MOUAMMAR KADHAFI ET LA RÉALISATION DE L’UNION AFRICAINE Études Africaines Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa Dernières parutions Jean-Pierre Lehmann, Prophètes-guérisseurs dans le sud de la Côte d’Ivoire, 2012. Melchior MBONIMPA, Guérison et religion en Afrique comme ailleurs, 2012. Jean-Alexis MFOUTOU, La Langue de la politique au CongoBrazzaville, 2012. Alhassane CHERIF, Le sens de la maladie en Afrique et dans la migration. Diagnostic, pronostic, prise en charge, 2012. Mahamadou MAÏGA, Les peuples malien et africains : 50 ans d’indépendance ou de dépendance ?, 2012. Sylvain Tshikoji MBUMBA, Le pouvoir de la paix en Afrique en quête du développement, 2012. Hygin Didace AMBOULOU, Traité congolais de procédure civile, commerciale, administrative, financière et des voies d’exécution, 2012. Jean-Nazaire TAMA, Droit international et africain des droits de l’homme, 2012. Khalifa Ababacar KANE, Droit portuaire en Afrique. Aspects juridiques de la gestion et de l’exploitation portuaires au Sénégal, 2012. Ibrahim GUEYE, Les normes de bioéthique et l’Afrique, 2012. Jean-Bruno MUKANYA KANINDA-MUANA, Les relations entre le Canada, le Québec et l’Afrique depuis 1960, 2012. Célestin NKOU NKOU, Manuel de gestion simplifiée, 2012. Jean-Pierre MISSIE, Histoire et sociologie de la pauvreté en Afrique, Regards croisés sur un phénomène durable, 2012. André MBATA MANGU, Barack Obama et les défis du changement global. Leçons pour le monde, l’Afrique et la politique étrangère américaine, 2012. Clotaire SAULET SURUNGBA, Centrafrique 1993-2003. La politique du Changement d’Ange Félix Patassé, 2012. Elliott Anani SITTI, Investir en Afrique pour gagner, 2012. Edgard GNANSOUNOU, En finir avec le franc des économies françaises d’Afrique, 2012. Philippe NKEN NDJENG, L’idée nationale dans le Cameroun francophone, 1920-1960, 2012. ESSE AMOUZOU MOUAMMAR KADHAFI ET LA RÉALISATION DE L’UNION AFRICAINE L’Harmattan Du même auteur à L’Harmattan L’Afrique 50 ans après les indépendances, 2009 Aide et dépendance de l'Afrique noire, 2011 Le développement de l'Afrique à l'épreuve des réalités mystiques et de la sorcellerie, 2010 Gilchrist Olympio et la lutte pour la libération du Togo, 2010 Les handicaps à la scolarisation de la jeune fille en Afrique noire, 2008 Histoire critique de la sociologie, 2011 L’impact de la culture occidentale sur les cultures africaines, 2009 L’influence de la culture sur le développement en Afrique noire, 2009 Le mythe du développement durable en Afrique noire, 2010 Pauvreté, chômage et émigration des jeunes Africains quelles alternatives ?, octobre 2009 Pourquoi la pauvreté s'aggrave-t-elle en Afrique noire ?, 2009 Pouvoir et société : les masses populaires et leurs aspirations politiques pour le développement en Afrique noire, 2009 La sociologie de ses origines à nos jours, 2008 Sous le poids de la corruption - état de la situation au Togo, 2005 © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96618-5 EAN : 9782296966185 Avant-propos Dans l’histoire des peuples, la Méditerranée a toujours joué un rôle central dans la constitution des vastes ensembles territoriaux. Aujourd’hui, c’est encore sur les bords de cette vaste étendue marine qui a vu sombrer le destin de millions de jeunes Africains que semble surgir une nouvelle synergie pour l’édification d’une Afrique nouvelle et glorieuse. Qui aurait cru que des dunes peu hospitalières du Sahara, pourrait surgir un rayon de soleil pour éclairer le destin des peuples noirs ? Qui aurait cru qu’une révolution innocente initiée par un jeune officier de l’armée libyenne vers la fin des années 60 pourrait conserver sa flamme pour éclairer la nuit d’un continent souffleté, déchiré par les prédateurs de tout genre ? Et pourtant, la révolution libyenne est en passe d’inonder le continent noir pour répandre partout les prouesses dont le modèle libyen semble être la miniature. Pour comprendre la dynamique qui mobilise actuellement des millions de personnes autour d’une cause commune, il convient d’aller au foyer de cette évolution. Ce foyer se trouve quelque part au cœur du Sahara, entre les dunes sablonneuses entrecoupées d’oasis. Comme si après leur longue nuit d’errance, les populations d’Afrique découvraient enfin une source à laquelle elles pourraient s’abreuver et puiser des forces nouvelles. Et c’est du désert de Syrte, de la stature du Guide libyen que jaillit cette source intarissable pour entretenir la flamme allumée des décennies plus tôt, mais occultée par les vices de l’histoire. La réalisation de l’Union africaine vient donc en temps opportun pour faire redémarrer tout le continent sur de nouvelles bases de développement. Même si au début, ce projet noble avait suscité des critiques subjectives susceptibles de ralentir cet élan de redécollage des pays africains, il n’en demeure pas moins vrai qu’il constituera, à coup sûr, la base fondamentale sur laquelle va s’élever cette partie du globe. L’auteur 5 Introduction La mémoire des peuples est construite autour d’hommes qui ont forcé le cours de l’histoire. Celle du continent africain demeure éparse, dominée par des personnalités éparpillées ici et là sans consistance véritable. En dehors des héros de la lutte pour les indépendances rapidement submergées par des régimes autocratiques, il manque au continent une stature humaine autour de laquelle pourra se cristalliser une aspiration commune. Aujourd’hui encore, l’histoire de l’Afrique semble inachevée. Il reste une personnalité pour rehausser l’image de l’Afrique, pour faire surgir du bloc chaotique un ensemble territorial soudé et digne de respect. Depuis des siècles, le continent africain est à la recherche d’hommes pragmatiques capables de faire renaître son rayonnement historique connu à travers les empires et les royaumes. Toutefois, cette aspiration ne saura se détacher de la constitution d’une conscience nationale africaine dont le dessein serait de mobiliser les aspirations des différents peuples du continent vers la réalisation d’idéaux communs. En cette époque de globalisation où l’échiquier politique mondial marginalise les nations minuscules et renforce l’emprise des grands ensembles politiques dans les décisions internationales, la réalisation d’une Union politique et économique s’avère une question de survie pour le continent. Cette question qui, au fil de l’histoire, a constitué le cœur du débat sur la renaissance africaine achoppe toujours sur l’existence de ressources humaines valables capables de piloter cette entreprise grandiose et noble. Au vu des expériences antérieures et des désillusions de tout genre, les populations africaines ont toujours manifesté une certaine méfiance à l’égard des élites engagées pour cet idéal. Cependant, depuis quelques décennies, a émergé parmi les dirigeants politiques du continent une personnalité douée de talents révolutionnaires dont la dextérité politique fait renaître l’espoir des peuples africains pour une union durable : le Guide de la Jamahiriya libyenne. Après avoir réussi à soustraire son pays des griffes des puissances occidentales avides de brader les ressources africaines, le Colonel Mouammar Kadhafi a pu installer la Libye parmi les nations disposant d’un cadre social propice aux citoyens. C’est dans le prolongement d’un tel succès que résident les enjeux de l’engagement du président Kadhafi pour la réalisation d’une Union africaine. Comme toujours, les intentions, si bénéfiques soient-elles, sont confrontées à des manœuvres néocolonialistes 7 dont les objectifs visent à maintenir continuellement les pays africains dans le système de dépendance. Mais, le courage et la détermination des dirigeants africains ne laisseront pas le terrain au capital mondial qui cherche à pérenniser par tous les moyens la domination du nord sur le Sud. Aussi, le présent ouvrage s’attèle-t-il à mettre en évidence, au-delà du filtre partisan des médias occidentaux ou occidentalisés, la stature véritable d’un fils du continent qui s’emploie de toutes ses forces à l’unification du continent africain. 8 Première partie Kadhafi, l’incontestable guide de l’Unité africaine Chapitre 1 L’avènement au pouvoir du guide de la Jamayria arabe lybienne : bref aperçu historique du coup d’État Comme le faisait remarquer Moncef DJAZIRI dans son ouvrage « État et Société en Libye » publié aux éditions Harmattan en 1996, pour comprendre le fonctionnement du pouvoir en Libye, il faut recourir à l’historique du renversement du pouvoir dans lequel Kadhafi a joué un rôle déterminant. Rares sont les ouvrages consacrés à cet événement qui constitue un tournant dans la vie politique de la Libye. Les écrits disponibles à ce sujet, hormis un petit nombre, ne font pas une analyse approfondie à cause de l’inexistence des sources écrites, lesquelles pouvaient être dangereuses à l’époque. Pour mieux analyser cette période, il faut se référer au livre de M. Bianco suffisamment riche en informations et aux témoignages des anciens protagonistes. Nous pouvons trouver à cet effet des informations relatives aux différentes organisations des officiers unionistes libres dont les recoupements permettent de reconstituer les principales phases qui ont abouti au coup d’État du 1er septembre 1963. 1. Qui est Mouammar Kadhafi ? Kadhafi est né en juin 1942 dans une famille de quatre enfants (dont il est le seul garçon) dans le désert de syrte à la frontière de la Tripolitaine, de Benghazi et des Oasis du sud. Étant le seul fils, son père le nomme « Sidi Mouammar », le nom d’un Saint. Comme tous les enfants de son âge à cette époque, Kadhafi travaille la terre et garde les chameaux. Son comportement sera modelé par les conditions de vie difficiles dans le désert d’où son caractère silencieux. Depuis sa tendre jeunesse, Kadhafi a cherché à comprendre l’histoire de son pays notamment la résistance au colonialisme. D’après Moncef DJAZIRI, son père raconte qu’à l’âge de 7-8 ans, Kadhafi fait preuve d’une grande soif de connaissance des événements politiques de son pays en l’occurrence les conditions d’occupation italienne de la Libye. Kadhafi a reçu un enseignement coranique qui a développé en lui l’amour pour l’Islam. Il commence l’enseignement moderne à 10 ans à Syrte. Mais faute de moyens il n’a pas pu 11 faire l’internat. Il sera obligé de dormir dans les mosquées les soirs. C’est cette situation qui a développé son attachement à l’Islam qui est pour lui une source de socialisation. Les conditions de vie et d’études difficiles vont susciter en lui la volonté de se construire un avenir radieux. Il manifeste de la solidarité dans son entourage et avec les enfants de sa catégorie sociale. M. Bianco rapporte le témoignage de Moufta Ali, un de ses camarades : « J’ai connu Kadhafi en 1955, lorsque nous fréquentions l’école de Syrte. Il était en cinquième année et moi en deuxième. Nous étions si pauvres que souvent nous n’avions même pas de quoi nous payer un goûter. Nous nous sentions « autres » et sans Kadhafi, nous aurions eu honte de notre condition. Lui, au contraire, se faisait une fierté d’être pauvre. Il nous disait que nous avions les mêmes capacités que les autres enfants, même si nous n’avions pas les mêmes origines sociales. C’est de cette époque que date le sentiment révolutionnaire de Kadhafi, qui est d’abord enraciné dans son expérience sociale ». À cause de sa charité et de sa solidarité, Kadhafi devient le leader de ses camarades. Il se mettait en quatre pour aider ses camarades en leur apportant ses services. Soucieux de ses conditions modestes, il se bât pour émerger. En 1956, alors qu’il avait 14 ans, Kadhafi et sa famille quittent Syrte pour Sebha au Fezzan où il poursuit les cours préparatoires du cycle secondaire. Dès lors, il commence sa carrière politique et sera encouragé par certains événements qui vont sceller sa détermination politique. C’est ainsi que l’année 1956 constitue le point de départ de la conscience nationaliste arabe du jeune leader. Kadhafi même affirme que son éveil politique est né après la crise de Suez : « Il est possible que l’événement de 1956 ait contribué à l’ouverture de mon esprit. Il est possible aussi que l’agression des grandes puissances contre l’Égypte ait été le premier événement politique qui nous a permis de connaître la carte géographique de la partie arabe, le colonialisme, l’agression occidentale et la personnalité de Nasser ». En 1956, Kadhafi prend activement part à des mouvements de soutien à l’Égypte de Nasser. Bien qu’il se soit enregistré comme volontaire pour combattre aux côtés de l’Égypte dans le conflit contre Israël et ses alliés, Kadhafi ne pourra pas quitter son pays. Le 3 mars 1977 à la commémoration avec d’autres officiers, Kadhafi stipule que le nationalisme arabe est la source de son éveil politique : « Sans aucun doute, le sentiment de l’unité et de la nation arabe a constitué l’élément important dans le développement de notre conscience politique, à une époque où la nation arabe était le lieu de multiples conflits: d’un côté il y avait l’Algérie qui luttait contre la France, de l’autre côté, l’Égypte qui était aux prises avec une agression tripartite des occidentaux. Il y avait aussi la bataille du Liban de 1958, l’unité entre l’Égypte et la Syrie, la question palestinienne ainsi que la révolution au Yémen. C’est dans cet environnement que s’est développée notre conscience politique, et ce sont les données idéologiques de 12 l’époque qui ont déterminé notre sentiment nationaliste arabe. Dès cette époque, nous pensions à une révolution arabe ». 2. Kadhafi, Homme politique Le premier mouvement politique de Kadhafi est créé lorsqu’il avait 17 ans, avec ses promotionnaires de l’école primaire. À cette époque, il régnait une atmosphère d’oppression et d’intimidation dans le pays. La stratégie de ce mouvement, pour éviter toute suspicion, consistait à faire abstraction de tout support écrit en privilégiant les communications orales. Il paraît que Kadhafi avait même pris des dispositions pour parer toute infiltration visant à les déstabiliser : « Nous devions constituer le premier mouvement politique strictement libyen, sans aucun contact ni avec des formations, ni avec les gouvernements étrangers, arabes ou autres ». Kadhafi se charge de la formation des premiers membres du mouvement qui devaient être des pionniers de tous ceux qui aspirent à la libération. De même, Kadhafi se formait sur les méthodes révolutionnaires de Nasser de juillet 1952 à travers des ouvrages et des publications venues d’Égypte. Entre 1957-1959, Kadhafi organise des mouvements de contestation pour dénoncer les abus des colons notamment l’assassinat de Patrice Lumumba et supporter l’Algérie dans sa lutte pour l’indépendance. C’est dans ce contexte que le jeune leader profite pour diffuser son idéologie du nationalisme arabe et gagner d’autres membres. Pour enrôler les membres de son mouvement, Kadhafi organise des manifestations et avait des critères de sélection qui lui étaient propres. À cet effet, Mohamed al-Kawi témoigne : « Kadhafi observait attentivement chaque collégien dans les différentes classes, s’intéressant exclusivement à ceux qui étaient brillants et courageux. Il lui fallait des « gens de tête » et audacieux pour concevoir une révolution. Il s’intéressait également à tous ceux qui croyaient en l’unité arabe et en la nécessité d’un changement radical à l’intérieur du pays. Il n’y avait aucune exclusive par rapport aux origines sociales ». Les nouvelles recrues étaient détectées lors des manifestations et faisaient l’objet d’une enquête minutieuse menée par Kadhafi lui-même. Des périodes d’agitation constituaient des occasions de mobilisation des jeunes. Kadhafi va chercher à changer la situation socio politique de son pays dans les années 1956-1958. Pour ce faire, il s’inspire des grands révolutionnaires nationalistes tels que Nasser de l’Égypte, Fidel Castro du Cuba, Sun Yat Sen de la Chine, ainsi que de la Révolution française afin d’engager sa lutte pour le renversement du pouvoir. C’est en 1962 que Kadhafi va propager son idéologie à la suite de l’assassinat de Lumumba en incitant les jeunes à lutter contre le colonialisme. 13 Déçus pour la non réalisation de l’union entre l’Égypte et la Syrie, les jeunes vont s’engager ardemment dans la réalisation d’une unité arabe. C’est ainsi que Kadhafi organise le 5 octobre 1961 un mouvement de grande envergure qui lui coûtera l’exclusion de tous les établissements scolaires de Fezzan. Cette exclusion va endurcir les ambitions politiques de Kadhafi et l’amener à recourir à de grands moyens. Déterminé à aller au bout, Kadhafi va poursuivre ses activités politiques à Mistrata où il s’inscrit dans un collège. Il tentera de fonder dans les collèges des « cellules politiques » discrètes typiquement à l’image de celles de Fezzan. Mais l’engouement à Mistrata n’y était pas. En 1963, la décision de renverser le pouvoir fut prise. Kadhafi, Jalloud, Meheichi et Houni lors d’une réunion décident de se faire enrôler dans l’armée afin de rallier certains officiers supérieurs à leur mouvement. Ce processus devait aboutir plus tard au coup d’État comme l’explique Kadhafi : « L’idée de la prise du pouvoir a pris corps de façon sérieuse dans les années 1959-1960, lorsque nous fréquentions l’école. Une fois les études terminées, nous avons décidé de nous inscrire à l’Académie militaire ». Jugée moins efficace, la tactique de l’insurrection populaire prévue sera laissée au profit de l’option militaire. Omar al-Meheichi a lors d’une discussion télévisée le 1er septembre 1970 dit que l’intention au début du mouvement était de prendre le pouvoir au moyen d’une organisation civile, et que c’est après leur inscription à l’Académie militaire que les jeunes ont compris qu’il fallait recourir aux moyens militaires pour prendre le pouvoir. La stratégie de Kadhafi et ses compagnons de se faire recruter dans l’armée est le seul moyen pouvant leur permettre de prendre le pouvoir. L’insurrection populaire s’étant avérée inefficace pour prendre le pouvoir, Kadhafi et ses amis vont recourir à l’option militaire jugée plus efficace. La réalisation de ce projet va profiter des faiblesses d’une armée jeune et inexpérimentée entre 1963 et 1964. L’organisation du mouvement va connaître une orientation pour répondre à la nouvelle donne. En effet, Kadhafi divise le mouvement en deux. Une partie militaire et l’autre civile. Il se crée alors un « comité central » composé de Kadhafi, Jalloud, Meheichi, al-Houni et d’autres. Le « comité populaire » lui est constitué par les autres membres qui ne sont pas dans l’armée. Pour des raisons de sécurité, les deux groupes n’avaient aucun contact entre eux. Seul Kadhafi faisait le pont entre les deux parties. Le rôle du comité central est d’infiltrer l’armée alors que l’autre avait pour tâche de travailler les corporations civiles en vue de faciliter le renversement. Mais celui-ci ne connaîtra pas de succès. Cette branche ne parvient pas à rallier les gens au projet qui lui est assigné. Dans l’impossibilité de recruter les universitaires, Kadhafi va se tourner vers les collégiens beaucoup plus accessibles. 14 3. Mode de recrutement des officiers et préparatifs du coup d’État En 1964, les officiers de la branche militaire ont été soumis à un train de vie très réglementé. Ils doivent éviter tous les lieux de loisir, pratiquer l’Islam avec ferveur et surtout s’approprier l’idéologie de Nasser afin d’imposer le nationalisme libyen. Les jeunes officiers devaient enrôler de nouveaux militants à chaque promotion. Kadhafi qui a joué un rôle un peu plus déterminant dans le recrutement des officiers, reste fidèle à ses critères : détection des éléments, renseignements approfondis sur eux, condition de vie sociale et le courage. Pour convaincre les officiers supérieurs, Kadhafi insistait sur le patriotisme, le nationalisme et la valeur de l’Islam dans la lutte contre la domination occidentale. La prise du pouvoir a été soigneusement préparée. En effet, les jeunes officiers unionistes devaient rassembler les informations sur les officiers supérieurs et respecter les décisions de Kadhafi qui faisait des efforts pour le ralliement de toute l’armée. Aussi, Kadhafi réussit-il à s’approcher du Colonel Ahmed al-Hawaz et le Lieutenant-colonel Musâ. L’armée est alors acquise à sa cause. Concernant le processus du renversement du pouvoir, nous n’avons pas assez de détails. Nous pouvons néanmoins évoquer l’avortement de la tentative du 12 mars dû au concert de l’artiste égyptienne Oum Kalthoum en Libye pour soutenir les Palestiniens et qui avait mobilisé plusieurs officiers rendant leur arrestation difficile ce jour-là. Une seconde tentative prévue pour le 24 mars 1969 échoue, car la mèche a été vendue au Colonel Sheli commandant de l’armée qui prend les dispositions adéquates. Aussi, le roi effectue-t-il un voyage sur Tabrouk échappant à son arrestation. La troisième date est le 18 août 1969 où Kadhafi planifie l’arrestation des officiers lors d’une réunion d’information organisée par Sheli. Mais cette fois encore le projet ne réussit pas. La date définitive du coup d’État sera fixée au 1er septembre 1969, date qui précède le départ des jeunes officiers en Grande-Bretagne pour une formation. Les dispositions stratégiques ont été mises en place et chacun des officiers unionistes avait reçu une tâche précise. La prise de la station radio à Tripoli était dévolue à Abou Bakar Younès, Omar al-Meichi, Abdel-Moneim alHouni et Khouildi al-Hamidi. Ils devaient également investir les points stratégiques de la ville. La ville de Benghazi quant à elle devait être mise sous contrôle de Kadhafi, Younès, Jabr, Abdesselam Jalloud, Mohammed alMoqrîf et Mohammed al-Karroubi. Des mesures étaient prises pour anéantir des forces militaires occidentales dans le pays et celles qui soutenaient le monarque afin d’éviter toute résistance armée. Pour ce faire, les forces militaires en cyrénaïque devaient être balayées 15 par le Lieutenant-colonel Amed Musâ qui attaque avec un groupe de militaires le camp de Gardana et de Behida dans la nuit du 31 août 1969, prend possession des munitions qui y étaient déposées avant de mettre le cap sur Behida. Pendant que Khouildi al-Hamidi, Younès jabr et Abdesselam Jalloud arrêtent les officiers et s’emparent de la radio à Tripoli, Kadhafi annonce la prise du pouvoir le 1er septembre à 6H30. La gestion du pouvoir de Kadhafi est inspirée des circonstances de son accession au pouvoir. Issu d’une famille modeste, Kadhafi va vite s’illustrer dans la politique pour atteindre ses ambitions. Il devient l’éclaireur qui se bat pour sa cause et celle des gens de sa couche sociale. Il faut noter aussi sa culture islamique qui a développé en lui l’amour pour les autres et surtout la solidarité islamique qui a motivé sa détermination de construire un État araboislamique en combattant l’influence occidentale qui a détérioré la société libyenne. C’est en 1956 à la suite de la crise de Suez que va se développer chez Kadhafi le nationalisme arabe qui va constituer le cheval de bataille de sa politique à la conquête du pouvoir et à l’instauration d’un État authentique. La double personnalité de Kadhafi a joué un rôle important dans l’atteinte de ses ambitions. Ainsi, perçu comme timide et introverti, aux yeux de la plupart des gens, Kadhafi était l’instigateur secret des agitations politiques et le meneur de la conspiration qui a abouti au renversement du pouvoir. Cette duplicité de Kadhafi explique son comportement de chef d’État sournois dans la scène politique mondiale. L’accroissement des militants était motivé par la nouvelle vision politique. L’insurrection populaire fait place au nationalisme libyen qui obtient l’adhésion des officiers supérieurs qui devenaient favorables à Kadhafi qui a d’ailleurs semblé répondre à leur attente au lendemain de la prise du pouvoir. L’avènement de Kadhafi au pouvoir a été favorisé par un contexte politique international. Bien qu’ayant eu l’adhésion des officiers supérieurs, associée à ses moyens, Kadhafi devait compter sur des mouvements révolutionnaires qui se sont opérés à l’époque un peu partout. 16 Chapitre 2 Le Projet politique Kadhafien et ses enjeux 1. Le prophétisme idéologique de Kadhafi : l’Islam comme code culturel Rappelons que Kadhafi a eu très tôt une formation coranique qui a développé en lui une culture islamique. Il va créer une idéologie pour innover la société libyenne. Il s’agit de reconsidérer les préceptes coraniques originaux en battant en brèche les modifications apportées par les théologiens. Elles visent la restauration des pratiques coraniques et leur valorisation comme le soubassement de la société, et leur adaptation aux mutations socioculturelles. C’est dans cette perspective que Kadhafi tente de définir un islam beaucoup plus extraverti. L’interprétation du Coran, qui était l’apanage des ulémas qui sont les seuls détenteurs des codes du Coran, sera remise en cause. C’est cela que souligne M. DJAZIRI : « le concept de code présuppose un système de décodage et des acteurs habilités à interpréter ce code. Dans la doctrine islamique, ce sont des Ulamâs qui sont, en tant que gardiens de la doctrine, détenteurs du pouvoir légitime de décodage. Le code arabo-islamique peut être le lieu d’articulation des clivages politiques entre les « gardiens de la Foi et de la Doctrine », et ceux qui leur contestent ce pouvoir au nom d’un principe démocratique, dérivé du concept de l’ « Ijtihâd », selon lequel nul ne détient le monopole de l’interprétation du texte sacré et que chaque musulman est en droit d’en rechercher de nouvelles interprétations ». La lutte pour la libéralisation de l’interprétation des textes coraniques a pour fondement l’idéologie de Kadhafi à redéfinir l’islam qui sera plus adapté aux conditions sociopolitiques. En effet, Kadhafi cherche à imposer un islam beaucoup plus flexible et compatible aux changements sociopolitiques. Cette nouvelle vision est l’islam « authentique ». 2. Une « relecture » kadhafienne du Coran L’opposition entre Kadhafi et les garants de la foi devient manifeste. Le projet de Kadhafi est de réinterpréter l’Islam de manière à l’adapter à sa politique, laquelle est favorable à la société libyenne. La politisation de 17 l’Islam par Kadhafi va susciter la riposte des théologiens qui vont s’opposer à ce projet. Il se crée un antagonisme entre Kadhafi et les gardiens des textes sacrés qui refusent la dépréciation de l’Islam. La résistance des Ulamâs n’a pas dissuadé Kadhafi qui les désavoue. Il prétend que la nouvelle interprétation du Coran permet de construire une société qui sera conforme aux valeurs de l’Islam. Sa conception de l’Islam prend en compte les autres religions monothéistes parce qu’elles croient en un seul Dieu. C’est ainsi qu’il dira aux intellectuels égyptiens lors d’un colloque le 30 juin 1973 : « Vous croyez que les musulmans sont ceux qui ont suivi le prophète Mohammad et que les autres ne le sont pas. Toute personne qui croit en Dieu tout puissant est un musulman, toute personne qui s’abandonne à Dieu est un musulman ». Kadhafi se fonde sur une analyse qui distingue des pratiques culturelles qui ont cours dans l’Islam et les dogmes coraniques. Pour lui, la charia et le Hadîth ne sont pas des préceptes foncièrement coraniques, mais une œuvre humaine. Il va le souligner aux Ulamâs lors d’une rencontre le 3 juillet 1978 : « Je considère que la Charia est l’œuvre des Ulamâs, œuvre humaine et juridique au même titre que le code juridique romain, napoléonien, les lois françaises, anglaises ou italiennes. Je considère que les Ulamâs ont élaboré des lois positives qui ne constituent pas une religion. D’ailleurs, comment peut-on prétendre juger des crimes en se fondant sur la charia, qui trouve elle-même sa source dans les Hadîths et en sachant qu’on peut y trouver certains passages qui contredisent ce jugement. On ne peut donc juger en fonction des Hadîths attribués au Prophète des siècles auparavant ». La charia et le Hadîth n’étant pas des pratiques coraniques, il est envisageable de ne pas les imposer aux musulmans. Kadhafi considère qu’ils peuvent être appliqués de façon facultative et non coercitive : « Les Hadîths existent et constituent la Tradition islamique. Chacun de nous est libre de les appliquer ou d’en choisir ceux qui lui conviennent. Nous sommes des musulmans libres. Je ne peux prétendre ni garantir que tel ou tel Hadîth ait été prononcé par le Prophète, ni convaincre les musulmans que cela est vrai, car je ne suis pas certain et je n’ai aucune preuve qu’il en est la source. Je peux me guider dans ma vie privée par des Hadîths auxquels je crois, mais je n’ai pas le droit de les imposer à quiconque ni convaincre de leur véracité. Il y a donc une différence entre les Hadîths et la Sunna qui renvoie à des préceptes et à des obligations sociales tirés de la conduite de vie du Prophète Muhammad ». Prier cinq fois par jour, observer le jeûne du ramadan sont des recommandations coraniques, la Sunna. Seule la Sunna qui est l’ensemble des pratiques coraniques doit être enseignée aux musulmans. Quant aux Hadîth, leur enseignement conduira à la confusion et au doute chez le musulman. 18 3. Morale coranique et dynamique séculariste Kadhafi s’évertue à distinguer l’Islam comme mode de vie susceptible de varier avec le temps et selon les circonstances et le Coran qui émane d’une révélation divine. Ainsi va-t-il s’acharner à vaincre les détenteurs du monopole de l’interprétation du Coran qui font obstacle à son projet. Ce faisant, il va parvenir à imposer sa conception de l’Islam par le rejet des Hadîth auxquels sont attachés les gardiens de la Foi, et valoriser le Coran à travers l’ « Ijtihâd ». La nouvelle interprétation du Coran permet de créer des valeurs morales inspirées du Coran et adaptées au monde arabo-islamique susceptible de transcender la civilisation occidentale. En effet, la civilisation arabomusulmane comporte des valeurs morales tirées du Coran qui assurent une société éthique. Cependant, Kadhafi pense qu’il faut faire abstraction de l’enseignement des Ulamâs : « Autant l’Islam des Ulamâs ne peut permettre d’atteindre cet objectif en raison de la multitude des écoles et de la pluralité des interprétations, autant certains aspects du Coran peuvent constituer un ensemble de normes pour la société ; le reste du message coranique concerne le jugement dernier, la croyance dans l’unicité de Dieu (ou la doctrine du « tawhîd ») et la défense de la justice. Pour l’essentiel, le Coran évoque des choses essentiellement religieuses qui concernent la croyance en Dieu et dans l’au-delà ». La scission de l’Islam tel qu’il est enseigné par les Ulamâs et la morale coranique permet à Kadhafi d’opérer des changements sociaux qui s’inscrivent dans la civilisation arabo-islamique. C’est cela que fait remarquer M. Jaziri : « En dissociant l’Islam des Ulamâs et la morale coranique, celle que tout musulman peut trouver par lui-même dans le Coran, Kadhafi adopte une position qui tend vers une « sécularisation », non pas dans le sens d’une séparation complète entre Islam et État, inconcevable dans une société musulmane, mais une séparation entre doctrine islamique et Coran, socle de la foi et dont certains aspects permettent au leader libyen de légitimer les changements sociaux en montrant leur continuité avec la culture arabo-islamique ». L’interprétation individuelle du Coran conduit à la vulgarisation de l’Islam comme un code moral et social. 4. L’utopie unioniste La stratégie politique de Kadhafi tire ses sources de l’utopie unioniste qui a constitué le fil conducteur des étapes du coup d’État du 1er septembre 1969 : « Nous sommes des unionistes depuis 1959, date de la constitution du mouvement des officiers unionistes libres. L'unité arabe est un destin, un objectif et en même temps une nécessité impérieuse. Nous avons peiné pour 19 l’unité arabe et nous en avons payé le prix depuis que nous étions étudiants en 1961, lorsque nous vivions sous les menaces de la persécution. L’unité est notre manière d’entrer en politique et elle en est la justification ». L’utopie unioniste de Kadhafi remet en cause les formes de domination occidentale imposées au monde arabe à travers leur système sociopolitique et économique. L’utopie unioniste est un système de combat qui n’associe pas les principes islamiques. Mais l’unité du monde islamique passe par l’unité arabe qui est le fondement de l’engagement politique de Kadhafi qui dans cette perspective emboite le pas à Nasser beaucoup plus optimiste à la réalisation de ce projet. La croyance de Kadhafi en l’unité arabe sous-tend son acharnement à persuader les États arabes à son adhésion. 5. Une vision communautariste de la liberté La notion de liberté n’a jamais manqué dans les propos de Kadhafi. Cependant, le terme liberté prend des significations diverses en fonction des circonstances. Ainsi en septembre 1969, le vocable liberté signifiait l’indépendance vis-à-vis de la domination occidentale à l’instar de la conception salâfyîste qui définit la liberté comme la possibilité de renoncer à la civilisation occidentale au profit des valeurs authentiques. Kadhafi ne conçoit pas la liberté en tant que libéralisme politique, mais une lutte pour l’unité arabe et celle du peuple libyen. La liberté individuelle est combattue au profit d’une vision communautaire et la défense des valeurs telles que la fierté d’appartenir à une famille, un clan et une tribu. Car selon Kadhafi, l’individu est un être social qui a besoin des autres pour s’épanouir et doit être au service de ceux qui peuvent bénéficier de lui. L’autonomie individuelle conduit à l’individualisme qui met en mal la solidarité dont Kadhafi a joui dans son enfance. Il préconise la notion de collectivité et de solidarité dans cette société où tout le monde partage le sentiment d’appartenir à une même communauté dans laquelle tous les individus ont le même intérêt. Néanmoins, Kadhafi admet la liberté individuelle sur le plan privé qui participe à l’émancipation de l’individu et qui ne fait pas entorse à la vision communautariste de la liberté. Elle valorise la personnalité de l’individu dans la société et consolide l’évolution vers la reconnaissance des droits individuels. 6. Kadhafi et l’émancipation des femmes Longtemps bafoués, les droits de la femme vont être réhabilités par Kadhafi. C’est ainsi qu’il s’engage à combattre la discrimination faite à la femme et lui redonner la place qui est la sienne dans la société. Selon lui, la 20