COLLARD L. - Université de Picardie - Jules Verne Faculté des Sciences du Sport,
Campus Universitaire, Allée P.Grousset 80025 Amiens Cedex 1
APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES SPORTS A RISQUE
Le sport, en tant que production sociale spécifique, peut servir de laboratoire privilégié des
conduites humaines, notamment pour l'étude du seuil de violence admise ou du degré de
tolérance aux accidents. Chaque société sécrète ses propres façons d'encourir des
risques, ses propres manières d'accepter ou d'esquiver les écueils physiques.
Le travail pionnier de Durkheim (1897) avance cette hypothèse forte. Dans le chapitre II
du Livre III du
"suicide",
il met en parallèle le pourcentage de morts volontaires et le
pourcentage de morts par agressions au milieu du XIXème siècle, dans les pays
occidentaux. Le sociologue observe que le suicide et l'homicide varient en raison inverse
l'un de l'autre. L'homicide naît de sociétés altruistes où le sentiment individuel est
subordonné à l'entité collective. Le suicide le plus répandu, de type
"égoïste",
exprime un
individualisme exacerbé, subordonnant le sentiment de représenter une collectivité au
narcissisme.
"Le suicide égoïste et l'homicide ressortissent donc à des causes
antagonistes et, par conséquent, il est impossible que l'un puisse se développer à l'aise là
où l'autre est florissant"
(Durkheim, 1897, 407). En moyenne, les pays catholiques de
l'époque (1866-1872) recensent 40 homicides et 140 suicides pour un million d'habitants.
Pour Durkheim, le XIXème siècle est donc, en Europe, plus égoïste qu'altruiste. Ainsi, à
partir d'un indicateur précis et mesurable, comme le propose l'illustre sociologue, on peut
entrevoir, à travers les façons d'éprouver le danger, des traits saillants du fonctionnement
social.
En ce qui nous concerne, nous tenterons à partir de l'indicateur : taux d'accidents sportifs,
de mettre à jour les rapports entre les risques sportifs et les risques supportés par notre
société. Les accidents sportifs peuvent-ils, à l'instar du suicide, servir de révélateur de
notre sensibilité culturelle au danger ? Il ne s'agit pas d'identifier les conduites des joueurs
à des conduites déviantes destinées à entraîner la mort ou à s'en rapprocher. Il n'est pas
question d'assimiler les prises de risques rencontrées en sport à des conduites
suicidaires. Les actions motrices des sportifs sont tout sauf des désengagements vis-à-vis
de l'existence. En revanche, les risques sportifs, tout comme le suicide, sont des indices
observables et quantifiables, annonciateurs des risques personnels et interpersonnels tels
qu'ils sont
"homologués",
ratifiés par leur société d'accueil.
Quels sont, aujourd'hui en France, les sports entraînant le plus d'accidents ? Quels sont
ceux responsables des traumatismes les plus graves ? Le recensement des accidents
corporels, sport par sport, n'est pas sans
"risque".
De nombreux facteurs interviennent,
liés aux joueurs eux-mêmes et non aux jeux : le niveau d'entraînement, la fréquence des
compétitions, l'âge, le sexe, la classe sociale d'appartenance, etc. Le sens que les acteurs
attribuent aux dangers (pas forcément physiques) est également une donnée sociologique
2
capitale. La violence sportive est solidaire des représentations qu'en ont les participants.
Une même pratique peut, selon les individus, générer des rapports au risque radicalement
différents. C'est un versant de la sociologie compréhensive qui a donné lieu récemment à
deux ouvrages de qualité (Baudry, 1991 ; Le Breton, 1991). Autant de facteurs ignorés par
les statistiques à venir.
Notre positionnement théorique est différent. Nous ne nous intéresserons pas au fait que
telle position ou disposition sociale tend à accroître l'attrait pour les conduites à risque,
que les garçons prennent généralement plus de risque que les filles ou encore que les
jeunes gens se blessent plus fréquemment que les moins jeunes. Notre objectif est plutôt
de savoir si, oui ou non, tel sport, de par sa structure(1), prédétermine plus de risque que
tel autre. Cela revient à postuler que les sports ont une logique propre, indépendante du
sens investi par les sujets, et suceptible de fabriquer du danger.
1. - Par "structure" d'un sport nous entendons la manière dont les traits de logique interne
de ce sport (rapport à l'environnement, interaction entre les joueurs, système de réussite,
instrument technique utilisé, temporalité, etc.) sont agencés entre eux.
Dans un second temps, un approfondissement du concept de risque à l'aide de la Théorie
des jeux permettra de compléter les données brutes de l'accidentologie. Bien qu'utilisée
généralement pour l'étude des jeux de hasard pur, de demi-hasard ou de pure raison (Von
Neumann & Morgenstern, 1944), la Théorie des jeux présente, pour nous, l'avantage de
proposer une définition du risque
"formelle"
tout à fait opérationnelle dans le cadre des
jeux sportifs, y compris pour expliciter la notion de risque corporel. Dans cette perspective,
les <<sports à risque>> possèdent-ils des traits caractéristiques identifiables ? Y a-t-il des
éléments, légalisés par le code du jeu, qui soient vecteurs ou inhibiteurs de risques
corporels ? Cela se répercute-t-il sur les taux effectifs d'accidents rencontrés ?
De la réponse à ces interrogations dépend un rapprochement interprétatif possible avec la
thèse soutenue par Durkheim. En effet, si ce sont, comme on le pense souvent, les duels
d'équipes (football, rugby, handball) qui se révèlent globalement les plus
"accidentogènes"
(2) et/ou de plus forte
"dangerosité"
(3), c'est peut-être que l'époque
contemporaine est plus altruiste qu'égoïste : la violence vis-à-vis d'autrui restant un
exutoire socialement admis ; l'entité collective subordonnant le sentiment individuel. Si, en
revanche, ce sont les pratiques corporelles pouvant se pratiquer en solitaire qui
apparaissent les plus risquées, alors on pourra faire l'hypothèse que la tendance
annoncée par Durkheim pour le XIXème siècle en Occident est à reconduire pour l'époque
moderne.
2. - Un sport très "accidentogène" est un sport dont la pratique suscite des accidents
fréquents. C'est la probabilité d'occurrence des écueils physiques qui est prise en compte
ici.
3. - Le danger se rapporte à la conséquence d'un accident éventuel : il concerne ici le sort
physique des personnes. Un sport de forte "dangerosité" est donc un sport dont les
traumatismes corporels sont importants lorsqu'un accident se produit.
1. CLASSEMENT DES SPORTS SELON LEUR VALEUR "ACCIDENTOGÈNE"
3
Il n'est pas facile de rassembler des chiffres sur la fréquence des accidents sportifs. En
effet, certaines fédérations ne prennent en compte qu'une partie des déclarations, d'autres
sont rattachées à des organismes parallèles qui gèrent indifféremment des accidents
issus de sports différents, d'autres enfin n'acceptent pas de divulguer des résultats qui
pourraient peut-être contrarier leur image...
Il semble toutefois que le Ministère des Affaires Sociales, de la Santé et de la Ville se soit
sérieusement penché sur le problème depuis 1986, et ait entrepris des moyens
d'expertises suffisamment rigoureux pour que l'on puisse s'y référer. Nous utiliserons
volontairement deux sources statistiques recourant à des techniques de recueil de
données très différentes (l'une faisant appel à un questionnaire auprès d'un échantillon
représentatif de ménages, l'autre prenant ses informations directement auprès d'hôpitaux
spécialistes de traumatologie sportive), selon un principe méthodologique bien connu en
Sciences Sociales :
"C'est le paradoxe de l'approximation : pour la faire disparaître, il faut
la multiplier"
(De Singly, 1992, 32).
1.1. Échelle Poret-Vernhes
L'enquête rapportée par Poret et Vernhes (1991) émane d'un questionnaire envoyé par
l'intermédiaire de la Caisse Nationale de l'Assurance Maladie à un échantillon
représentatif de la population française, correspondant à un peu moins de cent mille
personnes (92681 exactement). Elle révèle que les accidents sportifs sont les plus
fréquents après les accidents domestiques. Sur les 7408 accidents déclarés, 1037 (14%)
sont le fait d'une pratique sportive.
Sur la base des résultats obtenus, les auteurs présentent le football comme le sport où se
produisent le plus d'accidents (33,9% du total des accidents déclarés en sport) suivi de
l'ensemble représenté par le Handball, le Volley-ball et le Basket-ball avec 13,2% de ce
même total (Figure 1). Viennent ensuite le ski (avec 11,4%), le tennis associé au squash
(avec 5,4%), l'équitation (avec 4,3%), la gymnastique dont les résultats sont additionnés à
l'athlétisme et l'haltérophilie (avec 4,2%), le cyclisme (avec 4,2%) puis les sports de
combats -judo, karaté, aïkido- (avec 4,1 %) et enfin le rugby (3,8%). Pour obtenir 100%, il
manque les 15,5% d'accidents qui correspondent à la somme de tous les autres sports,
insuffisamment définis pour pouvoir être rattachés à une fédération sportive précise. Il est
quand même étonnant de trouver une fréquence d'accidents plus élevée en tennis-squash
qu'en équitation, qu'en gymnastique ou qu'en rugby. Ces premières données ont de quoi
heurter les perceptions spontanées des pratiquants.
4
FOOTBALL
AUTRES SPORTS
HAND-BALL/1
SKI
TENNIS /2
ÉQUITATION
CYCLISME
GYMNASTIQUE/3
JUDO /4
RUGBY
33.9%
15.5%
13.2%
11.4%
5.4%
4.3%
4.2%
4.2%
4.1%
3.8%
Figure 1 : Répartition en pourcentage des accidents selon le type de sport (source : Poret
et Vernhes, 1991). L'enquête porte sur 1037 accidents dénombrés de 33452 ménages
(92681 personnes). 1/ et basket-ball, volley-ball, 2/ et squash, 3/ y compris athlétisme,
haltérophilie et danse, 4/ et karaté, aïkido.
Néanmoins, ces résultats peuvent s'expliquer par le fait que les taux ne tiennent pas
compte du nombre de participants sportifs : 15,01% du total des adhérents aux
fédérations sportives sont inscrits en football, contre 4,3% en ski (licences
"loisir"
et
compétition). Avec au moins trois fois plus de licenciés, il n'est plus surprenant de
constater davantage de déclarations d'accidents en football qu'en ski.
L'existence d'une relation significative entre le classement des sports selon leur fréquence
d'accidents et le classement selon le nombre de licenciés est probable. L'échelle du
classement selon le pourcentage d'adhérents sportifs est le fait de Lamouille (1994). Elle
rend compte des pratiques motrices régies par les fédérations et comptabilisées en
nombre de licences ouvrant ou n'ouvrant pas droit à la compétition. Pour le ski, par
exemple, environ 95% des licences n'ouvrent pas droit aux compétitions ; en tennis 100%
des licences autorisent l'inscription à des confrontations officielles. Ces deux types de
pratiques sont comptabilisés. Elles correspondent à des activités définies sur le même
critère (appartenance à une fédération), et possédant leur lot de débutants, de débrouillés,
et d'experts.
En Figure 2, les deux échelles (
"% d'accidents", "% de licenciés"
) sont mises en parallèle
et les sports joints deux à deux. S'agissant d'un tournoi à neuf sports, il pourrait y avoir au
maximum 36 intersections(4) : ceci correspondrait au désaccord total entre les deux
échelles. Ce n'est pas ce qui est constaté : on observe sept intersections entre les deux
ordinations. Cela donne une corrélation significative de K=+0,61 (en prenant comme
instrument de mesure le coefficient de Kendall(4) qui oscille entre
"-1"
: désaccord
maximum ; et
"+1"
: accord maximum). Il y a bien une corrélation significative entre la
fréquence des accidents déclarés et le nombre de sportifs correspondant. On notera sur la
Figure 2 qu'à eux seuls, les sports de combat et le rugby sont responsables de quatre
intersections imputables au fait de leur faible valeur accidentogène. Ce qui est paradoxal
pour des pratiques qualifiées par le sens commun de <<sports à risque>>.
5
4. - Le coefficient de Kendall, égal à K=1-(2d/D), permet de mesurer la corrélation de
rangs entre deux ordinations. Il se calcule en tenant compte de la distance (d) entre les
deux échelles. Cela revient, d'une façon pratique, à compter le nombre total des
intersections après avoir joint deux à deux les modalités semblables rangées
indifféremment sur chacune des échelles (voir les figures 2, 3 et 4). Si aucune intersection
n'est relevée (d=0), c'est que les modalités sont placées dans le même ordre sur les deux
échelles : le coefficient de Kendall obtient alors sa cote maximale (K=+1). Au contraire, en
cas de désaccord complet entre les deux ordinations, il pourrait y avoir au maximum
D=n(n-1)/2 intersections, où "n" est le nombre de modalités comparées (K=-1).
FOOT
FOOT
HAND
VOLLEY +
BASKET +
BASKET +
VOLLEY +
HAND
SKI
SKI
SQUASH +
SQUASH +
TENNIS
TENNIS
ÉQUITA
ÉQUITA
GYM
GYM
HALTÉRO +
HALTÉRO +
ATHLÉ +
ATHLÉ +
CYCLISM
CYCLISM
JUDO
JUDO
AIKIDO +
AIKIDO +
KARATÉ +
KARATÉ +
RUGBY
RUGBY
ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES ACCIDENTS SPORTIFS (Poret et Vernhes)
ÉCHELLE DU PLUS AU MOINS DU POURCENTAGE DES LICENCIÉS SPORTIFS (Lamouille)
Figure 2 : Mise en parallèle de l'échelle du pourcentage d'accidents (1037 cas ; Poret et
Vernhes, 1991) et de l'échelle du pourcentage de licenciés (Lamouille, 1994), pour
quelques sports.
Pour ces deux ordinations, le coefficient de Kendall (4) est égal à K=+0.61. Cela signifie
qu'il y a une corrélation positive entre les deux échelles. Le taux d'accidents dépend pour
partie du nombre de licenciés investis dans ces pratiques et ne témoigne donc pas de
façon réaliste du caractère périlleux de ces sports.
En fait, on l'aura compris, dans cette typologie, les sports où il y a le plus d'accidents sont
globalement ceux où il y a le plus de participants. Pour neutraliser cette variable
"nombre
de pratiquants",
on peut ramener à une valeur étalon le nombre de licenciés concernés
par la mesure d'accidents. Il suffit pour cela de diviser le pourcentage d'accidents dans un
sport par le pourcentage de licenciés qui lui correspond. Cela revient à rapporter chaque
sport à un pour-cent du total des licenciés 1991 en France, soit exactement 1356889
joueurs.
Les résultats du nouveau tournoi s'inscrivent sur l'Échelle 1. La hiérarchie est
bouleversée. A présent, les sports collectifs n'occupent plus le premier et le dernier rangs,
mais une place intermédiaire entre le ski (qui, avec le cyclisme et l'équitation sont les trois
sports les plus accidentogènes) et la gymnastique (qui, avec l'athlétisme, le judo et le
tennis sont les sports les moins accidentogènes).
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