Les rites de pluie et le champ politico-religieux au Maroc du XIXe siècle : Quand la pluie tue le sultan Jillali El Adnani Les Études et Éssais du Centre Jacques Berque N° 1 - janvier 2011 Rabat (Maroc) Les rites de pluie et le champ politico-religieux au Maroc du XIXe siècle : quand la pluie tue le sultan Jillali El Adnani ﻣﻠﺨﺺ ﺣﻴﻦ ﻳﻘﺘﻞ اﻟﻤﻄﺮ اﻟﺴﻠﻄﺎن: اﻟﺴﻴﺎﺳﻲ ﻓﻲ ﻣﻐﺮب اﻟﻘﺮن اﻟﺘﺎﺳﻊ ﻋﺸﺮ-ﻃﻘﻮس اﻟﻤﻄﺮ و اﻟﻤﺠﺎل اﻟﺪﻳﻨﻲ اﻟﺠﻴﻼﻟﻲ اﻟﻌﺪﻧﺎﻧﻲ ﻌﺒﻴﻲ أو ﺷ/ﺴﻲ أرﺛﺪوآ،ﺮ ﺑﺮﺑ/ﺮب ﻴﺎت ﻋ ﺪﻳﺎ ﻟﻠﺘﻨﺎﺋ ﺪا ﻣﻐ ﺲ راﻓ ﺴﺤﺮ و اﻟﻄﻘ ﺎل اﻟ ﻜﻞ ﻣﺠ ﺪﺷ ﻟﻘ ﺮح ﺬا اﻟﻄ ﺸﺎﺷﺔ ه ﻨﺎول ه ﺔ ﺑﺘ ﺬﻩ اﻟﺪراﺳ ﻲه ﺗﻌﻨ.ﻴﻠﺔ ﻠﻄﺔ اﻟﻘﺒ ﺰن و ﺳ ﻠﻄﺔ اﻟﻤﺨ ﻴﻦ ﺳ ﺘﻌﺎرض ﺑ ﻟﻠ ﺸﺮﻋﻴﺔ ﻲ اﻟ ﻦ أن ﺗﻈﻔ ﻨﺨﺐ ﻳﻤﻜ ﺎء و اﻟ ﺎرج اﻟﻌﻠﻤ ﻦﺧ ﺮاﻓﺎ ﻣ ﻴﻒ أن أﻃ ﻴﺎن آ ﻮ ﺗﺒ ﺪﻓﻬﺎ ه ﺎ أن ه آﻤ ﺮ ﺴﻘﺎء و اﻟﻤﻄ ﺼﻼة اﻹﺳﺘ ﺮﺗﺒﻄﺔ ﺑ ﻮس اﻟﻤ ﺎل اﻟﻄﻘ ﻮﺣ ﻚه ذﻟ.ﺰن ﺴﺎﺳﻴﺔ ﻟﻠﻤﺨ ﺴﻠﻄﺔ اﻟ ﻰ اﻟ ﻋﻠ ﺒﻞ ﺒﺎﺋﻞ ﻻ ﺗﻘ ﻴﻒ أن اﻟﻘ ﻨﺮى آ وﺳ.ﻤﻲ ﺎب اﻟﺮﺳ ﻲ اﻟﺨﻄ ﻴﺎﻏﺘﻬﺎ ﻓ ﺎدة ﺻ ﺎ و إﻋ ﻢ ﺗﺄوﻳﻠﻬ ﻲﺗ اﻟﺘ ﻀﺤﻴﺔ ﺘﻌﺪادﻩ ﻟﻠﺘ ﻦ اﺳ ﺴﻠﻄﺎن ﻳﻌﻠ ﻴﻦ أن اﻟ ﻲﺣ ﻒﻓ ﺘﻌﺎﻣﻞ ﺑﻠﻄ ﻴﻒ و ﻻ ﻳ ﺎزم و ﻋﻨ ﺴﻠﻄﺎن ﺣ إﻻ ﺑ ﻨﺖ ﻲ ﺗﺒ ﻄﻮﻏﺮاﻓﺎ اﻟﺘ ﻰ أن اﻹﺳ ﺆآﺪ ﻋﻠ ﺬي ﻳ ﺮ اﻟ ﻮ اﻷﻣ وه.ﺴﻘﺎء ﺼﻼة اﻹﺳﺘ ﺘﻪ ﻟ ﺴﻪ ﺑﺘﺄدﻳ ﺑﻨﻔ ﺴﻠﻄﺎن و ﻴﻠﺔ و اﻟ ﻴﻦ اﻟﻘﺒ ﺼﺮاع ﺑ ﻢ اﻟ ﻲ ﻓﻬ ﻴﺪﻧﺎ ﻓ ﺴﻠﻄﺎن ﺗﻔ ﺘﻞ اﻟ ﺬي ﻳﻘ ﺮ اﻟ ﻄﻮرة اﻟﻤﻄ أﺳ .اﻟﻘ ﻮل ﻋﻠ ﻰ أن ه ﺬﻩ اﻷﻃ ﺮاف ﺗ ﺴﺘﻌﻤﻞ ﻧﻔ ﺲ اﻟ ﺴﻼح ﻷﻏ ﺮاض ﺗ ﺒﺪو ﻓ ﻲ ﻧﻔ ﺲ اﻟ ﻮﻗﺖ ﻣﺘﻌﺎرﺿ ﺔ و ﻣ ﺘﻜﺎﻣﻠﺔ Résumé Le domaine de la magie et du mythe a souvent nourri la dualité arabe/berbère, orthodoxie/culture populaire ou encore pouvoir mahkzen et société tribale. Cette étude traite de la fragilité de ces oppositions. Nous avons tenté de montrer à quel point la légitimité du pouvoir politique n’est pas souvent une affaire de savants et d’élites. Elle peut être accordée au sultan par le biais de rites populaires réinterprétés et admis dans le discours officiel. On verra qu’il s’agit dans cet article de tribus qui réclament un pouvoir ferme face à un sultan qui est prêt à se sacrifier pour le bien de ses sujets en accomplissant la prière de la pluie. C’est dire combien ce mythe introduit et utilisé par l’historiographie officielle montre que les protagonistes peuvent manier les mêmes armes pour des fins qui paraissent à la fois contradictoires et complémentaires. Mots-clefs : Maroc, légitimité, historiographie, makhzen, tribu, confrérie, magie, rites populaires, rite de pluie Sommaire Les rapports entre les tribus et le makhzen d’après l’historiographie marocaine du XIXe siècle ............................3 Le Kitâb al-Ibtissâm ........................................................................................................................................3 L’œuvre d’Akansûs ou la gouvernance par le « mal » .................................................................................4 L’œuvre d’al-Nâsirî ou la gouvernance par le « bien » ................................................................................7 Rites de pluie : magie, orthodoxie et légitimation politique.........................................................................................8 La prière de la pluie : faveurs et châtiments .................................................................................................8 La pluie, la baraka et le sultan : une autre facette de la légitimation .........................................................9 Conclusion ................................................................... ................................................................................................... 11 1 Les rites de pluie et le champ politico-religieux au Maroc du XIXe siècle : quand la pluie tue le sultan Jillali El Adnani* professeur d’histoire Université Mohamed V, Rabat-Agdal [email protected] « Nous sommes, la seule tribu au monde qui descende du ciel. Le ciel fait partie des montagnes. Chez nous la pluie ne tombe pas, elle monte », Ahmed Abodehman (romancier saoudien), La Ceinture, Paris, Gallimard, 2000, 141 p. En dehors de l’intérêt accordé à la question de la pluie et des rites qui l'accompagnent par les ethnographes coloniaux, rares sont les recherches qui ont traité de la problématique liée aux tensions et aux compromis entre les tribus et le makhzen à partir de ces mêmes rites. Pourtant l'historien Mohammed El Bazzaz a consacré, au cours de la dernière décennie, une étude aux famines et aux épidémies dans l'histoire du Maroc, de même que Nicolas Michel a pu mettre l’accent sur une « économie de subsistances dans le Maroc précolonial » en s'appuyant sur un riche ensemble de données mais qui, comme le rappelle l’auteur, posent problème pour le regard et les reconstitutions de l'historien 1 . Ce travail tentera donc une étude de ce phénomène mais en s´appuyant sur la relation entre ciel et terre et surtout sur un type de magie qui renvoie à la succession de la sécheresse, de la pluie et du pouvoir politico-religieux. C´est dire que les oppositions classiques entre pays makhzen et pays de l´anarchie ou encore entre la plaine et la montagne ne seront pas souvent prises en compte. La priorité sera donc donnée à cette alliance entre le sacré et le profane (baraka et violence) qui a pu souvent venir en aide à un pouvoir politique en * Je tiens à remercier B. Dennerlein du Zentrum moderner Orient (ZMO) à Berlin, M. Naciri et A. Sebti pour leurs précieuses suggestions et remarques. 1 M. El Amin El Bezzaz, Tarikh al-maja´at w al-awbia bi alMaghrib, Rabat, faculté des Lettres et des sciences humaines, 1992 N. Michel, Une économie de subsistance, le Maroc pré-colonial, Le Caire, IFAO, 1997, 2 vols. proie à des difficultés internes et auxquelles les textes sacrés ne trouvent pas de remède. Notre connaissance actuelle est loin de cerner les questions liées au flux et au reflux du pouvoir du makhzen et des tribus sous l'effet de l'abondance et de la rareté des pluies. Le pouvoir du sultan se rétrécit au cours des saisons pluvieuses quand la tribu est « rassasiée » et peut entrer en révolte, sinon c'est le sultan qui soumet le pays en « mangeant » les tribus affamées 2 . Faut-il donc se fier à l'historiographie marocaine qui s'est accordée sur un consensus plaidant pour une expression devenue célèbre : « le sultan qui grâce à la famine et la sécheresse arrive à soumettre le pays ? ». Ne s'agitil pas là d'une règle qui ne s'applique qu'aux moments de crises ? Sinon, quels sont les enjeux et les mécanismes d'un équilibre au niveau des rapports entre les tribus et le makhzen ? Enfin, peut-on parler d'une histoire marocaine faite d’une incessante succession de périodes de paix et de périodes de révoltes ? Autrement dit, dans quelle mesure peut-on considérer une historiographie, largement préoccupée par l’enregistrement des révoltes, des sécheresses et des famines, comme le reflet de la situation d'un pouvoir makhzenien toujours en proie à sa tendance dominatrice et d’un pouvoir tribal souvent à la recherche d'une « autonomie » ? C'est à partir de cette vision 2 R. Jamous, Honneur et Baraka, les structures traditionnelles dans le Rif, Paris, MSH, 1981, p. 226. L´expression du sultan qui mange les tribus a été rapportée par les chroniqueurs marocains et aussi par les lettres sultaniennes (information fournie par A. Sebti). 2 historienne et anthropologique que cette étude tentera de retrouver les lacunes, les divergences et les convergences qui ont souvent rendu difficile l'étude de la relation tribus/makhzen. C'est pourquoi on a choisi de traiter des rites pour obtenir la pluie et des constructions hagiographiques à partir de plusieurs textes historiques du XIXe siècle dont les conditions et les motifs de rédaction sont aussi ceux qui ont engendré les frustrations, les espoirs et les mythes de cette époque. On commencera par introduire le lecteur dans cette historiographie avant de passer en revue les fondements et les fonctions du mythe de la pluie qui tue le sultan. Le but de cette étude est aussi de savoir pourquoi ce mythe de la pluie relatif au pouvoir politique n’est apparu que dans la deuxième moitié du XIXe alors qu’au XVIIe déjà les élèves refusent de suivre le cours d’exégèse d’alIfrânî (m. 1727) parce que, disent-ils, chaque fois qu’on l’enseigne survient la sécheresse 3 comme si certains mythes manifestaient la crise du savoir et d’autres celle du pouvoir politique. Ainsi, le mythe de la pluie dont il sera question sera aussi l’occasion de vérifier à quel point le makhzen, la tribu et les savants partageaient les mêmes soucis vis-à-vis de la pratique politique, et de voir combien les interprétations des légendes par les anthropologues pour prouver la marginalité des tribus (E. Gellner) sont loin de la réalité historique. Ce travail tentera aussi de montrer la fonctionnalité du mythe de la pluie qui nous montre par quels moyens le pouvoir politique se reproduisait et aussi comment l´anarchie alimente le processus de la stabilité et de la légitimation. Les rapports entre les tribus et le makhzen d’après l’historiographie marocaine du XIXe siècle L’historiographie de même que l’hagiographie et la généalogie faisaient partie des sciences non enseignées dans les écoles mais qui étaient surtout le fait du pouvoir central et des grandes familles détentrices du savoir et de la baraka. Parmi les écrits auxquels on aura recours dans cette étude il y a le kitâb al-Ibtissâm, écrit par un auteur anonyme, le Jaysh al-‘Aramram d’Akansûs A. Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912), Paris, F. Maspero, 1980, 481 p., p. 198, note 17 (d’après I. Ibrahim, al-I’lâm biman halla bi Marrakech w Aghmât mina al-A’lâm, (Identifier les personnages célèbres qui ont séjourné à Marrkech et Aghmât), Fès, Imprimerie al-Jadida, 1936-1939, t. V, p. 394 3 et le kitâb al-Istiqsâ d’al-Nâsirî. Ces trois écrits ont tous été rédigés après les temps des grandes crises notamment les défaites militaires de l’armée marocaine d’abord face aux tribus du moyen Atlas entre 1818 et 1822 puis à Isly en 1844 et enfin à Tétouan en 1860. Cette prolifération des écrits et des pamphlets relatifs au contact avec les Européens a été suivie aussi d’une augmentation du nombre des devins et des majdûbs dont celui qui s’était adressé au sultan Muhammed IV alors qu’il s’apprêtait à aller à Oujda pour faire face à l’armée française en 1844, et lui avait dit : « Va plutôt à Tétouan » faisant allusion à la guerre contre l’Espagne qui devait avoir lieu en 1860 4 . Quels sont donc les apports de ces écrits sur la question du rapport entre tribus et makhzen et entre celui-ci et les forces européennes ? De même quelles sont les attitudes de ces historiens vis-à-vis du mythe de la pluie qui tue le sultan ? Le Kitâb al-Ibtissâm On a commencé par l’œuvre de l’auteur anonyme, qui est un secrétaire de la cour sultanienne (et un disciple de la tarîqa Darqâwiyya), dont l’identification est en cours, pour des raisons strictement chronologiques et aussi du fait qu’il est le premier historiographe à rapporter le mythe de la pluie qui tue le sultan, qu’on ne trouve que sous forme de bribes dans les autres écrits. Il faut dire aussi que cet écrit est l’un des premiers à mettre l’accent sur les réformes militaires et surtout sur les changements survenus en Orient et précisément en Egypte où il connaît l’œuvre de Muhammed ‘Ali 5 . Cet écrit donne des détails précis sur l’armée marocaine au moment même où les réformes s’imposaient. Dans l’historiographie marocaine, la faim était considérée, on l’a vu, comme une arme secrète du sultan. L’auteur anonyme d’al-Ibtissâm disait de la famine de 1824 : « Ce fut un grand bienfait, car les tribus, du Souss à Oujda, étaient devenues insolentes. Après sept ans de désordre, Dieu fit rentrer, par ce moyen, tout le monde dans l’obéissance 6 ». Le même auteur dit par ailleurs que la mort de M. ´Abd al-Rahman en 1859 est survenue à la suite de la participation du sultan à la prière de l´Istisqsâ comme si le sultan n'avait pas le droit de réaliser le bien pour ses sujets et que le bien accordé par la volonté divine et la bénédiction du sultan était A. Laroui, op. cit., p. 224 Anonyme, al-Ibtissâm, mss Bibliothèque royale, H 114, p. 78. 6 A. Laroui, op. cit., p.122. 4 5 3 contraire à la stabilité politique du souverain7 . Mais il faut dire que les années de sécheresse qui étaient survenues par hasard après le traité de 1856 avec les Anglais, furent considérées comme le résultat néfaste du contact avec les Européens. Cette pluie qui tue le sultan n'est autre que celle qui renforce la tribu. L’idée est confirmée par cette croyance des gens du Souss qui prédisaient la fin du règne d’un sultan s’il osait entrer dans le territoire des tribus et surtout s’il traversait le fleuve Souss 8 . L'auteur d'al-Ibtissâm était attentif aux menaces et aux croyances qu’exprimaient les gens du commun. Tout se passe comme si le point de vue de l’auteur d'al-Ibtissâm relevait d'un amalgame entre une hagiographie apocalyptique et une astrologie maléfique 9 . Cependant l’auteur avait rapporté dans son ouvrage toute une série d’adages sur les fondements du pouvoir politique tel que l’a décrit Aristote : « Le monde est un jardin dont le fondement est l’Etat, celui-ci s’appuie sur la sunna dont le soutien est le pouvoir politique, qui dépend de l’armée, qui exige de l’argent dont la source est le peuple, lequel a besoin de justice, qui est le pivot du monde, qui est un jardin… » Cette « circularité » grecque devait être reprise quelques années plus tard par l’historien Akansûs alors que le makhzen était en crise politique et militaire. Si l’œuvre d’al-Ibtissâm, écrite sans doute sans autorisation sultanienne, a exprimé avec plus de liberté les opinions de son auteur qui a voulu Anonyme, al-Ibtissâm, p. 214 Viviane Pâques rapporte que : « C´est pourquoi actuellement encore aucun souverain ne peut entrer officiellement dans Ouezzane car deux rois ne peuvent se trouver ensemble dans un même lieu ». Voir V. Pâques, La religion des esclaves, recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa, Bergamo, Moretti et Vitale éditions, 1991, 329 p., p. 40. 9 C’est aussi la vision de Muhammed al-Mashrafî qui a écrit que Mawlây Sulaymân avait été destitué parce qu’il était le sixième de la dynastie alawite tout comme M. al-Hassan descendant d'`Ali, le sixième élu après le Prophète, ou encore al-Walîd b. ‘Abd al-Malik, le sixième prince de la dynastie des Umayyades. Voir M. al-Mashrafî, al-Hulal al-Bahiyya, Bibliothèque nationale, Rabat, 1463D, p. 190. D'autre part, Marc-Antoine Pérouse de Mont-Clos parle quant à lui de rites de pluie intégrés au dhikr soufi : « Chez les nomades du Somaliland, la danse jenile qui célébrait le dieu Wak lors des célébrations zar a, par exemple, été incorporée dans les cérémonies dikr des confréries ». Voir « NGOs in a country without government : Islamic Movements and Aspirations to Replace the State in War-torn Somalia », in Ben Néfissa, Sarah et al. (ed.), NGOs and Governance in the Arab World, Cairo, The American University in Cairo Press, 2005, pp. 291-310. 7 8 garder l’anonymat, celle d’Akansûs le Jaysh a été écrite à la demande du sultan Muhammed IV (m. 1873). Ce qui nous incitera à nous étendre davantage sur cet écrit dont l’auteur avait été témoin du règne de quatre sultans 10 . L’œuvre d’Akansûs ou la gouvernance par le « mal » L'historien tijânî Akansûs, qui est arrivé à Fès en 1229H/1813 et a fait ses études à la Qarawiyyîn, est devenu ministre du sultan Mawlây Sulaymân vers 1822. C’est après son éviction par Mawlây ‘Abd al-Rahmân, la même année qu’Akansûs s’affilia à la confrérie Tijâniyya auprès de Muhammad al-Ghâlî 11 , soit en 1822-3. Soupçonné de comploter en faveur du sultan Mawlây Brahîm (fils du sultan M. Sulaymân) qui avait été investi par un serment d’allégeance, bay'a, rédigé par Mohammed al-Yâzghî et signé par certains tijânîs comme ‘Abd al-Salâm al-Azamî 12 , Akansûs a donc été éloigné de l'entourage du makhzen. C’est à la suite d’une demande écrite du sultan Muhammed IV 13 et sur ordre de son ministre sîdî al-Yamânî Bû‘ashrîn, qu'Akansûs rédigea son ouvrage en 1866, soit sept ans après le « désastre de Tétouan 14 » en 1859-1860, et après l’intronisation de Muhammed IV en 1859 15 . La rédaction du Jaysh est en quelque sorte une tentative de rendre son éclat à la puissance du sultan, qui avait été « dévoilée par son attitude » fébrile devant l'armée espagnole, et aussi, comme on va le voir, de dénoncer les coupables et de montrer du doigt les « indécents ». Le jugement d’Akansûs suit le schéma que la plupart des historiens traçaient et qui consistait à épargner le sultan, sujet sacré et objet de vénération, et à s’attaquer aux « forces du mal » : les chefs de l’armée En effet Akansûs a participé à la vie politique du règne de Mawlây Sulaymân (m. 1822), de M. ‘Abd al-Rahmân (m. 1859), de M. Muhammed IV (m. 1873) et de M. al-Hasan I (m. 1893). 11 Muhammed al-Ghâlî sera expulsé par le fondateur de la Tijâniyya vers la Mecque et c'est au cours de son séjour au Hijâz qu'il a donné le wird tijânî au grand introducteur et fondateur d'un empire en Afrique de l'Ouest, le fameux al-Hâjj 'Umar (m. 1864). 12 Voir le texte de cette bay'a à la bibliothèque royale, mss. n° 12452, pp. 98-106. 13 M. Mennouni, al-Masâdir al-‘arabiyya li târîkh al-maghrib, Rabat, publications de la faculté des lettres et des sciences humaines, 1989, p. 93. 14 C’est ainsi que al-Nâsirî, auteur d’al-Istiqsâ, appelle la guerre de Tétouan de 1860. 15 Cette défaite était considérée comme une première défaite honteuse par l’auteur d’al-Hulal, p. 213. 10 4 et des tribus. Il dit : « Les Berbères sont l’âme de l’esprit facétieux dans ce pays ». Akansûs, pour exécuter sa tâche d’historien cautionné par son sultan-protecteur, Muhammed IV, se révèle partisan d’une armée forte, celle qui a fait les beaux jours des sultans. Faut-il chercher les raisons de la rédaction du Jaysh dans l’effondrement moral et militaire causé par les révoltes tribales survenues entre 1818 et 1822 et dans la « décomposition » de l’armée sultanienne face aux Espagnols en 1860 16 ? Akansûs dit que : « les pluies abondantes peuvent être considérées comme dangereuses 17 ». Cette considération ne prend pas en compte les risques naturels que pourrait causer une pluie torrentielle, mais les conséquences d'une récolte abondante qui pourrait fortifier la tribu au point de menacer la stabilité du makhzen. Akansûs affirme que le mythe de la pluie qui tue le sultan est apparu pendant le règne du sultan ‘Abd al-Rahmân et que les gens du commun ont toujours cherché à culpabiliser les savants et les imâms dont les prières pour la pluie qu’ils présidaient, n’étaient pas suivies d’une chute de pluie. Ceci aurait rendu difficile la tâche pour des imâms qui avaient commencé à douter de leur baraka et surtout qui ne voulaient pas se discréditer aux yeux des gens du commun 18 . Enregistre-t-il simplement une succession d’années de sécheresses mettant en défaut l’effet de la baraka ? Ne s’agit-il pas là d’un élément révélateur sur la naissance d’un contre discours religieux, cette fois-ci produit par les gens du commun, qui s’opposaient à la confiscation du discours religieux par l’élite ? Ou encore, cette impuissance des imâms n´est-elle pas celle qui pourrait renforcer le projet politique d´un mahdi capable de faire tomber la pluie et de délivrer les pauvres comme c´était le cas du Tijânî Bû`azza al-Habrî en 1875 19 ? La tradition veut qu'on oppose la tribu au makhzen alors que celle-ci joue aussi un rôle H. al-Hajwî parle des sultans qui étaient comme des jouets entre les mains des chefs de l’armée et cela depuis le règne de M. Ismâ‘îl (m.1727) jusqu’à celui de M. al-Hassan (m.1894). Al-Hajwî, Mulakhas al-Ibtissâm, résumé d’al-Ibtissâm, Bibliothèque nationale, mss N° H114, p. 373. 17 Akansûs, al-Jaysh al-‘Aramram al-khumâssî, publié par Ahmed al-Kansûssî, Marrakech, Imprimerie al-Wataniyya, 1994, t. II, p. 24 18Akansûs, al-Jaysh al-‘Aramram, t. I, p. 153. 19 J. El Adnani, La Tijâniyya, 1781-1881 : les origines d'une confrérie religieuse au Maghreb, Rabat, Marsam éditions, 2007, 247 p. 16 important dans la lutte du pouvoir central contre d'autres tribus dissidentes. La dissidence est aussi l'écho de la légitimité. Cela veut dire que si l'opposition entre makhzen et tribus reste bien affichée, la complémentarité entre ces deux entités sociales et politiques est aussi présente et motrice dans l'histoire marocaine. Il est important de signaler que l'historiographie marocaine, comme le fait ici Akansûs, traite des moments de crise en mettant d'un côté, les tribus, considérées comme fauteurs de troubles ou comme le dit Akansûs les « sources et les nids » du mal, et de l'autre côté le sultan considéré comme un faiseur de bien et un gestionnaire de la dissidence. En fait les passerelles entre le religieux et le politique étaient nombreuses et un pouvoir légitime avait besoin de se confronter à un ennemi « légitime », qu’il soit une tribu ou une zâwiya. C'est du moins l'avis d'Akansûs qui estimait que le jihad des tribus dissidentes était préférable à une confrontation nouvelle avec les Espagnols. De la même façon, lorsque Akansûs parle des révoltes et des crises, il rend coupable les gouverneurs et non les sultans 20 . Selon l’historiographie marocaine, ces derniers ne sont pas responsables de leurs destitutions. Cependant ce regard historiographique qui suit aussi un schéma hagiographique formulé par Akansûs et les défenseurs de la théorie de l'opposition entre tribus et makhzen, n'a pas pu masquer le fait que les tribus s'opposent à la politique fiscale du makhzen et à celle des caïds et des gouverneurs et non à la personne du sultan. La dimension économique joue un rôle important dans cette opposition. En effet, le pouvoir du sultan Mawlây ‘Abd al-Rahmân, qui est visé par le mythe de la pluie, a été contesté par certains savants à la suite de la levée d’un impôt illégal (appelé maks) sur les cuirs et le bétail vendus 21 . La perception des impôts et surtout leur réglementation et leur légitimité ont toujours posé un grand problème pour le makhzen. De même qu´il fallait se poser des questions sur le rôle des caïds et shaykhs de tribus dans les tensions entre tribus et makhzen. Ainsi, la pluie qui tue le sultan assure aussi la richesse des tribus qui entrent en révolte et refusent de payer leurs redevances en matière d'impôt. R. Jamous a rapporté une anecdote à ce sujet concernant le siège du sultan contre les Aït Shishar Akansûs, t. I, p. 287. M. Mannûnî, Mazâhir yakazat al-maghrib al-hadît, Rabat, Matba’at al-Umniyya, 1973, pp. 297-298. 20 21 5 qui : « ...nourrissent une vache avec du blé et la lâchent vers le camp des assiégeants. Un soldat l´attrape et, après l´avoir égorgée, est tout surpris de voir que la vache était nourrie non avec de la paille, mais avec du blé, aliment réservé généralement aux humains. On amène la vache au sultan qui dit : « ces “ awlad el hram, fils de bâtard ”, ont pris tellement de réserves avec eux qu´ils peuvent se permettre de nourrir leurs animaux avec du blé. Ils pourront soutenir un long siège 22 ». Ce récit déjoue les propos des historiographes marocains qui s´accordent sur le fait que les bonnes récoltes poussent les tribus à se révolter. La réalité est plus complexe et une tribu pourrait se révolter même en cas de disette comme le montre le cas des Aït Shishar qui ont eu recours à la ruse et non aux réserves de leurs silos mais le contraire n´est pas exclu. Le sultan qui « mange les tribus » n'est autre que celui qui soumet le pays, arrivant par là à encaisser les impôts, voire à accaparer les récoltes. De même il existe des tribus qui « mangent » le makhzen comme le rapporte R. Jamous d´après El Hadj Abdesslem El Arbî qui à la mort du sultan Mawlây al-Hassan faisait taire les cris du deuil : « ...Vous savez que nous sommes ici dans un pays insoumis ; si les tribus apprennent par vos cris que le sultan vient de mourir, nous serons “mangés”... 23 ». Ceci montre que les tribus pourraient s´opposer au pouvoir politique d´un sultan et non à sa personne. L´historiographie marocaine nous donne le cas du sultan Mawlây Slimân qui a été emprisonné par les tribus du Moyen-Atlas, Fazâz, et qui au lieu de l´exécuter, ils ont fait la fête avant de l´accompagner saint et sauf dans la capitale. Les dégâts que causent les changements politiques touchent surtout les tribus et l´entourage makhzenien comme c´est le cas des deux ministres : al-Zayânî et Akansûs. La portée sémantique du terme makhzen n'est pas sans rapport avec ce cas de figure. Le terme makhzen a toujours signifié un entrepôt ou un grenier, ce qui nous concerne aussi dans la mesure où l'abondance et la rareté des pluies font fructifier ou réduisent les richesses du makhzen. On doit également prendre en compte les expéditions militaires, harkas, souvent néfastes aux tribus et bénéfiques pour le makhzen. Une chanson populaire au Haouz de Marrakech a bien 22 23 R. Jamous, op. cit., p. 231. R. Jamous, ibid., p. 80. retenu l'impact de la harka sur l'économie des tribus, lorsqu’elle abaisse le rang du sultan à l’état de simple prédateur : « Nous en voulons à la déchéance des jours qui font des chorfas de simples hommes du commun 24 ». La tradition orale rappelle le danger qui pourrait provenir : « de la tempête, du feu et du makhzen ». Mais le proverbe le plus significatif qui nous met directement en rapport avec le sens propre et figuré du terme est celui qui traite de la relation entre les sujets et le makhzen : « Le makhzen (la boutique) le plus proche te fait vendre tes terres, le makhzen (pouvoir politique) le plus proche te chasse de tes terres ». En fait, c'est l'absence de tout projet politique de la tribu à long terme, qui l'a poussée à formuler ses vœux et ses stratégies politiques par la bay’a à un nouveau sultan 25 . C'est au cours des successions des sultans que les opportunités deviennent propices aux formulations politiques des tribus et des zâwiyas. Par ailleurs ce qui explique l'instabilité du pouvoir de M. Sulayman c’est qu’il a souvent changé de gouverneurs alors que M. ´Abd al-Rahman les a toujours gardés le plus longtemps possible. Car en effet, comme disait Akansûs d’un sultan ou d’un gouverneur injuste : l'ordre est préférable à ceux qui sont justes mais qui ne peuvent éviter l'anarchie 26 . C'est pourquoi, affirme Akansûs, le pouvoir du sultan ne peut tenir que s’il s’appuie sur l’argent et l’armée 27 . D'ailleurs, l'œuvre d'Akansûs qui s'intitule : L'Armée nombreuse quinquennale, al-Jaysh al-‘Aramram al-khumâssî, a été écrite au moment même où huit autres opuscules traitaient des difficultés de l'armée marocaine et de la question des réformes. De même qu'il entreprit une nouvelle politique religieuse en rupture totale avec celle suivie par son prédécesseur, le sultan M. ´Abd al-Rahman s'allia au chef berbère Ibn al-Ghâzî, qui était à la tête de la coalition berbère, et à qui il donna en mariage la femme du défunt M. Sulayman. Le rapprochement avec les confréries religieuses avait porté ses fruits : le nombre d'expéditions militaires contre les tribus a connu une baisse considérable à cette époque. 24 A. Mana, Les Regraga, la fiancée de l'eau et les gens de la caverne, Casablanca, Eddif, 1988, 292 p., p. 266. 25 On connaît la coalition berbère menée par le sharîf de Wazzân, al-‘Arbî al-Darqâwî ; les chefs de la Wazzâniyya et de la Darqâwiyya ont accordé leur allégeance à un nouveau sultan après la destitution de M. Sulayman. 26 Akansûs, t. II, p. 67. 27 Ibid., t. I, p.315. 6 L’œuvre d’al-Nâsirî ou la gouvernance par le « bien » Si le kitâb al-Ibtissâm et le Jaysh d’Akansûs ont été écrits à une époque où le makhzen cherchait à légitimer les réformes militaires auxquelles s’opposaient les savants et même certains serviteurs les plus dévoués du makhzen, le kitâb al-Istiqsâ d’al-Nâsirî, contemporain du sultan Hassan Ier, a été écrit après l’échec des réformes militaires cautionnées par les puissances européennes. Dans des conditions particulières, il est intéressant de voir ce qu’écrit al-Nâsirî à propos de l’armée même en partie réformée mais qui ne pourrait faire face aux combattants des tribus : « Les soldats ne doivent pas prendre les habitudes des chrétiens, s’habiller ou saluer comme eux, car le devoir de cette armée est de défendre la religion ; il ne faudrait donc pas qu’en voulant apprendre l’art de la guerre pour protéger sa foi, on perde celle-ci au cours même de cet apprentissage » 28 . De même al-Nâsirî se distingue par sa position sur le jihâd. En effet, contrairement à Akansûs et à l’auteur d’al-Ibtissâm, al-Nâsirî conclut que les conditions pour mener le jihâd ne sont plus réunies et que du coup le jihâd est devenu caduc 29 . Pour al-Nâsirî si l’armée et le pouvoir makhzénien sont incapables de « faire du mal » aux ennemis extérieurs, c’est donc l’occasion de « faire du bien » aux sujets. Contrairement à cette vision, Akansûs envisage et appel à l’établissement d’un pouvoir militaire capable d’écraser les tribus et les soumettre pour pouvoir faire face à la menace étrangère. En suivant la chronologie de ces trois historiens, on constatera qu’al-Nâsirî était plus proche dans le temps de la faiblesse militaire et diplomatique du makhzen, et que l’auteur anonyme d’aI-Ibtissâm n’a été témoin que de la première débâcle qui fut la bataille d’Isly en 1844, et donc espérait tout comme Akansûs une victoire future sur l’ennemi infidèle. La position d’al-Nâsirî constitue une rupture avec les positions adoptées par ses prédécesseurs et même ses contemporains. Selon A. Laroui, al-Nâsirî parle ainsi de la décision du sultan d’autoriser l’exportation des grains vers l’Europe : « En ce qui concerne le fiqh, Nâsirî rappelle que, si la vente de certains produits ou marchandises est interdite aux non-musulmans, c’est pour une raison déterminée qui est de ne pas renforcer leur potentiel militaire. Or cela n’a plus 28 29 A. Laroui, op. cit, pp. 283-284. Ibid., p. 307. de sens, étant donné le niveau d’armement qu’ils ont atteint, à tel point qu’à leurs yeux nos armes ne valent pas plus que le bois mort. La preuve en est qu’ils nous vendent bien, eux, des armes qui nous paraissent des merveilles insurpassables et qui en fait ne sont rien par rapport à ce qu’ils gardent pour eux-mêmes. Dans ces conditions, il n’est plus illicite de leur vendre même des armes – ce qui est le cas extrême – et à plus forte raison des grains » 30 . D’ailleurs al-Nâsirî considère que le dernier acte d’indépendance du sultan Muhammed IV fut son refus de délivrer les notables de la tribu des Anjra (qui voisinait la ville occupée de Ceuta), refus qui déclencha la guerre de Tétouan en 1859-60 31 . En s’appuyant sur l’écrit d’Akansûs qui s’articule sur l’opposition entre le makhzen et les tribus, al-Nâsirî fait une nette distinction quand il parle des représailles makhzeniennes contre une tribu et n’omet pas de signaler que le makhzen n’est jamais allé au bout de sa lutte contre la tribu en cherchant à l’éliminer définitivement 32 . L'historien al-Nâsirî nous livre un témoignage vivant sur la question lorsqu’il présente le sultan Mawlây ‘Abd al-Rahmân comme un homme pieux et un sharif, et donc comme capable d'intercéder pour ses sujets auprès de Dieu. Le sultan après l'échec des prières faites par les habitants et les savants de Fès pour obtenir la pluie, fut sollicité par les savants de la ville et les hauts dignitaires du makhzen pour présider la prière de la pluie. Le sultan à la tête du cortège sortit de la ville et aperçut un métayer, khammâs, lui prit la charrue des mains, laboura trois sillons et revint faire la prière. Un orage éclata à l'instant même et la pluie tomba pendant trois mois, c'est-à-dire pendant un nombre de mois égal au nombre de sillons labourés par le sultan 33 . C’est comme si la baraka pour alNâsirî n’était que l’affaire du sultan. Pourquoi le récit d'al-Nâsirî occulte-t-il la mort du sultan pour mettre en valeur sa baraka et sa générosité ? Le témoignage d'al-Nâsirî ne relève-t-il pas de ses convictions orthodoxes ? Al-Nâsirî a mis l'accent sur l'échec des prières des gens du commun et sur le succès de la prière présidée par le sultan, comme si l’échec des rites populaires avait été nécessaire pour Ibid., p. 325. Ibid., p. 259. 32 A. al-Nâsirî, t. VIII, p. 136. 33 Voir A. Bel, « Quelques rites pour obtenir la pluie en temps de sécheresse chez les musulmans maghrébins », in Recueil des mémoires et des textes publiés en l'honneur du XIVe congrès des orientalistes, Alger, Fontana, 1905, pp. 49-95, p. 63. 30 31 7 assurer le succès des rites orthodoxes cautionnés par le sultan. Ainsi la gouvernance par le bien que défend al-Nâsirî et la gouvernance par le mal que prêche Akansûs relèvent de deux visions différentes de l’exercice du pouvoir politique. Rites de pluie : magie, orthodoxie et légitimation politique La prière de la pluie : faveurs et châtiments Les premiers textes relatifs à la prière de la pluie, dite salât al-Istisqâ, remontent au début de l'histoire de l'islam quand le prophète Mohammed retourna sa burda, son manteau, et implora Allah de faire tomber la pluie. D'autres textes parlent de l'oncle du prophète al-‘Abbâs qui fit aussi une prière dans ce sens. Le texte coranique le plus explicite sur cette prière fait alterner le repentir et la récompense : « J'ai dit : implorez le pardon de votre maître, car il est miséricordieux et vous donnera des cieux, versés sur vous, une pluie abondante ; il a placé la pluie comme récompense de celui qui demande le pardon de ses fautes 34 ». La prière de la pluie dite, salât al-istisqâ', impose un changement spatio-temporel et vestimentaire car au lieu de se rendre à la mosquée, on se dirige vers l'esplanade, musallâ. Le lieu de la prière de la pluie, tout comme celui des prières des deux fêtes, est un terrain vague qui, contrairement à la mosquée, n'est pas couvert. On peut se demander pourquoi cette prière se fait dans un lieu où l'on célèbre aussi la fin du jeûne et le sacrifice du mouton. C’est sans doute parce que l'humilité et la soumission dont on doit faire preuve pour demander à Dieu la pluie, rejoignent le sacrifice et l'ascétisme célébrées dans les deux fêtes. De même, le changement vestimentaire, qui consiste dans le port des vêtements à l'envers, est recommandé en imitation du prophète Muhammed qui, on l’a vu, a retourné sa burda pour provoquer la pluie 35 . N'est-il pas reconnu dans la tradition musulmane, qu'un changement rituel de vêtement permet le passage d'un monde à l'autre ? C'est pourquoi les récits hagiographiques ne manquent pas de faire l'éloge Coran, sourate de Noé (sourate 71, verset 10 à 12). D’après une information donnée par notre collègue Ahmed Icherkhane, le sultan Muhammed ben ‘Abdellah (m.1792) s’est distingué entre les sultans en accomplissant une prière de la pluie selon l’école shafi’ite, prière qui se caractérise par l’absence de la lecture de la prière de la pluie et le non-retournement des vêtements. 34 35 des saints morts dont les tombes constituent des « sources de pluie », comme si la mort du saint le rendait plus apte à attirer les faveurs divines 36 . N'y at-il pas une corrélation entre tous ces changements et les bouleversements politiques que craignent les sultans ? Faut-il parler de cette concurrence enfouie entre le saint et le sultan dans la mesure où le mythe de la pluie assure un tombeau au sultan (hagiographie négative) alors que certains récits hagiographiques font de la tombe du saint une source de pluie (hagiographie positive) ? Faut-il soulever la question des rites de passage quand on sait que la pluie est aussi une ablution pour le sultan, disons pour le pouvoir ? A. Moussaoui cite le cas du saint Ben Bûziyyân qui a bu les ablutions du corps de son maître-mort et surtout le cas de Sîdî M´hammed al-Marfû´ qui est mort en cours de route et sa dépouille a été disputée entre le shaykh d´une zâwiya et les gens de Tabelkoza : « n´étant pas parvenu à un accord, un orage éclate et les oblige à se séparer. Au petit matin, le corps défunt n´est plus là. Il est retrouvé du côté de Deldoul, à Igosten précisément, avec tous ses aromates. Les habitants du qsar d´Igosten l´inhument sur les lieux (...) depuis on l´appelle, ici à Tenerkouk, al-Marfû` (le soulevé) ou encore Bû Mazna (celui de l´orage)... » 37 . Les rites pour l'obtention de la pluie sont souvent exécutés entre le mois de mars et le mois d'avril ; la pluie est indispensable à cette période pour l'épiaison du blé et de l'orge. Ces rites sont largement liés à un ensemble de territoires dont les pratiques agricoles et pastorales sont très ancrées. Il s'agit de pays où la subsistance est fortement liée aux précipitations. Les conséquences des tensions politico-militaires entre le makhzen et les tribus sont aussi des facteurs majeurs et déterminants de ce mode de subsistance. A quoi bon payer des impôts si on ne reçoit plus la baraka et donc la pluie Cependant, il résulte de certaines traditions makhzeniennes rapportées par l'historiographie marocaine que les sultans ont parfois refusé de 36 A. Bel, « Quelques rites pour obtenir la pluie en temps de sécheresse chez les musulmans maghrébins », in Recueil des mémoires et des textes publiés en l'honneur du XIVe congrès des orientalistes, Alger, Fontana, 1905, pp. 49-95, p. 75. 37 A. Moussaoui, Espace et sacré au Sahara, Ksour et oasis du sudouest algérien, Paris, CNRS éditions, 2002, 291 p., pp. 178-179. L´auteur ajoute que presque la même légende relative à un certain sîdî M´hammed de Marrakech, est rapportée par Louis Le Prieur dans le pays de Tigourarine. 8 participer à la prière de la pluie 38 , car dit-on, si la pluie s'en suivait, le sultan mourait 39 . Certains chroniqueurs comme al-Nâsirî, rapportent bien le cas de sultans alawites qui ont accompli la prière de la pluie. Mais, les versions divergent et les explications se multiplient. Alors qu'al-Nâsirî parle de la baraka du sultan Mawlây ´Abderrahmân qui a pu accomplir cette prière et obtenir la pluie, alHasan al-Hajwî, d’après l’auteur anonyme d’alIbtissâm, affirme que la mort de ce sultan en 1859 est survenue directement après l'obtention de la pluie 40 , alors qu’Akansûs s’est contenté de rapporter les dires des masses sur l’inefficacité des imâms pour obtenir la pluie. N'y a t-il pas là une indication sur les représentations de la baraka si on considère celle-ci comme un facteur déterminant des rapports de force ou des déséquilibres dans l'ordre socio-politique ? Comment concilier ces témoignages ? La pluie, la baraka et le sultan : une autre facette de la légitimation Sous la pluie maléfique le sultan abandonne son parasol et s'en remet à la volonté divine en compagnie de ses sujets. Nul n'est à l'abri des bouleversements qui pourraient surgir. Et les gens qui lient et qui délient d’après al-Mâwardî, sont ici absents et ne peuvent intervenir sous une pluie qui tue. L'interprétation des rites de la pluie pose problème au niveau de la spécificité de la société marocaine qui semble être gouverné par un mythe au service du sultan-sharif puisqu’il s’agit d’un mythe qui est en soi un conseil : « ne fais pas la prière de la pluie sinon tu meurs ». Les normes de la légitimité liées à l'allégeance, la bay'a, sont en partie en contradiction avec les implications du mythe de la pluie qui tue le sultan. Le paradoxe est visible quand on sait que c'est la pluie ou l’absence de pluie qui influe sur le changement politique et 38 Il est aussi connu que les sultans marocains ne font pas le grand pèlerinage hormis la 'umra ou petit pèlerinage pour échapper au même sort qui leur est réservé s’ils accomplissent la prière de la pluie. Il en va de même pour les princes qui ne pourraient se marier avant d’être désigné sultan. 39 On signalera au passage que ce mythe de la pluie qui tue le sultan est le produit de cette période de crise, qui a été marquée par les défaites d’Isly en 1844 contre l’armée française et en 1860 contre l’armée espagnole, et qu’il n’a jamais été rapporté par les historiographes des dynasties marocaines qui ont précédé les Alawites. L’historien Akansûs confirme la nouveauté du mythe pour son époque. Voir alJaysh, t. I, p. 153. 40 Al-Hajwî, résumé d'al-Ibtissâm, BGR, mss N° H 114. non les savants et les juristes qui ont le droit de résilier la bay'a dans le cas d'un sultan injuste. On voit bien que dans des circonstances où on recourt au rite de la pluie, la bay'a est vidée de son contenu et le règne du sultan ne dépend que d'une volonté divine qui châtie. A partir de ce constat, on peut distinguer d’une part, l'intervention du sultan et du divin qui récompense ou châtie les sujets fautifs, et d'autre part l'intervention divine ou celle des tribus en révolte qui mettent fin au règne d'un sultan. Cela prouve qu´il faut distinguer entre deux types de bay’a : l´une est spirituelle souvent accordée et une autre politique toujours contestée (même en silence ou quand les sources ne parlent pas). L'historien Akansûs joue sur les deux registres : celui de la volonté divine et celui de la gestion en matière politique de la part du sultan et des gouverneurs. On comprend mieux comment la monopolisation du discours politico-religieux (la légitimité) par le makhzen et les savants a poussé les laissés pour compte, à savoir les gens du commun, à produire des mythes liés à la pluie pour exprimer leur vision des choses et du monde. Le mythe de la pluie qui tue le sultan est un pur produit de la deuxième moitié du XIXe siècle, qui a été marquée par la débâcle en face des armées européennes et aussi par l’attitude impuissante des sultans marocains face aux crises intérieures et extérieures. Le mythe de la pluie est aussi l’expression d’un malaise politique dont on a cherché à trouver les origines dans une force élevée et surnaturelle. En effet, il faut admettre également que les sécheresses et les famines sont des moyens au service du sultan pour soumettre le pays même si en même temps ils peuvent devenir des armes que l'élite et les gens du commun utilisent pour discréditer le pouvoir établi. Le mythe de la pluie qui tue le sultan doit être considéré comme une infiltration au sein de l'historiographie, d'une croyance qui sert aussi à conforter la croyance à la suprématie et à la puissance du sultan. De même, il se peut que cette croyance soit une dénonciation de cette part magique que détient le sultan. Il s'agit donc d'un concept polysémique. Seulement, le thème de la pluie qui tue le sultan donne l'exemple d'une baraka qui se fragmente pour faire disparaître le sultan, comme par ailleurs elle reste entière pour préserver par exemple l'intégrité d’un défunt et sa force. La baraka est pour Rabinow : « [...] the central symbol of vitality in Moroccan culture ». « [...] An increased religious centralization occured through the establishment and institutionalization of the Alawite 9 shurfa and through their control of the official legitimating symbols 41 ». La baraka, souligne E. Westermarck, est conférée au sultan par quarante saints et surtout par le Pôle : « Je me suis laissé dire que Mouley Abd-el-Aziz avait perdu son trône parce que l'aide sainte lui avait été retirée ». Au cours de son règne : « c'est à la détérioration ou la perte de la baraka du sultan que furent imputés les troubles et les soulèvements, la sécheresse et la famine ; bien mieux, même dans les parties du pays qui n'avaient jamais été soumises au régime politique du sultan, les habitants croyaient que leur bien-être, et spécialement leurs moissons dépendaient de sa baraka 42 ». Le même auteur ajoute que lorsque la baraka du sultan est pure et sans souillure, les récoltes sont abondantes et les femmes mettent au monde des enfants bien conformés. C’est pourquoi, ajoute Westermarck, la bonne récolte de sardines à Tanger a été attribuée par les pêcheurs à l'avènement 43 de Mawlây 'Abd al-Hafîd 44 . Cependant, dans une étude consacrée à Edouard Westermarck, Rahma Bourqia note que le rite tel qu'il est abordé par cet auteur ne peut Paul Rabinow, Symbolic Domination. Cultural Form and Historical Change in Morocco, Chicago. University of Chicago Press, 1975 ; Abdelwahed, Mekki-Berrada, La portée herméneutique et les vertus thérapeutiques de la baraka comme concept organisateur et fondement de la représentation, Ph.D, Département d’anthropologie, Université de Montréal, 1996 ; Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison pratique, Paris, Gallimard, 1980 (1976) ; Marshall Sahlins, Des îles dans l'histoire, Paris, éditions du Seuil, 1989 ; Jacques Berque, Structures sociales du Haut-Atlas, Paris, P.U.F, 1978 (1955) ; Émile Dermenghem, Le culte des Saints au Maroc, Paris, Le Point, 1954 ; Dale F. Eickelman, Moroccan Islam. Tradition and Society in a Pilgrimage Center, Austin, University of Texas Press, 1976; Edward. E. Evans-Pritchard, The Sanusi of Cyrenaica, London, Clarendon Press, 1949; Clifford Geertz, Observer l’Islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte, 1992 (1968) ; Clifford Geertz, « Religion as a Cultural System » In Geertz, C. (ed.) The Interpretation of Cultures, New York, Basic books, 1973, pp. 87125; Ernest Gellner, Saints of the Atlas, Chicago, University of Chicago Press, 1969. Voir la récente édition en français du même ouvrage : E. Gellner, Les Saints de l’Atlas, Paris, Bouchène, 2003. 42 E. Westermarck, Survivances païennes dans la civilisation mahométane, Paris, Payot, 1935, 230 p, p. 113. 43 Tout récemment encore l'envoyé spécial d'un journal marocain a déclaré à l'occasion de la visite de SM Mohammed VI : « Nouakchott à la chaleur humide, qui dès 3 heures du matin ce lundi, a été couverte d’ondées bénéfiques. Ce qui a ajouté au bonheur de la population pour laquelle SM le Roi a amené la pluie avec lui : la baraka. » 44 Ibid., Westermarck. 41 malgré tout exclure la recherche de nouvelles interprétations des faits. 45 La perte de la baraka s’accompagne de la perte progressive de l’autorité. Ce n’est pas la légitimité de la baraka en soi qui peut être contestée par les acteurs, mais plutôt l’autorité et le pouvoir (quand ils ne sont pas assumés) qu’elle confère à ses détenteurs. Les jeux des rites liés à l'imploration de la pluie s'achèvent par une fin tragique relevant d'une théâtralité sociale où les historiens associent la part mythique et la part tragique du sultan-martyr. C'est dire à quel point la distinction entre un islam officiel et un islam populaire demeure introuvable, dans la mesure où les historiographes et les gens du commun condensent et subliment les cultes relatifs à la prière de la pluie et à la personne du sultan. Les manuels de gouvernance écrits par al-Mâwardî et autres ne sont-ils pas dépassés par rapport à cette vision politico-pluviale que charrient les rites de pluie ? D’ailleurs, on remarquera que les copistes et même le cercle des savants ne vont pas se préoccuper de ces manuels politiques dont la diffusion au XIXe siècle était presque absente. Mais il subsiste les anecdotes et les récits qui viennent à la rescousse en la matière. R. Jamous, affirme dans son étude, Honneur et Baraka, que les sécheresses et les famines sont des signes du déclin de la baraka du sultan dont l'élection divine est ainsi remise en question 46 . N'y at-il pas là de quoi expliquer pourquoi le sultan refuse de faire la prière de la pluie sous prétexte qu'il va mourir si la pluie tombe ? La prière de la pluie relève d’une attitude de repentir et d'imploration, qui dans son cadre orthodoxe mobilise le sultan considéré comme homme de baraka. Dans le cadre populaire on a recours à une poupée ornée de fleurs, taghunja, qui représente une jeune fille vierge que les femmes promènent pour implorer la pluie. Le rôle de cette taghunja qui est la mariée, est assuré chez les Regragas par le muqaddem qui ouvre le périple des prières de la pluie sur sa jument blanche. N’y a-t-il un lien symbolique entre la taghunja, le muqaddem et le sultan dans la mesure où on offre la mariée comme en sacrifice pour l'obtention de la pluie ? D'ailleurs, la notion du sacrifice a été avancée par le sultan luimême. M. 'Abd al-Rahmân avait dit à son entourage 45 Rahma Bourqia, « Rituel, symbole et aléa dans la société rurale marocaine. Repenser Westermarck » in Westermarck et la société marocaine, (Colloques et Séminaires, n° 27), Rabat, Faculté des Lettres et des sciences humaines, 1993. 46 A. Bel, op. cit., p. 228. 10 qui lui avait conseillé de ne pas participer à la prière de la pluie : « Si la pluie est bénéfique pour mes sujets et même si ma mort s'ensuit, je suis prêt à présider cette prière 47 ». C’est comme s´il s´agissait d´une baraka « sacrificielle » pour pouvoir assurer une continuité et une légitimité à la dynastie. N'oublions pas, on l’a déjà mentionné, que durant la prière de la pluie, dite aussi de l'attente, lwagfa, tout se fait à l'envers : renversement des habits, les enfants, donc les innocents, sont mis au premier rang contrairement aux adultes, les pécheurs, qui restent derrière. Dans plusieurs tribus, au cours des rites de pluie, le sultan était donc remplacé par la taghunja, la mariée, symbole de la fécondité. N’y a-t-il pas un rapport entre la taghunja qu'on sacrifie à la fin de la prière de la pluie et le sultan-martyr qui meurt après la chute de la pluie ? Pourquoi donc cette inversion symbolique de la personne du sultan ? Cette inversion apparaît aussi dans le prêche burlesque des sultans des étudiants, qui ne manque pas de faire allusion, en termes moqueurs, à la personne du sultan 48 . Dans le même sens va l'anecdote rapportée par R. Jamous sur le sultan, forcé à danser par les gens de la tribu Aït Shishar qui ne savaient pas qu'il était sharif. La suite fut une grande expédition punitive contre la tribu : les hommes furent tués et leurs femmes capturées. Ainsi la féminisation de la personne du sultan s'est transformée en virilité excessive, la baraka du sultan n'étant reconnue que lorsque sa violence fut devenue efficace 49 . Il est important de garder présent à l’esprit que la sécheresse est la représentation parfaite du châtiment divin à l'encontre des fidèles pêcheurs et que la chute des pluies est au contraire un témoignage de bénédiction et de miséricorde. Entre ces deux extrêmes s'érigent les représentations spirituelles et magiques liées aux statuts du sultan, du saint et du maléfique. Pourquoi certains sultans refusent-ils de participer à la prière de la pluie, surtout quand on sait que le mal (la sécheresse) dont souffrent les sujets est l'indication d'un refroidissement entre Dieu et le Anonyme, al-Ibtissâm. E. Doutté, « La Khutba burlesque de la fête des tolbas au Maroc », in Recueil des mémoires et des textes publiés en l'honneur du XIVe congrès des orientalistes, Alger, Fontana , 1905, pp. 197219. 49 R. Jamous, op. cit., p. 227 et 231. 47 48 fidèle, et qu'il faut un acte d'expiation de la part de ce dernier ? En tant que sharif et détenteur de la baraka, le sultan se trouve devant le fait accompli : ou bien il est responsable du malheur qui touche ses sujets ou bien ce sont ces derniers, qui en multipliant leurs actes insensés, ont provoqué la colère divine. La tâche qui revient au sultan est celle d'expulser le mal et de s'exposer au châtiment comme si son sort résultait de cette confusion entre pouvoir divin et pouvoir sultanien qui est apparemment à l’origine du mythe et qui est la manifestation d’une forme de confusion intellectuelle et émotionnelle. De même que c’est un indice de la difficulté à se présenter à la fois comme un saint et un monarque. Cependant, le mythe de la pluie qui tue pourrait être aussi une assurance pour une succession politique dans la mesure où, et comme le rapporte J. G. Frazer : « Les avantages qu’il y a à mettre ainsi à mort le dieu-homme, au lieu de le laisser mourir de vieillesse et de maladie éclatent avec évidence aux yeux du sauvage […] en second lieu, en le mettant à mort avant que sa force naturelle fût diminuée, ils auraient la garantie que le monde ne déclinerait pas avec la santé du dieuhomme. Toutes les conditions se trouvaient donc remplies et tous les dangers écartés si l’on tuait le dieu-homme et si l’on faisait ainsi passer dans un successeur vigoureux son âme encore toute vigoureuse 50 ». Le même auteur ajoute que le faiseur de pluie devrait se sacrifier sinon on le tuait une fois vieux ou à l’agonie 51 . Le mythe de la pluie n’a-t-il pas joué le même rôle dans la mort du sultan Mawlây ‘Abd alRahmân, vaincu en 1844 par l’armée française et devenu impuissant face à la crise sociale survenue après les années de sécheresse, faisant passer sa baraka à son fils Mawlây Muhammed ? Conclusion Comment un historien pourrait-il échapper aux pièges que lui tend l'historiographie, quand celle-ci s’exprime dans une phraséologie relevant du magique et de l'hagiographique ? Peut-on aborder l’étude des rites de pluie sans se soucier de l'existence de deux types de discours relevant, l’un du discours hagiographique, l’autre du constat ? Les historiographes peuvent-ils dire une chose et son 50 J. G. Frazer, Le rameau d’or (le Dieu qui meurt, Adonis, Atys et Osiris), Paris, Robert Laffont, 1983, 754 p., p. 27. 51 Ibid., p. 41. 11 contraire, ce qui semble être le cas, lorsqu'on suit de près le cheminement de leur discours à travers la succession des faits et le changement des acteurs ? Pourquoi l'anathème a-t-il toujours été jeté sur des dissidents et sur des agents opposés à l'autorité sultanienne ? L'engagement par l'allégeance, la bay'a, et le respect total de l'éthique religieuse établissant le sultan dans un rang relevant du sacré, allaient de pair avec une reconnaissance des pratiques profanes (expédition militaire) basées sur la violence mais comprises comme des signes de la vérité cosmogonique et spirituelle de l’autorité du sultan. L'image de la personne du sultan tout comme celle des tribus et autres contingents politiques rivaux, sont des images préfabriquées et prêtes à ressurgir selon les modalités du bien et du mal. Ce sont donc des acteurs distincts et condamnés à faire le bien (le sultan) ou à faire le mal (la tribu). De même que les hauts dignitaires de la cour ne peuvent que rappeler le bien ordonné par le sultan et le mal causé par la tribu. C'est ce rapport fictif émanant des documents officiels qui n’est pas suffisamment pris en compte par la recherche, prisonnière qu’elle est de cette quasiabsence du « self regard » des tribus qui souvent ne parlent pas. Cette image négative du rôle de la tribu, projetée par les documents officiels, nous a donc poussés à tenter d'appréhender la face cachée de l'enjeu. La parabole de la pluie qui tue le sultan, fait partie d'une croyance populaire et est aussi une conviction assimilée par l'élite et par le sultan. Cela suppose qu’il n'y a qu'un pas qui sépare les protagonistes, l'élite et les gens du commun. La pluie comme la tribu sont des menaces quasi permanentes, capables de changer le cours de l'histoire ou de le perturber. De même que l'usage et la diffusion de ce thème de l'historiographie auprès des gens du commun sont une reconnaissance d'une autorité supérieure, la seule capable de tuer le sultan. C'est aussi une soustraction inconsciente d'une partie de la force tribale. Il n'y a que les choses qui viennent du ciel, qui pourraient toucher au sultan. Les êtres de ce monde n'auront donc pas cet honneur de mettre en péril sa personne mais pourront seulement constater. Notre analyse de ce thème a été basée sur l’étude de l'effet des conditions climatiques et économiques dans le maintien du makhzen dont la force politique est matérialisée par les expéditions militaires, et la force matérielle par les richesses accumulées dans le magasin du sultan : le pivot du pouvoir makhzenien. C´est dire que les années de sécheresse ne permettent pas le paiement des impôts, ce qui devrait être considéré comme un facteur important qui pousse à l´anarchie. C'est lorsque la tribu commence à grignoter et à réduire ses forces qu'on en revient aux limites d'un pouvoir reflétant sa propre éclipse et qu'on retrouve à la fin le pouvoir faible d'un sultan faible comme ce fut le cas de Mawlây Sulaymân (17921822) ou encore de sultans impuissants devant la présence européenne de plus en plus menaçante depuis le règne de Muhammed IV (1859-1873) et celui de Mawlây al-Hassan I (1873-1894). Sous le ciel de la magie, on a vu comment le rapport entre pouvoir politique et pouvoir religieux avait engendré les « nuages » du mythe de la pluie, qui, une fois retombés sur terre, deviennent très influents sur les rapports socio-économiques et politiques. C´est cette dualité qui a rendu le religieux recevable et le social pénétrable et donc changeable. Ce fut le temps d’une crise générale caractérisée par le refus de mener le jihâd contre les Espagnols, un jihâd jugé plutôt préférable contre les tribus, comme le confirme Akansûs. L’entourage makhzénien, les savants, les saints et les majdûbs ont tous contribués à une vision mythique du pouvoir politico-religieux. Ceci nous incite à penser que le mythe de la pluie ne constitue pas un prolongement de la coutume et donc ne manifeste pas une opposition entre ce qui a été appelé coutume et Sharî’a ; en effet, il pourrait y avoir inversion des rôles et on pourrait se retrouver devant une tribu qui manipule, par le biais des savants, la loi coranique, le shar’, pour rappeler le sultan à l’ordre, ou devant un sultan qui pourrait recourir au mythe pour consolider son pouvoir. La question qui demeure est de savoir si le makhzen a eu la volonté d’introduire la tribu dans l’exercice du pouvoir politique. Ce qui semble le plus probable c’est l’absence d’une telle volonté et que cette absence a joué un grand rôle dans la prolifération des confréries religieuses qui avaient su donner un cadre social et religieux à la fois aux individus et aux tribus. De même que le mythe de la pluie qui tue le sultan reflète parfaitement les registres et les concurrences entre les acteurs politico-religieux au sein de l’entourage du makhzen. Le mythe de la mort du sultan est aussi l’illustration parfaite des fondements d’un pouvoir politique en difficultés. Toute l’historiographie témoigne du silence accablant qui entoure les tribus quand il s’agit de parler du pouvoir makhzenien, comme si la 12 présence du makhzen nécessitait l’absence de la tribu ! Ainsi, les recours aux rites de pluie affectant les fondements d'une autorité politique sacrée, peuvent être considérés comme des explosions magiques mettant en lumière la complexité du champ politique. C'est aussi un indice de l’état d'une société qui montre par quelles voies elle aspire au changement, et aussi par quels moyens en dehors de ceux reconnus par la jurisprudence. Le pouvoir politique explique et exige à la fois que la sainteté des sultans soit héréditaire tout comme le pouvoir politique contrairement aux saints qui gardent leur baraka et qui se verront octroyer plus de vénération après leur disparition même si de nos jours les mausolées s´érigent de moins en moins, de même que le culte des « saints et des personnes » a trouvé d´autres moyens d´épanouissement. 13