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contraire à la stabilité politique du souverain7. Mais
il faut dire que les années de sécheresse qui étaient
survenues par hasard après le traité de 1856 avec
les Anglais, furent considérées comme le résultat
néfaste du contact avec les Européens. Cette pluie
qui tue le sultan n'est autre que celle qui renforce la
tribu. L’idée est confirmée par cette croyance des
gens du Souss qui prédisaient la fin du règne d’un
sultan s’il osait entrer dans le territoire des tribus et
surtout s’il traversait le fleuve Souss8.
L'auteur d'al-Ibtissâm était attentif aux
menaces et aux croyances qu’exprimaient les gens
du commun. Tout se passe comme si le point de
vue de l’auteur d'al-Ibtissâm relevait d'un amalgame
entre une hagiographie apocalyptique et une
astrologie maléfique9. Cependant l’auteur avait
rapporté dans son ouvrage toute une série d’adages
sur les fondements du pouvoir politique tel que l’a
décrit Aristote : « Le monde est un jardin dont le
fondement est l’Etat, celui-ci s’appuie sur la sunna
dont le soutien est le pouvoir politique, qui dépend
de l’armée, qui exige de l’argent dont la source est
le peuple, lequel a besoin de justice, qui est le pivot
du monde, qui est un jardin… » Cette
« circularité » grecque devait être reprise quelques
années plus tard par l’historien Akansûs alors que
le makhzen était en crise politique et militaire.
Si l’œuvre d’al-Ibtissâm, écrite sans doute
sans autorisation sultanienne, a exprimé avec plus
de liberté les opinions de son auteur qui a voulu
7 Anonyme, al-Ibtissâm, p. 214
8 Viviane Pâques rapporte que : « C´est pourquoi
actuellement encore aucun souverain ne peut entrer
officiellement dans Ouezzane car deux rois ne peuvent se
trouver ensemble dans un même lieu ». Voir V. Pâques, La
religion des esclaves, recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa,
Bergamo, Moretti et Vitale éditions, 1991, 329 p., p. 40.
9 C’est aussi la vision de Muhammed al-Mashrafî qui a écrit
que Mawlây Sulaymân avait été destitué parce qu’il était le
sixième de la dynastie alawite tout comme M. al-Hassan
descendant d'`Ali, le sixième élu après le Prophète, ou encore
al-Walîd b. ‘Abd al-Malik, le sixième prince de la dynastie des
Umayyades. Voir M. al-Mashrafî, al-Hulal al-Bahiyya,
Bibliothèque nationale, Rabat, 1463D, p. 190. D'autre part,
Marc-Antoine Pérouse de Mont-Clos parle quant à lui de
rites de pluie intégrés au dhikr soufi : « Chez les nomades du
Somaliland, la danse jenile qui célébrait le dieu Wak lors des
célébrations zar a, par exemple, été incorporée dans les
cérémonies dikr des confréries ». Voir « NGOs in a country
without government : Islamic Movements and Aspirations to
Replace the State in War-torn Somalia », in Ben Néfissa,
Sarah et al. (ed.), NGOs and Governance in the Arab World,
Cairo, The American University in Cairo Press, 2005, pp.
291-310.
garder l’anonymat, celle d’Akansûs le Jaysh a été
écrite à la demande du sultan Muhammed IV (m.
1873). Ce qui nous incitera à nous étendre
davantage sur cet écrit dont l’auteur avait été témoin
du règne de quatre sultans10.
L’œuvre d’Akansûs ou la gouvernance par le
« mal »
L'historien tijânî Akansûs, qui est arrivé à
Fès en 1229H/1813 et a fait ses études à la
Qarawiyyîn, est devenu ministre du sultan Mawlây
Sulaymân vers 1822. C’est après son éviction par
Mawlây ‘Abd al-Rahmân, la même année
qu’Akansûs s’affilia à la confrérie Tijâniyya auprès
de Muhammad al-Ghâlî11, soit en 1822-3.
Soupçonné de comploter en faveur du sultan
Mawlây Brahîm (fils du sultan M. Sulaymân) qui
avait été investi par un serment d’allégeance, bay'a,
rédigé par Mohammed al-Yâzghî et signé par
certains tijânîs comme ‘Abd al-Salâm al-Azamî12,
Akansûs a donc été éloigné de l'entourage du
makhzen.
C’est à la suite d’une demande écrite du
sultan Muhammed IV13 et sur ordre de son ministre
sîdî al-Yamânî Bû‘ashrîn, qu'Akansûs rédigea son
ouvrage en 1866, soit sept ans après le « désastre de
Tétouan14 » en 1859-1860, et après l’intronisation
de Muhammed IV en 185915. La rédaction du Jaysh
est en quelque sorte une tentative de rendre son
éclat à la puissance du sultan, qui avait été « dévoilée
par son attitude » fébrile devant l'armée espagnole,
et aussi, comme on va le voir, de dénoncer les
coupables et de montrer du doigt les « indécents ».
Le jugement d’Akansûs suit le schéma que la plupart
des historiens traçaient et qui consistait à épargner le
sultan, sujet sacré et objet de vénération, et à
s’attaquer aux « forces du mal » : les chefs de l’armée
10 En effet Akansûs a participé à la vie politique du règne de
Mawlây Sulaymân (m. 1822), de M. ‘Abd al-Rahmân (m. 1859),
de M. Muhammed IV (m. 1873) et de M. al-Hasan I (m. 1893).
11 Muhammed al-Ghâlî sera expulsé par le fondateur de la
Tijâniyya vers la Mecque et c'est au cours de son séjour au
Hijâz qu'il a donné le wird tijânî au grand introducteur et
fondateur d'un empire en Afrique de l'Ouest, le fameux al-Hâjj
'Umar (m. 1864).
12 Voir le texte de cette bay'a à la bibliothèque royale, mss. n°
12452, pp. 98-106.
13 M. Mennouni, al-Masâdir al-‘arabiyya li târîkh al-maghrib, Rabat,
publications de la faculté des lettres et des sciences humaines,
1989, p. 93.
14 C’est ainsi que al-Nâsirî, auteur d’al-Istiqsâ, appelle la guerre
de Tétouan de 1860.
15 Cette défaite était considérée comme une première défaite
honteuse par l’auteur d’al-Hulal, p. 213.