tamerlan construisant l’un des plus grands empires de l’Histoire. Le Tigre et l�Euphrate On est en plein désert, parfois en pleine guerre, tout semble aride, cruel, désespéré et pourtant c’est ici aussi le pays des Mille et une nuits, des poètes raffinés, des fontaines aux eaux jaillissantes dans les cours des palais de marbre. Les frères jumeaux de la Mésopotamie et des Mille et une nuits En fait, le Tigre (1.900 km) et l’Euphrate (2.780 km) commencent par être turcs avant de devenir syriens puis irakiens. Et c’est d’ailleurs un vrai problème puisqu’Ankara, pour irriguer ses steppes désertiques et produire de l’électricité, a construit sept barrages (dont le barrage Atatürk, le quatrième plus grand barrage du monde) sur « son » Euphrate et sept autres sur « son » Tigre. On comprend d’emblée les crises diplomatiques innombrables, voire même militaires qui peuvent opposer la Turquie, la Syrie (qui, elle aussi, a construit des barrages et notamment le grand barrage de Tabarka) et l’Irak, au-delà des querelles idéologiques. Peu de fleuves de par le monde ont provoqué autant de querelles, et le mot est bien faible, entre riverains voisins. Il est vrai aussi que ces deux fleuves qui furent le berceau de la civilisation semblent prendre un malin plaisir à parcourir des régions dont les peuples se sont toujours opposés les uns aux autres au fil des siècles et mêmes de millénaires. Aquarelles : Tom Joseph 2013 Au fil de la Seine n°54 25 Le Tigre et l�Euphrate Les frères jumeaux de la Mésopotamie et des Mille et une nuits FLEUVES DU MONDE Pour être très précis, les deux fleuves jumeaux prennent naissance dans l’Arménie historique, ces hauts plateaux de l’extrême est de l’Anatolie par lesquels passaient jadis toutes les caravanes pour aller de la Mer Noire à l’Iran ou de la Méditerranée à l’Asie centrale puis à la Chine et que se disputèrent pendant des siècles les Romains, les Perses, les Byzantins, les Sassanides, les Omeyades, les Mongols et les Ottomans. Aujourd’hui, la région, toute turque qu’elle soit et toute arménienne qu’elle ait été, est bien souvent peuplée de Kurdes, à croire que ces deux fleuves qui ne sont alors encore que des torrents de montagnes arides sont, dès leur naissance, marqués par tous les chaos qui firent l’histoire de cette partie du monde. La grande ville de la région est Erzurum. Ancienne étape commerciale essentielle et site stratégique important pour tous les empires qui se succédèrent ici, elle semble avoir été un peu oubliée par les temps modernes et rien n’a subsisté de sa grandeur passée... à part le froid glacial d’hiver. On peut d’ailleurs dire la même chose de l’autre grande ville du coin, Van qui ne doit (et ne mérite) sa relative célébrité qu’à son lac mort « qui élimine la vie en ses eaux » et à son immense marché de contrebande où l’on trouve tous les produits ayant franchi clandestinement la frontière avec l’Iran ou s’y apprêtant. Mais les paysages de ces montagnes qui semblent s’écarter pour laisser passer les deux fleuves qui prennent alors leur élan sont somptueux. Et dès que les torrents deviennent fleuves, ils ouvrent un livre d’histoire. Ici, on aperçoit un pan de mur, là, on voit un morceau de pont en ruines. On apprend qu’ils ont deux ou trois mille ans. Ils datent des Romains ou même d’Alexandre-le-Grand. On ne sait pas très bien. Mais on comprend que ces villages pouilleux et quasiment abandonnés furent, il y a bien longtemps, des étapes importantes pour tous les conquérants. Pour construire le barrage Atatürk, avec son lac de retenu, les Turcs ont noyé la vallée sur quelques dizaines de kilomètres. Les historiens ont voulu voir s’il n’y avait rien de précieux dans ces terres qui allaient être submergées. Une équipe d’archéologues, français et turcs, a, dans la précipitation, fouillé deux villages oubliés des bords de l’Euphrate, Appamée et Seleucle-Zeugma. Ce fut l’émerveillement. Sous les masures abandonnées, ils découvrirent les restes d’une immense ville gréco-romaine d’avant notre ère, avec les souvenirs de villas somptueuses aux sols de mosaïques, les traces de forums, de temples un immense 26 système d’irrigation, de canalisation et même un égout. Quelques mosaïques furent transportées vers les petits musées des environs et le reste fut noyé sous les eaux. Sur les bords du Tigre ou de l’Euphrate, dès que vous creusez un peu, plusieurs millénaires d’histoire vous jaillissent au visage. On ne peut naviguer sur l’Euphrate qu’à partir de Birecik, bourgade assez charmante mais qui serait sans grand intérêt sans les ruines de sa forteresse construite en 1090 par les Croisés de Baudouin de Boulogne (car les Croisés aussi vinrent jusqu’ici) et sans, surtout, bien sûr, l’Euphrate qui commence à devenir majestueux. En fait, Birecik n’est séduisante que quand elle se reflète dans les eaux du fleuve. Le Paradis terrestre et l�arche de Noé� Si l’on préfère commencer par le Tigre, c’est à Diyarbakir qu’il faut aller embarquer. On vous racontera que c’est ici que se trouvait « jadis, il y a très, très longtemps »... le Paradis terrestre (on vous l’affirmera d’ailleurs à plusieurs reprises tout au cours de votre voyage). Mais même si Adam et Eve n’ont jamais mis les pieds ici, la ville est stupéfiante et mériterait, bien évidemment, d’être mieux connue. Au milieu de nulle part, c’est-à-dire d’un désert FLEUVES DU MONDE montagneux, aride, hostile, fait de pics, de ravins et coupé en deux par le fleuve, on voit soudain surgir une cité à la fois médiévale et byzantine entourée d’une gigantesque muraille noire d’énormes pierres de basalte. On hésite. S’agit-il d’un rêve ou d’un cauchemar ? Les Romains et les Perses furent les premiers à s’entretuer pour contrôler l’endroit et c’est l’empereur Constance qui, en 349, fit élever ces incroyables murailles. Entretenues et restaurées par tous les maitres de la ville qui se succédèrent au cours des siècles, elles sont encore en parfait état et la promenade (5 km) tout autour de la ville, du haut de ces fortifications, est assez inoubliable. D’autant plus que la ville elle-même a un charme fou, avec sa vieille citadelle, sa grande mosquée, sa médersa transformée en musée, son caravansérail et surtout, surtout, son immense marché où, dans les odeurs d’épices et le vacarme joyeux des marchandages, se croisent tous les peuples de la région, Arméniens, Kurdes, Syriaques et Turcs. Cela dit –et même si cela ne se dit pas à Ankara- nous sommes en plein Kurdistan. Les (très) rares touristes prennent en photos les hommes avec leurs moustaches, leurs turbans, leurs pantalons bouffants mais les soldats d’Ankara, bien nombreux, préfèrent visiblement que les objectifs se tournent vers les paysages. Cizre est la dernière ville turque sur les bords du Tigre. Ville est d’ailleurs un grand mot. « Bourgade » serait suffisant. Mais certains historiens sont formels. C’est sur la petite colline qu’on aperçoit à l’est, le Jabal Judi, que l’arche de Noé s’est échouée après le déluge. Une petite mosquée construite là-haut « l’atteste » encore. Certains fidèles viennent y prier pour qu’il se mette... à pleuvoir. Il est vrai qu’il ne pleuvait pas lors de notre passage. Et les jumeaux vont quitter la Turquie pour entrer en Syrie et devenir arabes. Pendant longtemps, on a considéré -à tort- que la Mésopotamie (ce qui veut dire en grec « le pays entre les fleuves ») se limitait à l’Irak. Depuis quelques temps, on s’est souvenu que les deux fleuves traversaient, avant, la Syrie. Mieux encore, des fouilles récentes ont permis de découvrir que d’importantes civilisations s’étaient développées sur les rives « syriennes » de l’Euphrate. Ajoutons qu’un certain nombre de barrages sur l’Euphrate et le Tigre ont transformé ce désert oriental syrien, la Djézireh, en champs de coton et en grenier à blé, comme au temps de l’âge d’or de la Mésopotamie. Sans parler, bien sûr, des puits de pétrole qui ont, eux aussi transformé la région. Le fameux et un peu mythique « Croissant fertile » passe de nouveau par ici où les derricks y poussent comme des champignons. Après n’avoir regardé pendant bien longtemps que la Méditerranée, la Syrie, dès qu’elle sera sortie des drames qu’elle connait aujourd’hui, se mettra sans doute à regarder de nouveau vers les rives de l’Euphrate qu’elle avait abandonnées aux Kurdes et aux Syriaques. Au fil de la Seine n°54 27 Le Tigre et l�Euphrate Les frères jumeaux de la Mésopotamie et des Mille et une nuits FLEUVES DU MONDE A Mari, tout devient fabuleux, incroyable L’Euphrate traverse le lac Assad (qui changera peut-être un jour de nom), puis, de plus en plus large, arrive à Raqqa et à Deir-ezZor. La première fut fondée par Alexandre-le-Grand en personne, mais elle semble l’avoir complètement oublié ; la seconde qu’on surnommait jadis « La perle de l’Euphrate » est devenue l’une des capitales du pétrole syrien. Ca se voit et surtout ça se sent. Mais malgré la décrépitude de Raqqa (considérablement aggravée ces derniers mois par les combats entre les forces fidèles à Assad et les rebelles) et les magasins surprenants de (semi) luxe de Deir-ez-Zor, il y a le charme du grand fleuve. Il attire encore les nomades bédouins qui continuent, comme autrefois, à venir troquer ici le lait de leurs chamelles et la laine de leurs moutons contre des bimbeloteries venues d’on ne sait où mais souvent de Chine. On continue, on passe devant Meyadin et on arrive à Doura-Europos. Les guides racontent qu’au début de notre ère, Doura fut l’une des plus belles et des plus grandes cités gréco-romaines de l’Asie Mineure. On veut bien les croire en découvrant l’immensité des champs de ruines, mais on est tout de même un peu déçu. Ce ne sont vraiment, et à peine, que des ruines. A Mari, l’escale suivante, ce ne sont aussi que des ruines. Mais elles parlent et ce qu’elles racontent est fascinant, incroyable. Des archéologues français fouillent Mari depuis des années 30 et ce qu’ils découvrent chaque année dépasse l’entendement. Ici, au troisième millénaire avant notre ère, il y a donc cinq mille ans, des hommes créèrent un royaume, construisirent une immense ville entourée d’un énorme rempart, avec des palais gigantesques, des temples, des places, des rues, des avenues. Ils domestiquèrent l’Euphrate en creusent un canal de plus de 120 km de long et des digues pour éviter les inondations et ils purent ainsi transformer leur désert en potagers, en aménageant d’innombrables réseaux d’irrigation. Mieux, non seulement ils savaient écrire mais, grâce à une administration qui ressemblait presque à la notre –avec Premier ministre, ministre des Finances et préfets de région- ils inventèrent les impôts et mêmes les droits de douane. On a découvert des tablettes couvertes d’écritures cunéiformes et, en les déchiffrant, on a appris que les douaniers du souverain de Mari taxaient de 20% de leur valeur toutes les marchandises qui traversaient le royaume en descendant l’Euphrate. 28 Bien sûr, il ne reste pas grand-chose de Mari. Au cours des millénaires la ville a été prise et reprise, détruite et reconstruite à maintes reprises par des royaumes rivaux de la région, avant d’être définitivement rasée par Hammourabi (que nous retrouverons plus loin à Babylone, sur le Tigre et en Irak) et finalement oubliée au début de notre ère. Mais il suffit d’un peu d’imagination, en voyant le peu qui reste du grand palais royal avec ses 550 pièces et sa salle du trône, longue de 25 mètres et haute sans doute de 12 mètres, pour entrapercevoir ce que fut cette oasis d’opulence et de culture perdue dans le désert et la nuit des temps. Mari, c’est la première rencontre que fait le touriste, en descendant l’Euphrate, avec la Mésopotamie légendaire et ses empires fabuleux d’avant notre ère. Il faut qu’il s’habitue à rêver devant les ruines car bientôt, tout au long des deux fleuves jumeaux, elles vont se succéder au rythme fou des millénaires. Deux champs de pé�trole, trois peuples, deux fleuves Le Tigre et l’Euphrate entrent enfin, chacun de leur côté, en Irak. On connait le mot de Churchill : « L’Irak, cette folie des Britanniques qui, pour réunir deux champs de pétrole, Kirkouk et Bassora, ont réuni trois peuples que tout opposait, les Kurdes, les Sunnites et les Chiites » La cruelle actualité d’aujourd’hui lui donne raison. Si ce n’est que Sir Winston oubliait qu’il y avait aussi deux fleuves qui, au fil de l’Histoire, avaient bien souvent su réunir ces peuples. Si en Turquie et en Syrie, l’Euphrate attire davantage les regards des touristes, en Irak c’est le Tigre qui a la part... du lion. FLEUVES DU MONDE D’abord, parce qu’il passe par Mossoul, la grande ville du nord, l’une des trois capitales du Kurdistan irakien avec Erbil et Kirkouk. Mossoul est sur la rive droite du Tigre. En face, sur la rive gauche, c’était Ninive, la capitale d’Assourbanipal. Disons-le tout de suite, avant d’aller plus loin, on va bien vite s’y perdre complètement entre tous ces royaumes éphémères, ces rois aux noms compliqués, ces civilisations perdues dans les millénaires d’autrefois que les historiens nous disent si différentes les unes des autres et que notre ignorance nous fait confondre allégrement. A moins d’être un spécialiste, il faut bien avouer qu’on se noie rapidement entre les Sumériens, les Elamites, les Amorrites, les Hittites, les Araméens, les Assyriens, les Mèdes, les Achéménides, les Séleucides, les Parthes et quelques autres qui, bien avant notre ère, créèrent, en partant des rives des deux fleuves d’immenses empires allant parfois de « la mer du soleil levant » (le Golfe persique), aux « montagnes d’argent » (les contreforts de l’Anatolie) et aux « forêts de cèdres » (les bords de la Méditerranée). On mélange Sorgon, Hammourabi, Assourbanipal et Nabuchodonosor. On a, peut-être, des excuses et d’autant plus qu’il faut constater que Ninive, Assour, Samarra, Babylone ou Our ne sont plus guère, comme Mari, que des champs de ruines, recouverts d’herbes folles. Même si, ici ou là, et à Ninive notamment, la mégalomanie de Saddam Hussein a fait reconstruire plus ou moins à l’identique quelques pans de muraille ou une porte de la cité ce qui donne un côté kitch surprenant à ces ruines qui se mettent soudain à évoquer davantage Disney land que la civilisation sumérienne. En fait, si l’on veut voir les plus grands chefs de ces civilisations d’autrefois, il vaut bien aller... au Louvre ou au British muséum. Ninive fut l’une des grandes capitales de l‘empire assyrien. C’est ici qu’Assourbanipal rassembla, sept siècles avant notre ère, la plus gigantesque bibliothèque de l’antiquité qui renfermait « tous les savoirs » de l’époque, avec notamment plus de 20.000 tablettes d’écriture cunéiforme... qui sont aujourd’hui au British Muséum. Certains préféreront donc l’Irak d’aujourd’hui et surtout d’hier à la Mésopotamie d’avant-hier. Mossoul, la deuxième métropole d’Irak, après Bagdad mais avant Bassora, a tous les charmes d’une vieille ville arabe, et en plus –car nous sommes ici à la frontière du monde arabe- ceux de l’Iran et presque de l’Asie centrale, avec sa vieille forteresse, ses minarets de guingois et surtout ses souks qui sentent bon les épices et où l’on entend se chamailler toutes les langues de la région, le kurde, bien sûr, mais aussi l’arabe, le persan, le syriaque, voire parfois même l’araméen. Rien n’a dû beaucoup changer depuis l’âge d’or de Mossoul quand ses caravansérails étaient encore une étape essentielle entre l’Occident et l’Orient et que ses tisserands avaient inventé la « mousseline », en lui donnant le nom de leur ville. Samarra � vaut le voyage � Il faut dire aussi que si la Syrie connait depuis des mois une guerre civile particulièrement atroce, l’Irak, lui, vient, après des années d’une dictature impitoyable, de connaitre, coup sur coup, une interminable guerre avec l’Iran et deux guerres avec l’Occident, la première en riposte à l’invasion du Koweït, la seconde pour abattre Saddam Hussein. Les ruines d’aujourd’hui se mêlent aux ruines antiques. Mais les Kurdes, si longtemps persécutés par tous les régimes de Bagdad, en ont profité pour acquérir une réelle autonomie pour ne pas dire une véritable indépendance. Quittant Mossoul, on passe très vite devant Nimroud, l’ancienne Kalah autre capitale de l’empire assyrien. Parmi les archéologues qui fouillèrent le site, il y avait un britannique du nom de Max Mallowan qui ne voyageait qu’accompagné de sa femme, une certaine Agatha Christie. C’est sur le champ de fouilles de Nimroud que la reine des romans policiers situa « Meurtre en Mésopotamie ». Nimroud est entré dans la littérature policière avant de trouver sa place dans les livres d’histoire ancienne. Au fil de la Seine n°54 29 Le Tigre et l�Euphrate Les frères jumeaux de la Mésopotamie et des Mille et une nuits FLEUVES DU MONDE On quitte l’Irak kurde et on entre dans l’Irak sunnite. C’est Assur, première capitale des Assyriens, fondée il y a cinq mille ans sur un promontoire somptueux qui domine le Tigre. Il faut monter sur ce qui reste de la ziggourat (la tour à escalier extérieur) pour découvrir la beauté du fleuve et l’immensité des ruines. Puis on arrive à Takrit. Ici, ce ne sont plus les archéologues qui ont la parole mais les politologues. Takrit n’est pas seulement la ville natale de Saladin (il ne reste rien de l’époque), elle est aussi celle de Saddam Hussein al Takriti qui, avec son fameux clan, les Takriti, dirigea le pays d’une main de fer de 1979 à sa chute sous les bombardements américains. Aujourd’hui, Takrit semble être une ville maudite comme si on voulait lui faire payer d’avoir enfanté le dictateur déchu qui, il est vrai, l’avait particulièrement choyée pendant tout son règne. L’ancien palais de Saddam est en ruines et il ne vaut mieux pas tenter de s’attarder à le visiter. Takrit est devenue la capitale temporaire de toutes les rancoeurs de la minorité sunnite qui, après avoir toujours dirigé le pays depuis son indépendance, paie aujourd’hui, au prix fort, la revanche de la majorité chiite. A Samarra, on peut redevenir touriste et ressortir les appareils de photos. C’est ici, en effet, qu’on peut voir « le » monument qui symbolise l’Irak, qu’on retrouve sur toutes les couvertures de tous les guides touristiques, sur toutes les cartes postales et même sur les pièces de monnaie : le célèbrissime minaret hélicoïdale de la grande mosquée du Vendredi (qui, elle a disparu) et qui mériterait, sans aucun doute, de faire partie des dix ou quinze merveilles du monde. On pourrait croire que cette immense tour entourée d’un escalier qui l’enserre en colimaçon date d’Hammourabi ou de Nabuchodonosor. Elle ressemble, en effet, à s’y méprendre à ce que furent, sans doute, les ziggourats des lointains millénaires. En fait, elle ne date « que » du IXème siècle quand les Abbassides installèrent ici pendant un demi-siècle, la capitale de leur califat. « Vaut indiscutablement le voyage », selon la formule consacrée et trop souvent galvaudée. Les décors en carton-pâ�te de Babylone Et on arrive à Bagdad. Un nom qui fait rêver (et qui signifie en persan « le don de Dieu ») mais... une ville qui déçoit, il faut le dire. Il est vrai qu’elle a toutes les circonstances atténuantes. Peu de villes, même dans cette région qui a pourtant tout connu, ont eu autant de malheurs. 30 Fondée en 762 par le calife Mansour, créateur de la dynastie des Abbassides, Bagdad fut totalement détruite et sa population massacrée en1258 par les Mongols d’Houlagou, en 1410 par Tamerlan, en 1534 par Soliman-le-Magnifique. Autant dire qu’il ne reste rien de l’âge d’or de Bagdad quand le calife Arun al Rachid (786-809) avait fait de sa capitale la ville la plus peuplée du monde avec un million d’habitants, un fabuleux centre culturel où se retrouvaient tous les poètes, tous les lettrés, tous les savants de son immense empire et un carrefour commercial, grand départ de la Route de la Soie, regorgeant de toutes les richesses de l’Orient. La rue Arun al Rachid que les Bagdadis appellent sans se rendre compte du ridicule de la chose « les Champs Elysées de Bagdad » et qui est parallèle au Tigre est sinistre, pouilleuse, délabrée et l’était avant même les derniers chaos de l’histoire irakienne. De Bagdad, il faut faire un saut jusqu’à Ctésiphon, éphémère capitale d’un éphémère empire sassanide du 3ème siècle de notre ère. Les Sassanides construisirent ici un immense palais dont il ne reste aujourd’hui qu’un morceau de façade, gigantesque, avec une voute très surprenante. Ce palais de Khosroès est, avec le minaret hélicoïdal de Samarra, l’autre image incontournable du tourisme irakien. Mais quand on est à Bagdad, il faut, bien sûr, abandonner les bords du Tigre pour retourner du côté de l’Euphrate qui n’est pas très loin et aller voir Babylone. Là encore, le touriste a plein d’images en tête. Ce n’est plus l’empire des Abbassides d’il y a treize siècles qu’on vient visiter, mais celui d’Hammourabi d’il y a... trente-huit siècles. Hélas, Babylone n’a guère eu plus de chance en, quelques millénaires que Bagdad en quelques siècles. La capitale de l’empire d’Hammourabi fut rasée par les Hittites au XVIème siècle (avant Jésus Christ, bien sûr) puis par les Assyriens, redevint capitale avec Assourbanipal puis Nabuchodonosor, avant d’être prise par Cyrus-le-Grand en 536, puis par Darius, puis par Xerxès qui la rasa, en 479, et d’être une nouvelle fois prise par Alexandre-le-Grand en 323 qui y mourut. FLEUVES DU MONDE Quand on vous disait qu’on s’y perd un peu entre les deux fleuves et entre tous ces empires ! Bien sûr, il ne reste pas grand-chose non plus de Babylone et ce ne sont pas les reconstitutions qui semblent faites en carton-pâte pour décors hollywoodiens qui consoleront les touristes. Quant aux fameux « jardins de Babylone », il semble bien qu’il ne se soit jamais agi que de terrasses surélevées... On reste sur le bord du Tigre et on continue vers le sud. C’est le cœur de l’Irak chiite avec ses deux villes les plus saintes d’entre toutes, Kerbela et Nadjaf. A Kerbela, les Chiites vénèrent la mémoire d’Hussein, fils d’Ali, gendre du Prophète, qui trouva la mort ici, en 680, au cours de la bataille qui opposa les fidèles d’Ali aux Omeyyades et marqua la défaite des Chiites devant les Sunnites. A Nadjaf, les Chiites viennent prier devant le tombeau d’Ali, lors de pèlerinages qui rassemblent des centaines de milliers de croyants. Dans les deux villes, les mosquées, les dômes, les minarets sont impressionnants, couverts de cuivre doré, des faïences bleues. Mais c’est sans doute la foule qui est la plus étonnante, la masse de ces femmes entièrement voilées de noir, de ces hommes au regard austère qui se pressent vers les lieux de prières. Est-il besoin de préciser que les touristes ne sont pas toujours les bienvenus ici ? Entre Ur et Bassora, le Chatt al Arab On arrive à Ur, la patrie d’Abraham, chère aux cruciverbistes, qui fut au XVIIème siècle avant notre ère une grande métropole sumérienne. Ici aussi, on nous parle de Nabuchodonosor. Il faut monter sur ce qui reste de la ziggourat pour découvrir l’ampleur du gigantesque champ de ruines et essayer d’imaginer ce que fut Ur jadis, il y a très longtemps. Les deux fleuves jumeaux finissent enfin par se rejoindre à Kournah pour ne plus former qu’un immense marais, à perte de vue, le fameux Chatt el-Arab, long de 250 km et formé par tout le limon charrié aussi bien par le Tigre que par l’Euphrate. A l’époque d’Abraham, Ur était proche de la mer. Saddam Hussein avait entrepris d’immenses travaux pour tenter d’assécher cet univers marécageux afin de gagner des terres cultivables et sans doute de venir à bout de ces marécages inextricables, refuges traditionnels de toutes les rébellions chiites. La guerre avec l’Iran, celles avec l’Occident ont tout détruit. Il ne reste plus qu’une interminable palmeraie. Le voyage se termine à Bassora. La ville du pétrole irakien (avec Kirkouk au nord) n’est plus le port richissime qu’elle fut au temps de Sindbad qui s’embarqua ici pour partir vers ses aventures légendaires. Par la faute du limon des deux fleuves jumeaux, Bassora n’est plus au bord du Golfe persique (qu’on appelle ici arabique). C’est de la presqu’ile de Fao, un peu plus au sud et minuscule débouché irakien sur la mer et sous les canons de l’ennemi héréditaire iranien, que part l’or noir. L’Irak est moins que jamais une destination touristique et il faudra encore des années pour qu’elle le devienne. Mais il est évident que ses deux fleuves, autrement plus précieux que le pétrole, permettront un jour à ce « berceau de l’Humanité » de renaitre de ses ruines. Pascale Dugat. Au fil de la Seine n°54 31