La solidarité : une modalité d’action.
Jean-Pierre Girard
CRIISEA. 2010
Introduction.
Le succès actuel de l’économie solidaire génère un grand nombre d’interrogations sur la
signification de cette notion. Parmi les points débattus, il est celui de la possible dimension morale
de la solidarité. Il est vrai qu’au vu de la situation actuelle, il semble logique de considérer la
solidarité comme valeur morale dans la mesure elle se présente comme inscrite dans un ailleurs
par rapport au marché. Ce serait une sorte de reconstruction à la marge provenant d’un autre univers
conceptuel, celui des valeurs morales.
Peut-on se satisfaire de cette interprétation ? Probablement pas car nous serions du même
coup dans l’obligation d’accepter qu’il n’existe qu’une forme d’ordre social : économique et libéral
tout en acceptant son inefficience. Pour tenter d’apporter une réponse, nous croyons nécessaire non
seulement de définir la solidarité, mais également d’en repérer les formes d’expression dans la
société.
Nous entendons dans les lignes qui suivent ouvrir la voie à une autre interprétation de la
solidarité basée non pas sur sa dimension morale mais sur sa possible efficacité sociale et
économique.
I. Un impératif de solidarisation...
La définition que nous retiendrons de la solidarité est celle d’une communauté d’intérêt qui
s’exprime au travers d’un refus des inégalités et de l’exclusion c’est-à-dire en lien fort avec la
justice. La solidarité s’apparente donc aux combinaisons (théoriques ou pratiques, volontaires ou
involontaires) mobilisées pour atteindre un état de bien-être juste, prospère et durable.
C’est sur cette base que l’on assiste aujourd’hui à un retour de la solidarité qui resurgit selon
diverses motivations. L’on y trouve une dimension morale, découlant directement de l’idéal chrétien
de vie fraternelle, tout autant que des dimensions subversive, revendicative voire nostalgique. Dans
l’urgence, ces positions sont acceptables. Cependant l’idée à laquelle nous nous référons est celle de
la construction d’un espace plus ou moins institutionnalisé dans lequel pourra s’exercer une autre
approche de l’économie.
La construction de cet espace renvoie alors à la pierre d’achoppement entre les dimensions
sociale et solidaire de l’économie. Historiquement cet espace s’est construit autour des thèses
socialistes du 19ème siècle allant de Fourrier à Gide en passant par Bourgeois. Cependant le
XXème siècle a poussé cet espace à réduire ses objectifs et à s’installer dans une logique plus
réformiste en se positionnant à côté de l’économie de marché avec pour objectif de la rendre
«supportable». C’est ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’Economie sociale
Cependant, pouvons-nous accepter que les externalités négatives du système soient prises en
charge à l’extérieur de celui-ci au nom d’une plus ou mois grande volonté d’efficience ? Si tel était
le cas cela renverrait aux conceptions classiques du débat sur la prééminence supposée de
l’efficacité sur la justice ou de l’inverse. Une prise en charge ex-post est d’abord une façon de
pérenniser le système que l’on souhaite compenser. Sans comprendre que l’efficacité ne produit pas
systématiquement le juste mais en agissant comme si c’était le cas, on en arrive à conclure que la
seule solution consiste à décupler l’efficacité - ce qui a alors pour effet d’accroître une nouvelle fois
la prise en charge ex-post des externalités négatives. Or, si l’efficace ne produit plus le juste, peut-
on considérer que le juste produise l’efficace ? Ce sera une façon de concevoir l’Etat providence
(comprenant l’économie sociale). Cependant, devant son échec, nous ne pouvons que conclure à
l’impossibilité pratique de cette relation. Reste alors que efficacité et justice doivent être présents en
même temps et que ni l’un ni l’autre ne produit son complément. La solidarité doit alors s’entendre
comme les deux en même temps. Elle ne peut alors se comprendre que sous la forme de pratiques
dans lesquelles ce qui est juste sans être efficace n’a guère plus de chance de réussir que ce qui est
efficace sans être juste.
C’est la raison pour laquelle parler d’Economie solidaire revient à se positionner autrement et
à envisager que la solidarité ne peut être cantonné à un espace hors marché, mais au contraire au
sein même de celui-ci ou plus précisément des structures qui y sont présentes. Cela revient à
considérer que si l’Economie sociale est un secteur évoluent des structures spécifiques au cahier
des charges à consonance sociale, l’Economie solidaire à l’inverse doit être perçue comme une
économie toutes les structures productives mettent en oeuvre à différents niveaux la solidarité.
C’est ce que nous appelons la solidarisation.
Si cette vision semble laisser entrevoir une certaine morale à travers des comportements plus
ou moins contraints, il n’en est rien. Elle se distingue en cela qu’elle ne repose pas sur une volonté
de moralisation ou une quelconque éthique, mais sur le pragmatisme le plus éhonté. C’est lui qui
nous oblige à constater l’impasse dans laquelle ces croyances (passées) nous ont amenée. La société
n’est ni le résultat involontaire de l’action individuelle, ni une donnée à laquelle il faut se soumettre.
C’est le résultat d’un choix porté par l’existence de raisons contextuellement déterminées qui nous
sont accessibles par la production d’intelligible (éducation-connaissance) et par son appropriation
pour agir (connaissance-action).
Produire et s’approprier l’intelligible, c’est intégrer dans notre approche la complexité. C’est
par exemple être en mesure de construire la démocratie dans tous les domaines de la vie sociale. A
ce propos, il est en effet étrange de constater que nos sociétés revendiquent à la fois d’être
économiques et démocratiques alors que le pouvoir économique est probablement celui qui est le
moins partagé. Etre solidaire n’est pas une position morale, ce n’est pas non plus une position
politique, c’est l’affirmation d’une certaine responsabilité individuelle et collective qui nous oblige
à concevoir le résultat de nos actes à l’aune de la liberté, de l’égalité et de la pérennité1. Cela revient
en grande partie à faire notre les analyses de Jacques Sapir2.
En d’autres termes, la solidarisation de l’économie revient à considérer que si le projet
économique est le seul acceptable dans les sociétés modernes3 il se présente aujourd’hui sous une
modalité qui ne lui permet pas de se réaliser pleinement. C’est d’ailleurs suite à cet échec que les
autres projets (politique où religieux) reprennent de la teneur de par le monde4. Eviter le retour à ces
1 Elle serait en quelque sorte un art combinant des connaissances implicites à des connaissances explicites, un savoir théorique et un savoir-faire d’ordre pratique.
2 J. Sapir, « Les économistes contre la démocratie », Albin Michel, 2002.
3 En effet, ce projet porté par Smith en remplacement des projets religieux et/où politique,est le seul où le pouvoir est pensé comme interne et partagé.
4 Montée des intégrismes religieux d’un côté, des Etats forts de l’autre, et parfois comme aux Etats-Unis de W. Bush des deux en même temps…
projets, desquels nous avons mis tant de temps à nous séparer, ne peut se faire qu’en donnant au
projet économique la possibilité de sa complète réalisation. Une observation critique du
fonctionnement économique nous amène à considérer que la modalité « concurrence » est la cause
du dysfonctionnement de ce projet. Cette modalité indispensable au marché est en fait la modalité
que chaque acteurs tente d’éviter. Une porte de sortie de cette situation paradoxale (nécessité/
évitement de la concurrence) serait de considérer que ce n’est pas la modalité « concurrence » en
tant que telle qui pose problème mais beaucoup plus le fait que ce soit la seule modalité du projet
économique. Il s’en suit que redonner consistance au projet économique revient à introduire une
modalité complémentaire, d’équilibre. Cette modalité pourrait être la modalité « solidarité ». Le
marché autrement prendrait forme sur l’idée que si l’esprit de concurrence est universellement
partagé, il en est de même pour l’esprit de solidarité5. Concurrence et solidarité seraient alors les
modalités d’action complémentaires du projet économique…
Comment pouvons nous percevoir et approcher cette autre modalité? Ce sera l’objet d la
partie suivante.
II. ... Car la solidarité est une modalité d’action spécifique...
Considérer la solidarité comme modalité d’action revient à se poser la question du
déterminant de l’action. Si l’on en croit la littérature contemporaine (Morin, 1986)6, il est nécessaire
de distinguer la finalité de l’action de son intentionnalité.
La finalité est considérée comme une propriété révélée par le comportement naturel du
système qui correspond à une intentionnalité choisie ou imposée pour maintenir ou développer des
activités. Si la finalité est assimilée au « projet » (sous-tendue par des valeurs), l’intentionnalité
serait liée au programme (stratégies et tactiques évolutives en fonction de l’environnement) pour
atteindre l’objectif (Ardoino, 1990)7. Evidemment, l’idée de finalité n’a pas de valeur absolue. Elle
sert simplement de principe à la compréhension du réel, des projets des objets/acteurs observés.
Sans ce principe de départ, le réel apparaîtrait comme une mécanique aveugle. Elle est principe, et
non présupposé métaphysique, car si tel était le cas cela mettrait fin au questionnement des hommes
en allant même jusqu’à nier la possibilité d’un tel questionnement.
En acceptant cette approche distinguant « finalité » et « intentionnalité » il est possible de
repérer à la fois plusieurs finalités possibles et combinables des actions humaines de nature
économiques et plusieurs intentionnalités au regard des mécanismes mis en œuvre par les acteurs.
Nous verrons ensuite que ces différentes expressions peuvent se combiner pour nous permettre
d’expliquer avec un peu moins d’ombre la nature de l’entrepreneur solidaire.
A. Avec de l’intentionnalité (but affiché).
La solidarité comme modalité d’action peut donc s’exprimer de différentes façons tant au
regard des acteurs qui sont en relation que de l’objet de la mise en œuvre. Il s’agit de
l’intentionnalité.
1. Au regard des acteurs.
Les acteurs dont nous parlons sont perçus comme des entités qui peuvent être soit
des individus, soit des groupes d’individus. Cette distinction sera combinée à la distinction entre le
sujet et l’objet. En fait, il est possible de repérer les cas suivants :
5 L’orientation actuelle de l’œuvre de JM Pelt ouvre la voie à cette possibilité (Pelt, 2003 et 2004).
6 Morin E., La méthode, vol. 3., La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil., 1986.
7 Ardoino J., Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philosophiques, Dictionnaire, Paris PUF, 1990.
a) Avec confusion du sujet (S) et de l’objet (O).
La solidarité est une « solidarité réflexive ». Les acteurs (individus, entreprises…) se
réunissent pour atteindre un objectif commun qui n’est favorable qu’à eux-mêmes, d'où la
confusion. Il s’agit là des corporations, associations de chasseurs par exemple...
SUJET OBJET
Action
solidaire
b) Avec distinction entre sujet et objet et identification du sujet et de l’objet.
Les sujets agissent en direction d’objet identifiés et limités extérieurs à eux. Dans ce cas il est
possible de distinguer deux formes de solidarités!:
- Une première pour laquelle le sujet n’attend rien de particulier des objets. Nous proposons
de qualifier cette solidarité de « solidarité de conscience ». Nous pouvons prendre pour exemple
les Restos du coeur, Emmaus...
OBJETSUJET
Action
solidaire
- Une seconde pourrait s’entendre si le sujet attend quelque chose de précis de la part de
l’objet. Cela peut être par exemple une action ou un comportement qui lui soit favorable. Il est
aussi possible de considérer que par la réciprocité, le sujet devienne l’objet et inversement. Il
s’agit de ce que nous appelons une « solidarité de réciprocité». C’est le cas des contrats comme
le RMI, RSA...
-
OBJETSUJET
Action
solidaire
c) Avec distinction entre le sujet et l’objet et non-identification de l’objet.
Cette solidarité peut être dite « solidarité de cohésion» dans la mesure le sujet agit en
direction d’un objet qui est la société et en même temps, comme élément de la société, il est l’objet
de son action. Il s’agit d’un comportement qui touche l’ensemble des entités (sujet, objet) mais qui
ne peut être efficace que si l’ensemble finit par avoir le même comportement ou objectif. Les
actions en direction de l’environnement naturel, économique, politique sont de cette nature...
SUJET/OBJET
SUJET/OBJETSUJET/OBJET
SUJET/OBJET
SUJET/OBJET
Action
solidaire
2. Au regard de l’objet.
Pour comprendre, il est nécessaire de garder à l’esprit que raisonner « solidarité »,
c’est raisonner « humain ». L’acteur et l’objet sont toujours des humains. Le statut de la solidarité
sera alors donné par la position de l’humain dans le couple objectif/externalité.
a) L’objectif est l’humain
C’est à dire visant à l’amélioration de sa socialité ou de son bien-être…, alors l’externalité sera sa
plus grande efficacité productive. Nous parlerons dans ce cas de « solidarité finalisée ».
b) L’objectif est la plus grande efficacité productive
Cela renvoie en externalité, comme second par rapport à l’objectif visé, le bien-être humain. Si
l’humain n’est présent qu’au titre d’externalité nous parlerons de « solidarité instrumentale ».
Ces différentes solidarités peuvent être regroupées dans un tableau :
Solidarité de
conscience
Solidarité de
réciprocité
Solidarité
réflexive
Solidarité de
cohésion
Solidarité
instrumentale
Charité
Paternalisme
Corporatisme
Solidarisme
Solidarité
finalisée
Humanitarisme
Godinisme
Coopératisme,
Associationnisme
Economie solidaire
B. Avec une finalité (but ultime).
Définir la finalité de l’action humaine n’est jamais chose aisée. Cette difficulté s’avère encore
plus grande lorsqu’il convient de considérer la dimension économique de cette action. Aristote en
parlant du commerce l’avait déjà décelé. Si le commerce se présente comme un tout au niveau réel,
il est ambigu au niveau théorique puisqu’il est la combinaison de deux finalités différentes et
opposées (sa dimension économique et sa dimension chrématistique). Toutefois il nous semble
possible d’accepter pour l’instant que la finalité des actions économiques puisse s’apprécier au
regard de trois questions :
Pour qui et quoi l’action est-elle menée ? Intérêt individuel ou holiste
Avec quels outils l’action est-elle menée ? Plus-value privée ou sociale ?
Sur quel espace cette action s’inscrit-elle ? Territoire déterminé ou indéterminé ?
1. En termes d’intérêt.
L'individualisme est une conception qui tend à privilégier les droits, les intérêts et la valeur de
l'individu par rapport à ceux du groupe et de la communauté. Il soutient l'autonomie individuelle
face aux diverses institutions sociales et politiques (la famille, le clan, la corporation, la caste...) et à
leurs règles. La notion d’intérêt individuel renvoie alors à l’idée de satisfaire à cet individualisme
avec le minimum d’entraves collectives.
A l’inverse, le holisme peut se définir comme une tendance à constituer des ensembles qui
sont supérieurs à la somme de leurs parties. L’intérêt holiste répond alors aux besoins de cet
ensemble avant de s’intéresser aux besoins des individus.
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