Une littérature inquiétante sur la fin des temps déferle dans les pays

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Une littérature inquiétante sur le afin des temps déferle dans les pays musulmans.
Explication de texte
Islam : la maladie de l'apocalypse
par Jean-Pierre Filiu
Le Nouvel Observateur. - Comment avez-vous découvert l'explosion d'une littérature «islamo-
apocalyptique» ?
Jean-Pierre Filiu. - J'ai été frappé par l'abondance sur les trottoirs des capitales musulmanes,
devant les mosquées ou dans les librairies islamiques de revues aux couvertures criardes. Ces
pamphlets côtoient les best-sellers traditionnels sur «l'équilibre moral du bon musulman».
Soudain, j'ai vu apparaître ces couvertures effrayantes illustrées de créatures infernales
portant des cornes, des ongles longs et crochus, de champs de bataille jonchés de cadavres,
d'hommes-marionnettes, de dragons transpercés par des épées dégoulinantes de sang. Il y a
beaucoup de sang, tout est gore et tranche avec l'imagerie naïve traditionnelle. Des dizaines
d'auteurs et d'éditeurs, surtout égyptiens, produisent le même genre de littérature du Liban au
Golfe, de la Malaisie au Canada. Ainsi que sur des sites internet en arabe, en anglais et en
français.
N. O. - Quelle est l'ampleur de la production ?
J.-P. Filiu. - Nous parlons de plusieurs millions d'exemplaires. J'ai travaillé sur des dizaines de
milliers de pages avant de sélectionner 172 brochures de 60 à 700 pages. Dans le grand magasin
saoudien Obeikan, à Riyad, la littérature apocalyptique figure en tête de gondole. A Jérusalem,
les brochures sont à peine dissimulées sous le comptoir. Cette littérature nourrit un énorme
marché où les patriarches parrainent de jeunes talents. Parmi les best-sellers : «La dernière
heure approche», dont la couverture montre un Coran ouvert face aux deux tours du World
Trade Center, et «l'Antéchrist gouverne-t-il le monde ?», où la Terre est serrée entre des
doigts crochus.
N. O. - Quel est le message de cette littérature ?
J.-P. Filiu. - Le terme «apocalypse» ne peut pas se traduire en arabe. Il s'agit plutôt d'une
vision musulmane de la fin des temps et du jugement dernier développée à partir du Coran et de
la tradition. Depuis trente ans, un courant récupère les apocalypses chrétiennes en les
recouvrant d'un vernis pseudo-musulman, comme pour combler une angoisse face aux troubles que
vivent les musulmans. Le but est de se rassurer sur la certitude de la victoire de l'islam contre
tous ses adversaires coalisés. Et les défaites actuelles deviennent les «signes» mêmes de la
garantie du succès. Ce sont des récits hauts en couleur, dramatiques, mettant en jeu des
populations entières autour des Lieux saints avec trois personnages-clés. D'abord l'Antéchrist
(1), chef des forces du Mal, à la tête d'armées immenses qui veulent éliminer l'islam de la
surface de la terre. Face à lui, deux champions de l'islam : Jésus (Issa), qui tuera l'Antéchrist en
Palestine. Et le Mahdi, le douzième imam, caché depuis le IXe siècle, qui guidera l'armée
musulmane à la victoire.
«Apocalypse» vient du grec apokalupsis («dévoilement») . Les récits déroulent une vérité que les
forces du Mal veulent masquer. L'histoire révèle des secrets, annonce l'avenir et dévide des
scénarios cachés du futur. C'est un discours aux accents prophétiques, une littérature de
dénonciation, vindicative et très violente. Dans les années 1980, les essais visaient à mettre en
lumière le «complot sioniste mondial», façon «Protocoles des sages de Sion». En épilogue, les
Juifs vaincus disparaissaient au cours d'une ultime bataille entre Jésus et l'Antéchrist, ou se
convertissaient à l'islam.
Depuis le 11-Septembre et l'invasion de l'Irak, les textes enflammés mettent en scène les
«signes» du calendrier apocalyptique : attentats de New York (Babylone), combats en Irak pour
«l'or de l'Euphrate» et levée des troupes dans le Khorasan, c'est-à-dire en Afghanistan. Avec
une seule conclusion : la fin des temps a commencé.
N. O. - Est-ce une littérature délirante ?
J.-P. Filiu.- J'ai souffert à m'immerger aussi longtemps dans ce genre d'élucubrations qui sont
une insulte permanente à la pensée. Délirante ? Oui. D'abord un délire de persécution qui récrit
l'histoire. Le premier comploteur est saint Paul, qui trahit le message de Jésus en envoyant les
apôtres dans le monde pour qu'ils abandonnent la Palestine aux Juifs. Et Luther, qui se passionne
pour l'hébreu. Puis Bonaparte, autre grand ami du sionisme; Karl Marx, qui réduit l'homme à la
matière; Atatürk le laïque, agent du sionisme ! L'Antéchrist est un Juif dont la trace se retrouve
à chaque moment de l'histoire... avant même que le sionisme existe ! Dans certaines versions,
l'Antéchrist vit dans le triangle des Bermudes, un sanctuaire qu'il ne quitte qu'en soucoupe
volante pour faire ses mauvais coups, fomenter la Révolution française matérialiste, favoriser les
croisades faites par les Templiers, membres du «complot judéo-maçonnique». Evidemment, il
contrôle les esprits de son esclave l'Amérique par le cinéma de Hollywood. Quant à la France, son
agent principal est Alain Delon, qui renonce à être président de la République et devient acteur
pour mieux contrôler les esprits... Ouf !
N. O. - Et le public croit à ces fables ?
J.-P. Filiu. - C'est une spirale de décomposition intellectuelle en compétition avec l'explication
délirante. Chaque nouveau livre fournit une interprétation du monde. Pour le lecteur, c'est tout
sauf un divertissement !
N. O. - D'autant que certains événements politiques confortent cette vision...
J.-P. Filiu. - Tout commence vraiment avec le soulèvement de La Mecque en novembre 1979. Au
pied de la Kaaba, la Pierre noire sacrée, le Saoudien Qahtani, un Mahdi autoproclamé, déclenche
une insurrection millénariste. Ensuite il y a eu la guerre en Afghanistan, le 11-Septembre et
l'invasion de l'Irak. En janvier 2007, un soulèvement messianique à Nadjaf, en Irak, est noyé
dans le sang - entre 500 et 1000 morts - par les armées irakienne et américaine. Aujourd'hui,
certains chefs politiques tentent de surfer sur la vague apocalyptique. Le Hezbollah libanais
présente son leader, Hassan Nasrallah, comme F avant-garde du Mahdi apparue l'été 2006 pour
contribuer à la défaite d'Israël. En Iran, le président Ahmadinejad, convaincu que la période
actuelle est celle où apparaîtra le Mahdi, a fait plusieurs fois état de messages qu'il reçoit de
l'imam caché !
N. O. - Quelle est la différence entre les visions sunnite et chiite de l'apocalypse ?
J.-P. Filiu. - Pour les sunnites, la figure centrale est Jésus, qui apparaîtra à Damas au sommet
d'un minaret blanc et traquera l'Antéchrist jusqu'à Lod, l'actuel aéroport de Tel-Aviv. Pour les
chiites, le personnage essentiel est le Mahdi. Les deux traditions croient à l'Antéchrist, le faux
Messie à la fois chef des forces du Mal et grand manipulateur, ainsi qu'aux peuples maudits Gog
et Magog, dont les hordes se sont jetées sur les musulmans : au xiir siècle, les Mongols ont
dévasté Bagdad; en 2003, les Américains envahissent l'Irak. Les «signes» sont donc là : le
«combat pour l'or de l'Euphrate», le «renversement des valeurs», le «développement des
épidémies», le sida, et le «temps des catastrophes», le tsunami en 2004. Sans compter la
numérologie, qui s'attache à évaluer la durée de vie de l'Etat d'Israël : si l'occupation de la
mosquée Al-Aqsa, en 1967, doit durer quarante-cinq ans selon les textes, Israël sera donc
détruit en 2012. Le discours, truffé de dates de victoires et de l'apparition d'un sauveur, est à
la fois millénariste et messianique. La bataille finale, effroyable, s'achèvera par l'écrasement
des ennemis de l'islam, et Jésus brisera la croix, bannira le porc et instaurera la charia dans le
monde.
N. O. - Ce discours apocalyptique en rencontre un autre : celui de certains fondamentalistes
protestants.
J.-P. Filiu. - Mieux, il s'en nourrit ! Le thème de l'Armageddon, absent de la littérature
islamique, est devenu courant pour décrire la bataille du jugement dernier. Dans le Coran, «la
bête» porte le bâton de Moïse; mais aujourd'hui c'est la bête à dix cornes de l'Apocalypse des
protestants. Pour les télévangélistes américains, le retour du peuple juif enterre d'Israël et la
réunification de Jérusalem sont les conditions pour l'apparition du Messie : 59% des Américains
croient dur comme fer à la bataille finale d'Armageddon, et 25% pensent que la Bible a prévu le
11-Septembre ! Le président Reagan a affirmé : «Nous sommes la génération qui verra
l'Armageddon !» Et l'un des prêcheurs préférés de George Bush n'est autre que Franklin
Graham, un champion de l'apocalypse ! Du coup, pour les islamistes, l'ennemi principal n'est plus le
sionisme juif, mais bien le sionisme chrétien, avec à sa tête l'Antéchrist suprême.
(1)Ennemi du Christ qui, selon l'Apocalypse, viendra prêcher une religion hostile à la sienne un peu
avant la fin du monde.
Jean-Pierre Filiu
Historien, Jean-Pierre Filiu est professeur à Sciences-Po, chaire Moyen-Orient-Méditerranée.
Il est l'auteur de «Mitterrand et la Palestine» et des «Frontières du jihad» chez Fayard. Il
publiera prochainement chez le même éditeur «l'Apocalypse dans l'islam».
Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur
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