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connaissance constitue l’un de ces dangers). « Aucune science ne peut être étalée sur un plan unique,
toutes comportent plusieurs niveaux hiérarchiques : son objet, ses interprétations conceptuelles, son
épistémologie interne ou analyse de ses fondements, son épistémologie dérivée ou analyse des
relations entre le sujet et l’objet en connexion avec les autres sciences »11. Science nouvelle,
l’épistémologie peut se définir en première approximation comme « l’étude de la constitution des
connaissances valables »12, c’est « une science de la science qui comprend l’histoire, l’analyse et la
logique des sciences envisagée tant dans leur spécialité que dans leurs relations réciproques au sein du
système complet du savoir scientifique »13 et qui « tend à s’intégrer au système même des
sciences »14, ce qui l’isole encore davantage de la philosophie. Parce qu’elle pose le problème des
théories de la connaissance, l’épistémologie est au cœur du rapport conflictuel entre science et
philosophie. Les questions des épistémologues sont multiples : la situation des sciences de l’homme
dans le système des sciences (le programme de vérité spécifique qui est le sien), la notion de
paradigme épistémologique, le passage d’un paradigme à l’autre, les sciences nomothétiques qui
découvrent des « lois » - relations qualitatives ou relations ordinales (faits généraux) et les sciences
nomothétiques, sciences historiques, science juridique et sciences philosophique, les fondements des
mathématiques, la place de la logique dans le système des sciences etc… Comment et pourquoi poser
encore la question des rapports entre la science et la philosophie ? C’est que s’ils sont rompus, ils n’en
sont pas moins réels et il n’est pas sans intérêt de tenter de retrouver les tendances en devenir avant le
divorce tragique de la science et de la réflexion philosophique et de s’interroger sur la différenciation
organisée ou organique des problèmes. Le développement des sciences, bien plus considérable que
celui de la philosophie a requis une organisation, ne serait-ce que la différenciation entre sciences
exactes et sciences humaines, entre sciences humaines ou sociales et sciences de la nature. La question
est de savoir si c’est le progrès de cette connaissance intégrale visée par la philosophie qui a entraîné
celui des connaissances particulières pouvant alors se détacher du tronc commun sous formes de
sciences spécialisées ou si ce sont les progrès de nature spécifique qui en obligeant une réflexion
renouvelée sur le savoir ainsi transformé ont provoqué le développement des systèmes. La science en
particulier refuse à la philosophie toute prétention à saisir des êtres (encore moins des essences) et à
formuler des intelligibles.
Quels sont les objets ou les domaines de la philosophie qui a elle aussi, son épistémologie interne et
dérivée ? La recherche de l’absolu ou métaphysique, les disciplines normatives non cognitives comme
la morale ou l’esthétique, la logique ou théorie des normes formelles de la connaissance, la
psychologie et la sociologie, l’épistémologie ou théorie générale de la connaissance. Tout cela
concerne la philosophie. Mais aussi la signification de la vie humaine (qui est le problème central de la
philosophie) et celui de la liberté, qui n’intéresse pas la science non à cause de sa nature (phénomène
ou « essence » etc…) « mais parce que l’on ne voit pas, ou pas encore, le moyen de le poser en termes
de vérification expérimentale ou algorithmique, et que du moins dans l’état actuel des choses, les
solutions qu’on nous propose dépendent de jugements de valeur, de croyances etc…, tous respectables
mais irréductibles les uns aux autres, ce qui constitue un état de fait acceptable en philosophie mais
non pas dans les sciences »15. C’est ainsi qu’on peut admettre avec Jean Piaget que la coordination des
valeurs constitue la fonction permanente de la philosophie. La science ne veut ou ne peut s’inquiéter
du vital, tandis que la philosophie ne saurait oublier cette dimension de l’existence humaine sans
s’amputer d’une partie d’elle-même16.
11 Idem, p. 104.
12 Piaget (Jean), « Logique et connaissance scientifique », L’épistémologie, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, « Logique et connaissance scientifique », p. 6.
13 Callot (Emile), op. cit., p. 19.
14 Piaget (Jean), « Les méthodes de l’épistémologie », in Logique et connaissance scientifique, op. cit., p. 62.
15 Epistémologie des sciences humaines, op. cit., p. 137.
16 C’est sans doute ce qu’on peut reprocher au rationalisme, ce refus des aspects vitaux de certains objets de la
philosophie.