Morts par asphyxie - Centre Jacques Berque

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Les rites de pluie et le champ politico-religieux
au Maroc du XIXe siècle : Quand la pluie tue le sultan
Jillali El Adnani
Les Études et Éssais du Centre Jacques Berque
N° 1 - janvier 2011
Rabat (Maroc)
Les rites de pluie et le champ politico-religieux
au Maroc du XIXe siècle : quand la pluie tue le sultan
Jillali El Adnani
‫ﻣﻠﺨﺺ‬
‫ ﺣﻴﻦ ﻳﻘﺘﻞ اﻟﻤﻄﺮ اﻟﺴﻠﻄﺎن‬: ‫اﻟﺴﻴﺎﺳﻲ ﻓﻲ ﻣﻐﺮب اﻟﻘﺮن اﻟﺘﺎﺳﻊ ﻋﺸﺮ‬-‫ﻃﻘﻮس اﻟﻤﻄﺮ و اﻟﻤﺠﺎل اﻟﺪﻳﻨﻲ‬
‫اﻟﺠﻴﻼﻟﻲ اﻟﻌﺪﻧﺎﻧﻲ‬
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Résumé
Le domaine de la magie et du mythe a souvent nourri la dualité arabe/berbère, orthodoxie/culture
populaire ou encore pouvoir mahkzen et société tribale. Cette étude traite de la fragilité de ces oppositions.
Nous avons tenté de montrer à quel point la légitimité du pouvoir politique n’est pas souvent une affaire de
savants et d’élites. Elle peut être accordée au sultan par le biais de rites populaires réinterprétés et admis dans
le discours officiel. On verra qu’il s’agit dans cet article de tribus qui réclament un pouvoir ferme face à un
sultan qui est prêt à se sacrifier pour le bien de ses sujets en accomplissant la prière de la pluie. C’est dire
combien ce mythe introduit et utilisé par l’historiographie officielle montre que les protagonistes peuvent
manier les mêmes armes pour des fins qui paraissent à la fois contradictoires et complémentaires.
Mots-clefs : Maroc, légitimité, historiographie, makhzen, tribu, confrérie, magie, rites populaires, rite de pluie
Sommaire
Les rapports entre les tribus et le makhzen d’après l’historiographie marocaine du XIXe siècle ............................3
Le Kitâb al-Ibtissâm ........................................................................................................................................3
L’œuvre d’Akansûs ou la gouvernance par le « mal » .................................................................................4
L’œuvre d’al-Nâsirî ou la gouvernance par le « bien » ................................................................................7
Rites de pluie : magie, orthodoxie et légitimation politique.........................................................................................8
La prière de la pluie : faveurs et châtiments .................................................................................................8
La pluie, la baraka et le sultan : une autre facette de la légitimation .........................................................9
Conclusion ................................................................... ................................................................................................... 11
1
Les rites de pluie et le champ politico-religieux
au Maroc du XIXe siècle : quand la pluie tue le sultan
Jillali El Adnani*
professeur d’histoire
Université Mohamed V, Rabat-Agdal
[email protected]
« Nous sommes, la seule tribu au monde qui descende du ciel. Le ciel
fait partie des montagnes. Chez nous la pluie ne tombe pas, elle monte »,
Ahmed Abodehman (romancier saoudien), La Ceinture, Paris, Gallimard, 2000,
141 p.
En dehors de l’intérêt accordé à la question
de la pluie et des rites qui l'accompagnent par les
ethnographes coloniaux, rares sont les recherches
qui ont traité de la problématique liée aux tensions
et aux compromis entre les tribus et le makhzen à
partir de ces mêmes rites. Pourtant l'historien
Mohammed El Bazzaz a consacré, au cours de la
dernière décennie, une étude aux famines et aux
épidémies dans l'histoire du Maroc, de même que
Nicolas Michel a pu mettre l’accent sur une
« économie de subsistances dans le Maroc précolonial » en s'appuyant sur un riche ensemble de
données mais qui, comme le rappelle l’auteur,
posent problème pour le regard et les
reconstitutions de l'historien 1 . Ce travail tentera
donc une étude de ce phénomène mais en
s´appuyant sur la relation entre ciel et terre et
surtout sur un type de magie qui renvoie à la
succession de la sécheresse, de la pluie et du
pouvoir politico-religieux. C´est dire que les
oppositions classiques entre pays makhzen et pays
de l´anarchie ou encore entre la plaine et la
montagne ne seront pas souvent prises en compte.
La priorité sera donc donnée à cette alliance entre
le sacré et le profane (baraka et violence) qui a pu
souvent venir en aide à un pouvoir politique en
* Je tiens à remercier B. Dennerlein du Zentrum moderner
Orient (ZMO) à Berlin, M. Naciri et A. Sebti pour leurs
précieuses suggestions et remarques.
1 M. El Amin El Bezzaz, Tarikh al-maja´at w al-awbia bi alMaghrib, Rabat, faculté des Lettres et des sciences humaines,
1992
N. Michel, Une économie de subsistance, le Maroc pré-colonial, Le
Caire, IFAO, 1997, 2 vols.
proie à des difficultés internes et auxquelles les
textes sacrés ne trouvent pas de remède.
Notre connaissance actuelle est loin de
cerner les questions liées au flux et au reflux du
pouvoir du makhzen et des tribus sous l'effet de
l'abondance et de la rareté des pluies. Le pouvoir du
sultan se rétrécit au cours des saisons pluvieuses
quand la tribu est « rassasiée » et peut entrer en
révolte, sinon c'est le sultan qui soumet le pays en
« mangeant » les tribus affamées 2 . Faut-il donc se
fier à l'historiographie marocaine qui s'est accordée
sur un consensus plaidant pour une expression
devenue célèbre : « le sultan qui grâce à la famine et
la sécheresse arrive à soumettre le pays ? ». Ne s'agitil pas là d'une règle qui ne s'applique qu'aux
moments de crises ? Sinon, quels sont les enjeux et
les mécanismes d'un équilibre au niveau des
rapports entre les tribus et le makhzen ? Enfin,
peut-on parler d'une histoire marocaine faite d’une
incessante succession de périodes de paix et de
périodes de révoltes ? Autrement dit, dans quelle
mesure peut-on considérer une historiographie,
largement préoccupée par l’enregistrement des
révoltes, des sécheresses et des famines, comme le
reflet de la situation d'un pouvoir makhzenien
toujours en proie à sa tendance dominatrice et d’un
pouvoir tribal souvent à la recherche d'une
« autonomie » ? C'est à partir de cette vision
2 R. Jamous, Honneur et Baraka, les structures traditionnelles dans le
Rif, Paris, MSH, 1981, p. 226. L´expression du sultan qui
mange les tribus a été rapportée par les chroniqueurs
marocains et aussi par les lettres sultaniennes (information
fournie par A. Sebti).
2
historienne et anthropologique que cette étude
tentera de retrouver les lacunes, les divergences et
les convergences qui ont souvent rendu difficile
l'étude de la relation tribus/makhzen. C'est
pourquoi on a choisi de traiter des rites pour
obtenir la pluie et des constructions
hagiographiques à partir de plusieurs textes
historiques du XIXe siècle dont les conditions et les
motifs de rédaction sont aussi ceux qui ont
engendré les frustrations, les espoirs et les mythes
de cette époque. On commencera par introduire le
lecteur dans cette historiographie avant de passer
en revue les fondements et les fonctions du mythe
de la pluie qui tue le sultan. Le but de cette étude
est aussi de savoir pourquoi ce mythe de la pluie
relatif au pouvoir politique n’est apparu que dans
la deuxième moitié du XIXe alors qu’au XVIIe déjà
les élèves refusent de suivre le cours d’exégèse d’alIfrânî (m. 1727) parce que, disent-ils, chaque fois
qu’on l’enseigne survient la sécheresse 3 comme si
certains mythes manifestaient la crise du savoir et
d’autres celle du pouvoir politique. Ainsi, le mythe
de la pluie dont il sera question sera aussi
l’occasion de vérifier à quel point le makhzen, la
tribu et les savants partageaient les mêmes soucis
vis-à-vis de la pratique politique, et de voir
combien les interprétations des légendes par les
anthropologues pour prouver la marginalité des
tribus (E. Gellner) sont loin de la réalité historique.
Ce travail tentera aussi de montrer la
fonctionnalité du mythe de la pluie qui nous
montre par quels moyens le pouvoir politique se
reproduisait et aussi comment l´anarchie alimente
le processus de la stabilité et de la légitimation.
Les rapports entre les tribus et le
makhzen d’après l’historiographie
marocaine du XIXe siècle
L’historiographie
de
même
que
l’hagiographie et la généalogie faisaient partie des
sciences non enseignées dans les écoles mais qui
étaient surtout le fait du pouvoir central et des
grandes familles détentrices du savoir et de la
baraka. Parmi les écrits auxquels on aura recours
dans cette étude il y a le kitâb al-Ibtissâm, écrit par
un auteur anonyme, le Jaysh al-‘Aramram d’Akansûs
A. Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme
marocain (1830-1912), Paris, F. Maspero, 1980, 481 p., p. 198,
note 17 (d’après I. Ibrahim, al-I’lâm biman halla bi
Marrakech w Aghmât mina al-A’lâm, (Identifier les
personnages célèbres qui ont séjourné à Marrkech et
Aghmât), Fès, Imprimerie al-Jadida, 1936-1939, t. V, p. 394
3
et le kitâb al-Istiqsâ d’al-Nâsirî. Ces trois écrits ont
tous été rédigés après les temps des grandes crises
notamment les défaites militaires de l’armée
marocaine d’abord face aux tribus du moyen Atlas
entre 1818 et 1822 puis à Isly en 1844 et enfin à
Tétouan en 1860. Cette prolifération des écrits et
des pamphlets relatifs au contact avec les Européens
a été suivie aussi d’une augmentation du nombre des
devins et des majdûbs dont celui qui s’était adressé au
sultan Muhammed IV alors qu’il s’apprêtait à aller à
Oujda pour faire face à l’armée française en 1844, et
lui avait dit : « Va plutôt à Tétouan » faisant allusion
à la guerre contre l’Espagne qui devait avoir lieu en
1860 4 . Quels sont donc les apports de ces écrits sur
la question du rapport entre tribus et makhzen et
entre celui-ci et les forces européennes ? De même
quelles sont les attitudes de ces historiens vis-à-vis
du mythe de la pluie qui tue le sultan ?
Le Kitâb al-Ibtissâm
On a commencé par l’œuvre de l’auteur
anonyme, qui est un secrétaire de la cour sultanienne
(et un disciple de la tarîqa Darqâwiyya), dont
l’identification est en cours, pour des raisons
strictement chronologiques et aussi du fait qu’il est
le premier historiographe à rapporter le mythe de la
pluie qui tue le sultan, qu’on ne trouve que sous
forme de bribes dans les autres écrits. Il faut dire
aussi que cet écrit est l’un des premiers à mettre
l’accent sur les réformes militaires et surtout sur les
changements survenus en Orient et précisément en
Egypte où il connaît l’œuvre de Muhammed ‘Ali 5 .
Cet écrit donne des détails précis sur l’armée
marocaine au moment même où les réformes
s’imposaient.
Dans l’historiographie marocaine, la faim
était considérée, on l’a vu, comme une arme secrète
du sultan. L’auteur anonyme d’al-Ibtissâm disait de la
famine de 1824 : « Ce fut un grand bienfait, car les
tribus, du Souss à Oujda, étaient devenues
insolentes. Après sept ans de désordre, Dieu fit
rentrer, par ce moyen, tout le monde dans
l’obéissance 6 ». Le même auteur dit par ailleurs que
la mort de M. ´Abd al-Rahman en 1859 est survenue
à la suite de la participation du sultan à la prière de
l´Istisqsâ comme si le sultan n'avait pas le droit de
réaliser le bien pour ses sujets et que le bien accordé
par la volonté divine et la bénédiction du sultan était
A. Laroui, op. cit., p. 224
Anonyme, al-Ibtissâm, mss Bibliothèque royale, H 114, p. 78.
6 A. Laroui, op. cit., p.122.
4
5
3
contraire à la stabilité politique du souverain7 . Mais
il faut dire que les années de sécheresse qui étaient
survenues par hasard après le traité de 1856 avec
les Anglais, furent considérées comme le résultat
néfaste du contact avec les Européens. Cette pluie
qui tue le sultan n'est autre que celle qui renforce la
tribu. L’idée est confirmée par cette croyance des
gens du Souss qui prédisaient la fin du règne d’un
sultan s’il osait entrer dans le territoire des tribus et
surtout s’il traversait le fleuve Souss 8 .
L'auteur d'al-Ibtissâm était attentif aux
menaces et aux croyances qu’exprimaient les gens
du commun. Tout se passe comme si le point de
vue de l’auteur d'al-Ibtissâm relevait d'un amalgame
entre une hagiographie apocalyptique et une
astrologie maléfique 9 . Cependant l’auteur avait
rapporté dans son ouvrage toute une série d’adages
sur les fondements du pouvoir politique tel que l’a
décrit Aristote : « Le monde est un jardin dont le
fondement est l’Etat, celui-ci s’appuie sur la sunna
dont le soutien est le pouvoir politique, qui dépend
de l’armée, qui exige de l’argent dont la source est
le peuple, lequel a besoin de justice, qui est le pivot
du monde, qui est un jardin… » Cette
« circularité » grecque devait être reprise quelques
années plus tard par l’historien Akansûs alors que
le makhzen était en crise politique et militaire.
Si l’œuvre d’al-Ibtissâm, écrite sans doute
sans autorisation sultanienne, a exprimé avec plus
de liberté les opinions de son auteur qui a voulu
Anonyme, al-Ibtissâm, p. 214
Viviane Pâques rapporte que : « C´est pourquoi
actuellement encore aucun souverain ne peut entrer
officiellement dans Ouezzane car deux rois ne peuvent se
trouver ensemble dans un même lieu ». Voir V. Pâques, La
religion des esclaves, recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa,
Bergamo, Moretti et Vitale éditions, 1991, 329 p., p. 40.
9 C’est aussi la vision de Muhammed al-Mashrafî qui a écrit
que Mawlây Sulaymân avait été destitué parce qu’il était le
sixième de la dynastie alawite tout comme M. al-Hassan
descendant d'`Ali, le sixième élu après le Prophète, ou encore
al-Walîd b. ‘Abd al-Malik, le sixième prince de la dynastie des
Umayyades. Voir M. al-Mashrafî, al-Hulal al-Bahiyya,
Bibliothèque nationale, Rabat, 1463D, p. 190. D'autre part,
Marc-Antoine Pérouse de Mont-Clos parle quant à lui de
rites de pluie intégrés au dhikr soufi : « Chez les nomades du
Somaliland, la danse jenile qui célébrait le dieu Wak lors des
célébrations zar a, par exemple, été incorporée dans les
cérémonies dikr des confréries ». Voir « NGOs in a country
without government : Islamic Movements and Aspirations to
Replace the State in War-torn Somalia », in Ben Néfissa,
Sarah et al. (ed.), NGOs and Governance in the Arab World,
Cairo, The American University in Cairo Press, 2005, pp.
291-310.
7
8
garder l’anonymat, celle d’Akansûs le Jaysh a été
écrite à la demande du sultan Muhammed IV (m.
1873). Ce qui nous incitera à nous étendre
davantage sur cet écrit dont l’auteur avait été témoin
du règne de quatre sultans 10 .
L’œuvre d’Akansûs ou la gouvernance par le
« mal »
L'historien tijânî Akansûs, qui est arrivé à
Fès en 1229H/1813 et a fait ses études à la
Qarawiyyîn, est devenu ministre du sultan Mawlây
Sulaymân vers 1822. C’est après son éviction par
Mawlây ‘Abd al-Rahmân, la même année
qu’Akansûs s’affilia à la confrérie Tijâniyya auprès
de Muhammad al-Ghâlî 11 , soit en 1822-3.
Soupçonné de comploter en faveur du sultan
Mawlây Brahîm (fils du sultan M. Sulaymân) qui
avait été investi par un serment d’allégeance, bay'a,
rédigé par Mohammed al-Yâzghî et signé par
certains tijânîs comme ‘Abd al-Salâm al-Azamî 12 ,
Akansûs a donc été éloigné de l'entourage du
makhzen.
C’est à la suite d’une demande écrite du
sultan Muhammed IV 13 et sur ordre de son ministre
sîdî al-Yamânî Bû‘ashrîn, qu'Akansûs rédigea son
ouvrage en 1866, soit sept ans après le « désastre de
Tétouan 14 » en 1859-1860, et après l’intronisation
de Muhammed IV en 1859 15 . La rédaction du Jaysh
est en quelque sorte une tentative de rendre son
éclat à la puissance du sultan, qui avait été « dévoilée
par son attitude » fébrile devant l'armée espagnole,
et aussi, comme on va le voir, de dénoncer les
coupables et de montrer du doigt les « indécents ».
Le jugement d’Akansûs suit le schéma que la plupart
des historiens traçaient et qui consistait à épargner le
sultan, sujet sacré et objet de vénération, et à
s’attaquer aux « forces du mal » : les chefs de l’armée
En effet Akansûs a participé à la vie politique du règne de
Mawlây Sulaymân (m. 1822), de M. ‘Abd al-Rahmân (m. 1859),
de M. Muhammed IV (m. 1873) et de M. al-Hasan I (m. 1893).
11 Muhammed al-Ghâlî sera expulsé par le fondateur de la
Tijâniyya vers la Mecque et c'est au cours de son séjour au
Hijâz qu'il a donné le wird tijânî au grand introducteur et
fondateur d'un empire en Afrique de l'Ouest, le fameux al-Hâjj
'Umar (m. 1864).
12 Voir le texte de cette bay'a à la bibliothèque royale, mss. n°
12452, pp. 98-106.
13 M. Mennouni, al-Masâdir al-‘arabiyya li târîkh al-maghrib, Rabat,
publications de la faculté des lettres et des sciences humaines,
1989, p. 93.
14 C’est ainsi que al-Nâsirî, auteur d’al-Istiqsâ, appelle la guerre
de Tétouan de 1860.
15 Cette défaite était considérée comme une première défaite
honteuse par l’auteur d’al-Hulal, p. 213.
10
4
et des tribus. Il dit : « Les Berbères sont l’âme de
l’esprit facétieux dans ce pays ». Akansûs, pour
exécuter sa tâche d’historien cautionné par son
sultan-protecteur, Muhammed IV, se révèle
partisan d’une armée forte, celle qui a fait les beaux
jours des sultans. Faut-il chercher les raisons de la
rédaction du Jaysh dans l’effondrement moral et
militaire causé par les révoltes tribales survenues
entre 1818 et 1822 et dans la « décomposition » de
l’armée sultanienne face aux Espagnols en 1860 16 ?
Akansûs dit que : « les pluies abondantes peuvent
être considérées comme dangereuses 17 ». Cette
considération ne prend pas en compte les risques
naturels que pourrait causer une pluie torrentielle,
mais les conséquences d'une récolte abondante qui
pourrait fortifier la tribu au point de menacer la
stabilité du makhzen.
Akansûs affirme que le mythe de la pluie
qui tue le sultan est apparu pendant le règne du
sultan ‘Abd al-Rahmân et que les gens du commun
ont toujours cherché à culpabiliser les savants et
les imâms dont les prières pour la pluie qu’ils
présidaient, n’étaient pas suivies d’une chute de
pluie. Ceci aurait rendu difficile la tâche pour des
imâms qui avaient commencé à douter de leur
baraka et surtout qui ne voulaient pas se
discréditer aux yeux des gens du commun 18 .
Enregistre-t-il simplement une succession d’années
de sécheresses mettant en défaut l’effet de la
baraka ? Ne s’agit-il pas là d’un élément révélateur
sur la naissance d’un contre discours religieux,
cette fois-ci produit par les gens du commun, qui
s’opposaient à la confiscation du discours religieux
par l’élite ? Ou encore, cette impuissance des
imâms n´est-elle pas celle qui pourrait renforcer le
projet politique d´un mahdi capable de faire
tomber la pluie et de délivrer les pauvres comme
c´était le cas du Tijânî Bû`azza al-Habrî en 1875 19 ?
La tradition veut qu'on oppose la tribu au
makhzen alors que celle-ci joue aussi un rôle
H. al-Hajwî parle des sultans qui étaient comme des jouets
entre les mains des chefs de l’armée et cela depuis le règne de
M. Ismâ‘îl (m.1727) jusqu’à celui de M. al-Hassan (m.1894).
Al-Hajwî, Mulakhas al-Ibtissâm, résumé d’al-Ibtissâm,
Bibliothèque nationale, mss N° H114, p. 373.
17 Akansûs, al-Jaysh al-‘Aramram al-khumâssî, publié par
Ahmed al-Kansûssî, Marrakech, Imprimerie al-Wataniyya,
1994, t. II, p. 24
18Akansûs, al-Jaysh al-‘Aramram, t. I, p. 153.
19 J. El Adnani, La Tijâniyya, 1781-1881 : les origines d'une
confrérie religieuse au Maghreb, Rabat, Marsam éditions, 2007,
247 p.
16
important dans la lutte du pouvoir central contre
d'autres tribus dissidentes. La dissidence est aussi
l'écho de la légitimité. Cela veut dire que si
l'opposition entre makhzen et tribus reste bien
affichée, la complémentarité entre ces deux entités
sociales et politiques est aussi présente et motrice
dans l'histoire marocaine. Il est important de
signaler que l'historiographie marocaine, comme le
fait ici Akansûs, traite des moments de crise en
mettant d'un côté, les tribus, considérées comme
fauteurs de troubles ou comme le dit Akansûs les
« sources et les nids » du mal, et de l'autre côté le
sultan considéré comme un faiseur de bien et un
gestionnaire de la dissidence. En fait les passerelles
entre le religieux et le politique étaient nombreuses
et un pouvoir légitime avait besoin de se confronter
à un ennemi « légitime », qu’il soit une tribu ou une
zâwiya. C'est du moins l'avis d'Akansûs qui estimait
que le jihad des tribus dissidentes était préférable à
une confrontation nouvelle avec les Espagnols. De
la même façon, lorsque Akansûs parle des révoltes
et des crises, il rend coupable les gouverneurs et non
les sultans 20 . Selon l’historiographie marocaine, ces
derniers ne sont pas responsables de leurs
destitutions.
Cependant ce regard historiographique qui
suit aussi un schéma hagiographique formulé par
Akansûs et les défenseurs de la théorie de
l'opposition entre tribus et makhzen, n'a pas pu
masquer le fait que les tribus s'opposent à la
politique fiscale du makhzen et à celle des caïds et
des gouverneurs et non à la personne du sultan. La
dimension économique joue un rôle important dans
cette opposition. En effet, le pouvoir du sultan
Mawlây ‘Abd al-Rahmân, qui est visé par le mythe
de la pluie, a été contesté par certains savants à la
suite de la levée d’un impôt illégal (appelé maks) sur
les cuirs et le bétail vendus 21 . La perception des
impôts et surtout leur réglementation et leur
légitimité ont toujours posé un grand problème
pour le makhzen. De même qu´il fallait se poser des
questions sur le rôle des caïds et shaykhs de tribus
dans les tensions entre tribus et makhzen.
Ainsi, la pluie qui tue le sultan assure aussi la
richesse des tribus qui entrent en révolte et refusent
de payer leurs redevances en matière d'impôt. R.
Jamous a rapporté une anecdote à ce sujet
concernant le siège du sultan contre les Aït Shishar
Akansûs, t. I, p. 287.
M. Mannûnî, Mazâhir yakazat al-maghrib al-hadît, Rabat,
Matba’at al-Umniyya, 1973, pp. 297-298.
20
21
5
qui : « ...nourrissent une vache avec du blé et la
lâchent vers le camp des assiégeants. Un soldat
l´attrape et, après l´avoir égorgée, est tout surpris
de voir que la vache était nourrie non avec de la
paille, mais avec du blé, aliment réservé
généralement aux humains. On amène la vache au
sultan qui dit : « ces “ awlad el hram, fils de bâtard
”, ont pris tellement de réserves avec eux qu´ils
peuvent se permettre de nourrir leurs animaux
avec du blé. Ils pourront soutenir un long siège 22 ».
Ce récit déjoue les propos des historiographes
marocains qui s´accordent sur le fait que les
bonnes récoltes poussent les tribus à se révolter.
La réalité est plus complexe et une tribu pourrait
se révolter même en cas de disette comme le
montre le cas des Aït Shishar qui ont eu recours à
la ruse et non aux réserves de leurs silos mais le
contraire n´est pas exclu.
Le sultan qui « mange les tribus » n'est
autre que celui qui soumet le pays, arrivant par là à
encaisser les impôts, voire à accaparer les récoltes.
De même il existe des tribus qui « mangent » le
makhzen comme le rapporte R. Jamous d´après El
Hadj Abdesslem El Arbî qui à la mort du sultan
Mawlây al-Hassan faisait taire les cris du deuil :
« ...Vous savez que nous sommes ici dans un pays
insoumis ; si les tribus apprennent par vos cris que
le sultan vient de mourir, nous serons
“mangés”... 23 ». Ceci montre que les tribus
pourraient s´opposer au pouvoir politique d´un
sultan et non à sa personne. L´historiographie
marocaine nous donne le cas du sultan Mawlây
Slimân qui a été emprisonné par les tribus du
Moyen-Atlas, Fazâz, et qui au lieu de l´exécuter, ils
ont fait la fête avant de l´accompagner saint et sauf
dans la capitale. Les dégâts que causent les
changements politiques touchent surtout les tribus
et l´entourage makhzenien comme c´est le cas des
deux ministres : al-Zayânî et Akansûs.
La portée sémantique du terme makhzen
n'est pas sans rapport avec ce cas de figure. Le
terme makhzen a toujours signifié un entrepôt ou
un grenier, ce qui nous concerne aussi dans la
mesure où l'abondance et la rareté des pluies font
fructifier ou réduisent les richesses du makhzen.
On doit également prendre en compte les
expéditions militaires, harkas, souvent néfastes aux
tribus et bénéfiques pour le makhzen. Une
chanson populaire au Haouz de Marrakech a bien
22
23
R. Jamous, op. cit., p. 231.
R. Jamous, ibid., p. 80.
retenu l'impact de la harka sur l'économie des tribus,
lorsqu’elle abaisse le rang du sultan à l’état de simple
prédateur : « Nous en voulons à la déchéance des
jours qui font des chorfas de simples hommes du
commun 24 ». La tradition orale rappelle le danger
qui pourrait provenir : « de la tempête, du feu et du
makhzen ». Mais le proverbe le plus significatif qui
nous met directement en rapport avec le sens
propre et figuré du terme est celui qui traite de la
relation entre les sujets et le makhzen : « Le
makhzen (la boutique) le plus proche te fait vendre
tes terres, le makhzen (pouvoir politique) le plus
proche te chasse de tes terres ».
En fait, c'est l'absence de tout projet
politique de la tribu à long terme, qui l'a poussée à
formuler ses vœux et ses stratégies politiques par la
bay’a à un nouveau sultan 25 . C'est au cours des
successions des sultans que les opportunités
deviennent propices aux formulations politiques des
tribus et des zâwiyas. Par ailleurs ce qui explique
l'instabilité du pouvoir de M. Sulayman c’est qu’il a
souvent changé de gouverneurs alors que M. ´Abd
al-Rahman les a toujours gardés le plus longtemps
possible. Car en effet, comme disait Akansûs d’un
sultan ou d’un gouverneur injuste : l'ordre est
préférable à ceux qui sont justes mais qui ne
peuvent éviter l'anarchie 26 . C'est pourquoi, affirme
Akansûs, le pouvoir du sultan ne peut tenir que s’il
s’appuie sur l’argent et l’armée 27 . D'ailleurs, l'œuvre
d'Akansûs qui s'intitule : L'Armée nombreuse
quinquennale, al-Jaysh al-‘Aramram al-khumâssî, a été
écrite au moment même où huit autres opuscules
traitaient des difficultés de l'armée marocaine et de
la question des réformes.
De même qu'il entreprit une nouvelle
politique religieuse en rupture totale avec celle suivie
par son prédécesseur, le sultan M. ´Abd al-Rahman
s'allia au chef berbère Ibn al-Ghâzî, qui était à la tête
de la coalition berbère, et à qui il donna en mariage
la femme du défunt M. Sulayman. Le
rapprochement avec les confréries religieuses avait
porté ses fruits : le nombre d'expéditions militaires
contre les tribus a connu une baisse considérable à
cette époque.
24 A. Mana, Les Regraga, la fiancée de l'eau et les gens de la caverne,
Casablanca, Eddif, 1988, 292 p., p. 266.
25 On connaît la coalition berbère menée par le sharîf de
Wazzân, al-‘Arbî al-Darqâwî ; les chefs de la Wazzâniyya et de
la Darqâwiyya ont accordé leur allégeance à un nouveau sultan
après la destitution de M. Sulayman.
26 Akansûs, t. II, p. 67.
27 Ibid., t. I, p.315.
6
L’œuvre d’al-Nâsirî ou la gouvernance par le
« bien »
Si le kitâb al-Ibtissâm et le Jaysh d’Akansûs
ont été écrits à une époque où le makhzen
cherchait à légitimer les réformes militaires
auxquelles s’opposaient les savants et même
certains serviteurs les plus dévoués du makhzen, le
kitâb al-Istiqsâ d’al-Nâsirî, contemporain du sultan
Hassan Ier, a été écrit après l’échec des réformes
militaires cautionnées par les puissances
européennes. Dans des conditions particulières, il
est intéressant de voir ce qu’écrit al-Nâsirî à
propos de l’armée même en partie réformée mais
qui ne pourrait faire face aux combattants des
tribus : « Les soldats ne doivent pas prendre les
habitudes des chrétiens, s’habiller ou saluer comme
eux, car le devoir de cette armée est de défendre la
religion ; il ne faudrait donc pas qu’en voulant
apprendre l’art de la guerre pour protéger sa foi,
on perde celle-ci au cours même de cet
apprentissage » 28 . De même al-Nâsirî se distingue
par sa position sur le jihâd. En effet, contrairement
à Akansûs et à l’auteur d’al-Ibtissâm, al-Nâsirî
conclut que les conditions pour mener le jihâd ne
sont plus réunies et que du coup le jihâd est devenu
caduc 29 . Pour al-Nâsirî si l’armée et le pouvoir
makhzénien sont incapables de « faire du mal » aux
ennemis extérieurs, c’est donc l’occasion de « faire
du bien » aux sujets. Contrairement à cette vision,
Akansûs envisage et appel à l’établissement d’un
pouvoir militaire capable d’écraser les tribus et les
soumettre pour pouvoir faire face à la menace
étrangère. En suivant la chronologie de ces trois
historiens, on constatera qu’al-Nâsirî était plus
proche dans le temps de la faiblesse militaire et
diplomatique du makhzen, et que l’auteur
anonyme d’aI-Ibtissâm n’a été témoin que de la
première débâcle qui fut la bataille d’Isly en 1844,
et donc espérait tout comme Akansûs une victoire
future sur l’ennemi infidèle. La position d’al-Nâsirî
constitue une rupture avec les positions adoptées
par ses prédécesseurs et même ses contemporains.
Selon A. Laroui, al-Nâsirî parle ainsi de la décision
du sultan d’autoriser l’exportation des grains vers
l’Europe : « En ce qui concerne le fiqh, Nâsirî
rappelle que, si la vente de certains produits ou
marchandises est interdite aux non-musulmans,
c’est pour une raison déterminée qui est de ne pas
renforcer leur potentiel militaire. Or cela n’a plus
28
29
A. Laroui, op. cit, pp. 283-284.
Ibid., p. 307.
de sens, étant donné le niveau d’armement qu’ils ont
atteint, à tel point qu’à leurs yeux nos armes ne
valent pas plus que le bois mort. La preuve en est
qu’ils nous vendent bien, eux, des armes qui nous
paraissent des merveilles insurpassables et qui en fait
ne sont rien par rapport à ce qu’ils gardent pour
eux-mêmes. Dans ces conditions, il n’est plus illicite
de leur vendre même des armes – ce qui est le cas
extrême – et à plus forte raison des grains » 30 .
D’ailleurs al-Nâsirî considère que le dernier acte
d’indépendance du sultan Muhammed IV fut son
refus de délivrer les notables de la tribu des Anjra
(qui voisinait la ville occupée de Ceuta), refus qui
déclencha la guerre de Tétouan en 1859-60 31 .
En s’appuyant sur l’écrit d’Akansûs qui
s’articule sur l’opposition entre le makhzen et les
tribus, al-Nâsirî fait une nette distinction quand il
parle des représailles makhzeniennes contre une
tribu et n’omet pas de signaler que le makhzen n’est
jamais allé au bout de sa lutte contre la tribu en
cherchant à l’éliminer définitivement 32 .
L'historien al-Nâsirî nous livre un
témoignage vivant sur la question lorsqu’il présente
le sultan Mawlây ‘Abd al-Rahmân comme un
homme pieux et un sharif, et donc comme capable
d'intercéder pour ses sujets auprès de Dieu. Le
sultan après l'échec des prières faites par les
habitants et les savants de Fès pour obtenir la pluie,
fut sollicité par les savants de la ville et les hauts
dignitaires du makhzen pour présider la prière de la
pluie. Le sultan à la tête du cortège sortit de la ville
et aperçut un métayer, khammâs, lui prit la charrue
des mains, laboura trois sillons et revint faire la
prière. Un orage éclata à l'instant même et la pluie
tomba pendant trois mois, c'est-à-dire pendant un
nombre de mois égal au nombre de sillons labourés
par le sultan 33 . C’est comme si la baraka pour alNâsirî n’était que l’affaire du sultan. Pourquoi le
récit d'al-Nâsirî occulte-t-il la mort du sultan pour
mettre en valeur sa baraka et sa générosité ? Le
témoignage d'al-Nâsirî ne relève-t-il pas de ses
convictions orthodoxes ? Al-Nâsirî a mis l'accent sur
l'échec des prières des gens du commun et sur le
succès de la prière présidée par le sultan, comme si
l’échec des rites populaires avait été nécessaire pour
Ibid., p. 325.
Ibid., p. 259.
32 A. al-Nâsirî, t. VIII, p. 136.
33 Voir A. Bel, « Quelques rites pour obtenir la pluie en temps
de sécheresse chez les musulmans maghrébins », in Recueil des
mémoires et des textes publiés en l'honneur du XIVe congrès des
orientalistes, Alger, Fontana, 1905, pp. 49-95, p. 63.
30
31
7
assurer le succès des rites orthodoxes cautionnés
par le sultan.
Ainsi la gouvernance par le bien que
défend al-Nâsirî et la gouvernance par le mal que
prêche Akansûs relèvent de deux visions
différentes de l’exercice du pouvoir politique.
Rites de pluie : magie, orthodoxie et
légitimation politique
La prière de la pluie : faveurs et châtiments
Les premiers textes relatifs à la prière de la
pluie, dite salât al-Istisqâ, remontent au début de
l'histoire de l'islam quand le prophète Mohammed
retourna sa burda, son manteau, et implora Allah
de faire tomber la pluie. D'autres textes parlent de
l'oncle du prophète al-‘Abbâs qui fit aussi une
prière dans ce sens. Le texte coranique le plus
explicite sur cette prière fait alterner le repentir et
la récompense : « J'ai dit : implorez le pardon de
votre maître, car il est miséricordieux et vous
donnera des cieux, versés sur vous, une pluie
abondante ; il a placé la pluie comme récompense
de celui qui demande le pardon de ses fautes 34 ».
La prière de la pluie dite, salât al-istisqâ', impose un
changement spatio-temporel et vestimentaire car
au lieu de se rendre à la mosquée, on se dirige vers
l'esplanade, musallâ. Le lieu de la prière de la pluie,
tout comme celui des prières des deux fêtes, est un
terrain vague qui, contrairement à la mosquée,
n'est pas couvert. On peut se demander pourquoi
cette prière se fait dans un lieu où l'on célèbre aussi
la fin du jeûne et le sacrifice du mouton. C’est sans
doute parce que l'humilité et la soumission dont on
doit faire preuve pour demander à Dieu la pluie,
rejoignent le sacrifice et l'ascétisme célébrées dans
les deux fêtes. De même, le changement
vestimentaire, qui consiste dans le port des
vêtements à l'envers, est recommandé en imitation
du prophète Muhammed qui, on l’a vu, a retourné
sa burda pour provoquer la pluie 35 . N'est-il pas
reconnu dans la tradition musulmane, qu'un
changement rituel de vêtement permet le passage
d'un monde à l'autre ? C'est pourquoi les récits
hagiographiques ne manquent pas de faire l'éloge
Coran, sourate de Noé (sourate 71, verset 10 à 12).
D’après une information donnée par notre collègue
Ahmed Icherkhane, le sultan Muhammed ben ‘Abdellah
(m.1792) s’est distingué entre les sultans en accomplissant
une prière de la pluie selon l’école shafi’ite, prière qui se
caractérise par l’absence de la lecture de la prière de la pluie
et le non-retournement des vêtements.
34
35
des saints morts dont les tombes constituent des
« sources de pluie », comme si la mort du saint le
rendait plus apte à attirer les faveurs divines 36 . N'y at-il pas une corrélation entre tous ces changements
et les bouleversements politiques que craignent les
sultans ? Faut-il parler de cette concurrence enfouie
entre le saint et le sultan dans la mesure où le mythe
de la pluie assure un tombeau au sultan
(hagiographie négative) alors que certains récits
hagiographiques font de la tombe du saint une
source de pluie (hagiographie positive) ? Faut-il
soulever la question des rites de passage quand on
sait que la pluie est aussi une ablution pour le sultan,
disons pour le pouvoir ? A. Moussaoui cite le cas du
saint Ben Bûziyyân qui a bu les ablutions du corps
de son maître-mort et surtout le cas de Sîdî
M´hammed al-Marfû´ qui est mort en cours de
route et sa dépouille a été disputée entre le shaykh
d´une zâwiya et les gens de Tabelkoza : « n´étant pas
parvenu à un accord, un orage éclate et les oblige à
se séparer. Au petit matin, le corps défunt n´est plus
là. Il est retrouvé du côté de Deldoul, à Igosten
précisément, avec tous ses aromates. Les habitants
du qsar d´Igosten l´inhument sur les lieux (...)
depuis on l´appelle, ici à Tenerkouk, al-Marfû` (le
soulevé) ou encore Bû Mazna (celui de l´orage)... » 37 .
Les rites pour l'obtention de la pluie sont
souvent exécutés entre le mois de mars et le mois
d'avril ; la pluie est indispensable à cette période
pour l'épiaison du blé et de l'orge. Ces rites sont
largement liés à un ensemble de territoires dont les
pratiques agricoles et pastorales sont très ancrées. Il
s'agit de pays où la subsistance est fortement liée aux
précipitations. Les conséquences des tensions
politico-militaires entre le makhzen et les tribus sont
aussi des facteurs majeurs et déterminants de ce
mode de subsistance. A quoi bon payer des impôts
si on ne reçoit plus la baraka et donc la pluie
Cependant, il résulte de certaines traditions
makhzeniennes rapportées par l'historiographie
marocaine que les sultans ont parfois refusé de
36 A. Bel, « Quelques rites pour obtenir la pluie en temps de
sécheresse chez les musulmans maghrébins », in Recueil des
mémoires et des textes publiés en l'honneur du XIVe congrès des
orientalistes, Alger, Fontana, 1905, pp. 49-95, p. 75.
37 A. Moussaoui, Espace et sacré au Sahara, Ksour et oasis du sudouest algérien, Paris, CNRS éditions, 2002, 291 p., pp. 178-179.
L´auteur ajoute que presque la même légende relative à un
certain sîdî M´hammed de Marrakech, est rapportée par Louis
Le Prieur dans le pays de Tigourarine.
8
participer à la prière de la pluie 38 , car dit-on, si la
pluie s'en suivait, le sultan mourait 39 . Certains
chroniqueurs comme al-Nâsirî, rapportent bien le
cas de sultans alawites qui ont accompli la prière
de la pluie. Mais, les versions divergent et les
explications se multiplient. Alors qu'al-Nâsirî parle
de la baraka du sultan Mawlây ´Abderrahmân qui a
pu accomplir cette prière et obtenir la pluie, alHasan al-Hajwî, d’après l’auteur anonyme d’alIbtissâm, affirme que la mort de ce sultan en 1859
est survenue directement après l'obtention de la
pluie 40 , alors qu’Akansûs s’est contenté de
rapporter les dires des masses sur l’inefficacité des
imâms pour obtenir la pluie. N'y a t-il pas là une
indication sur les représentations de la baraka si on
considère celle-ci comme un facteur déterminant
des rapports de force ou des déséquilibres dans
l'ordre socio-politique ? Comment concilier ces
témoignages ?
La pluie, la baraka et le sultan : une autre
facette de la légitimation
Sous la pluie maléfique le sultan
abandonne son parasol et s'en remet à la volonté
divine en compagnie de ses sujets. Nul n'est à l'abri
des bouleversements qui pourraient surgir. Et les
gens qui lient et qui délient d’après al-Mâwardî,
sont ici absents et ne peuvent intervenir sous une
pluie qui tue. L'interprétation des rites de la pluie
pose problème au niveau de la spécificité de la
société marocaine qui semble être gouverné par un
mythe au service du sultan-sharif puisqu’il s’agit
d’un mythe qui est en soi un conseil : « ne fais pas
la prière de la pluie sinon tu meurs ». Les normes
de la légitimité liées à l'allégeance, la bay'a, sont en
partie en contradiction avec les implications du
mythe de la pluie qui tue le sultan. Le paradoxe est
visible quand on sait que c'est la pluie ou l’absence
de pluie qui influe sur le changement politique et
38 Il est aussi connu que les sultans marocains ne font pas le
grand pèlerinage hormis la 'umra ou petit pèlerinage pour
échapper au même sort qui leur est réservé s’ils
accomplissent la prière de la pluie. Il en va de même pour les
princes qui ne pourraient se marier avant d’être désigné
sultan.
39 On signalera au passage que ce mythe de la pluie qui tue le
sultan est le produit de cette période de crise, qui a été
marquée par les défaites d’Isly en 1844 contre l’armée
française et en 1860 contre l’armée espagnole, et qu’il n’a
jamais été rapporté par les historiographes des dynasties
marocaines qui ont précédé les Alawites. L’historien Akansûs
confirme la nouveauté du mythe pour son époque. Voir alJaysh, t. I, p. 153.
40 Al-Hajwî, résumé d'al-Ibtissâm, BGR, mss N° H 114.
non les savants et les juristes qui ont le droit de
résilier la bay'a dans le cas d'un sultan injuste. On
voit bien que dans des circonstances où on recourt
au rite de la pluie, la bay'a est vidée de son contenu
et le règne du sultan ne dépend que d'une volonté
divine qui châtie. A partir de ce constat, on peut
distinguer d’une part, l'intervention du sultan et du
divin qui récompense ou châtie les sujets fautifs, et
d'autre part l'intervention divine ou celle des tribus
en révolte qui mettent fin au règne d'un sultan. Cela
prouve qu´il faut distinguer entre deux types de bay’a
: l´une est spirituelle souvent accordée et une autre
politique toujours contestée (même en silence ou
quand les sources ne parlent pas).
L'historien Akansûs joue sur les deux
registres : celui de la volonté divine et celui de la
gestion en matière politique de la part du sultan et
des gouverneurs. On comprend mieux comment la
monopolisation du discours politico-religieux (la
légitimité) par le makhzen et les savants a poussé les
laissés pour compte, à savoir les gens du commun, à
produire des mythes liés à la pluie pour exprimer
leur vision des choses et du monde. Le mythe de la
pluie qui tue le sultan est un pur produit de la
deuxième moitié du XIXe siècle, qui a été marquée
par la débâcle en face des armées européennes et
aussi par l’attitude impuissante des sultans
marocains face aux crises intérieures et extérieures.
Le mythe de la pluie est aussi l’expression d’un
malaise politique dont on a cherché à trouver les
origines dans une force élevée et surnaturelle. En
effet, il faut admettre également que les sécheresses
et les famines sont des moyens au service du sultan
pour soumettre le pays même si en même temps ils
peuvent devenir des armes que l'élite et les gens du
commun utilisent pour discréditer le pouvoir établi.
Le mythe de la pluie qui tue le sultan doit
être considéré comme une infiltration au sein de
l'historiographie, d'une croyance qui sert aussi à
conforter la croyance à la suprématie et à la
puissance du sultan. De même, il se peut que cette
croyance soit une dénonciation de cette part
magique que détient le sultan. Il s'agit donc d'un
concept polysémique. Seulement, le thème de la
pluie qui tue le sultan donne l'exemple d'une baraka
qui se fragmente pour faire disparaître le sultan,
comme par ailleurs elle reste entière pour préserver
par exemple l'intégrité d’un défunt et sa force. La
baraka est pour Rabinow : « [...] the central symbol
of vitality in Moroccan culture ». « [...] An increased
religious centralization occured through the
establishment and institutionalization of the Alawite
9
shurfa and through their control of the official
legitimating symbols 41 ». La baraka, souligne E.
Westermarck, est conférée au sultan par quarante
saints et surtout par le Pôle : « Je me suis laissé dire
que Mouley Abd-el-Aziz avait perdu son trône
parce que l'aide sainte lui avait été retirée ». Au
cours de son règne : « c'est à la détérioration ou la
perte de la baraka du sultan que furent imputés les
troubles et les soulèvements, la sécheresse et la
famine ; bien mieux, même dans les parties du pays
qui n'avaient jamais été soumises au régime
politique du sultan, les habitants croyaient que leur
bien-être, et spécialement leurs moissons
dépendaient de sa baraka 42 ». Le même auteur
ajoute que lorsque la baraka du sultan est pure et
sans souillure, les récoltes sont abondantes et les
femmes mettent au monde des enfants bien
conformés. C’est pourquoi, ajoute Westermarck, la
bonne récolte de sardines à Tanger a été attribuée
par les pêcheurs à l'avènement 43 de Mawlây 'Abd
al-Hafîd 44 . Cependant, dans une étude consacrée à
Edouard Westermarck, Rahma Bourqia note que le
rite tel qu'il est abordé par cet auteur ne peut
Paul Rabinow, Symbolic Domination. Cultural Form and
Historical Change in Morocco, Chicago. University of Chicago
Press, 1975 ; Abdelwahed, Mekki-Berrada, La portée
herméneutique et les vertus thérapeutiques de la baraka comme concept
organisateur et fondement de la représentation, Ph.D, Département
d’anthropologie, Université de Montréal, 1996 ; Marshall
Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison pratique,
Paris, Gallimard, 1980 (1976) ; Marshall Sahlins, Des îles dans
l'histoire, Paris, éditions du Seuil, 1989 ; Jacques Berque,
Structures sociales du Haut-Atlas, Paris, P.U.F, 1978 (1955) ;
Émile Dermenghem, Le culte des Saints au Maroc, Paris, Le
Point, 1954 ; Dale F. Eickelman, Moroccan Islam. Tradition and
Society in a Pilgrimage Center, Austin, University of Texas
Press, 1976; Edward. E. Evans-Pritchard, The Sanusi of
Cyrenaica, London, Clarendon Press, 1949; Clifford Geertz,
Observer l’Islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie,
Paris, La Découverte, 1992 (1968) ; Clifford Geertz,
« Religion as a Cultural System » In Geertz, C. (ed.) The
Interpretation of Cultures, New York, Basic books, 1973, pp. 87125; Ernest Gellner, Saints of the Atlas, Chicago, University of
Chicago Press, 1969. Voir la récente édition en français du
même ouvrage : E. Gellner, Les Saints de l’Atlas, Paris,
Bouchène, 2003.
42 E. Westermarck, Survivances païennes dans la civilisation
mahométane, Paris, Payot, 1935, 230 p, p. 113.
43 Tout récemment encore l'envoyé spécial d'un journal
marocain a déclaré à l'occasion de la visite de SM
Mohammed VI : « Nouakchott à la chaleur humide, qui dès 3
heures du matin ce lundi, a été couverte d’ondées bénéfiques.
Ce qui a ajouté au bonheur de la population pour laquelle
SM le Roi a amené la pluie avec lui : la baraka. »
44 Ibid., Westermarck.
41
malgré tout exclure la recherche de nouvelles
interprétations des faits. 45
La perte de la baraka s’accompagne de la
perte progressive de l’autorité. Ce n’est pas la
légitimité de la baraka en soi qui peut être contestée
par les acteurs, mais plutôt l’autorité et le pouvoir
(quand ils ne sont pas assumés) qu’elle confère à ses
détenteurs. Les jeux des rites liés à l'imploration de
la pluie s'achèvent par une fin tragique relevant
d'une théâtralité sociale où les historiens associent la
part mythique et la part tragique du sultan-martyr.
C'est dire à quel point la distinction entre un islam
officiel et un islam populaire demeure introuvable,
dans la mesure où les historiographes et les gens du
commun condensent et subliment les cultes relatifs
à la prière de la pluie et à la personne du sultan. Les
manuels de gouvernance écrits par al-Mâwardî et
autres ne sont-ils pas dépassés par rapport à cette
vision politico-pluviale que charrient les rites de
pluie ? D’ailleurs, on remarquera que les copistes et
même le cercle des savants ne vont pas se
préoccuper de ces manuels politiques dont la
diffusion au XIXe siècle était presque absente. Mais
il subsiste les anecdotes et les récits qui viennent à la
rescousse en la matière.
R. Jamous, affirme dans son étude, Honneur
et Baraka, que les sécheresses et les famines sont des
signes du déclin de la baraka du sultan dont
l'élection divine est ainsi remise en question 46 . N'y at-il pas là de quoi expliquer pourquoi le sultan refuse
de faire la prière de la pluie sous prétexte qu'il va
mourir si la pluie tombe ? La prière de la pluie relève
d’une attitude de repentir et d'imploration, qui dans
son cadre orthodoxe mobilise le sultan considéré
comme homme de baraka. Dans le cadre populaire
on a recours à une poupée ornée de fleurs, taghunja,
qui représente une jeune fille vierge que les femmes
promènent pour implorer la pluie. Le rôle de cette
taghunja qui est la mariée, est assuré chez les
Regragas par le muqaddem qui ouvre le périple des
prières de la pluie sur sa jument blanche. N’y a-t-il
un lien symbolique entre la taghunja, le muqaddem et le
sultan dans la mesure où on offre la mariée comme
en sacrifice pour l'obtention de la pluie ? D'ailleurs,
la notion du sacrifice a été avancée par le sultan luimême. M. 'Abd al-Rahmân avait dit à son entourage
45 Rahma Bourqia, « Rituel, symbole et aléa dans la société
rurale marocaine. Repenser Westermarck » in Westermarck et
la société marocaine, (Colloques et Séminaires, n° 27), Rabat,
Faculté des Lettres et des sciences humaines, 1993.
46 A. Bel, op. cit., p. 228.
10
qui lui avait conseillé de ne pas participer à la
prière de la pluie : « Si la pluie est bénéfique pour
mes sujets et même si ma mort s'ensuit, je suis prêt
à présider cette prière 47 ». C’est comme s´il
s´agissait d´une baraka « sacrificielle » pour
pouvoir assurer une continuité et une légitimité à
la dynastie.
N'oublions pas, on l’a déjà mentionné, que
durant la prière de la pluie, dite aussi de l'attente,
lwagfa, tout se fait à l'envers : renversement des
habits, les enfants, donc les innocents, sont mis au
premier rang contrairement aux adultes, les
pécheurs, qui restent derrière. Dans plusieurs
tribus, au cours des rites de pluie, le sultan était
donc remplacé par la taghunja, la mariée, symbole
de la fécondité. N’y a-t-il pas un rapport entre la
taghunja qu'on sacrifie à la fin de la prière de la
pluie et le sultan-martyr qui meurt après la chute
de la pluie ? Pourquoi donc cette inversion
symbolique de la personne du sultan ? Cette
inversion apparaît aussi dans le prêche burlesque
des sultans des étudiants, qui ne manque pas de
faire allusion, en termes moqueurs, à la personne
du sultan 48 . Dans le même sens va l'anecdote
rapportée par R. Jamous sur le sultan, forcé à
danser par les gens de la tribu Aït Shishar qui ne
savaient pas qu'il était sharif. La suite fut une
grande expédition punitive contre la tribu : les
hommes furent tués et leurs femmes capturées.
Ainsi la féminisation de la personne du sultan s'est
transformée en virilité excessive, la baraka du
sultan n'étant reconnue que lorsque sa violence fut
devenue efficace 49 .
Il est important de garder présent à l’esprit
que la sécheresse est la représentation parfaite du
châtiment divin à l'encontre des fidèles pêcheurs et
que la chute des pluies est au contraire un
témoignage de bénédiction et de miséricorde.
Entre ces deux extrêmes s'érigent les
représentations spirituelles et magiques liées aux
statuts du sultan, du saint et du maléfique.
Pourquoi certains sultans refusent-ils de participer
à la prière de la pluie, surtout quand on sait que le
mal (la sécheresse) dont souffrent les sujets est
l'indication d'un refroidissement entre Dieu et le
Anonyme, al-Ibtissâm.
E. Doutté, « La Khutba burlesque de la fête des tolbas au
Maroc », in Recueil des mémoires et des textes publiés en l'honneur du
XIVe congrès des orientalistes, Alger, Fontana , 1905, pp. 197219.
49 R. Jamous, op. cit., p. 227 et 231.
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fidèle, et qu'il faut un acte d'expiation de la part de
ce dernier ? En tant que sharif et détenteur de la
baraka, le sultan se trouve devant le fait accompli :
ou bien il est responsable du malheur qui touche ses
sujets ou bien ce sont ces derniers, qui en
multipliant leurs actes insensés, ont provoqué la
colère divine. La tâche qui revient au sultan est celle
d'expulser le mal et de s'exposer au châtiment
comme si son sort résultait de cette confusion entre
pouvoir divin et pouvoir sultanien qui est
apparemment à l’origine du mythe et qui est la
manifestation d’une forme de confusion
intellectuelle et émotionnelle. De même que c’est un
indice de la difficulté à se présenter à la fois comme
un saint et un monarque.
Cependant, le mythe de la pluie qui tue
pourrait être aussi une assurance pour une
succession politique dans la mesure où, et comme le
rapporte J. G. Frazer : « Les avantages qu’il y a à
mettre ainsi à mort le dieu-homme, au lieu de le
laisser mourir de vieillesse et de maladie éclatent
avec évidence aux yeux du sauvage […] en second
lieu, en le mettant à mort avant que sa force
naturelle fût diminuée, ils auraient la garantie que le
monde ne déclinerait pas avec la santé du dieuhomme. Toutes les conditions se trouvaient donc
remplies et tous les dangers écartés si l’on tuait le
dieu-homme et si l’on faisait ainsi passer dans un
successeur vigoureux son âme encore toute
vigoureuse 50 ». Le même auteur ajoute que le faiseur
de pluie devrait se sacrifier sinon on le tuait une fois
vieux ou à l’agonie 51 .
Le mythe de la pluie n’a-t-il pas joué le
même rôle dans la mort du sultan Mawlây ‘Abd alRahmân, vaincu en 1844 par l’armée française et
devenu impuissant face à la crise sociale survenue
après les années de sécheresse, faisant passer sa
baraka à son fils Mawlây Muhammed ?
Conclusion
Comment un historien pourrait-il échapper
aux pièges que lui tend l'historiographie, quand
celle-ci s’exprime dans une phraséologie relevant du
magique et de l'hagiographique ? Peut-on aborder
l’étude des rites de pluie sans se soucier de
l'existence de deux types de discours relevant, l’un
du discours hagiographique, l’autre du constat ? Les
historiographes peuvent-ils dire une chose et son
50 J. G. Frazer, Le rameau d’or (le Dieu qui meurt, Adonis, Atys et
Osiris), Paris, Robert Laffont, 1983, 754 p., p. 27.
51 Ibid., p. 41.
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contraire, ce qui semble être le cas, lorsqu'on suit
de près le cheminement de leur discours à travers
la succession des faits et le changement des acteurs
? Pourquoi l'anathème a-t-il toujours été jeté sur
des dissidents et sur des agents opposés à l'autorité
sultanienne ? L'engagement par l'allégeance, la
bay'a, et le respect total de l'éthique religieuse
établissant le sultan dans un rang relevant du sacré,
allaient de pair avec une reconnaissance des
pratiques profanes (expédition militaire) basées sur
la violence mais comprises comme des signes de la
vérité cosmogonique et spirituelle de l’autorité du
sultan. L'image de la personne du sultan tout
comme celle des tribus et autres contingents
politiques rivaux, sont des images préfabriquées et
prêtes à ressurgir selon les modalités du bien et du
mal. Ce sont donc des acteurs distincts et
condamnés à faire le bien (le sultan) ou à faire le
mal (la tribu). De même que les hauts dignitaires
de la cour ne peuvent que rappeler le bien ordonné
par le sultan et le mal causé par la tribu. C'est ce
rapport fictif émanant des documents officiels qui
n’est pas suffisamment pris en compte par la
recherche, prisonnière qu’elle est de cette quasiabsence du « self regard » des tribus qui souvent ne
parlent pas. Cette image négative du rôle de la
tribu, projetée par les documents officiels, nous a
donc poussés à tenter d'appréhender la face cachée
de l'enjeu. La parabole de la pluie qui tue le sultan,
fait partie d'une croyance populaire et est aussi une
conviction assimilée par l'élite et par le sultan. Cela
suppose qu’il n'y a qu'un pas qui sépare les
protagonistes, l'élite et les gens du commun.
La pluie comme la tribu sont des menaces
quasi permanentes, capables de changer le cours
de l'histoire ou de le perturber. De même que
l'usage et la diffusion de ce thème de
l'historiographie auprès des gens du commun sont
une reconnaissance d'une autorité supérieure, la
seule capable de tuer le sultan. C'est aussi une
soustraction inconsciente d'une partie de la force
tribale. Il n'y a que les choses qui viennent du ciel,
qui pourraient toucher au sultan. Les êtres de ce
monde n'auront donc pas cet honneur de mettre
en péril sa personne mais pourront seulement
constater. Notre analyse de ce thème a été basée
sur l’étude de l'effet des conditions climatiques et
économiques dans le maintien du makhzen dont la
force politique est matérialisée par les expéditions
militaires, et la force matérielle par les richesses
accumulées dans le magasin du sultan : le pivot du
pouvoir makhzenien. C´est dire que les années de
sécheresse ne permettent pas le paiement des
impôts, ce qui devrait être considéré comme un
facteur important qui pousse à l´anarchie.
C'est lorsque la tribu commence à grignoter
et à réduire ses forces qu'on en revient aux limites
d'un pouvoir reflétant sa propre éclipse et qu'on
retrouve à la fin le pouvoir faible d'un sultan faible
comme ce fut le cas de Mawlây Sulaymân (17921822) ou encore de sultans impuissants devant la
présence européenne de plus en plus menaçante
depuis le règne de Muhammed IV (1859-1873) et
celui de Mawlây al-Hassan I (1873-1894). Sous le
ciel de la magie, on a vu comment le rapport entre
pouvoir politique et pouvoir religieux avait engendré
les « nuages » du mythe de la pluie, qui, une fois
retombés sur terre, deviennent très influents sur les
rapports socio-économiques et politiques. C´est
cette dualité qui a rendu le religieux recevable et le
social pénétrable et donc changeable.
Ce fut le temps d’une crise générale
caractérisée par le refus de mener le jihâd contre les
Espagnols, un jihâd jugé plutôt préférable contre les
tribus, comme le confirme Akansûs. L’entourage
makhzénien, les savants, les saints et les majdûbs ont
tous contribués à une vision mythique du pouvoir
politico-religieux. Ceci nous incite à penser que le
mythe de la pluie ne constitue pas un prolongement
de la coutume et donc ne manifeste pas une
opposition entre ce qui a été appelé coutume et
Sharî’a ; en effet, il pourrait y avoir inversion des
rôles et on pourrait se retrouver devant une tribu
qui manipule, par le biais des savants, la loi
coranique, le shar’, pour rappeler le sultan à l’ordre,
ou devant un sultan qui pourrait recourir au mythe
pour consolider son pouvoir. La question qui
demeure est de savoir si le makhzen a eu la volonté
d’introduire la tribu dans l’exercice du pouvoir
politique. Ce qui semble le plus probable c’est
l’absence d’une telle volonté et que cette absence a
joué un grand rôle dans la prolifération des
confréries religieuses qui avaient su donner un cadre
social et religieux à la fois aux individus et aux
tribus. De même que le mythe de la pluie qui tue le
sultan reflète parfaitement les registres et les
concurrences entre les acteurs politico-religieux au
sein de l’entourage du makhzen. Le mythe de la
mort du sultan est aussi l’illustration parfaite des
fondements d’un pouvoir politique en difficultés.
Toute l’historiographie témoigne du silence
accablant qui entoure les tribus quand il s’agit de
parler du pouvoir makhzenien, comme si la
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présence du makhzen nécessitait l’absence de la
tribu ! Ainsi, les recours aux rites de pluie affectant
les fondements d'une autorité politique sacrée,
peuvent être considérés comme des explosions
magiques mettant en lumière la complexité du
champ politique. C'est aussi un indice de l’état
d'une société qui montre par quelles voies elle
aspire au changement, et aussi par quels moyens
en dehors de ceux reconnus par la jurisprudence.
Le pouvoir politique explique et exige à la
fois que la sainteté des sultans soit héréditaire tout
comme le pouvoir politique contrairement aux
saints qui gardent leur baraka et qui se verront
octroyer plus de vénération après leur disparition
même si de nos jours les mausolées s´érigent de
moins en moins, de même que le culte des « saints
et des personnes » a trouvé d´autres moyens
d´épanouissement.
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