Les femmes philosophes de l`Antiquite gréco

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Les femmes philosophes
de l'Antiquite
gréco-romaine
Collection L'ouverture philosophique
dirigée par Gérard Da Silva et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
TIs'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec
une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous
ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs
de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales
ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astrononuques.
François NOUDELMANN,
Sartre: l'incarnation imaginaire,
1996.
Jacques SCHLANGER, Un art, des idées, 1996.
Ami BOUGANIM, La rite et le rite. Essai sur le prêche
philosophique, 1996.
Denis COLLIN, La théorie de la connaissance chez Marx,
1996.
Frédéric GUERRIN, Pierre MONTEBELLO, L'art, une
théologie moderne, 1997.
(Ç)L' Harmattan, 1997
ISBN: 2-7384-5242-6
Régine PIETRA
Les femmes philosophes
de l'Antiquité gréco-romaine
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
L'Harmattan
Ioe.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9
Introduction
"Res ardua vetustis novitatem dare"
PLINE
On ne s'en doute généralement pas, mais il y eut
dans l'Antiquité des femmes philosophes. Comme dans les
contes de fées, elles furent toutes d'une grande beauté.
Comme le voulaient à l'époque les conditions socioéconomiques, elles étaient le plus souvent issues de familles
riches et célèbres, susceptibles non seulement de leur
donner éducation et instruction, mais aussi de leur pennettre
de fréquenter les milieux où s'élaboraient les savoirs
scientifique, rhétorique et philosophique. La tradition veut
qu'elles soient toutes d'une intelligence hors du commun,
mise au service, souvent d'une ambition, toujours d'une
volonté de se faire reconnaître comme philosophes à part
entière. Aussi certaines n'hésitèrent pas à s'habiller en
hommes afin, sous ce déguisement, de pouvoir suivre les
enseignements dont elles étaient conventionnellement
exclues.
La plupart d'entre elles ont occupé les postes les
plus éminents, telle la chaire de philosophie (ou ce qui en
était l'équivalent) à Rome (Julia Damna), ou à Alexandrie
(Hypatie). D'autres ont pris, à la mort du maître, sa
7
succession: ce fut le cas de Théano, promue à la tête de
l'école pythagoricienne. D'autres encore ont joué le rôle,
quelquefois légendaire, d'initiatrice: ainsi Diotime et
Aspasie auprès de Socrate, par exemple.
Quant à leur influence, elle ne semble pas
contestable à en juger par les ouvrages importants qui leur
furent dédiés: Diogène Laërce dédie à une "femme"1 ses
Vies des philosophes illustres, Plutarque à Cléa, grande
lectrice, son traité De la vertu des femmes, Damascius à
Théodora2 sa Vie d'Isidore, etc.
Ces femmes philosophes ont aussi écrit des livres de
philosophie. Malheureusement, la totalité de leurs œuvres
écrites a été perdue3. Ne nous restent que de rares
fragments doxographiques et des témoignages qui seront
repris de manière infiniment redondante par ceux qui
s'étaient donné pour tâche de rassembler vies et doctrines
1.
2.
3.
8
Certains commentateurs suggérèrent que cette femme pourrait
être Arria, dont Galien dans le De Theriaca (t.ll) fait l'éloge
pour sa compétence platonicienne; d'autres ont pensé à Julia
Domna.
Théodora, savante en bien des domaines, était issue d'une
longue lignée de penseurs (dont Jamblique) pour lesquels la
philosophie païenne faisait bon ménage avec l'idolâtrie.
Ce fut le cas aussi de beaucoup d'autres œuvres. Il n'y a donc là
rien de mystérieux. On peut cependant ajouter, avec Aline
ROUSSELLE (Porneia, PUF, 1982, p. 227 sq.) qu'en ce qui
concerne, par exemple, les lettres échangées aux lye et ye
siècles entre hommes et femmes, seules les lettres écrites par
les hommes ont été retrouvées: car, d'une part, ceux-ci
gardaient souvent copie de leur envoi, et, d'autre part, les
femmes conservaient les lettres reçues, fût-ce le moindre billet
écrit à la hâte, ce que les hommes ne faisaient pas. On ne peut
donc mettre la disparition des lettres féminines sur le compte de
négligences quant à leur forme.
des philosophes de l'Antiquité. Nous voudrions insister sur
ce dernier point que l'on a tendance à oublier: pendant des
siècles les mêmes éléments ont été repris, recopiés,
interprétés, par ceux qui transmettaient ce que l'on savait
de l'Antiquité. En sorte que ces sommes historicophilosophiques - les Stromates de Clément d'Alexandrie,
la Bibliothèque de Photius, la Souda - disent, toutes, des
choses semblables.
On comprendra sans peine la difficulté de notre
projet: nous sommes confrontés tantôt à une quasi-absence
de documents - telle philosophe, considérée comme
importante est mentionnée en une seule ligne -, tantôt à une
abondance de dissertations - telle autre, dont le prestige
intellectuel et spirituel fut aussi grand que fut atroce sa
mort, a suscité l'imaginaire des biographes et donné lieu à
des interprétations
souvent contradictoires.
D'où
l'hétérogénéité de notre propos.
Si nous n'avons pas renoncé, c'est parce qu'il ne
nous a pas paru vain de sortir de l'oubli ces figures de
femmes sans lesquelles la philosophie ne serait pas tout à
fait ce qu'elle est.
Méthodologiquement, nous avons choisi de nous
tenir à l'écart du classement alphabétique adopté par certains
(Wolt), du classement chronologique ou du classement par
écoles (Ménage). Nous avons regroupé sous un certain
nombre de rubriques thématiques ces philosophes au
mépris de la distance temporelle qui parfois les
sépare. Ce point de vue nous semblait susceptible de
mettre en évidence sinon des ressemblances, du moins
9
certaines analogies. Précisons que nous ne nous sommes
voulue en rien exhaustive. Nous avons laissé dans l'ombre
certains visages, dont les traits nous paraissaient trop flous.
En revanche, nous nous sommes plus largement étendue
sur certaines personnalités, dont les profils multiples ont
alimenté l'imagination des écrivains bien des siècles plus
tard.
Si nous avons puisé notre savoir dans des textes
savants auxquels nous renvoyons lorsque besoin est4, notre
propos ne se veut en rien érudit. Il n'est pas non plus
fantaisiste.
Nous avons voulu, pour le lecteur
d'aujourd'hui,
et à l'aide des documents dont nous
disposons, tracer certains portraits de femmes de
l'Antiquité, qui ont en commun l'amour de la philosophie.
Cette philosophie doit être comprise au sens large, car:
d'une part, nos philosophes sont SOlIvent aussi des
mathématiciennes,
astronomes, quelquefois des
astrologues (ces disciplines étaient fort identiques à
l'époque) et des magiciennes, fréquemment aussi des
rhéteurs et des poètes, et souvent des impératrices ou
des femmes dont le rôle et l'influence politique étaient
extrêmement grands. Mais elles étaient toujours aussi
des philosophes.
C'est pourquoi nous avons
délibérément exclu de notre propos toutes celles qui,
remarquables par ailleurs - pensons à Sappho par
4.
10
En nous permettant de donner quelques précisions sur leur
auteur, précisions bien inutiles aux spécialistes, mais utiles
peut-être à ceux qui ne les fréquentent pas quotidiennement.
exemple - n'avaient en rien prétendu au titre de
philosophe, même si, on le sait, la sagesse pouvait leur
être attribuée;
d'autre part, nos philosophes appartiennent à des
écoles philosophiques différentes: il y a peu de
communauté de vues entre Léontium, l'épicurienne, et
Porcia, la stoïcienne; quant aux mœurs et à l'éthique
d'Hipparchia, la cynique, elles s'opposent totalement à
celles d'Hypatie, la néo-platonicienne. Les pratiques
langagières de Cléobuline, qui parle par énigmes,
semblent tout à fait antithétiques avec celles d'Aspasie,
inspiratrice du discours de Socrate dans le Ménéxène.
Peut-être est-il utile, afin que le lecteur ne se
méprenne pas, de préciser en quelques mots notre position,
celle d'une absence d'idéologie, si tant est que cette
neutralité puisse avoir un sens. Assurément il peut ne pas
paraître gratuit de s'intéresser aux femmes philosophes de
l'Antiquité. Bien des hommes l'ont fait: Wolf, Wemsdorf,
Ménage, dédiant son ouvrage à Madame Dacier. Si un sujet
de recherche a d'autres raisons que le hasard, celles-ci
seraient à trouver, sur le plan conscient, - les autres
m'échappent comme à tout un chacun - dans l'intention de
montrer qu'il Y eut, il y a bien longtemps, des femmes
vouées à la philosophie, même si les textes - mais c'est
aussi vrai de bien des textes... mâles - nous font ici défaut.
Il
Les renseignements principaux sont empruntés à :
.
.
.
.
Diogène Laërce (lIe - Ille siècles ape J.-C.) dans
Vies, doctrines et sentences des philosophes
illustres, ouvrage de référence pour la biographie
des philosophes de l'Antiquité, maintes fois
traduit en français: la place accordée à nos
femmes philosophes y est restreinte.
Clément d'Alexandrie, (Ille siècle), auteur
chrétien, qui dans ses Stromates (= le mot
signifie «livre bigarré») y consacre les
chapitres 19 et 20 du livre IV (en grec et latin
dans la Patrologie de Migne).
Photius (Ixe siècle) homme à l'érudition
étonnante, qui, à Byzance, rassembla dans ce
qu'on nomme sa Bibliothèque les comptes
rendus de nombreux ouvrages (aujourd'hui
disparus), dont ses élèves faisaient lectures
(traduction française dans la collection des
Universités de France, Budé, 8 vol.).
Suidas (Xe siècle) ou plutôt la Souda, sorte
d'encyclopédie de l'époque.
Au XVIIe siècle, un érudit qui joua un grand rôle
dans les querelles littéraires du siècle, que Molière moqua
sous les traits de Vadius dans Les femmes savantes, mais
que Voltaire et Bayle semblent avoir apprécié, traduisit et
commenta l'ouvrage de Diogène Laërce. Il y ajouta un
appendice, "Mulierum philosopharum historia" dédié à
Madame Dacier, traductrice des auteurs grecs et latins. Cet
12
appendice, traduit en français au XVIIIe siècle, a été notre
point de départ.
En ce même siècle, un savant allemand, Jo. Ch.
Wolf, rassembla tout ce que l'on pouvait savoir sur les
femmes philosophes de l'Antiquité dans un ouvrage,
intitulé Fragmenta et elogia mulierum grœcorum, ouvrage
capital qui mériterait au moins une réédition, au mieux une
traduction.
Bien d'autres références apparaîtront au cours de ces
pages. Nous les indiquerons en notes. Nous n'avons voulu
ici souligner que les plus importantes.
13
Chapitre
Premier
Une affaire de famille
Notre premier chapitre, qui traite des femmes
pythagoriciennes (VIe siècle avant J.-C.), met en évidence
un certain nombre de problèmes qui concernent l'ensemble
de notre sujet:
l'indétermination dans laquelle nous sommes
quant à l'identification des personnes, sur le plan
de leur nom ( telle, appelée Théoclée par Suidas,
sera prénommée Aristoclée par Porphyre),
comme sur celui de la relation de parenté
(Théano est tantôt la femme de Pythagore, tantôt
sa fille5). Cela, bien sûr, n'est en rien
caractéristique de la légèreté avec laquelle on
traiterait des rapports des femmes et de la
philosophie, mais vaut pour tout ce qui concerne
cette très lointaine Antiquité.
l'intervention, au cours des siècles, de nombreux
copistes, qui ont quelquefois cru bon de modifier
5.
Voir M. H., WAITHE, Ancient
Dordrecht, M. Nijhoff, 1987.
Women
Philosophers,
15
Une affaire de famille
tel vocable en fonction de la vraisemblance
supposée.
l'entrelacement du fictif et du réel, qui fait, par
exemple, qu'une même anecdote sans doute
séduisante par son pittoresque, est attribuée à
plusieurs.
Nous savons si peu de choses sur Pythagore que les
plus grands spécialistes n'hésitent pas à parler de la légende
pythagoricienne6.
Il semble toutefois que l'école
pythagoricienne, la plus ancienne des écoles de l'Antiquité,
ait, contrairement à ce qui se passa par la suite, accepté dans
ses rangs les femmes. Jamblique dans sa Vie de Pythagore
en dénombre une quinzaine. Ménage, qui ne manque pas de
s'en étonner7 en dénombre une vingtaine sur les 65 femmes
qu'il a étudiées (Wolf en énumérera bien davantage) et,
citant Suidas, rapporte que Philochore, grammairien
d'Athènes, leur a consacré un livre, intitulé Recueil des
femmes héroïques.
6.
Voir 1. LÉVY, La légende de Pythagore, Paris, Champion,
1927.
7.
Assumant allègrement les éternels préjugés, il écrit: "Il peut
paraître surprenant qu'il y ait eu tant de femmes
Pythagoriciennes, si l'on considère que les Pythagoriciens
observaient un silence de cinq ans et qu'ils avaient plusieurs
dogmes secrets, qu'il n'était pas permis de révéler; ce qui
s'accorde difficilement avec le goût de parler si naturel aux
femmes et la peine qu'elles ont à garder un secret." (p. 264).On
pourra consulter: Montserrat JUFRESA, "Savoir féminin et
sectes pythagoriciennes", Clio, Histoire, femmes, sociétés, 2,
1995, p. 17 à 40.
16
Une affaire defamille
Selon certains, Pythagore lui-même aurait reçu son
inspiration de Thémistoclée (d'aucuns disent même qu'elle
aurait écrit ses ouvrages). Telle est la part probablement
légendaire, comme l'est toute généalogie, qui permet aux
glosateurs de s'en donner à qui mieux mieux. Car cette
Thémistoclée est tantôt identifiée comme une prêtresse de
Delphes8, tantôt comme la propre sœur de Pythagore. Si la
première interprétation s'inscrit non seulement dans la ligne
magico-religieuse du pythagorisme, mais aussi dans celle
de toute la philosophie antique - pensons à la Diotime du
Banquet - la seconde aurait davantage de quoi surprendre.
Mais ce serait ne pas tenir compte du scrupule positiviste de
certains interprètes9 qui, soucieux de réalisme, n'ont pas
hésité à lire adelphos (la sœur) là où d'autres lisaient
delphos (Delphes). Après tout, on peut avoir une sœur
prêtresse!
Théano, généralement considérée comme l'épouse
de Pythagore (d'aucuns, comme Photiusl0, la disent sa
fille) est, selon Porphyre la plus célèbre des femmes
pythagoriciennes et, selon Didyme Il, l'unique femme qui
8.
9.
Diogène Laërce écrit: "Aristoxène dit que Pythagore apprit la
plupart de ses théories morales de Thémistoclée, prêtresse de
Delphes" livre VIII (trad. Genaille, T. II, P 119 ; nous
renverrons désormais à cette traduction).
Casaubon (1559-1614) et Scaliger (1540-1609), qui furent, avec
Juste Lipse, les plus grands hellénistes et humanistes du XVIe
siècle, interprétèrent ainsi le texte.
10.
Photius (820-891), T. VII, [249].
Il.
Didyme, grammairien et critique alexandrin, qui aurait composé
un nombre considérable d'ouvrages, de 3500 à 4000. On lui
avait donné des surnoms: tantôt Chalkenteros (= aux entrailles
d'airain) tantôt Bibliolathas (= oublieur de livres), parce qu'il
17
Une affaire defamille
eut écrit sur la philosophie: outre des poésies, nous aurions
d'elle des lettres, qu'Henri Etienne donne dans son édition
de Diogène Laërce et que Mario Meunier a rassemblées
dans un petit ouvrage. Le moins qu'on puisse dire, à la
lecture de ces lettres édifiantes, est qu'elles ne frappent pas
par leur originalité: lieux communs sur l'amour conjugal et
l'éducation des enfants, elles ne semblent guère témoigner
d'une grande profondeur de réflexion philosophique, mais
d'une sagesse frappée au coin du bon sens12.
Cette femme, que, selon Athénée13, Pythagore aima
d'amour fou, le lui rendit bien en faisant de la fidélité une
vertu principale et en exhortant les futures épouses à
exhiber leur nudité pour se rendre plus attrayantes à leur
mari. Rien là de particulièrement excitant, si ce n'est le
commentaire assez succulent qu'en fait Montaigne14. "La
bru de Pythagore disait que la femme qui se couche avec un
homme, doit avec sa cotte laisser aussi la honte, et la
reprendre avec le cotillon. L'âme de l'assaillant, troublée de
plusieurs diverses alarmes, se perd aisément; et à qui
l'imagination a fait une fois souffrir cette honte (et elle ne la
fait souffrir qu'aux premières accointances, d'autant
12.
lisait et écrivait tant qu'il lui arrivait d'oublier ce qu'il avait
écrit et de se contredire fréquemment dans ses ouvrages.
Voir Fragments et lettres des femmes pythagoriciennes [trad.
Mario Meunier] , Paris, L'Artisan du livre, 1932. M. Jufresa
(op. cit.) est, peut-être à juste titre, moins sévère que nous
quant au contenu de ces lettres.
13.
ATHÉNÉE(début du Ille siécle ap. J.-C.), Banquet des sophistes,
XIII, 599 a
14.
Voir Essais, livre I, chap. 21. Montaigne se trompe en
attribuant à la bru de Pythagore ce qui est le fait de Théano.
18
Une affaire de famille
qu'elles sont plus bouillantes et âpres et aussi qu'en cette
première connaissance qu'on donne de soi, on craint
beaucoup plus de faillir), ayant mal commencé, il entre en
fièvre et dépit de cet accident, qui lui dure aux occasions
suivantes." Tout le chapitre, dont j'extrais ces quelques
lignes, est de cette veine.
L'union entre Pythagore et Théano, en tout cas, fut
féconde: deux fils et deux ou trois (?) filles: Mya,
Arignote, Damo. Toutes trois étaient savantes et ont écrit
des poésies et ouvrages philosophiques. Mya avait épousé
Milon de Crotone, ce célèbre athlète, aux exploits
extraordinaires, que Puget a sculpté au moment où il fut
dévoré par les bêtes sauvages, les mains emprisonnées dans
un tronc d'arbre fendu par des coins qui tombèrent quand il
chercha à le disjoindre de ses propres forces. Ce Milon était
lui aussi pythagoricien, et on peut penser qu'en tant
qu'athlète il faisait partie des exceptions faites à la règle, par
ailleurs si controversée, des pythagoriciens qui défendait
toute consommation de viandes. C'est dans la maison de ce
Milon que Pythagore fut brûlé lors d'une révolte politique
fomentée contre lui: telle est l'une des nombreuses versions
de la mort de Pythagore. De Mya nous ne savons plus
grand chose: Lucien, dans son "Eloge des mouches" dit
s'abstenir d'en parler, tant son histoire est connue!!!
A Dama, Pythagore avait communiqué l'essentiel de
sa doctrine en lui demandant de la garder secrète. On sait
que le culte du secret fait partie du pythagorisme qui se veut
doctrine ésotérique, dont l'initiation est longue et sélective.
Nous avons là un aspect trop souvent occulté - c'est le cas
de le dire - des doctrines de l'Antiquité, comparables à
19
Une affaire de famille
certains aspects du bouddhisme ésotérique: c'est que la
philosophie n'était pas seulement discipline intellectuelle,
sagesse partageable, mais moyen de purification et de
transformation intime, proche des règles monastiques et
d'un gouvernement spirituel.
Si Damo vécue dans la pauvreté pour n'avoir pas
voulu vendre les secrets paternels,
une autre
pythagoricienne, Timycha, pour conserver ces mêmes
secrets eut un comportement héroïque. Denys n'était pas
seulement un tyran, il était aussi curieux: le comportement
des pythagoriciens qui préféraient mourir plutôt que de
fouler des fèves15 aux pieds étaient pour lui une énigme. Il
en demanda le secret à Timycha, qui plutôt que de lui
révéler, se mordit la langue et la cracha au visage du tyran.
Cette anecdote 16, rapportée par Jamblique, est
commentée d'une façon étonnante et quelque peu
scandaleuse par Saint Ambroise, dans son Traité de la
virginitél?:
considérant qu'au moment de son acte
courageux, Timycha (bien que légitimement mariée, mais le
mariage aux yeux d'Ambroise était une espèce d'opprobre)
était enceinte, ilIa félicite de sa force d'avoir tenu sa langue,
mais la condamne de sa faiblesse sur l'article de sa
chasteté! En quoi il ne se montrait guère - on s'en
doutait - pythagoricien.
15.
C'est là une autre des versions de la mort de Pythagore, qui,
poursuivi par ses ennemis, préféra se laisser tuer plutôt que de
fouler le champ de fèves devant lequel sa course l'avait conduit.
16.
Des comportements semblables ont été attribués à bien d'autres
personnages de l'Antiquité.
17.
Livre II, chap. 4.
20
Une affaire de famille
Aux femmes pythagoriciennes, Ménage rattache
Lasthénie (de Mantinée, comme Diotime) que Diogène
Laërce et Clément d'Alexandrie classent parmi les
platoniciennes, en arguant du fait que "Platon a pris tant de
choses dans Pythagore, qu'on pourrait l'appeler
Pythagoricien"
18 et en convoquant ici l'autorité
d'Aristote 19. Quoiqu'il en soit de cette assimilation des
contenus doctrinaux, il y a, toutefois, entre Pythagore et
Platon une différence quant à la place réservée aux femmes
dans la philosophie. Alors que, nous l'avons vu, nulle
discrimination n'avait lieu chez les pythagoriciens, il n'en
était pas de même chez les platoniciens. Lasthénie en
apporte la preuve, elle dont l'enthousiasme pour la
philosophie platonicienne était tel qu'elle dut prendre des
vêtements d'hommes pour se mêler aux disciples qui, tous
les soirs, dans les jardins de l'Académie s'attachaient aux
pas du maître. Certaines mauvaises langues et faibles têtes
qui n'imaginent pas que l'amour de la philosophie puisse
valoir un déguisement ont raconté que la philosophie avait
pour elle moins d'attraits que le neveu de Platon,
Speusippe, qu'elle rencontrait à cette occasion.
Il est une autre configuration familiale où la
philosophie s'est transmise de père en filles. Ce fut le cas
des filles de Diodore Cronos, que Clément, et Ménage à sa
suite, classe parmi les dialecticiens, et que nous
18.
19.
Diogène Laërce [trad. Ménage], Amsterdam, 1761, t. III, p.287.
ARISTOTE, Métaphysique, A, 6, 987 a 30.
21
Une affaire de famille
appellerions aujourd'hui mégariques2o. On rattache, on le
sait, à son nom le fameux argument du dominateur21,
montrant que la philosophie du concept ne saurait admettre
des réalités indéterminées et donc que la notion de possible
ne saurait avoir aucun sens. D'où pas d'indétermination du
futur. L'usage que feront Epictète et Aristote de cet
argument ne semble pas avoir été dans l'intention des
éristiques, qui se livraient à des jeux verbaux dans le seul
but de révéler l'incohérence de la philosophie du concept.
Ces joutes oratoires ne furent pas les seules activités de
Diodore Cronos, puisqu'il eut, selon Clément, quatre
filles: Argie, Théognide, Artémise, Pantaclée. Saint
Jérôme22 lui en attribue cinq, dialecticiennes comme leur
père, et "toutes cinq d'une grande sagesse". Philon de
Mégare aurait même écrit leur histoire.
Ainsi, dans la haute Antiquité, les pères ne
dédaignaient pas de transmettre à leurs filles leur
philosophie, de les initier aux arcanes d'une doctrine
jalousement gardée, ou encore de les former aux arguments
- d'aucuns diront aux arguties - qui nécessitent non
seulement souplesse verbale mais encore rigueur dans
l'enchaînement des raisonnements. Ils ne les estimaient pas
indignes de prendre leur suite et de prétendre au beau titre
20.
21.
22.
22
Voir R. MULLER, Les Mégariques, Paris, Vrin, 1985, p. 3839.
On lira à ce sujet l'ouvrage capital et monumental de J.
VUILLEMIN,Nécessité ou contingence. L'aporie de Diodore et
les systèmes philosophiques, Paris, Minuit, 1984.
SAINT JÉRÔME, Contre Jovinien, I, 42.
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