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Chaque doctrine se présente comme la seule et unique doctrine permettant de vivre
une vie humaine bonne parce que cette doctrine est vraie et efficace. Pour Thomas
Bénatouïl, une telle concurrence féroce – notamment pour attirer les élèves – entre les
écoles philosophiques de l’Antiquité provoque des débats violents au sujet de la vie
des philosophes fondateurs d’une école (accusation d’immoralité, par exemple), sur
l’efficacité de chaque philosophie et sur leur vérité.
Pour notre époque, cette compétition entre philosophies est source d’inefficacité
éthique. Déjà dans l’Antiquité, les sceptiques se sont servis de cet affrontement
comme prétexte pour affirmer la vérité de leur propre doctrine. Les Pyrrhoniens
disaient, en substance : « Toutes les philosophies prétendent au bonheur. Comment
trancher alors en faveur de l’une plutôt qu’une autre ? Selon eux, il n’est pas possible
de choisir. En fait, les philosophes vous rendent davantage inquiets que si vous ne
faisiez pas de philosophie. Il est donc préférable de chercher le bonheur sans opinion,
hors de la philosophie ». Thomas Bénatouïl fait remarquer que la solution
pyrrhonienne réclame un arsenal philosophique important afin de réaliser cette sortie
de la philosophie. Mais ce qu’il est intéressant de voir, c’est que cet aspect de « choc
des doctrines » est complètement minimisé aujourd’hui : on parle dans les ouvrages
actuels de « la philosophie ». Chacun des chapitres est consacré à un auteur, comme
s’il n’y avait jamais eu d’incompatibilité entre les thèses que défendent ces auteurs.
Même Michel Onfray, qui insiste sur l’essence polémique de la philosophie, décrit une
alliance entre les épicuriens et les cyniques – alors même qu’ils se détestaient – contre
Platon. Selon Pierre Hadot, on retrouverait les mêmes exercices spirituels au sein de
toutes les doctrines antiques ; ils seraient ainsi doctrinalement neutres. Une telle
conception, pour Thomas Bénatouïl, n’est pas correcte pour l’Antiquité. De telles
interprétations s’expliquent par le grand postulat qui domine actuellement en
philosophie : le syncrétisme.
Il y a, précise Thomas Bénatouïl, un contre-argument possible à la thèse précédente
suivant laquelle ce syncrétisme philosophie ne serait qu’actuelle : il y a des auteurs
qui, déjà dans l’Antiquité, pensaient une certaine communauté des écoles
philosophiques. Sénèque, Cicéron considéraient que les stoïciens et les platoniciens
avaient des pratiques communes. Ainsi, si l’on suit l’argumentation des défenseurs du
syncrétisme en philosophie, il ne serait pas illégitime de regrouper les différents
éléments intéressants dans chaque philosophie qui précède notre époque actuelle afin
de mieux vivre aujourd’hui, étant donné que les Grecs et les Latins le faisaient déjà.
Thomas Bénatouïl leur répond par deux objections :
(a) Du point de vue des Anciens, il n’est pas efficace de réaliser un tel bricolage
doctrinal. Les philosophes antiques insistaient – à l’image d’Epicure -
beaucoup sur l’impératif d’aller jusqu’au bout des engagements qu’impose leur
doctrine et ne pas se cantonner aux simples exercices pratiques.
(b) Si l’on désire picorer par ci par là des anecdotes pour faire de la gestion de soi,
pourquoi ne pas plutôt aller chercher cela chez les Orientaux et non chez les
Grecs. En effet, les exercices pratiques (méditation, respiration, relaxation,
etc.) constituent le cœur même des sagesses orientales. Chez les Grecs, cet
aspect pratique est plus superficiel au regard du caractère intellectualiste de
leurs philosophies : bien qu’orientées vers la pratique, il y a la nécessité
d’opérer un détour par le théorique.
Selon Thomas Bénatouïl, la philosophie antique peut nous amener à bien vivre si on
ne se limite pas uniquement à leur enseignement pratique. Elle ne peut pas être réduite à une