Published on Encyclopédie des violences de masse (http://ww
w.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance)
historique transnational de la « guerre totale ». Cet impératif n’a pas seulement transformé les
relations entre l’État et la société dans les pays de l’Axe mais dans tous les États belligérants. De
fait, le développement de la défense civile a été en grande partie une histoire connectée et globale.
En même temps, il faut se garder de « niveler » les différences entre les cas nationaux. Cet article
révélera le rôle capital des enseignements transnationaux dans la structuration de la défense civile
au Japon, en Allemagne et en Grande-Bretagne, tout en comparant la manière dont chaque régime
politique a défini le profil de sa défense civile et de la mobilisation de son front intérieur. On peut
considérer ces trois cas comme des fronts intérieurs en situation de stress, les bombardiers ennemis
transportant le front militaire jusqu’au front intérieur. Le contraste était vif avec le front intérieur
américain, qui n’a subi aucun bombardement aérien après l’agression initiale contre Pearl Harbor.
La mondialisation de la « défense civile »
L’histoire commence dans les dernières années de la Première Guerre mondiale et dans
l’entre-deux-guerres. De l’Europe au Japon, les autorités civiles et militaires s’accordèrent à
reconnaître que le « moral » civil avait joué un rôle capital pour soutenir ou briser la capacité d’une
nation à mener l’interminable guerre de 1914-1918. Selon les conclusions de la plupart des experts,
l’Allemagne impériale avait perdu celle-ci quand les pénuries alimentaires – exacerbées par le blocus
allié – avaient affaibli et démoralisé la population. Des mères, des travailleurs, des marins et des
soldats organisèrent des manifestations réclamant la fin de la guerre. 3 Le développement
spectaculaire de la puissance aérienne pendant la Première Guerre mondiale offrait un moyen
encore plus puissant de porter un coup au moral sur le front intérieur. L’aéroplane permettait de
survoler les tranchées et de bombarder les villes à l’intérieur du pays ennemi. En 1917 et 1918, des
bombardiers allemands visèrent délibérément à démoraliser les civils britanniques en lançant des
raids contre Londres et d’autres villes. La nouvelle RAF donna elle aussi instruction aux équipages
britanniques de bombarder des « centres industriels densément peuplés » d’Allemagne afin de «
détruire le moral des ouvriers. » La puissance aérienne ne fut cependant pas déterminante pendant
la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, cependant, dans le monde entier, des stratèges
visionnaires formulèrent bientôt des doctrines de bombardements stratégiques de plus grande
ampleur, convaincus que la puissance aérienne pourrait à elle seule gagner des guerres futures en
attaquant les villes et les usines de l’ennemi. Le défenseur le plus influent de cette thèse, l’officier
italien Giulio Douhet, proposa en 1921 de bombarder impitoyablement les villes, et surtout les
quartiers ouvriers, afin d’inciter les travailleurs terrifiés à quitter leurs usines et à obliger leurs
dirigeants à réclamer la paix. Songeant à Londres et à Paris, Douhet prophétisa qu’avec « un nombre
proportionné de bombes explosives, incendiaires et à gaz toxique, il serait possible de détruire
intégralement de grands centres de population. » 4
Pendant les années 1920 et 1930, alors que la perspective de bombarder des villes fascinait les
stratèges aériens, elle incita en même temps les États à mettre au point de nouvelles méthodes de
défense. Le gouvernement britannique prit la tête de ce mouvement, et son influent Sub-Committe
on Air Raid Precautions [Sous-comité chargé des mesures de précaution contre les raids aériens]
commença à se réunir en secret en 1924. Les autorités étaient plutôt pessimistes quant à la capacité
des civils à se protéger des attaques aériennes. Elles étaient particulièrement soucieuses d’éviter la
« panique », le « chaos » et l’« effondrement moral », notamment au sein de la population ouvrière.
Le Home Office rappela la « démoralisation » des civils londoniens lorsque les Allemands avaient
bombardé la capitale pendant la Première Guerre mondiale. Le Sous-comité ne s’intéressa guère à la
construction d’abris antiaériens ni au recrutement de volontaires chargés d’assurer la défense civile
dans les quartiers. Les débats se concentrèrent bien davantage sur les mesures à prendre pour
éviter que des travailleurs indispensables à l’économie ne fuient les villes bombardées et sur
l’évacuation préventive de femmes, d’enfants et d’autres « bouches inutiles », dont la présence
compromettrait l’approvisionnement alimentaire urbain à la suite des raids. Ce que les autorités
redoutaient le plus était un « exode massif et désorganisé vers la campagne », qui risquait
d’entraîner la « famine ». 5
C’est pourquoi, dans bien des pays, les planificateurs de l’entre-deux-guerres présentèrent leurs
contremesures sous l’appellation de défense antiaérienne « passive », afin de la distinguer de la
défense antiaérienne « active » incluant batteries antiaériennes, chasseurs et systèmes d’alerte
Page 2 of 20