1 « La philosophie antique peut-elle nous aider à mieux vivre ? » Par Thomas Bénatouïl Compte-rendu de la séance de questions et débats qui s’est tenue mercredi 28 mars 2007 à 15h en A 104 Afin d’apporter des éléments de réponse à la question posée, Thomas Bénatouïl s’intéresse d’abord à la caractérisation de la philosophie antique. Pour cela, il débute par une lecture critique de Pierre Hadot1. Pierre Hadot défend deux thèses majeures au sujet de la philosophie dans l’Antiquité : 1. La philosophie antique est une option pour un mode de vie qui détermine ensuite une doctrine. 2. Ce choix de vie n’est pas solitaire ; il passe par une communauté : l’école philosophique. Par conséquent, le discours philosophique se réduit au simple moyen d’expression d’un mode de vie. Il devient quelque chose de second. Pierre Hadot met l’accent sur ce qu’il nomme les « exercices spirituels » : ce sont des pratiques physiques (le régime alimentaire), discursives (la méditation) ou intuitives (l’union avec le cosmos) qui visent à transformer le sujet. Ce type d’exercices, selon Hadot, se retrouve présent dans toutes les doctrines philosophiques de l’Antiquité. Ainsi, le terme de « philosophe » s’applique avant tout à celui qui a décidé de suivre un mode de vie prôné par une école philosophique et ne se limite pas, comme à l’heure actuelle, au philosophe de métier. Selon Thomas Bénatouïl, Pierre Hadot poursuit trois objectifs : 1. Un objectif historique ou d’historien : il veut proposer un modèle afin de mieux comprendre la philosophie antique. 2. Il défend une certaine conception de la philosophie dans laquelle la raison pratique primerait sur la raison théorique. La philosophie serait d’abord un choix de vie avant d’être un discours. 3. Il pose la question de l’actualité de la philosophie. Il y répond de manière affirmative, en laissant entendre que lui-même pratique certains de ces exercices spirituels. Thomas Bénatouïl fait remarquer que l’on pourrait penser que des personnes telles que Pierre Hadot ou Michel Onfray ne seraient que de simples cas individuels. Mais est-ce que leur exemple est généralisable à notre époque ? 1 Qu’est-ce que la philosophie antique ? Collection Folio Essais, Gallimard, 1995 2 Thomas Bénatouïl propose de passer par la sociologie pour essayer d’apporter une réponse. Le succès éditorial actuel des livres sur la philosophie antique s’explique par l’évolution de la psychologie au 20ème siècle. Il y a eu une extension du mandat de la psychologie qui a largement dépassé le simple cas des aliénés. Il existe aujourd’hui un marché des techniques de la gestion de soi, d’où la multiplication des thérapies. Pourquoi la philosophie ne prendraitelle pas un morceau de ce marché, d’autant plus que les sciences humaines connaissent une crise éditoriale. L’apparition de cabinets philosophiques fait partie de cette logique. Cependant, la bonne question à se poser, selon Thomas Bénatouïl, est de se demander qu’estce que la philosophie peut apporter de plus que n’apportent déjà la psychanalyse et autres psychothérapies. Quelques éléments de réponse peuvent être avancés : 1. C’est moins cher. 2. Ca fait cultivé. 3. La philosophie demande moins d’exposition de soi que la psychanalyse. C’est moins intrusif. A ce sujet, Thomas Bénatouïl remarque qu’il y a souvent un rapprochement avec les thérapies cognitivo-comportementalistes (TCC) dans une sorte d’alliance objective contre la psychanalyse. Ce qui en soi serait assez justifié étant donné la nature intellectualiste de la philosophie antique. 4. La philosophie est moins normative : il est possible de choisir son philosophe en fonction de ses goûts (Michel Onfray pour son hédonisme, Jules Ferry pour son humanisme républicain, etc.). Cependant, pour Thomas Bénatouïl, cette transposition de la philosophie antique dans notre époque avec pour ambition qu’elle résolve nos tracas quotidiens pose plusieurs problèmes : 1. Il n’existe pas d’écoles philosophiques aujourd’hui. Cet aspect scolaire de la philosophie antique ne lui est pas contingent. Du point de vue des philosophes de l’antiquité, c’est même quelque chose d’essentiel. De nos jours, on est seul face à notre livre de philosophie et ce n’est pas suffisant. Dans l’antiquité, si on voulait que « ça marche », la vie en commun entre disciples était indispensable. L’acquisition de la manière de vivre se faisait sous l’autorité du maître – excepté chez Socrate. D’une certaine manière, le fonctionnement de ces écoles philosophiques s’apparenterait à celui des sectes aujourd’hui, à la différence de l’isolement des individus. Par exemple, chez les épicuriens, Epicure faisait de son vivant l’objet d’un culte de la part de ses disciples. On pourrait presque le qualifier de « gourou ». De plus, les disciples épicuriens faisaient l’objet d’un travail de surveillance. Pour Thomas Bénatouïl, ces exigences de l’appartenance à une école philosophique ne sont pas compatibles avec notre façon actuelle de considérer la philosophie comme une libre recherche intellectuelle. Toute la question est de savoir s’il est possible de séparer la philosophie de la pratique au sein d’une école. Pour Thomas Bénatouïl, il est possible de la faire mais il faut alors faire attention à d’autres problèmes. 2. Thomas Bénatouïl critique la conception de Pierre Hadot comme choix de vie. Celle-ci peut être décrite comme une conception existentialiste ou existentielle. Elle peut et elle est peut-être vraie. Cependant ce n’est pas du tout de cette manière que les philosophes antiques se représentaient ce qu’ils faisaient. Ils ne présentent pas leur doctrine basée sur un choix de vie. Leur philosophie consiste en l’expression de valeurs générales de l’humain. Selon les philosophes antiques, il n’y a pas de choix possible : il n’y a qu’une seule doctrine juste, la leur. En substance, ils nous disent : « si vous voulez être heureux, vous devez agir selon ma doctrine et uniquement selon ma doctrine ». 3 Chaque doctrine se présente comme la seule et unique doctrine permettant de vivre une vie humaine bonne parce que cette doctrine est vraie et efficace. Pour Thomas Bénatouïl, une telle concurrence féroce – notamment pour attirer les élèves – entre les écoles philosophiques de l’Antiquité provoque des débats violents au sujet de la vie des philosophes fondateurs d’une école (accusation d’immoralité, par exemple), sur l’efficacité de chaque philosophie et sur leur vérité. Pour notre époque, cette compétition entre philosophies est source d’inefficacité éthique. Déjà dans l’Antiquité, les sceptiques se sont servis de cet affrontement comme prétexte pour affirmer la vérité de leur propre doctrine. Les Pyrrhoniens disaient, en substance : « Toutes les philosophies prétendent au bonheur. Comment trancher alors en faveur de l’une plutôt qu’une autre ? Selon eux, il n’est pas possible de choisir. En fait, les philosophes vous rendent davantage inquiets que si vous ne faisiez pas de philosophie. Il est donc préférable de chercher le bonheur sans opinion, hors de la philosophie ». Thomas Bénatouïl fait remarquer que la solution pyrrhonienne réclame un arsenal philosophique important afin de réaliser cette sortie de la philosophie. Mais ce qu’il est intéressant de voir, c’est que cet aspect de « choc des doctrines » est complètement minimisé aujourd’hui : on parle dans les ouvrages actuels de « la philosophie ». Chacun des chapitres est consacré à un auteur, comme s’il n’y avait jamais eu d’incompatibilité entre les thèses que défendent ces auteurs. Même Michel Onfray, qui insiste sur l’essence polémique de la philosophie, décrit une alliance entre les épicuriens et les cyniques – alors même qu’ils se détestaient – contre Platon. Selon Pierre Hadot, on retrouverait les mêmes exercices spirituels au sein de toutes les doctrines antiques ; ils seraient ainsi doctrinalement neutres. Une telle conception, pour Thomas Bénatouïl, n’est pas correcte pour l’Antiquité. De telles interprétations s’expliquent par le grand postulat qui domine actuellement en philosophie : le syncrétisme. Il y a, précise Thomas Bénatouïl, un contre-argument possible à la thèse précédente suivant laquelle ce syncrétisme philosophie ne serait qu’actuelle : il y a des auteurs qui, déjà dans l’Antiquité, pensaient une certaine communauté des écoles philosophiques. Sénèque, Cicéron considéraient que les stoïciens et les platoniciens avaient des pratiques communes. Ainsi, si l’on suit l’argumentation des défenseurs du syncrétisme en philosophie, il ne serait pas illégitime de regrouper les différents éléments intéressants dans chaque philosophie qui précède notre époque actuelle afin de mieux vivre aujourd’hui, étant donné que les Grecs et les Latins le faisaient déjà. Thomas Bénatouïl leur répond par deux objections : (a) Du point de vue des Anciens, il n’est pas efficace de réaliser un tel bricolage doctrinal. Les philosophes antiques insistaient – à l’image d’Epicure beaucoup sur l’impératif d’aller jusqu’au bout des engagements qu’impose leur doctrine et ne pas se cantonner aux simples exercices pratiques. (b) Si l’on désire picorer par ci par là des anecdotes pour faire de la gestion de soi, pourquoi ne pas plutôt aller chercher cela chez les Orientaux et non chez les Grecs. En effet, les exercices pratiques (méditation, respiration, relaxation, etc.) constituent le cœur même des sagesses orientales. Chez les Grecs, cet aspect pratique est plus superficiel au regard du caractère intellectualiste de leurs philosophies : bien qu’orientées vers la pratique, il y a la nécessité d’opérer un détour par le théorique. Selon Thomas Bénatouïl, la philosophie antique peut nous amener à bien vivre si on ne se limite pas uniquement à leur enseignement pratique. Elle ne peut pas être réduite à une 4 simple thérapeutique quotidienne. Ce qui est essentiel dans la philosophie antique, c’est le parallélisme entre la théorie et la pratique. Charles-Albert Moreau Vice-président