Les femmes philosophes de l'Antiquite gréco-romaine Collection L'ouverture philosophique dirigée par Gérard Da Silva et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. TIs'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astrononuques. François NOUDELMANN, Sartre: l'incarnation imaginaire, 1996. Jacques SCHLANGER, Un art, des idées, 1996. Ami BOUGANIM, La rite et le rite. Essai sur le prêche philosophique, 1996. Denis COLLIN, La théorie de la connaissance chez Marx, 1996. Frédéric GUERRIN, Pierre MONTEBELLO, L'art, une théologie moderne, 1997. (Ç)L' Harmattan, 1997 ISBN: 2-7384-5242-6 Régine PIETRA Les femmes philosophes de l'Antiquité gréco-romaine Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris L'Harmattan Ioe. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9 Introduction "Res ardua vetustis novitatem dare" PLINE On ne s'en doute généralement pas, mais il y eut dans l'Antiquité des femmes philosophes. Comme dans les contes de fées, elles furent toutes d'une grande beauté. Comme le voulaient à l'époque les conditions socioéconomiques, elles étaient le plus souvent issues de familles riches et célèbres, susceptibles non seulement de leur donner éducation et instruction, mais aussi de leur pennettre de fréquenter les milieux où s'élaboraient les savoirs scientifique, rhétorique et philosophique. La tradition veut qu'elles soient toutes d'une intelligence hors du commun, mise au service, souvent d'une ambition, toujours d'une volonté de se faire reconnaître comme philosophes à part entière. Aussi certaines n'hésitèrent pas à s'habiller en hommes afin, sous ce déguisement, de pouvoir suivre les enseignements dont elles étaient conventionnellement exclues. La plupart d'entre elles ont occupé les postes les plus éminents, telle la chaire de philosophie (ou ce qui en était l'équivalent) à Rome (Julia Damna), ou à Alexandrie (Hypatie). D'autres ont pris, à la mort du maître, sa 7 succession: ce fut le cas de Théano, promue à la tête de l'école pythagoricienne. D'autres encore ont joué le rôle, quelquefois légendaire, d'initiatrice: ainsi Diotime et Aspasie auprès de Socrate, par exemple. Quant à leur influence, elle ne semble pas contestable à en juger par les ouvrages importants qui leur furent dédiés: Diogène Laërce dédie à une "femme"1 ses Vies des philosophes illustres, Plutarque à Cléa, grande lectrice, son traité De la vertu des femmes, Damascius à Théodora2 sa Vie d'Isidore, etc. Ces femmes philosophes ont aussi écrit des livres de philosophie. Malheureusement, la totalité de leurs œuvres écrites a été perdue3. Ne nous restent que de rares fragments doxographiques et des témoignages qui seront repris de manière infiniment redondante par ceux qui s'étaient donné pour tâche de rassembler vies et doctrines 1. 2. 3. 8 Certains commentateurs suggérèrent que cette femme pourrait être Arria, dont Galien dans le De Theriaca (t.ll) fait l'éloge pour sa compétence platonicienne; d'autres ont pensé à Julia Domna. Théodora, savante en bien des domaines, était issue d'une longue lignée de penseurs (dont Jamblique) pour lesquels la philosophie païenne faisait bon ménage avec l'idolâtrie. Ce fut le cas aussi de beaucoup d'autres œuvres. Il n'y a donc là rien de mystérieux. On peut cependant ajouter, avec Aline ROUSSELLE (Porneia, PUF, 1982, p. 227 sq.) qu'en ce qui concerne, par exemple, les lettres échangées aux lye et ye siècles entre hommes et femmes, seules les lettres écrites par les hommes ont été retrouvées: car, d'une part, ceux-ci gardaient souvent copie de leur envoi, et, d'autre part, les femmes conservaient les lettres reçues, fût-ce le moindre billet écrit à la hâte, ce que les hommes ne faisaient pas. On ne peut donc mettre la disparition des lettres féminines sur le compte de négligences quant à leur forme. des philosophes de l'Antiquité. Nous voudrions insister sur ce dernier point que l'on a tendance à oublier: pendant des siècles les mêmes éléments ont été repris, recopiés, interprétés, par ceux qui transmettaient ce que l'on savait de l'Antiquité. En sorte que ces sommes historicophilosophiques - les Stromates de Clément d'Alexandrie, la Bibliothèque de Photius, la Souda - disent, toutes, des choses semblables. On comprendra sans peine la difficulté de notre projet: nous sommes confrontés tantôt à une quasi-absence de documents - telle philosophe, considérée comme importante est mentionnée en une seule ligne -, tantôt à une abondance de dissertations - telle autre, dont le prestige intellectuel et spirituel fut aussi grand que fut atroce sa mort, a suscité l'imaginaire des biographes et donné lieu à des interprétations souvent contradictoires. D'où l'hétérogénéité de notre propos. Si nous n'avons pas renoncé, c'est parce qu'il ne nous a pas paru vain de sortir de l'oubli ces figures de femmes sans lesquelles la philosophie ne serait pas tout à fait ce qu'elle est. Méthodologiquement, nous avons choisi de nous tenir à l'écart du classement alphabétique adopté par certains (Wolt), du classement chronologique ou du classement par écoles (Ménage). Nous avons regroupé sous un certain nombre de rubriques thématiques ces philosophes au mépris de la distance temporelle qui parfois les sépare. Ce point de vue nous semblait susceptible de mettre en évidence sinon des ressemblances, du moins 9 certaines analogies. Précisons que nous ne nous sommes voulue en rien exhaustive. Nous avons laissé dans l'ombre certains visages, dont les traits nous paraissaient trop flous. En revanche, nous nous sommes plus largement étendue sur certaines personnalités, dont les profils multiples ont alimenté l'imagination des écrivains bien des siècles plus tard. Si nous avons puisé notre savoir dans des textes savants auxquels nous renvoyons lorsque besoin est4, notre propos ne se veut en rien érudit. Il n'est pas non plus fantaisiste. Nous avons voulu, pour le lecteur d'aujourd'hui, et à l'aide des documents dont nous disposons, tracer certains portraits de femmes de l'Antiquité, qui ont en commun l'amour de la philosophie. Cette philosophie doit être comprise au sens large, car: d'une part, nos philosophes sont SOlIvent aussi des mathématiciennes, astronomes, quelquefois des astrologues (ces disciplines étaient fort identiques à l'époque) et des magiciennes, fréquemment aussi des rhéteurs et des poètes, et souvent des impératrices ou des femmes dont le rôle et l'influence politique étaient extrêmement grands. Mais elles étaient toujours aussi des philosophes. C'est pourquoi nous avons délibérément exclu de notre propos toutes celles qui, remarquables par ailleurs - pensons à Sappho par 4. 10 En nous permettant de donner quelques précisions sur leur auteur, précisions bien inutiles aux spécialistes, mais utiles peut-être à ceux qui ne les fréquentent pas quotidiennement. exemple - n'avaient en rien prétendu au titre de philosophe, même si, on le sait, la sagesse pouvait leur être attribuée; d'autre part, nos philosophes appartiennent à des écoles philosophiques différentes: il y a peu de communauté de vues entre Léontium, l'épicurienne, et Porcia, la stoïcienne; quant aux mœurs et à l'éthique d'Hipparchia, la cynique, elles s'opposent totalement à celles d'Hypatie, la néo-platonicienne. Les pratiques langagières de Cléobuline, qui parle par énigmes, semblent tout à fait antithétiques avec celles d'Aspasie, inspiratrice du discours de Socrate dans le Ménéxène. Peut-être est-il utile, afin que le lecteur ne se méprenne pas, de préciser en quelques mots notre position, celle d'une absence d'idéologie, si tant est que cette neutralité puisse avoir un sens. Assurément il peut ne pas paraître gratuit de s'intéresser aux femmes philosophes de l'Antiquité. Bien des hommes l'ont fait: Wolf, Wemsdorf, Ménage, dédiant son ouvrage à Madame Dacier. Si un sujet de recherche a d'autres raisons que le hasard, celles-ci seraient à trouver, sur le plan conscient, - les autres m'échappent comme à tout un chacun - dans l'intention de montrer qu'il Y eut, il y a bien longtemps, des femmes vouées à la philosophie, même si les textes - mais c'est aussi vrai de bien des textes... mâles - nous font ici défaut. Il Les renseignements principaux sont empruntés à : . . . . Diogène Laërce (lIe - Ille siècles ape J.-C.) dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, ouvrage de référence pour la biographie des philosophes de l'Antiquité, maintes fois traduit en français: la place accordée à nos femmes philosophes y est restreinte. Clément d'Alexandrie, (Ille siècle), auteur chrétien, qui dans ses Stromates (= le mot signifie «livre bigarré») y consacre les chapitres 19 et 20 du livre IV (en grec et latin dans la Patrologie de Migne). Photius (Ixe siècle) homme à l'érudition étonnante, qui, à Byzance, rassembla dans ce qu'on nomme sa Bibliothèque les comptes rendus de nombreux ouvrages (aujourd'hui disparus), dont ses élèves faisaient lectures (traduction française dans la collection des Universités de France, Budé, 8 vol.). Suidas (Xe siècle) ou plutôt la Souda, sorte d'encyclopédie de l'époque. Au XVIIe siècle, un érudit qui joua un grand rôle dans les querelles littéraires du siècle, que Molière moqua sous les traits de Vadius dans Les femmes savantes, mais que Voltaire et Bayle semblent avoir apprécié, traduisit et commenta l'ouvrage de Diogène Laërce. Il y ajouta un appendice, "Mulierum philosopharum historia" dédié à Madame Dacier, traductrice des auteurs grecs et latins. Cet 12 appendice, traduit en français au XVIIIe siècle, a été notre point de départ. En ce même siècle, un savant allemand, Jo. Ch. Wolf, rassembla tout ce que l'on pouvait savoir sur les femmes philosophes de l'Antiquité dans un ouvrage, intitulé Fragmenta et elogia mulierum grœcorum, ouvrage capital qui mériterait au moins une réédition, au mieux une traduction. Bien d'autres références apparaîtront au cours de ces pages. Nous les indiquerons en notes. Nous n'avons voulu ici souligner que les plus importantes. 13 Chapitre Premier Une affaire de famille Notre premier chapitre, qui traite des femmes pythagoriciennes (VIe siècle avant J.-C.), met en évidence un certain nombre de problèmes qui concernent l'ensemble de notre sujet: l'indétermination dans laquelle nous sommes quant à l'identification des personnes, sur le plan de leur nom ( telle, appelée Théoclée par Suidas, sera prénommée Aristoclée par Porphyre), comme sur celui de la relation de parenté (Théano est tantôt la femme de Pythagore, tantôt sa fille5). Cela, bien sûr, n'est en rien caractéristique de la légèreté avec laquelle on traiterait des rapports des femmes et de la philosophie, mais vaut pour tout ce qui concerne cette très lointaine Antiquité. l'intervention, au cours des siècles, de nombreux copistes, qui ont quelquefois cru bon de modifier 5. Voir M. H., WAITHE, Ancient Dordrecht, M. Nijhoff, 1987. Women Philosophers, 15 Une affaire de famille tel vocable en fonction de la vraisemblance supposée. l'entrelacement du fictif et du réel, qui fait, par exemple, qu'une même anecdote sans doute séduisante par son pittoresque, est attribuée à plusieurs. Nous savons si peu de choses sur Pythagore que les plus grands spécialistes n'hésitent pas à parler de la légende pythagoricienne6. Il semble toutefois que l'école pythagoricienne, la plus ancienne des écoles de l'Antiquité, ait, contrairement à ce qui se passa par la suite, accepté dans ses rangs les femmes. Jamblique dans sa Vie de Pythagore en dénombre une quinzaine. Ménage, qui ne manque pas de s'en étonner7 en dénombre une vingtaine sur les 65 femmes qu'il a étudiées (Wolf en énumérera bien davantage) et, citant Suidas, rapporte que Philochore, grammairien d'Athènes, leur a consacré un livre, intitulé Recueil des femmes héroïques. 6. Voir 1. LÉVY, La légende de Pythagore, Paris, Champion, 1927. 7. Assumant allègrement les éternels préjugés, il écrit: "Il peut paraître surprenant qu'il y ait eu tant de femmes Pythagoriciennes, si l'on considère que les Pythagoriciens observaient un silence de cinq ans et qu'ils avaient plusieurs dogmes secrets, qu'il n'était pas permis de révéler; ce qui s'accorde difficilement avec le goût de parler si naturel aux femmes et la peine qu'elles ont à garder un secret." (p. 264).On pourra consulter: Montserrat JUFRESA, "Savoir féminin et sectes pythagoriciennes", Clio, Histoire, femmes, sociétés, 2, 1995, p. 17 à 40. 16 Une affaire defamille Selon certains, Pythagore lui-même aurait reçu son inspiration de Thémistoclée (d'aucuns disent même qu'elle aurait écrit ses ouvrages). Telle est la part probablement légendaire, comme l'est toute généalogie, qui permet aux glosateurs de s'en donner à qui mieux mieux. Car cette Thémistoclée est tantôt identifiée comme une prêtresse de Delphes8, tantôt comme la propre sœur de Pythagore. Si la première interprétation s'inscrit non seulement dans la ligne magico-religieuse du pythagorisme, mais aussi dans celle de toute la philosophie antique - pensons à la Diotime du Banquet - la seconde aurait davantage de quoi surprendre. Mais ce serait ne pas tenir compte du scrupule positiviste de certains interprètes9 qui, soucieux de réalisme, n'ont pas hésité à lire adelphos (la sœur) là où d'autres lisaient delphos (Delphes). Après tout, on peut avoir une sœur prêtresse! Théano, généralement considérée comme l'épouse de Pythagore (d'aucuns, comme Photiusl0, la disent sa fille) est, selon Porphyre la plus célèbre des femmes pythagoriciennes et, selon Didyme Il, l'unique femme qui 8. 9. Diogène Laërce écrit: "Aristoxène dit que Pythagore apprit la plupart de ses théories morales de Thémistoclée, prêtresse de Delphes" livre VIII (trad. Genaille, T. II, P 119 ; nous renverrons désormais à cette traduction). Casaubon (1559-1614) et Scaliger (1540-1609), qui furent, avec Juste Lipse, les plus grands hellénistes et humanistes du XVIe siècle, interprétèrent ainsi le texte. 10. Photius (820-891), T. VII, [249]. Il. Didyme, grammairien et critique alexandrin, qui aurait composé un nombre considérable d'ouvrages, de 3500 à 4000. On lui avait donné des surnoms: tantôt Chalkenteros (= aux entrailles d'airain) tantôt Bibliolathas (= oublieur de livres), parce qu'il 17 Une affaire defamille eut écrit sur la philosophie: outre des poésies, nous aurions d'elle des lettres, qu'Henri Etienne donne dans son édition de Diogène Laërce et que Mario Meunier a rassemblées dans un petit ouvrage. Le moins qu'on puisse dire, à la lecture de ces lettres édifiantes, est qu'elles ne frappent pas par leur originalité: lieux communs sur l'amour conjugal et l'éducation des enfants, elles ne semblent guère témoigner d'une grande profondeur de réflexion philosophique, mais d'une sagesse frappée au coin du bon sens12. Cette femme, que, selon Athénée13, Pythagore aima d'amour fou, le lui rendit bien en faisant de la fidélité une vertu principale et en exhortant les futures épouses à exhiber leur nudité pour se rendre plus attrayantes à leur mari. Rien là de particulièrement excitant, si ce n'est le commentaire assez succulent qu'en fait Montaigne14. "La bru de Pythagore disait que la femme qui se couche avec un homme, doit avec sa cotte laisser aussi la honte, et la reprendre avec le cotillon. L'âme de l'assaillant, troublée de plusieurs diverses alarmes, se perd aisément; et à qui l'imagination a fait une fois souffrir cette honte (et elle ne la fait souffrir qu'aux premières accointances, d'autant 12. lisait et écrivait tant qu'il lui arrivait d'oublier ce qu'il avait écrit et de se contredire fréquemment dans ses ouvrages. Voir Fragments et lettres des femmes pythagoriciennes [trad. Mario Meunier] , Paris, L'Artisan du livre, 1932. M. Jufresa (op. cit.) est, peut-être à juste titre, moins sévère que nous quant au contenu de ces lettres. 13. ATHÉNÉE(début du Ille siécle ap. J.-C.), Banquet des sophistes, XIII, 599 a 14. Voir Essais, livre I, chap. 21. Montaigne se trompe en attribuant à la bru de Pythagore ce qui est le fait de Théano. 18 Une affaire de famille qu'elles sont plus bouillantes et âpres et aussi qu'en cette première connaissance qu'on donne de soi, on craint beaucoup plus de faillir), ayant mal commencé, il entre en fièvre et dépit de cet accident, qui lui dure aux occasions suivantes." Tout le chapitre, dont j'extrais ces quelques lignes, est de cette veine. L'union entre Pythagore et Théano, en tout cas, fut féconde: deux fils et deux ou trois (?) filles: Mya, Arignote, Damo. Toutes trois étaient savantes et ont écrit des poésies et ouvrages philosophiques. Mya avait épousé Milon de Crotone, ce célèbre athlète, aux exploits extraordinaires, que Puget a sculpté au moment où il fut dévoré par les bêtes sauvages, les mains emprisonnées dans un tronc d'arbre fendu par des coins qui tombèrent quand il chercha à le disjoindre de ses propres forces. Ce Milon était lui aussi pythagoricien, et on peut penser qu'en tant qu'athlète il faisait partie des exceptions faites à la règle, par ailleurs si controversée, des pythagoriciens qui défendait toute consommation de viandes. C'est dans la maison de ce Milon que Pythagore fut brûlé lors d'une révolte politique fomentée contre lui: telle est l'une des nombreuses versions de la mort de Pythagore. De Mya nous ne savons plus grand chose: Lucien, dans son "Eloge des mouches" dit s'abstenir d'en parler, tant son histoire est connue!!! A Dama, Pythagore avait communiqué l'essentiel de sa doctrine en lui demandant de la garder secrète. On sait que le culte du secret fait partie du pythagorisme qui se veut doctrine ésotérique, dont l'initiation est longue et sélective. Nous avons là un aspect trop souvent occulté - c'est le cas de le dire - des doctrines de l'Antiquité, comparables à 19 Une affaire de famille certains aspects du bouddhisme ésotérique: c'est que la philosophie n'était pas seulement discipline intellectuelle, sagesse partageable, mais moyen de purification et de transformation intime, proche des règles monastiques et d'un gouvernement spirituel. Si Damo vécue dans la pauvreté pour n'avoir pas voulu vendre les secrets paternels, une autre pythagoricienne, Timycha, pour conserver ces mêmes secrets eut un comportement héroïque. Denys n'était pas seulement un tyran, il était aussi curieux: le comportement des pythagoriciens qui préféraient mourir plutôt que de fouler des fèves15 aux pieds étaient pour lui une énigme. Il en demanda le secret à Timycha, qui plutôt que de lui révéler, se mordit la langue et la cracha au visage du tyran. Cette anecdote 16, rapportée par Jamblique, est commentée d'une façon étonnante et quelque peu scandaleuse par Saint Ambroise, dans son Traité de la virginitél?: considérant qu'au moment de son acte courageux, Timycha (bien que légitimement mariée, mais le mariage aux yeux d'Ambroise était une espèce d'opprobre) était enceinte, ilIa félicite de sa force d'avoir tenu sa langue, mais la condamne de sa faiblesse sur l'article de sa chasteté! En quoi il ne se montrait guère - on s'en doutait - pythagoricien. 15. C'est là une autre des versions de la mort de Pythagore, qui, poursuivi par ses ennemis, préféra se laisser tuer plutôt que de fouler le champ de fèves devant lequel sa course l'avait conduit. 16. Des comportements semblables ont été attribués à bien d'autres personnages de l'Antiquité. 17. Livre II, chap. 4. 20 Une affaire de famille Aux femmes pythagoriciennes, Ménage rattache Lasthénie (de Mantinée, comme Diotime) que Diogène Laërce et Clément d'Alexandrie classent parmi les platoniciennes, en arguant du fait que "Platon a pris tant de choses dans Pythagore, qu'on pourrait l'appeler Pythagoricien" 18 et en convoquant ici l'autorité d'Aristote 19. Quoiqu'il en soit de cette assimilation des contenus doctrinaux, il y a, toutefois, entre Pythagore et Platon une différence quant à la place réservée aux femmes dans la philosophie. Alors que, nous l'avons vu, nulle discrimination n'avait lieu chez les pythagoriciens, il n'en était pas de même chez les platoniciens. Lasthénie en apporte la preuve, elle dont l'enthousiasme pour la philosophie platonicienne était tel qu'elle dut prendre des vêtements d'hommes pour se mêler aux disciples qui, tous les soirs, dans les jardins de l'Académie s'attachaient aux pas du maître. Certaines mauvaises langues et faibles têtes qui n'imaginent pas que l'amour de la philosophie puisse valoir un déguisement ont raconté que la philosophie avait pour elle moins d'attraits que le neveu de Platon, Speusippe, qu'elle rencontrait à cette occasion. Il est une autre configuration familiale où la philosophie s'est transmise de père en filles. Ce fut le cas des filles de Diodore Cronos, que Clément, et Ménage à sa suite, classe parmi les dialecticiens, et que nous 18. 19. Diogène Laërce [trad. Ménage], Amsterdam, 1761, t. III, p.287. ARISTOTE, Métaphysique, A, 6, 987 a 30. 21 Une affaire de famille appellerions aujourd'hui mégariques2o. On rattache, on le sait, à son nom le fameux argument du dominateur21, montrant que la philosophie du concept ne saurait admettre des réalités indéterminées et donc que la notion de possible ne saurait avoir aucun sens. D'où pas d'indétermination du futur. L'usage que feront Epictète et Aristote de cet argument ne semble pas avoir été dans l'intention des éristiques, qui se livraient à des jeux verbaux dans le seul but de révéler l'incohérence de la philosophie du concept. Ces joutes oratoires ne furent pas les seules activités de Diodore Cronos, puisqu'il eut, selon Clément, quatre filles: Argie, Théognide, Artémise, Pantaclée. Saint Jérôme22 lui en attribue cinq, dialecticiennes comme leur père, et "toutes cinq d'une grande sagesse". Philon de Mégare aurait même écrit leur histoire. Ainsi, dans la haute Antiquité, les pères ne dédaignaient pas de transmettre à leurs filles leur philosophie, de les initier aux arcanes d'une doctrine jalousement gardée, ou encore de les former aux arguments - d'aucuns diront aux arguties - qui nécessitent non seulement souplesse verbale mais encore rigueur dans l'enchaînement des raisonnements. Ils ne les estimaient pas indignes de prendre leur suite et de prétendre au beau titre 20. 21. 22. 22 Voir R. MULLER, Les Mégariques, Paris, Vrin, 1985, p. 3839. On lira à ce sujet l'ouvrage capital et monumental de J. VUILLEMIN,Nécessité ou contingence. L'aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, Minuit, 1984. SAINT JÉRÔME, Contre Jovinien, I, 42.