José Martín Recuerda aux prises avec l`Histoire Dramaturgie et mise

publicité
José Martín Recuerda
aux prises avec l’Histoire
Dramaturgie et mise en scène
Recherches et Documents – Espagne
Collection dirigée par D. Rolland et J. Chassin
La collection Recherches et Documents–Espagne publie des travaux
de recherche de toutes disciplines scientifiques, des documents et des
recueils de documents.
Dernières parutions
DELAUNAY Jean-Marc, Méfiance cordiale, Les relations
économiques franco-espagnoles de la fin du XIXe siècle à la
Première Guerre mondiale, 2010.
DELAUNAY Jean-Marc, Méfiance cordiale, Les relations
coloniales franco-espagnoles de la fin du XIXe siècle à la
Première Guerre mondiale, 2010.
DELAUNAY Jean-Marc, Méfiance cordiale, Les relations
métropolitaines franco-espagnoles de la fin du XIXe siècle à la
Première Guerre mondiale, 2010.
ANTÓN Carmen, Chemin faisant. Espagne, guerre civile et
guerre, 2009.
MÉKOUAR-HERTZBERG Nadia (sous la dir.), Nouvelles
figures
maternelles
dans
la
littérature
espagnole
contemporaine. Les « mères empêchées », 2009.
MARQUÉS POSTY Pierre, Espagne 1936. Correspondants de
guerre, 2008.
PEYRAGA Pascale (textes réunis et présentés par), Le caprice
et l’Espagne, 2007.
ALVAREZ Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et
clichés. Espagne XIXe – XXe, 2007.
MONER M. et PÉRÈS C. (textes réunis et présentés par),
Savoirs, pouvoirs et apprentissages dans la littérature de
jeunesse en langue espagnol. Infantina, 2007.
COSTA PASCAL Anne-Gaëlle, María de Zayas, une écriture
féminine dans l’Espagne du Siècle d’Or, 2007.
GALÁN Ilia, Naissance de la philosophie espagnole. Sem Tob
et la philosophie hispano-hébraïque du XIVe siècle, 2007.
MARIN Manuel, Clientélisme et domination politique en
Espagne. Catalogne, fin du XIXe siècle, 2006.
SOMMIER Béatrice, Aimer en Andalousie du franquisme à nos
jours. Une ethnologie des relations hommes/femmes, 2006.
Béatrice Bottin
José Martín Recuerda
aux prises avec l’Histoire
Dramaturgie et mise en scène
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54753-7
EAN : 9782296547537
SOMMAIRE
JOSÉ MARTÍN RECUERDA : METTEUR EN SCÈNE ET
DRAMATURGE.
I Portrait d'un homme de Théâtre.
DU TEATRO FIESTA AU THÉÂTRE TOTAL : UNE
DRAMATURGIE
ET
UNE
SCÉNOGRAPHIE
EN
ÉVOLUTION.
II Las salvajes en Puente San Gil, 1961.
III Les mises en scène de Las salvajes en Puente San Gil.
IV Las arrecogías del Beaterio de Santa María Egipcíaca, 1970.
V Les mises en scène de Las arrecogías del Beaterio de Santa María
Egipcíaca.
DU THÉÂTRE DOCUMENTAIRE À LA TRAGÉDIE
GROTESQUE : UNE IMPOSSIBLE RÉBELLION.
VI La Trotski (Tragicomedia en dos partes), 1984.
VII La Trotsky, mise en scène de César Oliva, 1992.
PRÉFACE
José Martín Recuerda aurait, sans nul doute, lu ce beau travail
sur son œuvre avec tendresse et satisfaction ! Pour lui, il aurait
constitué la confirmation définitive du talent, de la passion et de la
constance de Béatrice Bottin ; des qualités qu’il a depuis toujours
appréciées, tout comme son enthousiasme et de son affection, et
ce depuis 1997, date à laquelle Béatrice entreprit ses premières
recherches sur l’auteur. Dès lors et jusqu’à ce jour, –où nous
tenons entre nos mains, ce magnifique ouvrage, dont l’origine n’est
autre qu’une brillante Thèse de Doctorat– Béatrice n’a cessé de
nous montrer dans ses recherches « la vérité dramatique » de
l’auteur, avec toujours plus d’intensité et d’exhaustivité. C’est ainsi
que la Fondation José Martín Recuerda –établie à Salobreña
(Grenade)– en mémoire à José Martín Recuerda et, bien entendu,
au nom du théâtre espagnol, se montre doublement
reconnaissante. Cette analyse est l’un des meilleurs travaux de
recherche réalisés sur le théâtre de José Martín Recuerda et s’avère
plus que nécessaire car elle contribue à faire connaître en France,
l’un des auteurs les plus importants du théâtre espagnol
contemporain.
José Martín Recuerda est né dramaturge. La seule réalité
absolue de sa vie a été le théâtre. C’est pour cette raison que nous
pourrions le considérer comme l’archétype de cette nécessité
qu’est le théâtre, inhérente à l’homme. Aussi bien dans sa genèse
que dans son évolution, l’auteur répond pleinement à ce que j’ai
appelé à maintes reprises : un écrivain de théâtre ou, plus
exactement, un dramaturge de plateau ; c’est-à-dire qu’il crée son
texte dans la perspective de sa mise en scène. On sait bien que le
théâtre n’est pas une expression poétique généralisée ou abstraite
mais plutôt une configuration poético-dramatique de caractères et
de situations concrètes, qui doivent s’exprimer depuis une tribune
ou sur une scène et être portées à la connaissance d’une collectivité
de manière vivante. Ainsi, le théâtre peut-il matérialiser et
transcender poétiquement les réalités et les rêves latents de cette
dernière. La vocation de l’auteur de théâtre (et non pas l’écrivain
devenu dramaturge du fait des circonstances) ne le poussera jamais
à faire de la littérature sa principale forme d’expression. En
revanche, sa capacité poético-dramatique ne cessera pour autant,
de transformer le quotidien en expression littéraire et la littérature
7
en réalité dramatique. La littérature et la vie se confondent à
l’occasion d’une cérémonie scénique atteignant un ordre supérieur,
que l’on pourrait appeler « vérité dramatique ». Ce sont ces
acceptions du théâtre, en tant qu’action vivante, réalité scénique,
qui nous conduisent à « la vérité dramatique ». C’est ce qui a
poussé Béatrice Bottin à parcourir le chemin qui, à travers trois
œuvres fondamentales dans la dramaturgie de l’auteur (Las salvajes
en Puente San Gil, Las arrecogías del Beaterio de Santa María Egipcíaca et
La Trotski), nous montrent l’histoire, l’essence et les principales
constantes de son théâtre.
Le théâtre est un moyen d’expression artistique –nous
pourrions également dire « une information ou une culture
sensibilisée »– qui, dans son éternelle lutte pour la liberté, cherche
la libération et la transformation de l’homme. Voici pourquoi, J.
Duvignaud, dans ses études relatives à la Sociologie du Théâtre,
parvient à la conclusion suivante : « Le théâtre est une révolution
permanente ». En outre, Antonin Artaud, auteur qui au XXe siècle,
a apporté les intuitions les plus révélatrices au sujet de l’action
théâtrale le définit en ces termes : « Pour moi le théâtre se confond
avec ses possibilités de réalisation quand on en tire les
conséquences poétiques extrêmes, et les possibilités de réalisation
du théâtre appartiennent toutes entières au domaine de la mise en
scène, considérée comme un langage dans l’espace et en
mouvement ». C’est effectivement sur de tels principes que
reposent la genèse et le développement du théâtre de Martín
Recuerda, à l’instar de l’analyse dont il fait l’objet dans cette étude.
José Martín Recuerda appartenait à cette lignée d’hommes et de
femmes courageux, à l’héroïsme aussi bien tût que risqué, lesquels,
contre vents et marées, et selon le grand poète Virgile, « battissent
leur destin en choisissant leurs dieux ». Fouiller la vie et l’œuvre
dramatique de José Martín Recuerda, n’est autre qu’éprouver la
sensation de se confronter au grand miroir de l’histoire même du
théâtre. Cela revient à nous situer dans un microcosme qui reflète
dans ses devenirs et ses avatars, l’histoire cyclique du théâtre.
Tenter de matérialiser les rêves de l’homme et de la société, à
partir de chaque réalité vitale, a été et demeure la raison d’être du
Théâtre. Diffuser dans les moindres recoins le « cri » libératoire
par le truchement de la catharsis théâtrale a été la raison d’être et
de vivre de bon nombre de gens de Théâtre aux prises avec
8
l’Histoire et, sans aucun doute, –comme nous le révèle avec force
Béatrice Bottin– cela a été aussi le cas de José Martín Recuerda.
L’oppression politico-sociale, le sentiment religieux ainsi que la
profonde répression sexuelle sont les points clés de son théâtre ;
trois points qui, dans notre société, ont donné lieu à une des
productions dramatiques des plus subversives du théâtre espagnol
actuel. A n’en pas douter, José Martín Recuerda est l’un des
dramaturges les plus importants du théâtre contemporain ; en
outre, il a créé une dramaturgie des plus singulières et personnelles
du XXe siècle espagnol. Une dramaturgie que lui-même qualifia de
« théâtre de l’ibérisme », dénomination qui, depuis lors, a été
acceptée, approfondie et nuancée par les chercheurs ayant rédigé
les principales analyses du théâtre espagnol, auxquelles vient
s’ajouter cet ouvrage. En définitive, ce n’est en aucun cas exagérer
d’affirmer que le théâtre de José Martín Recuerda, avec les hauts et
les bas propres à l’œuvre de tout auteur, apporte une valeur
thématique, une originalité structurelle et dramatique, ainsi qu’une
personnalité créative, le rendant comparable au singulier talent de
Valle-Inclán ou de García Lorca.
Pour finir, chère Béatrice, un grand merci en mémoire de
l’auteur –que nous aimions tant !– et, je le répète, au nom du
théâtre espagnol, pour ton précieux travail.
Ángel Cobo
Directeur de la Fondation José Martín Recuerda
9
INTRODUCTION
Traumatisé par la Guerre Civile espagnole, censuré sous le
régime franquiste qui le poussa à l’exil, José Martín Recuerda est
un grenadin de souche et un andalou de cœur et de chair, que sa
passion pour le théâtre a dévoré. Il n’a eu de cesse de puiser au
plus profond de sa psyché pour tenter de mettre en scène les
substrats porteurs des inquiétudes, des besoins, des désirs de tout
un peuple stigmatisé par une ravageuse circonstance. Figure de la
« génération réaliste », les critiques l’ont perçu à maintes reprises
comme un héritier de Valle-Inclán, voire un successeur de
Federico García Lorca et continuent à rendre hommage à son
travail dramaturgique. A l’instar de García Lorca, il tire
essentiellement son inspiration de son environnement immédiat,
l’Andalousie, privilégiant les personnages féminins rebelles,
paradigmes des héroïnes de la tragédie grecque. Dramaturge,
metteur en scène et professeur, il s’est révélé comme un très fin
connaisseur du théâtre en général, et du théâtre espagnol en
particulier, comme le dévoilent les nombreux articles et ouvrages
qu’il a rédigés ainsi que les mises en scène qu’il a conçues,
notamment, pour le Théâtre Espagnol Universitaire de Grenade.
Désireux de se rapprocher du peuple, d’un public populaire, pour
faire partager sa passion, il s’est mis en quête d’espaces peu
ordinaires, voire originaux à pareille époque, tels que des places
publiques, des parvis de cathédrales, des jardins, pour réaliser ses
adaptations. En revisitant les œuvres du répertoire classique
espagnol et de la tragédie grecque, il a enrichi ses propres pièces et
a mis lui-même en scène les premières d’entre elles.
Son œuvre a été abordée sous différents aspects mais rares sont
les études ayant privilégié sa facette de metteur en scène ainsi que
l’analyse des mises en scène de ses pièces. Or, le théâtre de Martín
Recuerda ne saurait être pleinement et justement appréhendé si sa
théâtralité n’était pas expressément circonstanciée. Une théâtralité
que nourrit un texte étroitement associé à divers autres langages
scéniques, tels que celui de la danse, du son, de la lumière, et qui
vise à véritablement libérer la parole du texte ainsi que celle des
propres arts plastiques pour que de cette interdépendance
synergique la scène puisse advenir comme un espace de
communication et de communion. Foncièrement ancré dans les
11
péripéties de son époque, José Martín Recuerda en devient le
témoin, le réceptacle et par là même apporte un regard prismatique
sur l’Histoire de l’Espagne contemporaine, inséparable de celui de
l’artiste qu’habite un constant engagement dans une création
théâtrale sans entrave se réclamant en tout premier lieu de la
liberté d’expression et refusant véhémentement toute atteinte à la
Mémoire. Comment, dans de telles conditions, saisir, embrasser,
toute la portée d’une pièce de théâtre du dramaturge andalou, si ce
n’est dans le spectacle qu’offre le déroulement de sa
représentation? A ce propos, Roland Barthes est d’un apport
précieux et lumineux, qui immanquablement conduira notre
réflexion :
Qu’est-ce la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est
une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à
partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception
œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances,
substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de
son langage extérieur1.
Récemment, Antonio César Morón Espinosa a proposé un
survol des mises en scène les plus importantes des pièces du
dramaturge, déplorant l’absence des œuvres des scènes actuelles2.
Miguel Ávila Cabezas, quant à lui, s’est attaché plus
particulièrement à l’étude sémiotique de La llanura, mise en scène
par Helena Pimenta, dont il loue l’adresse, et a scruté l’adaptation
de La Trotski par César Oliva, qu’il juge trop peu fidèle au texte
original3.
Auparavant, dans de nombreux articles publiés notamment
dans la revue Primer Acto, José Monleón s’est intéressé au travail de
metteur en scène de Martín Recuerda et a contribué à la
reconnaissance de sa dramaturgie. Dans Cuatro dramaturgos en la
escena de hoy: sus contradicciones estéticas et dans Disidentes de la generación
realista, César Oliva a mis en évidence les similitudes que la
Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 53.
Antonio César Morón Espinosa, José Martín Recuerda en la escena de hoy, Tesis de
Licenciatura, Granada, Facultad de Filología y Letras, Universidad de Granada,
2002.
3 Miguel Ávila Cabezas, La dramaturgia de José Martín Recuerda. Recepción crítica y
estudio semiótico de La Trotski y La llanura, Tesis doctoral dirigida por el Profesor
José Valles Calatrava, Almería, Facultad de Humanidades-Departamento de
Filologías, Universidad de Almería, 2003.
1
2
12
dramaturgie de Martín Recuerda entretient avec celles de ses
contemporains; il en a aussi analysé les étapes, tout comme
Francisco Ruiz Ramón, lequel a souligné son lien avec le théâtre de
la cruauté d’Antonin Artaud4. La préface de chacun des trois
tomes des Œuvres Complètes du dramaturge, a été confiée à
certains de ces spécialistes. Ses pièces continuent de faire l’objet de
recherches en Europe et aux Etats-Unis où Martha T. Halsey leur
a apporté des lectures dramatiques nouvelles.
En 1998, dans José Martín Recuerda : vida y obra dramática, Ángel
Cobo propose une vaste bibliographie constituée des éditions des
pièces, des analyses dont elles ont fait l’objet, d’articles de presse
sur leurs mises en scène et sur l’intense activité de Martín
Recuerda lorsqu’il dirigeait le T.E.U., le « Taller de la Casa de
América » et la chaire Juan del Enzina. Riche de son travail mené
aux côtés du dramaturge, il est le plus à même de réunir ces
différentes études. Toutefois, il affirme s’être appuyé sur la
bibliographie réalisée en 1993 par Sixto Torres dans The Theatre of
José Martín Recuerda, Spanish dramatist. En 2007, à l’occasion de la
publication des trois tomes des Œuvres Complètes, lesquels
constituent la totalité de la production dramatique et
cinématographique de l’auteur, la bibliographie a été étoffée par
Ángel Cobo. Pour ce qui nous concerne, s’est présentée à nous
l’opportunité d’accéder aux archives personnelles que Martín
Recuerda conservait dans sa maison du Monte de los Almendros à
Salobreña. Dans celles-ci l’on dénombre maints articles de presse
relatifs aux mises en scène de ses œuvres, dont certains n’ont pas
été recensés dans les précédentes bibliographies ;
malheureusement, pour d’autres, l’exploitation est rendue difficile
car les noms des critiques, la date et le lieu de publication ont
disparu. La plupart de ces documents y ont été déposés par
l’ancien professeur de José Martín Recuerda, don Benigno
Vaquero Cid, qui a collectionné la quasi totalité des publications
portant sur la fonction dramaturgique et scénographique de
l’auteur.
Force est de constater que les pièces de José Martín Recuerda
n’ont été que peu représentées. L’une des raisons principales de
cette absence des scènes espagnoles est largement due à la censure
4 Francisco Ruiz Ramón, Historia del Teatro Español Siglo XX, Madrid, Cátedra,
1997.
13
instaurée par le régime franquiste. Néanmoins, certaines ont été
montées par de prestigieux metteurs en scène, grâce auxquels elles
ont pu connaître le succès. Les années quatre-vingt dix ont rendu
hommage à sa production mais il n’en demeure pas moins qu’il est
présentement claquemuré.
Le travail de metteur en scène opéré par l’auteur demeure
également méconnu alors qu’il a eu une incidence manifeste sur la
création de ses propres œuvres. Les expériences de José Martín
Recuerda en tant que directeur de différentes troupes, lui ont
permis de construire, d’enrichir et de faire évoluer sa dramaturgie.
Il a revendiqué un théâtre ibérico pour lequel il a conçu des espaces
dramatiques singuliers et diversifiés. Il a élaboré avec beaucoup de
soin le caractère bien trempé de ses personnages qui n’hésitent pas
à exprimer leurs sentiments tout comme leurs idées, à crier leur
désaccord, à manifester spontanément leurs joies et leurs peines
tout en réinvestissant la scène de traditions andalouses et
espagnoles sous-tendues, entre autres, par la copla et le flamenco.
Par ailleurs, bien que l’envergure, l’ampleur, d’une pièce de théâtre
ne puissent se mesurer que dans son unique rapport à la scène,
rares sont les études consacrées à la perception qu’ont eue les
metteurs en scène au moment d’aborder le montage des œuvres du
dramaturge. Or, selon les époques, les points de vue esthétiques
que ceux-ci ont adoptés pour guider leur lecture à des fins de
représentation, varient ou entretiennent certaines similitudes. C’est
donc sous cet angle polyphonique particulier, qu’il nous est apparu
pertinent d’engager une recherche offrant des perspectives
nouvelles et susceptibles de mieux cerner dans toute sa tangibilité
l’opiniâtreté de l’effort créateur du dramaturge et scénographe. Ce
qui nous a amenée à poursuivre, à amplifier, à conceptualiser
l’analyse du théâtre de José Martín Recuerda en l’organisant en
trois parties.
La première partie aborde la genèse et l’évolution du travail
dramaturgique de Martín Recuerda, en tenant compte des
bouleversements politiques et historiques que connaissait
l’Espagne et des évènements de sa vie privée puisqu’il déclarait
mettre en scène l’Espagne qu’il voyait, au sein de laquelle il
évoluait, sans oublier celle qu’on lui racontait. Nous avons tenté de
vérifier, à ce stade, que le théâtre mis en scène et écrit par Martín
Recuerda entretenait un solide lien avec l’Histoire, avec les
14
pratiques sociales de son temps et qu’il était susceptible
d’introduire une innovation ou une rénovation du genre.
La deuxième partie est consacrée à deux pièces ayant subi les
affres de la censure, Las salvajes en Puente San Gil et Las arrecogías del
Beaterio de Santa María Egipcíaca, ainsi qu’à leurs mises en scène par
des compagnies professionnelles. Nous sommes parvenue à les
reconstituer après avoir réuni les photographies issues des
représentations un enregistrement vidéo prêté par le Centre de
Documentació de Teatres de la Generalitat Valenciana.
Las salvajes en Puente San Gil signe manifestement le début d’une
nouvelle étape dans la création théâtrale de l’auteur avec
l’apparition d’un personnage dramatique choral. José Martín
Recuerda rend hommage à des artistes malmenés, comme il l’avait
fait précédemment dans El teatrito de don Ramón où l’emportait la
résignation. Il s’agit, ici, d’une compagnie composée d’une
majorité de femmes, conspuées par les habitants d’un village
andalou, mais déterminées à ne pas se laisser maltraiter et trouvant
dans l’art du chant et de la danse un moyen de rébellion. Cette
œuvre annonce les prémices du teatro fiesta, lequel s’achemine vers
un théâtre total prenant parfaitement son sens dans Las arrecogías
del Beaterio de Santa María Egipcíaca. Le dramaturge pénètre, alors, au
cœur de l’Histoire de l’Espagne, faisant revivre l’une de ses
héroïnes libertaires. Par le truchement des personnages choraux,
de la copla, inépuisable vecteur de l’action dramatique, et d’un
espace scénique gagnant en complexité, s’affirme une évolution
aussi bien dramaturgique que scénographique. Il s’agit d’une
progression consciente, volontaire et défendue par José Martín
Recuerda. Les personnages se rebellent, cessent de se taire,
défendent leur honneur et la liberté. Des chœurs de femmes
s’élèvent contre les injustices de la dictature tout en se battant pour
leur dignité. Bravant l’adversité, elles demeurent fidèles à leurs
idéaux ainsi qu’à l’homme qu’elles aiment, même s’il est, en partie,
la cause de leur perte. Malgré les trahisons et les inimitiés, elles
poursuivent une lutte salvatrice qui les rend admirables. Pour cela,
le dramaturge les enferme dans des espaces clos, reflets d’une
Espagne meurtrie et opprimée. Il outrepasse les limites de la salle
et de la scène en souhaitant les fondre dans un seul et même
espace, celui de la fête théâtrale. Ainsi, dans son théâtre, il met à
l’honneur la fête andalouse chargée d’insuffler de l’espoir, du
15
courage et de la gaieté aux personnages, lesquels vont hardiment
au-devant de maintes vicissitudes.
Pour chacune des pièces, nous nous proposons d’étudier les
procédés mis en œuvre par le dramaturge destinés à engager le
processus de transformation. Notre démarche repose, au préalable,
sur une minutieuse étude du texte au cours de laquelle seront
examinées les caractéristiques des personnages. Chaque œuvre sera
replacée scrupuleusement dans son contexte historique et culturel.
Quant au rôle dévolu par le dramaturge à la musique, au chant et à
la danse, il sera consciencieusement pesé. Dans un deuxième
temps, les résultats ainsi obtenus seront confrontés à ceux qui
seront mis en lumière à l’issue de l’examen approfondi des apports
de chacun des metteurs en scène qui ont porté leur choix sur de
telles pièces. L’accent sera particulièrement mis sur la
scénographie, les lumières, les costumes et le maquillage, le ton, les
gestes et les mouvements, la musique et les chorégraphies.
Nous nous sommes intéressée uniquement aux spectacles
conçus par des troupes professionnelles car il nous a semblé plus
aisé de réunir les documents relatifs aux spectacles et de prendre
contact, le cas échéant, avec les metteurs en scène. Pour la
première œuvre, a été retenue comme significative l’approche des
signes non verbaux des réalisations de Luis Escobar, d’Antonio
Díaz Zamora, d’Ángel Cobo. Pour l’autre, ont prévalu les
montages d’Adolfo Marsillach et de Vicente Genovés. L’objectif
est de mettre en exergue les motivations ainsi que l’approche
esthétique de chaque metteur en scène dont le travail a parfois été
perturbé par les aléas de la dictature. Les deux pièces comptent de
nombreux personnages, des décors imposants, des chorégraphies à
orchestrer, ce qui représente à la fois un défi et un engagement
politique lorsque est arrivé le moment de diriger l’ensemble. Grâce
à cette démarche méthodique, il s’agit de mieux appréhender et
d’analyser les spectacles conçus par les metteurs en scène et de
s’interroger quant à la tâche qui leur incombe comme l’a suggéré
Meyerhold5.
Monter une pièce de José Martín Recuerda répond,
assurément, à un désir à la fois politique et esthétique. Il s’agit de
dénoncer une situation inacceptable, voire tragique, dont
5 Vsevolod Meyerhold, Escritos teóricos, Edición de Juan Antonio Hormigón,
Madrid, Publicaciones de la ADE, 1997, p. 252.
16
l’Espagne a fait l’expérience ou bien qu’elle connaît dans son
actualité, tout en offrant un portrait passionné de cette dernière.
Les metteurs en scène ont-ils respecté les indications, parfois
pointilleuses du dramaturge ? Quelles sont les difficultés
auxquelles ils ont été confrontés lorsqu’ils ont conçu l’espace
scénique et ont abordé les éléments spectaculaires que renferme le
texte ? Le message original a-t-il été conservé et comment a-t-il été
véhiculé ?
La dernière partie s’attache à appréhender les ressorts d’une
troisième pièce, La Trotski. Elle s’inscrit également dans le teatro
fiesta mais, contrairement aux autres, elle a été écrite au sein d’une
Espagne démocratique qui est dépeinte sous l’aspect d’une
tragédie grotesque, traversée par un halo de théâtre documentaire.
Les évènements politiques, sociaux et culturels hantent en
permanence un texte qui peu à peu va acquérir un statut
emblématique. Le rock des années 80 côtoie la chanson
traditionnelle espagnole sans qu’il y ait de véritable prééminence.
La protagoniste, Pacorra Romero, surnommée la Trotski, devient
le coryphée de l’Espagne des oubliés de la démocratie. Elle doit se
rendre à l’évidence : les injustices de la Guerre Civile et de la
dictature ne seront jamais réparées ; la rébellion des années de lutte
est désormais impossible. Cette pièce a été montée en 1992, par
César Oliva, à l’occasion de l’Exposition Universelle de Séville.
Elle a ensuite donné lieu à une tournée. Dans cette troisième
partie, une démarche analytique identique à la précédente a été
adoptée. Pour ce faire, l’enregistrement vidéo de l’une des
représentations, don du propre metteur en scène, ainsi que les
rares photographies ont été les bases sur lesquelles a reposé
l’analyse.
De plus, afin de tenter de comprendre les facteurs responsables
de l’échec ou du succès des représentations, pour chaque pièce, un
paragraphe a été consacré à la réception auprès de la critique et du
public.
Les trois pièces choisies sont complémentaires par leur
thématique puisqu’elles font revivre trois grandes périodes de
l’Histoire de l’Espagne : la monarchie absolue de Ferdinand VII, la
dictature franquiste, tragique conséquence de la Guerre Civile et
l’avènement de la démocratie. Elles répondent, aussi, à une
progression dramaturgique et scénographique étroitement liée aux
aléas de la vie du dramaturge et de la société espagnole.
17
JOSÉ MARTÍN RECUERDA : METTEUR
EN SCÈNE ET DRAMATURGE.
I Portrait d'un homme de théâtre.
1. Enfance et formation 1922-1951.
José Martín Recuerda voit le jour le 17 juin 1922 au numéro 9
de la Place de Bibarrambla à Grenade. L’Espagne est ébranlée
depuis 1917 par de violents mouvements sociaux et militaires ;
parlementaires et militaires redoutent une commotion de très
grande ampleur. L’alternance au pouvoir entre le parti
conservateur et le parti libéral est largement délitée et Alphonse
XIII doit intervenir à plusieurs reprises pour tenter de ressouder
les liens des partis dynastiques. Les crises ministérielles se
succèdent, les Juntes militaires défient la Monarchie parlementaire
et les syndicats paysans et ouvriers multiplient les grèves pour
tenter de faire fléchir un patronat intransigeant. Le régime est en
faillite. Parmi les régions les plus sensibles aux contestations se
trouve l’Andalousie où le mouvement ouvrier et paysan, sous
l’impulsion notamment de la CNT, revendique de vrais contrats de
travail, des salaires décents et des horaires réduits. En effet, les
inégalités sociales se sont aggravées ainsi que les conditions de vie
du prolétariat en général. Les antagonismes sociaux, la guerre du
Maroc, les nationalismes périphériques et l’enlisement du système
politique conduisent à l’avènement de la dictature du Général
Primo de Rivera en 1923, lequel se promet de résoudre les
19
problèmes politiques et sociaux en suspendant le régime
constitutionnel et en imposant la force.
José Martín Recuerda est le cinquième des six fils de Manuel
Martín Díaz et de Matilde Recuerda Ladrón. Son père, travailleur
acharné, qu’il respecte profondément, est propriétaire d’un
commerce de fruits et légumes à Grenade, ville où il demeure en
permanence ne désirant jamais s’en éloigner même pour de
courtes durées. Dans la famille paternelle, très nombreuse, l’abus
d’alcool a des conséquences néfastes en son sein même, sur son
entourage immédiat et sur la vie quotidienne. Le grand-père est
assassiné de deux coups de couteau par son meilleur ami dans une
taverne de Málaga dans la nuit du 31 décembre alors qu’ils
célèbrent la nouvelle année. Sa mort est vengée quelques instants
après, alors qu’il agonise, par son fils aîné. Ce sont des souvenirs
douloureux pour le dramaturge qui, à plusieurs reprises, aborde ce
sujet dans ses pièces. Il y souligne les pouvoirs destructeurs et
nuisibles de la boisson qui pousse trop souvent les êtres humains à
la violence et qui les mène à la solitude et au renoncement. Los
átridas, pièce qu’il a écrite en 1951, est clairement inspirée du passé
tumultueux des Martín Díaz et des mésaventures des Atrides,
famille marquée par des adultères, des parricides et des infanticides
dont se sont inspirés les tragiques grecques, Eschyle, Euripide et
Sophocle, pour montrer le cruel désarroi des âmes maudites ou
abandonnées à leur triste condition. Les personnages de sa pièce
ont tous un point commun avec ceux des tragédies grecques. La
Muchacha est une Iphigénie, la hija menor, une nouvelle Électre, la
grand-mère est très proche de Médée et les hommes descendent
d’Oreste. Les oncles de Martín Recuerda, du côté de son père,
souffraient tous d’alcoolisme ; certains ont ruiné leur vie et ont fini
en prison, oubliés de tous. Quant à ses frères, le dramaturge
déplore ne jamais vraiment les avoir connus ni côtoyés, excepté
son cadet, qui s’installa avec lui à Salobreña, à la fin de sa vie. Il
reprendra, cependant, des évènements de leur vie, et s’intéressera
plus particulièrement dans ses compositions, à l’existence de Paco,
son frère aîné. En outre, José Martín Recuerda évoque dans De mis
recuerdos más queridos en Motril6, les difficultés qu’il rencontre, alors
qu’il est très jeune, dans la relation qu’il entretient avec son frère
6 José Martín Recuerda, De mis recuerdos más queridos en Motril. « La Caramba » en la
iglesia de San Jerónimo el Real, Motril, Igenio, Biblioteca de Motril, 1996.
20
Téléchargement