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Les marches de la mort nazies, 1944-1945
Cet article a été publié avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah
Article traduit de l'anglais par Odile Demange
Introduction
Les chercheurs qui veulent comprendre les origines et l’évolution du génocide nazi se heurtent à de
nombreuses difficultés, surtout quand ils s’intéressent à ses dernières phases. Une grande
incertitude entoure en effet la période concentrée de violence meurtrière qui caractérisa la fin de la
guerre, pendant laquelle des centaines de milliers de prisonniers furent évacués de milliers de
camps de concentration et d’autres lieux de détention et de travail situés le long des voies de
retraite d’un Reich en pleine déliquescence. Selon les documents nazis, 714 000 détenus
dépérissaient dans les camps de concentration en janvier 1945. Cependant, ces chiffres ne tiennent
pas compte du nombre inconnu de détenus et de travailleurs forcés retenus dans d’autres
composantes du système de répression nazi, notamment dans des entreprises privées, ni du nombre
de prisonniers de guerre et d’autres individus détenus dans des camps extérieurs au système
concentrationnaire proprement dit. Les occupants de ce sinistre réseau étaient répartis entre
plusieurs centaines de camps, de toutes dimensions, couvrant le territoire de l’empire nazi du Rhin
aux berges de la Vistule, et des rives de la Baltique au Danube. Si l’on trouvait parmi eux des
représentants de presque toutes les nationalités européennes, ils partageaient cependant une
histoire commune, étant arrivés dans leurs camps respectifs dans un contexte de persécutions
raciales, politiques, religieuses ou sociales. Quatre mois plus tard, une fois le tumulte de la guerre
apaisé en Europe, et le Troisième Reich définitivement banni de la scène internationale, au moins
250 000 de ces prisonniers n’étaient plus de ce monde, et bien d’autres se trouvaient en si piteux
état qu’ils ne survivraient pas longtemps à leur libération. Cette dernière phase de la guerre fut donc
d’une brutalité particulièrement meurtrière, même selon les critères impitoyables du génocide nazi.
Dans les derniers mois du conflit, plus personne n’ignorait la réalité du génocide nazi. Néanmoins, sa
phase finale – entre l’été 1944 et la capitulation allemande en mai 1945 – ne rencontra pas
beaucoup d’échos dans la presse du monde libre. La presse hébraïque de Palestine ne lui accorda
pas grande attention, tandis que les journaux britanniques et américains ne se passionnaient guère,
eux non plus, pour les camps de concentration, et moins encore pour l’évacuation et l’assassinat de
prisonniers durant cette période. Les allusions des médias à l’évacuation de prisonniers détenus par
les Allemands dans des camps de l’Est concernaient presque exclusivement les prisonniers de
guerre alliés, dont le sort inspirait beaucoup plus de compassion que celui des détenus de l’univers
concentrationnaire1. Il fallut attendre le mois d’avril 1945 pour que se multiplient les récits sur ce
qui s’était passé dans les camps de concentration avant leur libération, grâce surtout à l’arrivée des
troupes américaines dans les camps et à la découverte des atrocités qui avaient précédé leur
évacuation. Les images d’amas de cadavres criblés de balles, incinérés et difformes, et celles des
squelettes vivants qui avaient survécu, s’imposèrent alors dans la presse américaine et aux regards
du public2. Ce flot d’informations, cependant, ne s’accompagna pas forcément d’une meilleure
connaissance de la période des marches de la mort. De fait, cette expression est totalement absente
des journaux. La révélation des horreurs, et notamment les récits de première main de prisonniers
libérés, permirent à l’opinion publique occidentale de se convaincre du caractère effroyable du
nazisme plus qu’elle ne contribua à une juste compréhension des paroxysmes ultimes du génocide
nazi au moment où la guerre approcha de son terme.
Les allusions aux derniers mois du conflit et aux évacuations lors des procès de Nuremberg ne firent
pas grand-chose non plus pour améliorer la prise de conscience générale de ce qui s’était passé à
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l’époque des marches de la mort ni de l’ampleur colossale des meurtres qui accompagnèrent
celles-ci. La question de l’évacuation des camps de concentration se posa essentiellement lors du
procès d’Ernst Kaltenbrunner, successeur d’Heydrich à la tête de l’Office central de la Sécurité du
Reich (Reichssicherheitshauptamt – RSHA). L’ensemble du débat porta cependant sur des points
relatifs à l’administration et au commandement, le tribunal cherchant à établir qui était responsable
des ordres et des décisions appliquées durant la période d’évacuation des camps, et qui avait
planifié l’assassinat des prisonniers de plusieurs camps à l’aide d’explosifs, de poison ou d’attaques
aériennes avant l’arrivée des forces de libération. En 1946, alors que les forces d’occupation alliées
engageaient une série de procédures judiciaires contre des criminels de guerre employés dans le
réseau des camps de concentration, on a eu tendance à traiter les marches de la mort comme une
période isolée du génocide nazi. Quand il a été question des évacuations, l’accusation s’est
essentiellement interrogée sur la responsabilité de l’apparition d’une situation de désordre total, qui
avait entraîné la mort de milliers de détenus des camps. Les accusés en rejetaient évidemment la
faute sur les échelons supérieurs de la hiérarchie, surtout quand un commandant de camp se
trouvait parmi eux.
La masse dérisoire d’études consacrées à la période des marches de la mort dans l’historiographie
du génocide nazi laisse perplexe au vu de l’abondance de témoignages de survivants et d’autres
documents d’archives à la disposition des chercheurs. Raul Hilberg ne consacre que quelques pages
aux évacuations, se concentrant sur celle d’Auschwitz qui commença à l’automne de 1944 et
s’acheva par le départ des Allemands du camp en janvier 1945 et la répartition des prisonniers
survivants entre plusieurs autres camps situés en territoire allemand. Le sous-chapitre qui retrace
cette histoire, intitulé « La liquidation des centres de mise à mort et la fin du processus de la
destruction3 » , est caractéristique de l’approche des assassinats commis pendant les derniers mois
de la guerre qui a dominé pendant des années. Quand les grands centres d’extermination de l’Est
furent évacués et détruits, l’appareil de meurtre qui avait caractérisé la Solution finale se trouva
éradiqué du même coup, mettant fin à cette méthode particulière de génocide. C’est pourquoi la
période meurtrière qui précéda immédiatement la libération obéissait à une logique différente de
celle des principes de base généraux du génocide nazi au point culminant de son activité. Leni Yahil
traite plus longuement de la période des marches de la mort, notant la remarquable augmentation
du nombre de détenus des camps pendant la dernière année de guerre en raison des nécessités de
l’économie de guerre, un phénomène qui entraîna une concentration massive d’individus
uniformément considérés comme des ennemis du Reich. Elle résume son exposé sur les marches de
la mort en imputant la brutalité singulière de cette période à l’effort ultime d’un régime déliquescent
pour régler ses comptes avec ses victimes et se venger de sa défaite imminente4. L’ouvrage que
Saul Friedländer a consacré aux années d’extermination ne contient que quelques pages sur les
derniers mois du génocide, relevant le chaos qui domina cette période et imputant le nombre
considérable de morts qui accompagna les évacuations au fait qu’à cette époque, personne n’était
plus véritablement responsable de ce qui se passait5. Gerald Reitlinger parvient à la même
conclusion dans son ouvrage révolutionnaire sur la destruction des juifs d’Europe6.
On pourrait avancer une explication de la tendance à subsumer la période des marches de la mort
dans le récit plus global de l’effondrement apocalyptique du Troisième Reich. Un grand nombre de
monographies sur l’histoire du génocide nazi font en effet du chaos ambiant le principal facteur
explicatif des événements des derniers mois. Les installations d’extermination avaient été mises
hors service, les administrations chargées du meurtre s’étaient délitées et les principaux
responsables de la police de sécurité, le SD, et des camps d’extermination n’étaient plus à leurs
postes. Pendant des années, on a donc continué à considérer les marches de la mort comme
emblématiques de l’ère crépusculaire du Troisième Reich qui s’enfonçait vers l’abîme ultime dans la
violence, les flammes et le sang.
D’autres explications avancées essentiellement par des chercheurs israéliens se sont efforcées
d’établir un lien entre cette ère de sauvagerie et les phases de la Solution finale antérieures à
19447. Au milieu des années 1990, cependant, Daniel Jonah Goldhagen a présenté l’analyse la plus
controversée des marches de la mort dans le contexte de la politique de la Solution finale. L’ouvrage
très discuté de Goldhagen consacre deux chapitres aux marches de la mort, qu’il considère comme
un élément dans l’éventail de techniques d’assassinat employées par les nazis pour appliquer la
Solution finale8. Selon Goldhagen, les marches de la mort avaient fait partie des techniques
habituelles des nazis pour exterminer les juifs dès les toutes premières phases de l’occupation de la
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Pologne, et avaient été pratiquées au cours de trois périodes bien précises.
Il se trouve que les chapitres de l’ouvrage de Goldhagen relatifs aux marches de la mort font partie
de ceux qui ont suscité les plus vifs débats. Son exposé sur plusieurs marches de la mort, et sur
l’une, notamment, qui mettait en scène des détenues juives du camp de Helmbrechts, met
fortement l’accent sur la férocité constante et sinistre de ceux qui escortaient les convois9. Il
résume ainsi ses conclusions sur la période de marches de la mort :
Ces gardiens allemands […] ces Allemands ordinaires, savaient tous qu’ils continuaient le
travail commencé (et déjà largement accompli) dans le système des camps et dans les
autres institutions vouées au meurtre : exterminer les juifs jusqu’au dernier10.
Les conclusions du tribunal allemand sur cette marche de la mort mettent en évidence la principale
faiblesse des affirmations de Goldhagen, à savoir que les dernières victimes du génocide nazi
n’étaient pas forcément identifiées comme juives par leurs assassins :
L’objectif de l’évacuation était ignoré [des prisonniers] ainsi que des membres du groupe
chargé de les garder, exception faite de l’accusé. Ce dernier ne considérait pas seulement les
prisonniers comme des ennemis de l’État, des saboteurs, des destructeurs du peuple
[allemand], des asociaux et des criminels, mais voyait en eux des créatures dont l’humanité
pouvait à peine être envisagée. En vertu de quoi, qu’une affaire concernât des juives ou des
non juives, des Polonais, des Tchèques, des Russes, des Hongrois, des Français, des
Hollandais ou des membres d’autres nations, c’était tout un pour lui11.
À cette époque, la population de détenus des camps était d’une grande diversité et d’une extrême
hétérogénéité, conséquence des circonstances particulières qui avaient prévalu pendant les
dernières années de guerre, durant lesquelles les juifs ne représentaient qu’un groupe important
parmi d’autres. Aussi est-il hasardeux de ne voir dans la période des marches de la mort que le
prolongement de l’infrastructure idéologique ayant conduit à la Solution finale. Mais il est tout aussi
périlleux de ne voir en elles que la prolongation du système des camps de concentration. Bien que
les victimes des évacuations et des marches de la mort aient été des détenus, la brutalité des
marches elles-mêmes dépassait les limites habituelles de la terreur pratiquée dans les camps où,
jusqu’à cette date, ces prisonniers avaient vécu. De fait, le sort des prisonniers évacués pendant les
marches de la mort – comment ils ont fait face à cette situation nouvelle et comment ils ont lutté
pour survivre – doit donner lieu à des récits distincts de ceux qui concernent leur internement dans
les camps.
Bien que les acteurs des marches de la mort aient été des prisonniers et des gardiens de camps de
concentration, le théâtre de la violence et du meurtre s’était déplacé, tout comme avaient changé la
nature et les objectifs de la tactique de terreur employée. Les marches de la mort doivent être
essentiellement conçues comme la phase terminale du génocide nazi et, partant, comme un
ensemble d’opérations menées contre différents groupes de victimes définies par les tueurs en
fonction de certaines caractéristiques, victimes qui ont été exterminées en différents lieux et à
différents moments. Cette perspective exige à son tour que l’on comprenne bien le processus de
prise de décision entourant les assassinats, ainsi que les motivations des coupables et les identités
collectives des victimes.
Les décisionnaires
Les premières études universitaires sur les camps de concentration remontent au milieu des années
1960. Elles s’intéressaient principalement à la question de la responsabilité d’Himmler et de ses
subordonnés dans l’élaboration du processus d’évacuation des camps et dans les meurtres qui l’ont
accompagné. Pour Martin Broszat, l’ordre d’Himmler de ne laisser aucun prisonnier tomber vivant
entre les mains de l’ennemi a été la cause majeure de l’évacuation désordonnée et meurtrière qui a
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scellé le sort de plusieurs centaines de milliers de détenus12.
Himmler a donné un premier ordre le 17 juin 1944 depuis le bureau de Richard Glücks, inspecteur
général des camps de concentration au WVHA (SS-Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt, Office
Central SS pour l’économie et l’administration). Cet ordre prévoyait qu’en cas d’urgence, le HSSPF
(Höherer SS-und Polizeiführer, commandant supérieur de la SS et de la police de district) disposait
des pleins pouvoirs pour décider du sort des camps relevant de sa compétence, assumant ainsi la
responsabilité de la sécurité militaire du district13. Cet ordre fut donné au beau milieu des
débarquements en France et de l’offensive d’été massive de l’Armée rouge en direction des États
baltes et de la Pologne. Ces événements incitèrent Himmler à ordonner l’évacuation de plusieurs
camps situés dans les régions de Kovno et Riga. Les préparatifs d’évacuation de l’immense camp de
concentration de Majdanek à proximité de Lublin avaient commencé dès le mois de mars 194414.
Une fois qu’Himmler eut décidé quels fonctionnaires seraient chargés de son application, l’ordre prit
effet dans un cadre défini par les responsables présents sur le terrain, parmi lesquels le HSSPF, le
Gauleiter et son personnel, et le commandement des camps. Le pouvoir de décision fut ainsi délégué
à des acteurs locaux, chargés de choisir le moment opportun pour procéder aux évacuations et
d’affecter les ressources nécessaires aux camps relevant de leur autorité15.
Lors de son procès, Oswald Pohl, responsable des camps en tant que directeur du WVHA, affirma que
les consignes données au début de l’été 1944 concernant l’évacuation des camps et le transfert des
pouvoirs exécutifs aux HSSPF locaux répondaient à des motifs opérationnels et ne reflétaient aucune
évolution de la position officielle à l’égard des prisonniers. Comme il l’a fait valoir, il était difficile de
maintenir des communications régulières et de préserver la logistique complexe de la gestion et du
ravitaillement de plusieurs centaines de camps situés dans les lointaines régions de l’Est depuis les
bureaux de l’IKL (l’Inspection des camps de concentration) situés à Oranienburg, en raison, tout
particulièrement, de la situation qui régnait sur le front et de la désorganisation des lignes de
ravitaillement et de communications16. Dans le courant de l’été et de l’automne 1944, l’évacuation
de prisonniers des camps de l’Est en direction des camps de concentration et des centres industriels
situés en Allemagne s’accéléra, mais resta relativement organisée. Le transfert de prisonniers
d’Auschwitz vers des camps situés en territoire allemand illustre bien le déroulement de cette phase
d’évacuation. À la mi-juillet 1944, 92 208 prisonniers étaient détenus dans les trois camps principaux
d’Auschwitz. Au moment de l’évacuation finale le 17 janvier 1945, ils étaient encore 67 00017.
D’autres évacuations de camps éloignés qui risquaient de tomber entre les mains de l’ennemi se
produisirent durant l’été et le début de l’automne 1944 à Majdanek, dans des camps de travail des
États baltes et au camp de concentration de Natzweiler-Struthof en Alsace18. Bien que ces
évacuations aient été accompagnées d’épreuves, de souffrances et de mauvais traitements
évidents, elles ne se caractérisèrent pas par la brutalité endémique associée aux marches de la mort
ultérieures. Aussi est-il difficile d’en faire un élément du chapitre final du génocide nazi.
Au printemps 1945, cependant, des évacuations de camps et des marches forcées se produisaient
en territoire allemand proprement dit. À cette date, les évacués furent obligés de passer au cœur
même de la population allemande et de pénétrer dans une réalité où les systèmes de gouvernement
officiels avaient cessé de fonctionner. De toute évidence, cependant, l’ordre donné par Himmler en
juin 1944, complété par des directives supplémentaires, continuait à servir de fondement aux
décisions concernant les évacuations des camps. Interrogé après la guerre, Max Pauly, commandant
de Neuengamme, déclara avoir rencontré en avril 1945 le HSSPF de Hambourg pour une dernière
discussion consacrée à des sujets tels que l’évacuation définitive du camp et le sort à réserver aux
prisonniers qu’il était impossible d’évacuer19. En avril 1945, Pauly déclara que la situation était telle
qu’il ne savait plus quoi faire des prisonniers. Le commandant de Buchenwald, Hermann Pister, prit
plusieurs décisions contradictoires entre le 2 et le 7 avril 1945, envisageant ainsi successivement de
laisser le camp intact et de le remettre aux Américains, ou d’en évacuer tous les prisonniers,
certains d’entre eux, ou exclusivement les juifs20. L’incertitude était la même dans presque tous les
autres camps, différents responsables donnant des directives confuses. Au début de 1945, le
commandant de Ravensbrück, Fritz Suhren, reçut lui aussi de Richard Glücks ou du HSSPF des ordres
plutôt vagues concernant l’évacuation des prisonniers des camps satellites dont il était responsable,
qui ne précisaient ni ce qu’il devait en faire ni le lieu où il était censé les envoyer21. La plupart des
commandants de camps n’avaient pas très envie de prendre l’initiative de décider du sort des
prisonniers, préférant attendre le dernier moment pour essayer de comprendre la teneur exacte de
l’ordre qu’on leur avait transmis, déterminer si le fonctionnaire qui l’avait émis était habilité à le faire
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et s’ils étaient en mesure de l’appliquer. La question de la source de l’autorité demeura ambiguë
jusqu’à la fin de la guerre.
Après la libération de Buchenwald le 11 avril 1945, des rumeurs prétendirent que des prisonniers
libérés maraudaient dans la ville voisine de Weimar, où ils auraient attaqué des civils. À la suite de
quoi, Himmler publia son célèbre ordre affirmant qu’en aucune circonstance, les prisonniers ne
devaient tomber vivants entre les mains de l’ennemi22. Cet ordre, diffusé dans un contexte
d’effondrement total du système, de défaite militaire généralisée et de retraite chaotique, ne fit
qu’amplifier la dynamique meurtrière. La justification sur laquelle reposaient les décisions
contradictoires et changeantes était devenue incompréhensible. Fallait-il liquider les prisonniers pour
éviter qu’ils ne tombent aux mains de l’ennemi ? Devait-on les transférer vers d’autres camps pour
qu’ils continuent à travailler ? Fallait-il se préoccuper des prisonniers juifs ? Les solutions concrètes
qui furent choisies n’avaient rien d’exceptionnel dans le cadre du système bureaucratique nazi. La
voie sinueuse du Führerbefehl, l’« ordre du Führer », était déjà familière dans l’ensemble du Reich,
ayant été employée en d’autres temps et dans d’autres situations difficiles. Informés de l’existence
d’une directive générale, qui leur interdisait de laisser derrière eux des détenus et des prisonniers de
guerre, les hauts responsables SS ont très bien pu y voir l’ordre d’exécuter ceux-ci en cas de risque
avéré qu’ils tombent aux mains de l’ennemi. Le chef du RSHA, Ernst Kaltenbrunner, déclara lors de
son procès qu’il ignorait tout d’un ordre explicite d’Hitler concernant l’assassinat des prisonniers des
camps, ajoutant qu’en tout état de cause, la personne habilitée à donner de tels ordres était
Himmler23. Nous ne disposons en tout cas d’aucune preuve de l’existence d’une directive explicite
et générale ordonnant d’assassiner les prisonniers des camps dans l’éventualité où un camp ne
pourrait pas être évacué. Sur place, le massacre est né de la conjugaison d’instructions données à
l’échelon local par différents fonctionnaires. Joachim Neander désigne ces instructions sous le nom
d’« ordres locaux d’extermination » (locale Vernichtungsbefehle), autrement dit d’ordres donnés par
des commandants locaux de rang inférieur en présence de besoins ou de difficultés spécifiques24.
Grâce au vaste mandat ainsi confié à des fonctionnaires subalternes, la décision d’éliminer les
prisonniers fut transférée aux individus qui se trouvaient à leur contact direct, autrement dit aux
gardiens des camps et aux membres du personnel qui les escortèrent sur les chemins de
l’évacuation. C’est là que se joua le sort des prisonniers.
Les assassins sur place
La période des marches de la mort est devenue une partie intégrante du récit global de
l’effondrement apocalyptique du Troisième Reich. On a vu que certains ouvrages donnent ce chaos
comme principale explication de l’atmosphère qui régna dans les derniers mois du Reich25. Durant
cette période de massacres désorganisés, les installations d’extermination avaient été mises hors
service, l’administration habituellement chargée des assassinats s’était désintégrée et les hauts
responsables de la police de sécurité, le SD, et des camps d’extermination – dont les opérations de
meurtre étaient la principale occupation – n’étaient plus à leur poste. Les marches de la mort
restèrent des événements caractéristiques du crépuscule du Troisième Reich, qui agonisait dans la
violence, le feu et le sang.
Aussitôt que les colonnes de prisonniers se mirent en route vers la destination choisie, les
évacuations tournèrent à l’hécatombe. Dès leur sortie du camp, les prisonniers étaient entièrement
soumis à l’arbitraire des gardiens et des détachements chargés de les escorter, lesquels pouvaient
décider librement de leur sort. En janvier 1945, à la veille des évacuations massives des camps de
l’est, 37 674 hommes et 3 508 femmes étaient employés dans l’ensemble des camps. Environ 80 à
90 % d’entre eux étaient des gardiens (Wachmannschaften) qui ne travaillaient pas dans les services
« professionnels » chargés de la tenue des dossiers, de l’administration et de la vie du camp. Ceux-ci
comprenaient également les services techniques, les services de bureaux, les services médicaux et
la division politique (politische Abteilung) placée sous l’autorité de la Gestapo26. La plupart de ces
gens étaient arrivés dans les camps à un moment où le système s’était considérablement
développé, une période qui avait commencé en 1943 avec la création de plusieurs centaines de
camps satellites et l’essor des programmes de travail forcé. Le 9 mai 1944, Hitler publia un ordre
permettant à Himmler de mobiliser des anciens combattants approchant ou même ayant dépassé
les 40 ans – nés en 1906 ou auparavant – comme personnel des camps de concentration. À la suite
de cette directive, après le milieu de l’année 1944, environ 10 000 soldats de la Wehrmacht de
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