le Tigre et l`Euphrate

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FLEUVES DU MONDE
out le monde connait la plaisanterie enfantine : « Pourquoi
T
les poules ne pondent-elles jamais en Irak ? » Réponse : « Parce
qu’elles voient le Tigre et... l’Euphrate ». Mais au-delà de cette
blague un peu facile, on a souvent oublié que c’est par ici que
se serait trouvé le Paradis terrestre de la Genèse, par ici que
se serait échouée l’Arche de Noé après le Déluge, par ici aussi
que se serait élevée la Tour de Babel et qu’en tous les cas c’est
bel et bien ici que les plus grands royaumes d’avant notre ère
ont inventé –excusez du peu- l’écriture, les mathématiques,
le droit, sans parler de la noria et des systèmes d’irrigation.
Tout cela il y a trois, quatre ou cinq mille ans, alors que, «
chez nous », nous étions encore habillés de peaux de bête.
C’est ici qu’est née
la civilisation
Les noms qu’on entend font d’ailleurs rêver : Sumer, Babylone,
Ninive, Bagdad, Kerbela, Nadjaf, Bassora, sans parler d’Hammourabi ou de Nabuchodonosor. En descendant les deux
fleuves jumeaux, le Tigre et l’Euphrate, on perçoit encore le fracas des cavaliers de Cyrus, le roi des Perses,
d’Alexandre le Macédonien, en route vers l’Inde,
ou de Tamerlan construisant l’un des plus grands
empires de l’Histoire.
Le Tigre et
l�Euphrate
On est en plein désert, parfois en pleine guerre, tout semble aride, cruel, désespéré et
pourtant c’est ici aussi le pays des Mille et
une nuits, des poètes raffinés, des fontaines
aux eaux jaillissantes dans les cours des palais de marbre.
Les frères jumeaux de la Mésopotamie
et des Mille et une nuits
En fait, le Tigre (1.900 km) et l’Euphrate
(2.780 km) commencent par être turcs avant de
devenir syriens puis irakiens. Et c’est d’ailleurs un
vrai problème puisqu’Ankara, pour irriguer ses steppes désertiques et produire de l’électricité, a construit
sept barrages (dont le barrage Atatürk, le quatrième plus
grand barrage du monde) sur « son » Euphrate et sept
autres sur « son » Tigre.
On comprend d’emblée les crises diplomatiques innombrables, voire même militaires qui peuvent opposer la Turquie, la Syrie (qui, elle aussi, a construit des barrages et
notamment le grand barrage de Tabarka) et l’Irak, au-delà
des querelles idéologiques. Peu de fleuves
de par le monde ont provoqué autant de
querelles, et le mot est bien faible, entre riverains voisins.
Il est vrai aussi que ces deux fleuves
qui furent le berceau de la
civilisation semblent prendre un malin plaisir à parcourir des régions dont les peuples se sont toujours opposés les
uns aux autres au fil des siècles
et mêmes de millénaires.
Aquarelles : Tom Joseph 2013
Au fil de la Seine n°54 25
Le Tigre et
l�Euphrate
Les frères jumeaux de la Mésopotamie
et des Mille et une nuits
FLEUVES DU MONDE
Pour être très précis, les deux fleuves jumeaux
prennent naissance dans l’Arménie historique,
ces hauts plateaux de l’extrême est de l’Anatolie par lesquels passaient jadis toutes les caravanes pour aller de la Mer Noire à l’Iran
ou de la Méditerranée à l’Asie centrale
puis à la Chine et que se disputèrent pendant des siècles les Romains, les Perses, les
Byzantins, les Sassanides, les Omeyades,
les Mongols et les Ottomans.
Aujourd’hui, la région, toute turque
qu’elle soit et toute arménienne qu’elle
ait été, est bien souvent peuplée de Kurdes, à croire que ces deux fleuves qui
ne sont alors encore que des torrents
de montagnes arides sont, dès leur
naissance, marqués par tous les chaos
qui firent l’histoire de cette partie du
monde.
La grande ville de la région est Erzurum.
Ancienne étape commerciale essentielle et
site stratégique important pour tous les empires qui se succédèrent ici, elle semble avoir
été un peu oubliée par les temps modernes et
rien n’a subsisté de sa grandeur passée... à part le
froid glacial d’hiver.
On peut d’ailleurs dire la même chose de l’autre
grande ville du coin, Van qui ne doit (et ne mérite)
sa relative célébrité qu’à son lac mort « qui élimine la
vie en ses eaux » et à son immense marché de contrebande où l’on trouve tous les produits ayant franchi
clandestinement la frontière avec l’Iran ou s’y apprêtant.
Mais les paysages de ces montagnes qui semblent
s’écarter pour laisser passer les deux fleuves qui
prennent alors leur élan sont somptueux. Et dès que
les torrents deviennent fleuves, ils ouvrent un livre
d’histoire.
Ici, on aperçoit un pan de mur, là, on voit un morceau de pont en ruines. On apprend qu’ils ont deux
ou trois mille ans. Ils datent des Romains ou même
d’Alexandre-le-Grand. On ne sait pas très bien. Mais
on comprend que ces villages pouilleux et quasiment
abandonnés furent, il y a bien longtemps, des étapes
importantes pour tous les conquérants.
Pour construire le barrage Atatürk, avec son lac de retenu, les Turcs ont noyé la vallée sur quelques dizaines
de kilomètres. Les historiens ont voulu voir s’il n’y
avait rien de précieux dans ces terres qui allaient être
submergées. Une équipe d’archéologues, français et
turcs, a, dans la précipitation, fouillé deux villages
oubliés des bords de l’Euphrate, Appamée et Seleucle-Zeugma. Ce fut l’émerveillement. Sous les masures abandonnées, ils découvrirent les restes d’une
immense ville gréco-romaine d’avant notre ère, avec
les souvenirs de villas somptueuses aux sols de mosaïques, les traces de forums, de temples un immense
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système
d’irrigation, de
canalisation
et
même un égout.
Quelques mosaïques furent transportées vers les
petits musées des environs et le reste fut noyé sous
les eaux.
Sur les bords du Tigre ou de l’Euphrate, dès que vous
creusez un peu, plusieurs millénaires d’histoire vous
jaillissent au visage.
On ne peut naviguer sur l’Euphrate qu’à partir de
Birecik, bourgade assez charmante mais qui serait
sans grand intérêt sans les ruines de sa forteresse
construite en 1090 par les Croisés de Baudouin de
Boulogne (car les Croisés aussi vinrent jusqu’ici) et
sans, surtout, bien sûr, l’Euphrate qui commence à
devenir majestueux. En fait, Birecik n’est séduisante
que quand elle se reflète dans les eaux du fleuve.
Le Paradis terrestre et l�arche de Noé�
Si l’on préfère commencer par le Tigre, c’est à
Diyarbakir qu’il faut aller embarquer. On vous racontera que c’est ici que se trouvait « jadis, il y a très,
très longtemps »... le Paradis terrestre (on vous l’affirmera d’ailleurs à plusieurs reprises tout au cours
de votre voyage). Mais même si Adam et Eve n’ont
jamais mis les pieds ici, la ville est stupéfiante et mériterait, bien évidemment, d’être mieux connue.
Au milieu de nulle part, c’est-à-dire d’un désert
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montagneux, aride, hostile, fait de pics, de ravins et coupé en deux par le
fleuve, on voit soudain surgir une cité à la fois médiévale et byzantine entourée d’une gigantesque muraille noire d’énormes pierres de basalte. On
hésite. S’agit-il d’un rêve ou d’un cauchemar ? Les Romains et les Perses
furent les premiers à s’entretuer pour contrôler l’endroit et c’est l’empereur Constance qui, en 349, fit élever ces incroyables murailles.
Entretenues et restaurées par tous les maitres de la ville qui se
succédèrent au cours des siècles, elles sont encore en parfait
état et la promenade (5 km) tout autour de la ville, du haut de
ces fortifications, est assez inoubliable.
D’autant plus que la ville elle-même a un charme fou, avec sa
vieille citadelle, sa grande mosquée, sa médersa transformée en
musée, son caravansérail et surtout, surtout, son immense marché où, dans les odeurs d’épices et le vacarme joyeux des marchandages, se croisent tous les peuples de la région, Arméniens, Kurdes, Syriaques et Turcs.
Cela dit –et même si cela ne se dit pas à Ankara- nous
sommes en plein Kurdistan. Les (très) rares touristes prennent en photos les hommes avec leurs moustaches, leurs turbans, leurs pantalons bouffants mais les soldats d’Ankara, bien
nombreux, préfèrent visiblement que les objectifs se tournent vers les paysages.
Cizre est la dernière ville turque sur les bords du Tigre. Ville est d’ailleurs un
grand mot. « Bourgade » serait suffisant. Mais certains historiens sont formels.
C’est sur la petite colline qu’on aperçoit à l’est, le Jabal Judi, que l’arche de
Noé s’est échouée après le déluge. Une petite mosquée construite là-haut «
l’atteste » encore. Certains fidèles viennent y prier pour qu’il se mette... à pleuvoir. Il est vrai qu’il ne pleuvait pas lors de notre passage.
Et les jumeaux vont quitter la Turquie pour entrer en Syrie et devenir arabes.
Pendant longtemps, on a considéré -à tort- que la Mésopotamie (ce qui veut
dire en grec « le pays entre les fleuves ») se limitait à l’Irak. Depuis quelques
temps, on s’est souvenu que les deux fleuves traversaient, avant, la Syrie. Mieux
encore, des fouilles récentes ont permis de découvrir que d’importantes civilisations s’étaient développées sur les rives « syriennes » de l’Euphrate. Ajoutons qu’un
certain nombre de barrages sur l’Euphrate et le Tigre ont transformé ce désert
oriental syrien, la Djézireh, en champs de coton et en grenier à blé, comme au
temps de l’âge d’or de la Mésopotamie. Sans parler, bien sûr, des puits de pétrole
qui ont, eux aussi transformé la région. Le fameux et un peu mythique « Croissant fertile »
passe de nouveau par ici où les derricks y poussent comme des champignons.
Après n’avoir regardé pendant bien longtemps que la Méditerranée, la Syrie, dès qu’elle sera sortie
des drames qu’elle connait aujourd’hui, se mettra sans doute à regarder de nouveau vers les rives
de l’Euphrate qu’elle avait abandonnées aux Kurdes et aux Syriaques.
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Le Tigre et
l�Euphrate
Les frères jumeaux de la Mésopotamie
et des Mille et une nuits
FLEUVES DU MONDE
A Mari, tout devient
fabuleux, incroyable
L’Euphrate traverse le lac Assad
(qui changera peut-être un jour
de nom), puis, de plus en plus large, arrive à Raqqa et à Deir-ezZor. La première fut fondée par
Alexandre-le-Grand en personne,
mais elle semble l’avoir complètement oublié ; la seconde qu’on surnommait jadis « La perle de l’Euphrate »
est devenue l’une des capitales du pétrole
syrien. Ca se voit et surtout ça se sent. Mais
malgré la décrépitude de Raqqa (considérablement aggravée ces derniers mois par les combats
entre les forces fidèles à Assad et les rebelles) et les
magasins surprenants de (semi) luxe de Deir-ez-Zor,
il y a le charme du grand fleuve. Il attire encore les
nomades bédouins qui continuent, comme autrefois,
à venir troquer ici le lait de leurs chamelles et la laine
de leurs moutons contre des bimbeloteries venues
d’on ne sait où mais souvent de Chine.
On continue, on passe devant Meyadin et on arrive à Doura-Europos. Les guides racontent qu’au
début de notre ère, Doura fut l’une des plus belles
et des plus grandes cités gréco-romaines de l’Asie
Mineure. On veut bien les croire en découvrant l’immensité des champs de ruines, mais on est tout de
même un peu déçu. Ce ne sont vraiment, et à peine,
que des ruines.
A Mari, l’escale suivante, ce ne sont aussi que des
ruines. Mais elles parlent et ce qu’elles racontent
est fascinant, incroyable. Des archéologues français
fouillent Mari depuis des années 30 et ce qu’ils découvrent chaque année dépasse l’entendement.
Ici, au troisième millénaire avant notre ère, il y a
donc cinq mille ans, des hommes créèrent un royaume, construisirent une immense ville entourée d’un
énorme rempart, avec des palais gigantesques, des
temples, des places, des rues, des avenues. Ils domestiquèrent l’Euphrate en creusent un canal de plus de
120 km de long et des digues pour éviter les inondations et ils purent ainsi transformer leur désert en
potagers, en aménageant d’innombrables réseaux
d’irrigation. Mieux, non seulement ils savaient écrire mais, grâce à une administration qui ressemblait
presque à la notre –avec Premier ministre, ministre
des Finances et préfets de région- ils inventèrent les
impôts et mêmes les droits de douane. On a découvert des tablettes couvertes d’écritures cunéiformes
et, en les déchiffrant, on a appris que les douaniers
du souverain de Mari taxaient de 20% de leur valeur
toutes les marchandises qui traversaient le royaume
en descendant l’Euphrate.
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Bien sûr, il ne reste pas grand-chose de Mari. Au cours
des millénaires la ville a été prise et reprise, détruite
et reconstruite à maintes reprises par des royaumes
rivaux de la région, avant d’être définitivement rasée par Hammourabi (que nous retrouverons plus
loin à Babylone, sur le Tigre et en Irak) et finalement
oubliée au début de notre ère.
Mais il suffit d’un peu d’imagination, en voyant le
peu qui reste du grand palais royal avec ses 550 pièces et sa salle du trône, longue de 25 mètres et haute
sans doute de 12 mètres, pour entrapercevoir ce
que fut cette oasis d’opulence et de culture perdue
dans le désert et la nuit des temps. Mari, c’est la première rencontre que fait le touriste, en descendant
l’Euphrate, avec la Mésopotamie légendaire et ses
empires fabuleux d’avant notre ère. Il faut qu’il s’habitue à rêver devant les ruines car bientôt, tout au
long des deux fleuves jumeaux, elles vont se succéder
au rythme fou des millénaires.
Deux champs de pé�trole, trois peuples,
deux fleuves
Le Tigre et l’Euphrate entrent enfin, chacun de leur
côté, en Irak. On connait le mot de Churchill :
« L’Irak, cette folie des Britanniques qui, pour réunir deux
champs de pétrole, Kirkouk et Bassora, ont réuni trois peuples que tout opposait, les Kurdes, les Sunnites et les Chiites
» La cruelle actualité d’aujourd’hui lui donne raison.
Si ce n’est que Sir Winston oubliait qu’il y avait aussi
deux fleuves qui, au fil de l’Histoire, avaient bien
souvent su réunir ces peuples.
Si en Turquie et en Syrie, l’Euphrate attire davantage
les regards des touristes, en Irak c’est le Tigre qui a
la part... du lion.
FLEUVES DU MONDE
D’abord, parce qu’il passe par Mossoul, la grande
ville du nord, l’une des trois capitales du Kurdistan
irakien avec Erbil et Kirkouk. Mossoul est sur la rive
droite du Tigre. En face, sur la rive gauche, c’était Ninive, la capitale d’Assourbanipal.
Disons-le tout de suite, avant d’aller plus loin, on va
bien vite s’y perdre complètement entre tous ces
royaumes éphémères, ces rois aux noms compliqués, ces civilisations perdues dans les millénaires
d’autrefois que les historiens nous disent si différentes les unes des autres et que notre ignorance nous
fait confondre allégrement.
A moins d’être un spécialiste, il faut bien avouer
qu’on se noie rapidement entre les Sumériens, les
Elamites, les Amorrites, les Hittites, les Araméens,
les Assyriens, les Mèdes, les Achéménides, les Séleucides, les Parthes et quelques autres qui, bien
avant notre ère, créèrent, en partant des rives
des deux fleuves d’immenses empires allant
parfois de « la mer du soleil levant » (le Golfe
persique), aux « montagnes d’argent » (les contreforts de l’Anatolie) et aux « forêts de cèdres » (les
bords de la Méditerranée). On mélange Sorgon,
Hammourabi, Assourbanipal et Nabuchodonosor.
On a, peut-être, des excuses et d’autant plus qu’il
faut constater que Ninive, Assour, Samarra, Babylone ou Our ne sont plus guère, comme Mari, que des
champs de ruines, recouverts d’herbes folles. Même si, ici ou
là, et à Ninive notamment, la mégalomanie de Saddam Hussein
a fait reconstruire plus ou moins à l’identique quelques pans de
muraille ou une porte de la cité ce qui donne un côté kitch surprenant à ces ruines qui se mettent soudain à évoquer davantage
Disney land que la civilisation sumérienne. En fait, si l’on veut
voir les plus grands chefs de ces civilisations d’autrefois, il vaut
bien aller... au Louvre ou au British muséum.
Ninive fut l’une des grandes capitales de l‘empire assyrien. C’est
ici qu’Assourbanipal rassembla, sept siècles avant notre ère, la
plus gigantesque bibliothèque de l’antiquité qui renfermait « tous
les savoirs » de l’époque, avec notamment plus de 20.000 tablettes d’écriture cunéiforme... qui sont aujourd’hui au British Muséum.
Certains préféreront donc l’Irak d’aujourd’hui et surtout d’hier
à la Mésopotamie d’avant-hier. Mossoul, la deuxième métropole
d’Irak, après Bagdad mais avant Bassora, a tous les charmes d’une
vieille ville arabe, et en plus –car nous sommes ici à la frontière
du monde arabe- ceux de l’Iran et presque de l’Asie centrale,
avec sa vieille forteresse, ses minarets de guingois et surtout ses
souks qui sentent bon les épices et où l’on entend se chamailler
toutes les langues de la région, le kurde, bien sûr, mais aussi
l’arabe, le persan, le syriaque, voire parfois même l’araméen.
Rien n’a dû beaucoup changer depuis l’âge d’or de Mossoul
quand ses caravansérails étaient encore une étape essentielle entre l’Occident et l’Orient et que ses tisserands avaient inventé
la « mousseline », en lui donnant
le nom de leur ville.
Samarra � vaut le voyage �
Il faut dire aussi que si la Syrie connait depuis des
mois une guerre civile particulièrement atroce,
l’Irak, lui, vient, après des années d’une dictature
impitoyable, de connaitre, coup sur coup, une interminable guerre avec l’Iran et deux guerres avec l’Occident, la première en riposte à l’invasion du Koweït,
la seconde pour abattre Saddam Hussein. Les ruines
d’aujourd’hui se mêlent aux ruines antiques. Mais les
Kurdes, si longtemps persécutés par tous les régimes
de Bagdad, en ont profité pour acquérir une réelle
autonomie pour ne pas dire une véritable indépendance.
Quittant Mossoul, on passe très vite devant Nimroud, l’ancienne Kalah autre capitale de l’empire
assyrien. Parmi les archéologues qui fouillèrent le
site, il y avait un britannique du nom de Max Mallowan qui ne voyageait qu’accompagné de sa femme,
une certaine Agatha Christie. C’est sur le champ de
fouilles de Nimroud que la reine des romans policiers
situa « Meurtre en Mésopotamie ». Nimroud est entré dans
la littérature policière avant de trouver sa place dans
les livres d’histoire ancienne.
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Le Tigre et
l�Euphrate
Les frères jumeaux de la Mésopotamie
et des Mille et une nuits
FLEUVES DU MONDE
On quitte l’Irak kurde et on entre dans l’Irak sunnite.
C’est Assur, première capitale des Assyriens, fondée
il y a cinq mille ans sur un promontoire somptueux
qui domine le Tigre. Il faut monter sur ce qui reste de
la ziggourat (la tour à escalier extérieur) pour découvrir la beauté du fleuve et l’immensité des ruines.
Puis on arrive à Takrit. Ici, ce ne sont plus les archéologues qui ont la parole mais les politologues.
Takrit n’est pas seulement la ville natale de Saladin
(il ne reste rien de l’époque), elle est aussi celle
de Saddam Hussein al Takriti qui, avec son fameux
clan, les Takriti, dirigea le pays d’une main de fer de
1979 à sa chute sous les bombardements américains.
Aujourd’hui, Takrit semble être une ville maudite
comme si on voulait lui faire payer d’avoir enfanté
le dictateur déchu qui, il est vrai, l’avait particulièrement choyée pendant tout son règne. L’ancien palais
de Saddam est en ruines et il ne vaut mieux pas tenter
de s’attarder à le visiter. Takrit est devenue la capitale
temporaire de toutes les rancoeurs de la minorité
sunnite qui, après avoir toujours dirigé le pays depuis
son indépendance, paie aujourd’hui, au prix fort, la
revanche de la majorité chiite.
A Samarra, on peut redevenir touriste et ressortir
les appareils de photos. C’est ici, en effet, qu’on peut
voir « le » monument qui symbolise l’Irak, qu’on retrouve sur toutes les couvertures de tous les guides
touristiques, sur toutes les cartes postales et même
sur les pièces de monnaie : le célèbrissime minaret
hélicoïdale de la grande mosquée du Vendredi (qui,
elle a disparu) et qui mériterait, sans aucun doute, de
faire partie des dix ou quinze merveilles du monde.
On pourrait croire que cette immense tour entourée
d’un escalier qui l’enserre en colimaçon date d’Hammourabi ou de Nabuchodonosor. Elle ressemble, en
effet, à s’y méprendre à ce que furent, sans doute,
les ziggourats des lointains millénaires. En fait, elle
ne date « que » du IXème siècle quand les Abbassides
installèrent ici pendant un demi-siècle, la capitale de
leur califat. « Vaut indiscutablement le voyage », selon la
formule consacrée et trop souvent galvaudée.
Les décors en carton-pâ�te de Babylone
Et on arrive à Bagdad. Un nom qui fait rêver (et qui
signifie en persan « le don de Dieu ») mais... une ville
qui déçoit, il faut le dire. Il est vrai qu’elle a toutes les
circonstances atténuantes. Peu de villes, même dans
cette région qui a pourtant tout connu, ont eu autant
de malheurs.
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Fondée en 762 par le calife Mansour, créateur de
la dynastie des Abbassides, Bagdad fut totalement
détruite et sa population massacrée en1258 par les
Mongols d’Houlagou, en 1410 par Tamerlan, en 1534
par Soliman-le-Magnifique. Autant dire qu’il ne reste
rien de l’âge d’or de Bagdad quand le calife Arun al
Rachid (786-809) avait fait de sa capitale la ville la
plus peuplée du monde avec un million d’habitants,
un fabuleux centre culturel où se retrouvaient tous
les poètes, tous les lettrés, tous les savants de son
immense empire et un carrefour commercial, grand
départ de la Route de la Soie, regorgeant de toutes
les richesses de l’Orient.
La rue Arun al Rachid que les Bagdadis appellent sans
se rendre compte du ridicule de la chose « les Champs
Elysées de Bagdad » et qui est parallèle au Tigre est sinistre, pouilleuse, délabrée et l’était avant même les
derniers chaos de l’histoire irakienne.
De Bagdad, il faut faire un saut jusqu’à Ctésiphon,
éphémère capitale d’un éphémère empire sassanide
du 3ème siècle de notre ère. Les Sassanides construisirent ici un immense palais dont il ne reste aujourd’hui
qu’un morceau de façade, gigantesque, avec une voute très surprenante. Ce palais de Khosroès est, avec le
minaret hélicoïdal de Samarra, l’autre image incontournable du tourisme irakien.
Mais quand on est à Bagdad, il faut, bien sûr, abandonner les bords du Tigre pour retourner du côté de
l’Euphrate qui n’est pas très loin et aller voir Babylone. Là encore, le touriste a plein d’images en tête.
Ce n’est plus l’empire des Abbassides d’il y a treize
siècles qu’on vient visiter, mais celui d’Hammourabi d’il y a... trente-huit siècles. Hélas, Babylone n’a
guère eu plus de chance en, quelques millénaires que
Bagdad en quelques siècles.
La capitale de l’empire d’Hammourabi fut rasée par
les Hittites au XVIème siècle (avant Jésus Christ, bien
sûr) puis par les Assyriens, redevint capitale avec Assourbanipal puis Nabuchodonosor, avant d’être prise
par Cyrus-le-Grand en 536, puis par Darius, puis par
Xerxès qui la rasa, en 479, et d’être une nouvelle fois
prise par Alexandre-le-Grand en 323 qui y mourut.
FLEUVES DU MONDE
Quand on vous disait qu’on s’y perd
un peu entre les deux fleuves et entre
tous ces empires ! Bien sûr, il ne reste
pas grand-chose non plus de Babylone
et ce ne sont pas les reconstitutions qui
semblent faites en carton-pâte pour décors hollywoodiens qui consoleront les
touristes. Quant aux fameux « jardins de
Babylone », il semble bien qu’il ne se soit
jamais agi que de terrasses surélevées...
On reste sur le bord du Tigre et on continue vers le sud. C’est le cœur de l’Irak
chiite avec ses deux villes les plus saintes d’entre toutes, Kerbela et Nadjaf.
A Kerbela, les Chiites vénèrent la mémoire d’Hussein, fils d’Ali, gendre du
Prophète, qui trouva la mort ici, en
680, au cours de la bataille qui opposa les fidèles d’Ali aux Omeyyades et marqua la défaite des Chiites
devant les Sunnites. A Nadjaf, les
Chiites viennent prier devant le
tombeau d’Ali, lors de pèlerinages qui rassemblent des centaines
de milliers de croyants. Dans les
deux villes, les mosquées, les dômes, les minarets sont impressionnants, couverts de cuivre doré, des
faïences bleues. Mais c’est sans doute
la foule qui est la plus étonnante, la
masse de ces femmes entièrement voilées de noir, de ces hommes au regard
austère qui se pressent vers les lieux de
prières. Est-il besoin de préciser que
les touristes ne sont pas toujours les
bienvenus ici ?
Entre Ur et Bassora,
le Chatt al Arab
On arrive à Ur, la patrie d’Abraham,
chère aux cruciverbistes, qui fut au XVIIème siècle avant notre ère une grande métropole sumérienne. Ici
aussi, on nous parle de Nabuchodonosor. Il faut monter sur ce
qui reste de la ziggourat pour découvrir l’ampleur du gigantesque champ de ruines et essayer d’imaginer ce que fut Ur jadis, il
y a très longtemps.
Les deux fleuves jumeaux finissent enfin par se rejoindre à Kournah pour ne plus former qu’un immense marais, à perte de vue,
le fameux Chatt el-Arab, long de 250 km et formé par tout le
limon charrié aussi bien par le Tigre que par l’Euphrate. A l’époque d’Abraham, Ur était proche de la mer. Saddam Hussein avait
entrepris d’immenses travaux pour tenter d’assécher cet univers
marécageux afin de gagner des terres cultivables et sans doute de
venir à bout de ces marécages inextricables, refuges traditionnels
de toutes les rébellions chiites. La guerre avec l’Iran, celles avec
l’Occident ont tout détruit. Il ne reste plus qu’une interminable
palmeraie.
Le voyage se termine à Bassora. La ville du pétrole
irakien (avec Kirkouk au nord) n’est plus le port richissime qu’elle fut au temps de Sindbad qui s’embarqua ici
pour partir vers ses aventures légendaires. Par la faute
du limon des deux fleuves jumeaux, Bassora n’est plus
au bord du Golfe persique (qu’on appelle ici arabique).
C’est de la presqu’ile de Fao, un peu plus au sud et minuscule débouché irakien sur la mer et sous les canons
de l’ennemi héréditaire iranien, que part l’or noir.
L’Irak est moins que jamais une destination touristique
et il faudra encore des années pour qu’elle le devienne.
Mais il est évident que ses deux fleuves, autrement plus
précieux que le pétrole, permettront un jour à ce « berceau de l’Humanité » de renaitre de ses ruines.
Pascale Dugat.
Au fil de la Seine n°54 31
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