Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
w.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance)
Défendre les civils contre les bombardements aériens :
histoire comparative et transnationale des fronts
intérieurs au Japon, en Allemagne et en
Grande-Bretagne, 1918-1945
RÉSUMÉ
Cet article montre le rôle capital des enseignements transnationaux dans l’organisation de la
défense antiaérienne au Japon, en Allemagne et en Grande-Bretagne pendant la Seconde
Guerre mondiale et compare la manière dont chaque régime a défini les grandes lignes de la
mobilisation de son front intérieur. Dans l’entre-deux-guerres, les États ont pris une
conscience accrue de la nouvelle menace des bombardements aériens contre les villes et ont
étudié de près les mesures de « défense civile » et de « guerre totale » prises par les autres
pays. Cette observation s’est poursuivie pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les pays
qui ont subi des bombardements, les programmes de défense civile ont pesé sur la vie
quotidienne et ont mobilisé la population plus fortement que tout autre impératif de guerre.
Chose remarquable, les mesures de défense civile du Japon impérial, de l’Allemagne nazie et
de la Grande-Bretagne démocratique ont été très semblables – recrutement ou conscription
de millions d’hommes, de femmes et de jeunes comme chefs d’îlots, « guetteurs d’incendies
», secouristes et membres des associations de défense civile à l’échelle des quartiers. En
même temps, les différences de régimes politiques et de circonstances affectèrent le degré
de contrainte appliqué dans ces trois pays.
MOTS-CLÉS
Enseignements transnationaux, fronts intérieurs, bombes incendiaires, défense civile,
associations de quartiers, évacuations, mobilisation des femmes et des jeunes en temps de
guerre, travail forcé.
Dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, la destruction de villes entières était
devenue « normale ». Cette situation s’inscrit dans une histoire transnationale, impliquant la
circulation mondiale des idées de « bombardement stratégique ». 1Ce caractère transnational se
retrouve dans le processus qui conduisit de nombreux pays à reconnaître la nécessité de protéger
les villes, les usines et les habitations des bombardements aériens. La « défense civile » s’imposa
comme un élément vital du concept évolutif de « front intérieur ». Cherchant à tirer les leçons de la
Première Guerre mondiale, des stratèges du monde entier affirmèrent que la guerre à venir ne se
gagnerait ni ne se perdrait exclusivement sur le champ de bataille, mais également à l’intérieur des
pays. Les civils devaient continuer à produire ; il fallait les nourrir malgré les blocus ; ils devaient
payer leurs impôts et épargner pour l’effort de guerre ; et il fallait que leur moral résiste. En 1942, on
aurait pu voyager de front intérieur en front intérieur – de l’Allemagne nazie et du Japon autoritaire
et bureaucratique à la Russie soviétique et à la Grande-Bretagne libérale – et relever un certain
nombre de similitudes de la vie en temps de guerre : on retrouvait partout les mêmes chefs d’îlots,
les même blackout, les évacuations, les tickets de rationnement, les succédanés alimentaires peu
appétissants. Malgré des structures politiques extrêmement différentes, la vie quotidienne dans le
monde en guerre se caractérisa partout par une discipline inconnue jusqu’alors. Ces points communs
n’ont, selon moi, rien d’une coïncidence. Les planificateurs de toutes les nations belligérantes
avaient étudié de très près leurs politiques respectives de mobilisation du front intérieur à l’approche
de la Seconde Guerre mondiale, et continuèrent à le faire pendant la guerre elle-même.
Une grande partie de l’historiographie comparative sur les États en guerre met l’accent sur le
phénomène du « fascisme » – plus particulièrement en Italie, en Allemagne et au Japon. 2 Il est
peut-être plus productif pourtant de se pencher sur la Seconde Guerre mondiale du point de vue
Page 1 of 20
Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
w.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance)
historique transnational de la « guerre totale ». Cet impératif n’a pas seulement transformé les
relations entre l’État et la société dans les pays de l’Axe mais dans tous les États belligérants. De
fait, le développement de la défense civile a été en grande partie une histoire connectée et globale.
En même temps, il faut se garder de « niveler » les différences entre les cas nationaux. Cet article
révélera le rôle capital des enseignements transnationaux dans la structuration de la défense civile
au Japon, en Allemagne et en Grande-Bretagne, tout en comparant la manière dont chaque régime
politique a défini le profil de sa défense civile et de la mobilisation de son front intérieur. On peut
considérer ces trois cas comme des fronts intérieurs en situation de stress, les bombardiers ennemis
transportant le front militaire jusqu’au front intérieur. Le contraste était vif avec le front intérieur
américain, qui n’a subi aucun bombardement aérien après l’agression initiale contre Pearl Harbor.
La mondialisation de la « défense civile »
L’histoire commence dans les dernières années de la Première Guerre mondiale et dans
l’entre-deux-guerres. De l’Europe au Japon, les autorités civiles et militaires s’accordèrent à
reconnaître que le « moral » civil avait joué un rôle capital pour soutenir ou briser la capacité d’une
nation à mener l’interminable guerre de 1914-1918. Selon les conclusions de la plupart des experts,
l’Allemagne impériale avait perdu celle-ci quand les pénuries alimentaires – exacerbées par le blocus
allié – avaient affaibli et démoralisé la population. Des mères, des travailleurs, des marins et des
soldats organisèrent des manifestations réclamant la fin de la guerre. 3 Le développement
spectaculaire de la puissance aérienne pendant la Première Guerre mondiale offrait un moyen
encore plus puissant de porter un coup au moral sur le front intérieur. L’aéroplane permettait de
survoler les tranchées et de bombarder les villes à l’intérieur du pays ennemi. En 1917 et 1918, des
bombardiers allemands visèrent délibérément à démoraliser les civils britanniques en lançant des
raids contre Londres et d’autres villes. La nouvelle RAF donna elle aussi instruction aux équipages
britanniques de bombarder des « centres industriels densément peuplés » d’Allemagne afin de «
détruire le moral des ouvriers. » La puissance aérienne ne fut cependant pas déterminante pendant
la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, cependant, dans le monde entier, des stratèges
visionnaires formulèrent bientôt des doctrines de bombardements stratégiques de plus grande
ampleur, convaincus que la puissance aérienne pourrait à elle seule gagner des guerres futures en
attaquant les villes et les usines de l’ennemi. Le défenseur le plus influent de cette thèse, l’officier
italien Giulio Douhet, proposa en 1921 de bombarder impitoyablement les villes, et surtout les
quartiers ouvriers, afin d’inciter les travailleurs terrifiés à quitter leurs usines et à obliger leurs
dirigeants à réclamer la paix. Songeant à Londres et à Paris, Douhet prophétisa qu’avec « un nombre
proportionné de bombes explosives, incendiaires et à gaz toxique, il serait possible de détruire
intégralement de grands centres de population. » 4
Pendant les années 1920 et 1930, alors que la perspective de bombarder des villes fascinait les
stratèges aériens, elle incita en même temps les États à mettre au point de nouvelles méthodes de
défense. Le gouvernement britannique prit la tête de ce mouvement, et son influent Sub-Committe
on Air Raid Precautions [Sous-comité chargé des mesures de précaution contre les raids aériens]
commença à se réunir en secret en 1924. Les autorités étaient plutôt pessimistes quant à la capacité
des civils à se protéger des attaques aériennes. Elles étaient particulièrement soucieuses d’éviter la
« panique », le « chaos » et l’« effondrement moral », notamment au sein de la population ouvrière.
Le Home Office rappela la « démoralisation » des civils londoniens lorsque les Allemands avaient
bombardé la capitale pendant la Première Guerre mondiale. Le Sous-comité ne s’intéressa guère à la
construction d’abris antiaériens ni au recrutement de volontaires chargés d’assurer la défense civile
dans les quartiers. Les débats se concentrèrent bien davantage sur les mesures à prendre pour
éviter que des travailleurs indispensables à l’économie ne fuient les villes bombardées et sur
l’évacuation préventive de femmes, d’enfants et d’autres « bouches inutiles », dont la présence
compromettrait l’approvisionnement alimentaire urbain à la suite des raids. Ce que les autorités
redoutaient le plus était un « exode massif et désorganisé vers la campagne », qui risquait
d’entraîner la « famine ». 5
C’est pourquoi, dans bien des pays, les planificateurs de l’entre-deux-guerres présentèrent leurs
contremesures sous l’appellation de défense antiaérienne « passive », afin de la distinguer de la
défense antiaérienne « active » incluant batteries antiaériennes, chasseurs et systèmes d’alerte
Page 2 of 20
Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
w.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance)
précoce. La défense antiaérienne passive regroupait les évacuations organisées, l’assistance aux
civils pour qu’ils se mettent à l’abri pendant les raids et la fourniture de logements et de nourriture
après les attaques aériennes. Cependant, vers le milieu des années 1930, plusieurs États avaient
adopté la notion moins passive de « défense civile ». Ils n’envisageaient pas seulement de protéger
les civils, mais de les faire participer activement à leur propre défense. Des milliers d’hommes et de
femmes ordinaires seraient recrutés à l’échelle des quartiers pour servir de chefs d’îlots, de
pompiers auxiliaires, de « guetteurs d’incendie », de secouristes et de membres de groupes de
défense civile sur les lieux de travail. Dans les pays qui affrontèrent la menace imminente de
bombardements aériens pendant la Seconde Guerre mondiale, les programmes de défense civile
pesèrent sur la vie quotidienne davantage que tout autre impératif, distribution alimentaire et
campagnes d’épargne comprises.
Cette mobilisation sans précédent des civils était due dans une large mesure aux nouvelles
technologies de destruction mises en œuvre dans le monde entier. Le spectre des gaz toxiques incita
plusieurs pays européens ainsi que le Japon à former les civils à la décontamination dès le début des
années 1930. 6 Lorsque les grandes puissances ratifièrent le protocole de Genève de 1925
interdisant les armes chimiques et biologiques, la menace des bombes au gaz recula. De nouveaux
types de bombes incendiaires – à la thermite, au phosphore et au magnésium – étaient plus
menaçants. Il était possible de larguer des dizaines de milliers de ces petites bombes en forme de
bâtons, qui pesaient entre un et 2,7 kilos. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les bombardiers
Superfortress B-29 de l’U.S. Army Air Force pouvaient lâcher chacun 1520 bombes au napalm M-69.
Figure 1. La revue du Reichsluftschutzbund présente des Allemandes qui s’entraînent
pendant la guerre à éteindre les petites bombes incendiaires britanniques en les arrosant
d’eau ou de sable.
Dès 1932, le ministère de l’Intérieur de l’Allemagne de Weimar reconnut que, dans l’éventualité de
raids aériens, les pompiers professionnels ne suffiraient pas à venir à bout des feux déclenchés par
les innombrables bombes incendiaires qui traverseraient les toits des immeubles. Aussi les autorités
entreprirent-elles de créer des unités d’« auto-protection » (Selbstschutz) à l’échelle des quartiers,
chaque rue constituant une Luftschutzgemeinschaft (« communauté de défense aérienne »). Chaque
immeuble d’habitation mobiliserait certains ses occupants pour former une « brigade de pompiers »
(Hausfeuerwehr) – comprenant certaines « femmes courageuses » – qui serait supervisée par le chef
d’îlot. 7 En 1934, des chercheurs de l’armée japonaise conclurent, eux aussi, que la seule méthode
efficace pour éviter que les multiples bombes incendiaires ne provoquent un immense incendie
consistait à expliquer à chaque foyer comment repérer et éteindre les engins qui risquaient de
tomber. Dans le cadre d’entraînements de masse à la lutte contre les raids aériens, les habitants
apprirent ainsi qu’ils avaient exactement cinq minutes pour arroser d’eau les matériaux
inflammables entourant la bombe avant que les flammes n’engloutissent la maison et le quartier. 8
Page 3 of 20
Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
w.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance)
Dans la Grande-Bretagne en guerre, le gouvernement encouragea également chaque foyer à
s’équiper d’un « seau-pompe », un simple seau d’eau muni d’une pompe à main et muni d’un tuyau
de 9 mètres, dont le jet était censé accélérer la combustion d’une bombe incendiaire en la faisant
passer de dix minutes à une. Comme le déclarait un manuel britannique, « lutter contre les bombes
incendiaires – et éviter ainsi les incendies – est essentiellement l’affaire du citoyen ordinaire. » 9
Figure 2. Une brochure japonaise d’avant-guerre sur la « défense antiaérienne
domestique » explique elle aussi aux femmes comment éteindre les bombes incendiaires
à l’aide d’eau, de sable et de pompes à main.
Source : Kokubō shisō fukyūkai, Katei bōkū, Osaka, Ōsaka kokubō kyōkai, 1937.
Les campagnes de défense civile et d’autoprotection des citoyens reflétaient aussi des évolutions
spécifiques à chaque nation. Dans l’Allemagne de Weimar, la politique de défense civile se
développa en réaction directe aux injustices présumées du règlement de paix de Versailles. En 1927,
des nationalistes conservateurs persuadèrent le ministère de l’Intérieur d’assumer la responsabilité
de la « défense antiaérienne passive ». Comme l’expliquèrent au cabinet des fonctionnaires du
ministère de la Défense, la France possédait alors plus de 500 bombardiers. À elles seules, deux
escadrilles étaient en mesure de larguer sur l’Allemagne plus de bombes que l’intégralité des 800
raids ennemis de la Première Guerre mondiale. Tout en reconnaissant que la meilleure défense
serait « active », ils n’ignoraient pas que le traité de Versailles (1919) interdisait à l’Allemagne de
s’équiper d’avions de combat et de bombardiers, et ne l’autorisait à posséder que 135 batteries
antiaériennes pour défendre ses côtes. Sans « violer les traités internationaux, seules des mesures
de défense antiaérienne passives sont possibles. » En 1932, les partisans de la défense civile
rappelaient inlassablement à l’opinion publique l’extrême vulnérabilité du Volk allemand, affirmant
que les pays voisins possédaient 10 000 avions prêts à décoller pour frapper des villes au cœur de
l’Allemagne. 10
Page 4 of 20
Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
w.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance)
Figure 3. Commandées par le Home Office britannique, ces cartes illustrées contenues
avant-guerre dans les paquets de cigarettes montrent aux femmes comment neutraliser
les bombes incendiaires qui pourraient traverser le toit de leurs maisons. L’utilisation de
seaux-pompes et de sable est très proche des techniques allemandes illustrées à la
figure 1.
Source: W.D. & H.O. Wills, Air Raid Precautions: An Album to Contain a Series of Cigarette Cards of
National Importance [Grande-Bretagne], W.D. & H.O. Wills, 1938, n° 13-15.
L’État japonais fut encore plus prompt à mettre en place un dispositif de défense civile. En juillet
1928, les autorités militaires et civiles organisèrent à Osaka les tout premiers exercices de défense
antiaérienne de masse du monde. Deux millions de citoyens – parmi lesquels des membres
d’associations de jeunes, de femmes et d’anciens combattants organisées par l’État – participèrent à
une simulation d’attaque au gaz et de blackout à l’échelle de la ville. Cet entraînement était le
résultat d’informations transnationales et de l’influence d’une récente catastrophe naturelle. Des
officiers de l’armée japonaise avaient observé de près les fronts intérieurs européens pendant la
Première Guerre mondiale et en étaient revenus avec des embryons d’idées de guerre totale. Le plus
grand spécialiste militaire de l’aviation, Kusakari Shirô, avait assisté personnellement à un raid
aérien sur Paris en 1916. 11 En 1923, le violent séisme de Kantô détruisit une grande partie de
Tokyo et de Yokohama. Une centaine de milliers de personnes trouvèrent la mort dans ce
tremblement de terre et dans l’incendie qui suivit. Les autorités militaires et civiles furent
consternées par la panique massive que provoqua cette catastrophe. Des groupes d’autodéfense
massacrèrent plusieurs milliers de migrants coréens et des centaines de Chinois. Le général Ugaki
Kazushige, futur ministre de l’Armée et influent partisan de la théorie de la guerre totale, nota dans
son journal : « J’ai froid dans le dos en pensant que la prochaine fois que Tokyo subira un incendie
catastrophique et une tragédie de cette ampleur, cela pourrait être à cause d’une attaque aérienne
ennemie. » Ce séisme permit à Ugaki et à d’autres responsables de convaincre le gouvernement de
préparer les civils à des raids aériens contre les grandes villes japonaises. Les hostilités en
Manchourie et en Chine du Nord après 1931, puis la guerre tous azimuts contre la République de
Chine en 1937, accélérèrent encore les efforts japonais. À l’occasion du onzième anniversaire du
Page 5 of 20
1 / 20 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !